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Full text of "Richard Wagner, sa vie et ses oeuvres; ouvrage orné de quatorze lithographies originales par Fantin-Latour, de quinze portraits de Richard Wagner, de quatre eaux-fortes et de 120 gravures, scènes d'opéras, caricatures, vues de théatres, autographes, etc"

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in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/richardwagnersavOOjull 


i,^^'- 


RICHARD    WAGNER 


SA  VIE   ET  SES  OEUVRES 


IL      A      ETE      TIRE      DE      CET      OUVRAGE 
3o      EXEMPLAIRES      NUMEROTES      A      LA      PRESSE 


SUR    PAPIER     JAPON    IMPERIAL 


'KTlrtV-ï 


ADOLPHE    JULLIEN 


RICHARD  WAGNER 

SA  VIE  ET  SES   OEUVRES 

OUVRAGE    ORXÉ 
1)K    (H  AT  OR/ K     I.Il'HOC.R  \PH  I  l-;S    ()  H  I  (1 1  N  A  I,  KS 
PAR   M.    FANTIN-IjATOUR 

DE 

Quinze  Portraits  de   Richard  Wagner 

DE    Q UA  TRE    EA  UX -FORTE S 

ET     DE      12  0     GRAVURES,     SCÈNES     D ' O  P  É  R  A  S  ,     CARICATURES 
VUES     DE     THÉÂTRES,     AUTOGRAPHES,     ETC. 


LIBRAIRIE    DE    L'ART 

PARIS  I  LONDRES 


JULES  RoiAM,  Knnj-:ini 


29,CITEDANTIN,20  j 

1886 

Droits  de  traduction  et  de  reproduction  réservés 


(;n.Bi:Ri'  woon  >!i  c: 

175,     STRAND,      I 75 


tM 


A    MON    AMI 


FANTIN-LATOUR 


AVANT-PROPOS 


ûiLA  tantôt  quatre  ans  que  Richard  Wagner  tomba. 
coniDie  foudroyé.  Sa  mort  remonte-t-el/e  asse^i  loin 
pour  qu'on  puisse  se  mettre  au  point  convenable  afin 
de  juger  l'homme  en  toute  impartialité?  L'heure 
a-t-elle  enfin  sonné  d'accorder  a  ce  grand  génie  la 
pleine  justice  que  ses  plus  acharnés  détracteurs  lui 
avaient  promise  pour  après  sa  nu)rt  et  qui  semble 
ne  devoir  venir  qu'après  la  leur?  Apparemment,  car  la  masse  des 
auditeurs  français,  sans  plus  s'occuper  de  ces  mesquines  rancunes 
d'écrivains  embourbés  dans  leur  prose  ou  de  ces  petits  intérêts  de 
commerce,  a  fait  franchement  réparation  à  Richard  Wagner  des  injures 
qu'on  avait  déversées  sur  lui  de  son  vivant,  et  le  public  français,  pris 
dans  son  entier,  s'est  montré  beaucoup  plus  généreux,  plus  juste  à  son 
égard  que  certains  individus  jaloux,  fanatiques  ou  rancuniers.  On  peut 
dire  aujourd'hui  que  Wagner,  même  en  France,  a  conquis  sa  place  au 
soleil  :  il  n'y  compte  presque  plus  que  des  admirateurs.  Autrefois, 
c'était  se  singulariser  que  de  le  défendre  ;  à  présent,  c'est  vouloir  attirer 
sur  soi  l'attention  que  de  le  décrier. 

Cette  réhabilitation  ne  s'est  produite  indiscutable  et  frappante 
qu'après  que  la  mort  du  maître  eut  calmé  toutes  les  susceptibilités  ; 
mais,  déjà  depuis  un  certain  temps,  il  était  aisé  de  prévoir,  à  des 
signes  certains,  que  le  vent  de  la  fortune  allait  tourner,  et  les  nombreux 
écrivains  qui  s'ingénient  à  se  mettre  toujours  d'accord  avec  les  préfé- 
rences momentanées  du  public  avaient  pu  ménager  savamment  leur 
conversion   afin    d'arriver   à    louer  le  plus    superbement   du   monde   un 


vm  AVANT-PROPOS 

hoinaïc,  un  artiste,  auquel  ils  avaient,  depuis  des  années,  injligé  les 
souffrances  les  plus  cruelles.  Le  public,  en  niasse,  n'a  pas  de  ces  petits 
calculs;  il  change  en  un  jour,  comme  si  les  écailles  lui  tombaient  des 
yeux,  et  s'inquiète  peu  qu'on  lui  jette  ses  jugements  d'hier  à  la  face. 
Il  les  nie,  alors,  et  de  la  meilleure  foi  du  monde.  Il  n'en  va  pas  de 
même  avec  les  gens  qui  tiennent  une  plume,  et  ce  n'est  pas  une  mince 
affaire,  à  leui'S  yeux  du  moins,  que  de  s'accorder  avec  eux-mêmes  et 
d'essayer  de  donner  le  change  à  leurs  lecteurs  ébahis  sur  la  fermeté, 
sur  le  bien  fondé  de  leurs  jugements. 

Cet  clan  du  public  vers  un  génie  trop  longtemps  méconnu  a  néces- 
sairement provoqué  une  abondante  éclosion  de  publications  :  livres, 
articles  et  brochures,  toutes  plus  louangeuses  les  unes  que  les  autres, 
sur  le  compte  de  Richard  Wagner.  A  l'excès  du  blâme  a  succédé,  par 
instants,  l'exagération  de  l'éloge,  et  l'aveuglement  de  la  haine  a  fait 
place,  en  plus  d'un  cas,  à  l'aveuglement  du  fétichisme.  Quel  déluge 
d'articles  ou  d'études  critiques,  historiques,  anecdotiques,  apologétiques, 
ditliyrambiques  sur  Richard  Wagner,  depuis  l'époque  de  la  représenta- 
tion de  Tannhœuser  à  Paris!  Et  cependant,  oit  trouver  les  renseigne- 
ments circonstanciés  qu'on  est  toujours  désireux  de  posséder  sur  un 
homme  de  génie,  et  qu'on  serait  en  droit  de  demander  à  tout  ouvrage 
un  peu  sérieux,  en  dehors  de  la  chronique  courante?  A  peu  près  nulle 
part,  si  l'on  se  restreint  au.x  écrits  publiés  en  langue  française,  car 
l'étude  si  intéressante  de  Gasperini,  outre  qu'elle  s'arrête  après  Tristan 
et  Iseult,  est  très  sobre  et  très  peu  sûre  en  fait  de  renseignements  his- 
toriques. Et  depuis  lors,  combien  d'écrivains  français  ont  prétendu  nous 
entretenir  de  Richard  ^]'agner,  qui  nous  ont  resseri'i  à  la  file  les 
mêmes  développements  de  rhétorique,  assaisonnés  d'un  grain  de  poésie, 
d'un  soupçon  d'esthétique  !  Aujourd'hui,  la  mode  est  à  la  philosophie 
et  l'on  n'entend  rien  à  ^]\^gner  si  l'on  croit  que  ses  ouvrages  sont  faits 
pour  être  exécutés.  Que  non  pas  !  on  les  commente  afin  de  les  rendre 
inintelligibles  et  l'on  .se  tient  pour  satisfait. 

C'est  qu'il  est  singulièrement  plus  facile  et  plus  expéditif  de  laisser 
courir  sa  plume  à  l'aventure  et  d'enfiler  des  mots  à  perte  de  vue  sur  un 
homme  ou  sur  une  œuvre  sans  avoir  entendu  f œuvre  ni  étudié  l'homme, 
que  de  rechercher  les  circonstances  de  la  vie  d'un  artiste  qui  ont  accom- 
pagné la  production  de  ses  ouvrages,  que  de  contrôler  en  quelque  sorte 


AVANT-l'ROPOS  ix 

SCS  œiirrcs  par  sa  vie  et  de  toujours  tendre  au  juste  point  de  critique 
et  d'éloge,  eu  fuyant  également  l'hyperbole  louangeuse,  dittyrambique, 
et  le  blànie  amer,  injurieux.  Des  analyses  de  pièces  sur  le  nu)de 
lyrique,  on  en  rencontre  autant  et  plus  qu'on  n'en  désire,  à  mon  sens  ; 
7uais  il  serait  injininwnt  nu)ins  aisé  de  trouver  un  ouvrage  où  l'existence 
et  les  (vuvres  du  hardi  novateur  fussent  racontées,  étudiées  avec  suite  ; 
oit  l'on  put  suivre  à  la  fois  la  J'ie  de  l'homme  et  la  carrière  de  l'artiste, 
en  le  pi-enant  à  sa  naissance  pour  le  conduire  jusqu'à  sa  mort. 

Non  seulement  il  n'existe  aucun  ouvrage  de  ce  genre  en  notre 
langue,  mais,  même  à  l'étranger,  on  n'en  saurait  découvrir  un  seul  qui 
satisfit  aux  conditions  d'indépendance  et  d'impartialité  nécessaires  pour 
qu'un  pareil  travail  offre  quelque  intérêt  et  puisse  être  utilisé  de  con- 
fiance. En  effet,  les  ouvrages  allemands  conformes  à  ce  plan  général 
sont  conçus  dans  un  esprit  tellement  admiratif  et  rédigés  dans  un  style 
à  ce  point  laudatif  qu'on  y  devine  à  chaque  page  et  l'influence  directe 
et  le  contrôle  permanent  du  maître  ou  de  ses  représentants.  Tel  auteur, 
ou  tel  autre,  en  prenant  la  plume,  a  dépouillé  sa  personnalité  propre  et 
s'est  mis  en  quelque  sorte  à  la  dévotion  de  l'artiste  dont  il  allait 
raconter  la  vie  et  qu'il  devait  juger  aussi;  dès  lors,  non  seulement 
ses  appréciations  perdent  toute  portée,  mais  les  faits  matériel.^  les  plus 
simples  sont  présentés  de  telle  façon  qu'on  se  méfie,  instinctivement,  et 
qu'on  ne  les  accepte  qu'après  vérification  minutieuse.  A  chaque  page, 
on  sent  le  livre  de  parti,  le  dithyrambe,  et  de  tels  ouvrages,  à  ce  qu'il 
semble,  sont  sans  utilité  pour  la  gloire  du  maitre  :  ils  ne  le  font  pas 
connaître,  ils  lui  nuisent  au  contraire,  et  le  rendent  quelque  peu  déplai- 
sant par  l'exagération  de  l'éloge  et  l'abus  des  coups  d'encensoir. 

Le  mieux,  avec  un  tel  génie,  est  de  raconter  tout  uniment  sa  vie, 
de  juger  ses  actes  et  ses  œui'res  aussi  simplement  que  s'il  était  mort 
depuis  cinquante  ou  soixante  ans,  et  de  ne  pas  l'écraser  sous  des  éloges 
hyperboliques  qui  risquent  de  le  rendre  ridicule  au.x  yeux  des  gens 
sensés  ;  c'est  en  un  mot  d'écrire  à  son  sujet  un  livre  d'histoire,  non  un 
livre  de  combat  ou  de  parti.  Wagner,  au  degré  de  gloire  oit  il  est 
monté,  n'a  plus  besoin  qu'on  rompe  des  lances  pour  lui  ;  il  saura  bien 
achever  sa  victoire  par  la  toute-puissance  de  son  génie  et  de  ses  œuvres. 
Donc,  point  de  lii're  de  combat.  Point  de  livre  de  parti,  non  plus  ; 
car  ce   serait  montrer  un  esprit  singulièrement   étroit  que  de  rallumer 


s  AVANT-PROPOS 

de  vieilles  querelles  éteintes,  en  rééditant,  pour  le  plaisir  de  taquiner 
les  gens,  toutes  les  pauvres  raisons  imaginées  naguère  par  des  opposants 
de  parti  pris.  Et  puis  à  quoi  cela  conclurait-il? 

Rien  ne  nie  serait  plus  facile,  assurément,  que  d'être  désagréable  à 
tant  d'écrivains  qui  menèrent  l'attaque  autre/ois  contre  Richard  Wagner, 
et  je  serais  amplement  muni  pour  cette  petite  guerre.  Il  n'est  pas  rare 
à  présent  de  voir  des  personnes  recueillir  dévotement  les  articles  qui 
se  publient  sur  le  maître  qu'elles  admirent;  mais  ce  goût  est  de  mode 
récente  et  ne  s'est  développé  que  depuis  la  mort  de  Wagner.  Qu'on 
remonte  seulement  de  quelques  années  en  arrière,  et  l'on  ne  trouvera 
pas  trace  de  collection  de  ce  genre.  A  plus  forte  raison  si  l'on  recule 
de  dix,  quinze  ou  vingt  ans  :  combien  l'idée,  en  ce  temps,  aurait  paru 
singulière  et  la  recherche  sans  intérêt  !  Nous  ne  sommes  pis,  je  crois 
bien,  plus  de  deux  qui  ayons,  de  longue  date,  et  l'un  aidant  l'autre, 
imaginé  de  réunir  à  peu  près  tout  ce  qui  s'imprimait  sur  Richard 
Wagner  chaque  fois  qu'une  œuvre  de  lui  passionnait  l'opinion  ou  qu'il 
surgissait  dans  le  numdc  musical  une  querelle  à  son  sujet. 

Nous  agissions  en  simples  collectionneurs  quand  nous  entreprenions 
cette  besogne  fastidieuse,  et  nous  ne  soupçonnions  pas  quelle  utilité, 
quel  prix,  une  telle  réunion  d'articles  acquerrait  par  la  suite.  Aujour- 
d'hui, qu'il  s'agisse  de  la  représentation  de  Rienzi  à  Paris,  de  l'appa- 
rition des  Nibelungcn  à  Bayreuth,  sur  lesquels  nous  avons  précieu- 
sement colligé  les  moindres  bribes  des  journaux  français  et  quantité 
d'articles  importants  de  tous  les  pays  d'Europe  et  du  Nouveau- Monde  ; 
qu'il  soit  question  du  tumulte  soulevé  aux  Concerts  populaires  lorsque 
M.  Pasdeloup  y  fit  exécuter  la  marche  funèbre  de  Siegfried,  ou  bien 
du  confit  provoqué  tout  dernièrement  par  l'annonce  de  la  représen- 
tation de  Lohengrin  à  l' Opéra-Comique ,  —  on  trouve,  immédiatement  là, 
sous  la  main,  non  seulement  tous  les  articles  -petits  et  grands  des 
critiques  de  profession,  mais  encore  les  moindres  facéties,  les  plus 
minces  saillies  échappées  à  la  plume  de  chroniqueurs  en  gaieté  qui  ne 
s'en  souviennent  déjà  plus  et  qui  ne  riraient  guère,  aujourd'hui,  si  l'on 
s'amusait  à  les  leur  rappeler. 

Quel  riche  arsenal  oii  puiser  s'il  eût  été  dans  mon  pi'ojet  de  blesser 
avec  leurs  propres  armes  ceux-là  mêmes  qui  s'acharnèrent  le  plus 
contre  Richard  Wagner!  Mais  je  répugnais  absolument  à  donner  à  mon 


AVANT-PROPOS  xi 

livre  lin  caractère  de  représailles.  Il  vie  plaisait  d'observer  une  impar- 
tialité stricte  entre  Richard  Waffncr  et  ses  anciens  détracteurs,  sans 
user  des  textes  que  J'ai'ais  entre  les  mains  pour  divertir  la  galerie  aux 
dépens  de  ceux-ci  ;  c'eut  été  leur  faire  injinimcnt  trop  d'honiwur  que 
de  leur  prêter  une  nouvelle  vie  à  l'abri  du  i^rand  nom  de  Wagner. 
Donc,  silence  à  peu  près  complet  sur  les  gens  qui  prirent  part  aux 
polémiques  d'antan,  et  trêve  aux  personnalités.  Avant  tout,  un  livre 
d'histoire  exact,  complet  si  faire  se  peut,  volontairement  dépourvu  de 
solennité,  où  l'anecdote  vérifiée  aurait  sa  place,  oii  la  louange  et  la 
critique  parleraient  un  langage  accessible  à  tous,  un  lii're  enfin  tel  que 
devait  l'écrire  un  admirateur  de  la  veille,  mais  un  admirateur  indé- 
pendant et  qui  n'a  jamais  voulu  frayer  avec  personne  ayant  tenu  de 
près  à  Richard  ^^^agner. 

Je  tiens  à  le  déclarer.  C'est,  selon  moi,  une  condition  indispensable 
quand  on  essaie  d'apprécier  un  artiste  de  cette  taille,  que  de  j(niir  d'une 
indépendance  absolue  et  de  n'avoir  pas  la  plus  petite  obligation  à  qui 
serait  en  droit  de  vous  la  faire  payer,  si  peu  que  ce  fût.  L'homme  a 
vécu,  l'œuvre  est  immortelle  :  il  y  a  là  tous  les  éléments  nécessaires 
pour  le  jnger,  sans  compter  qu'on  peut,  de  surcroit,  se  renseigner 
auprès  de  gens  ayant  pénétré  dans  l'intimité  du  maître,  et  c'est  de  quoi 
je  ne  me  suis  pas  fait  faute.  Mais  il  y  a  loin  de  là  à  solliciter  le 
moindre  renseignement  auprès  de  persoimcs  qui,  par  échange,  auraient 
pu  demander  que  je  soumisse  le  livre  entier  à  leur  approbation.  Admi- 
rateur de  Wagner,  certes,  je  crois  l'être;  et  depuis  que  j'ai  coinniencé 
d'écrire  —  //  y  a  près  de  vingt  ans  —  je  n'ai  jamais  cessé  de  le 
défendre  avec  énergie,  au  risque  de  m' attirer  les  attaques  railleuses  de 
gens  qui  me  reprocheraient  volontiers,  maintenant,  d'avoir  été  tiède  et 
circonspect  ;  mais  autre  chose  est  d'improviser  un  article  de  critique 
militante  presque  aussitôt  oublié,  autre  chose  de  composer  un  volume 
d'histoire  auquel  l'auteur  prétend  qu'on  se  puisse  reporter  en  toute 
sécurité. 

Je  me  suis  donc  efforcé  de  faire  un  ouvrage  entièrement  impartial 
non  seulement  envers  Richard  Wagner,  mais  aussi  eni'crs  ccu.x  qui, 
pour  une  raison  ou  pour  une  autre,  ont  prétendu  le  l'ouer  à  ianitnad- 
version  publique  ;  il  appartenait  à  l'historien  de  disceriwr  le  bien  ou 
le  mal  fondé  de  ces  attaques,  leur  origine  i)itércsséc  ou  leur  but  caché. 


XII  AVANT-PROPOS 

et  de  prononcer  ensuite,  en  connaissance  de  cause,  entre  l'artiite  et  ses 
ennemis.  C'était  là  un  travail  indispensable  à  faire  avec  un  homme  tel 
que  Richard  Wagner,  mais  un  travail  très  délicat,  comme  on  peut 
croire,  et  d'autant  plus  malaisé  qu'il  ne  se  trouve  absolument  rien  de 
pareil  dans  tous  les  écrits  biographiques  consacrés  au  maître  :  avec 
tous  les  écrivains  de  France  ou  d'Allemagne  et  même  avec  AI.  Dann- 
reuther,  dont  la  notice  anglaise  est  un  des  meilleurs  travaux  qui  soient 
sur  Richard  Wagner,  il  n'y  a  jamais  d'e.xamen  calme  ni  de  jugement 
modéré.  Pas  de  moyen  ternie  :  ou  c'est  tout  l'un  ou  c'est  tout  l'autre; 
ou  }]^agner  est  un  misérable  ou  c'est  un  martyr.  Eh  mon  Dieu! 
l'absolu  n'est  pas  de  ce  monde,  et  pour  arriver  à  la  vérité  relative  en 
ce  qui  concerne  Richard  Wagner  et  ceux  dont  il  a  subi  les  attaques 
sans  demeurer  en  reste  avec  eux,  il  ne  suffit  pas  de  lancer  de  grands 
mots;  il  faut  examiner  de  près  la  question  sous  toutes  ses  faces,  sans 
idée  préconçue,  autant  que  possible,  et  sans  aveuglement. 

Pour  qu'un  ouvrage  ainsi  entendu  sur  Richard  Wagner  mit  bien 
en  lumière  le  génie  auquel  on  tentait  de  rendre  un  juste  hommage,  il 
fallait  marquer  mieux  que  par  le  récit,  par  des  dessins,  quelle  oppo- 
sition le  maitre  avait  rencontrée  en  tout  pays  et  quelle  énergie  il  avait 
dû  dépenser  pour  venir  à  bout  des  nombreux  obstacles  qui  se  dressaient 
devant  lui,  par  sa  faute  asse^  souvent,  par  suite  de  son  caractère  absolu. 
Rien  non  plus  ne  montre  mieux  que  le  dessin,  qui  saute  aux  yeux, 
quel  revirement  s'est  fait  dans  l'opinion  publique  au  sujet  de  Richard 
Wagner.  La  caricature,  ici,  devait  donc  venir  en  aide  au  texte  écrit, 
et  comme  nul  compositeur,  pas  même  Rossini  ni  Berlio^,  n'a  plus 
inspiré  la  verve  railleuse  de  ses  contemporains,  il  n'y  avait  qu'à  choisir 
parmi  toutes  les  caricatures  écloses  en  Allemagne,  en  France,  en 
Angleterre,  etc.,  mais  en  évitant  toujours  d'en  reproduire  qui  fussent 
trop  grossières  ou  le  moins  du  monde  blessantes  pour  des  personnes 
encore  vivantes. 

C'est  dire  asse:[  que  la  caricature  est  avant  tout  à  mes  yeux  un 
document  historique,  abstraction  faite  de  l'attaque  plus  ou  moins  vive,  du 
trait  plus  ou  moins  envenimé  qu'elle  dirige  contre  l'homme  et  l'artiste. 
Au  surplus,  la  caricature  est  devenue,  en  ce  siècle,  une  des  formes  de 
la  célébrité,  im  gage  éclatant  de  renommée,  et  Wagner,  qui  le  savait 
bien,  ne  devait  pas  voir  d'un  ccil  indifférent  ce  déluge  de  croquis  face- 


AVANT- PROPOS  xui 

tieux  sur  liii-miniic  cl  sur  ses  (vuvrcs  :  en  frappant  les  regards  des 
innombrables  gens  qui  n'auraient  jamais  eu  le  loisir  ou  le  goût  de  lire 
un  article,  ils  aidaient  plus  à  répandre  son  nom  que  des  centaines 
d'écrits  n'auraient  pu  faire.  En  aucun  cas  il  n'a  été  réclamé  contre  la 
parodie  écrite  ou  dessinée,  et  si  jamais  crayonneur  satirique  arait  cru 
dei'oir  lui  demander  permission  de  le  tourner  en  charge,  il  n'aurait  sans 
doute  pas  répondu  comme  notre  grand  Lamartine,  qu'on  ne  doit  auto- 


RICHARD     WAGNER     VERS      184O. 
Son  premier  portrait,  dessiiii^  par  Ernest  Kietz,  à  Paris. 


riser  personne   à   faire  grimacer  le  visage  de  l'homme,  seule  créature 
faite  à  l'image  de  Dieu. 

A  cette  série  de  caricatures  devaient  répondre  une  série  de  scènes 
de  pièces  et  une  autre  de  portraits.  Pour  les  premières,  je  me  suis 
astreint  à  donner  toujours  au  moins  une  gravure  contemporaine  des 
représentations  originales,  afin  de  mieux  conserver  à  chaque  pièce  le 
cachet  du  temps;  pour  les  seconds,  j'ai  cherché  à  réunir  les  portraits 
les  plus  rares  et  ceux  auxquels  le  nom  de  l'artiste  ou  la  date  de  la  pein- 
ture donnaient  une  importance  particulière  :  tels  ceux  d'Herkomer  et 
de   Renoir.    Il  ne   m'a  pas   été  facile   —  le  croirait-on  ?  — ■  d'ordonner 


XIV  AVANT-PROPOS 

exactement  cette  longue  série  de  portraits.  J'avais  bien  pour  quelques- 
uns  la  date  précise;  par  exemple  pour  celui  de  Wagner  à  quarante 
ans.  que  la  nmison  Brcitkopf  et  Hartel  me  convuuuiquait  aimablement, 
et  pour  ceux  qui  ont  été  faits  à  Paris  ou  à  Londres  ;  mais  impossible 
d'obtenir  un  renseignement  sur  pour  les  autres,  même  auprès  des  per- 
sonnes qui,  par  leur  situation,  devraient  tout  savoir  de  Richard 
Wagner  :  leurs  réponses  étaient  vagues  ou  manifestement  erronées.  De 
sorte  que  j'ai  dû,  pour  intercaler  ces  portraits  douteux  entre  ceux  dont 
je  savais  pertinemment  la  date,  me  guider  surtout  sur  les  modif  cations 
de  la  physionomie  et  sur  les  changements  de  la  mode  dans  les  vête- 
ments. Aurai- je  établi,  de  la  sorte,  un  ordre  relativement  exact  pour 
tous  les  portraits  insérés  dans  le  texte  ?  Je  l'espère  un  peu,  mais  ne 
saurais  le  garantir. 

J'ai  reçu  au  dernier  monient  le  premier  portrait  de  Wagner,  par 
Kiet^,  que  je  demandais  vainement  à  tous  les  échos,  et  je  m'estime 
encore  heureux  de  pouvoir  le  faire  figurer  dans  cet  Avant-Propos.  Ce 
portrait  fut  dessiné  à  Paris,  en  US40  ou  1841 ,  par  Ernest  Kiet^,  un 
jeune  artiste  de  Dresde  qui  étudiait  la  peinture  à  l'atelier  de  Delaroche  et 
que  Wagner  eut  la  bonne  fortune  de  trouver  à  Paris  lors  de  son  premier 
séjour  che{  nous  :  voilà  donc  Wagner  à  vingt-sept  ou  vingt-huit  ans. 
Quant  au  portrait  que  j'ai  donné  à  la  page  45,  en  supposant  que 
c'était  le  premier  et  peut-être  celui  de  Kiet{,  il  est  postérieur  tout  au 
plus  de  deu.x  ou  trois  ans,  comme  on  en  peut  juger  par  la  physiono- 
mie, et  nous  donne  bien  Richard  ^]\^gner  aux  environs  de  la  trentième 
année;  la  date  indiquée  est  donc  la  bonne.  Il  parait  que  Kiet^,  l'auteur 
du  premier  portrait  de  WagJier ,  après  avoir  p>assé  la  plus  belle  partie 
de  sa  vie  à  Paris,  de  iS'So  à  l'S'yo,  est  aujourd'hui  retiré  dans  sa 
ville  natale.  C'est  son  frère ,  le  sculpteur  Gustave  Kiet^,  qui  a  fait  à 
Bayreuth  même,  en  i<S-;3,  les  deux  bustes  en  marbre  blanc  qui  ornent 
le  rei-de-chaussée  de   Wahnfried. 

Pour  préparer  un  pareil  ouvrage,  absolument  neuf  de  toutes  pièces^' 
il  m'a  fallu,  tant  pour  l'illustration  que  pour  le  texte,  recourir  à 
nombre  de  gens,  écrire  à  bien  des  personnes  en  vue  d'obtenir  d'elles 
un  renseignement  utile,  et  je  me  félicite  de  n'ai'oir  rencontré  presque 
partout  qu'obligeance  et  bon  vouloir.  Pour  la  partie  caricaturale,  qui 
avait   une    si    grande    importance    à    mes   yeux,    je   dois   beaucoup    à 


AVANT-PROPOS  xv 

M.  John  Gyand-Carlcrct,  auteur  de  l'excellente  Histoire  de  la  Carica- 
ture en  Allemagne,  en  Autriche,  en  Suisse;  et  M.  Eiuerich  Kastner, 
le  grand  collectionneur  )vagnérien  de  Vienne,  m'a  été  pareillement  d'un 
précieux  secours.  En  général,  tous  les  directeurs  de  journaux  de 
caricatures  ou  de  publications  satiriques  se  sont  montrés  des  plus 
aimables,  aussi  bien  ceux  de  France  :  du  Charivari,  du  Triboulct,  etc., 
que  les  éditeurs  allemands,  comme  ceux  du  Kikeriki  et  du  Floh,  à 
Vienne;  comme  AI  M.  Braun  et  Schneider,  des  Fliegende  Bketter,  à 
Munich;  comme  M.  Heck,  de  Vienne,  pour  les  portraits-charges  de  Gus- 
tave Gaul,  etc.,  etc.  M.  A.  Hofmann,  propriétaire  du  Kladderadatsch, 
de  Berlin,  à  défaut  de  caricatures  dans  le  corps  même  de  ce  journal, 
mettait  à  ma  disposition  toute  une  brochure  humoristique  :  Schulze  et 
Millier  à  l'Anneau  du  Nibelung,  dont  les  plaisants  croquis  sont  dus  au 
principal  dessinateur  de  cette  feuille  célèbre,  M.  W.  Schol^.  Le 
Punsch,  de  Munich,  m'a  été  aussi  très  utile  à  consulter  pour  le  temps 
du  séjour  de  Wagner  dans  cette  ville;  mais  j'adresse  ici  mes  remer- 
ciements à  un  journal  disparu,  à  un  auteur  mort,  car  l'année  iNjS  a 
vu  s'éteindre  à  la  fois  cette  feuille  satirique  et  son  rédacteur-dessina- 
teur, Martin  Schleich. 

Si  je  rentre  en  France,  il  m'est  dou.x  de  remercier  M,  Charles 
Nuitter  pour  son  obligeance  accoutumée  à  m'ouvrir  les  Archives  de 
l'Opéra,  puis  mon  ami  Georges  Charpentier,  qui  possédait  les  originaux 
de  certains  dessins^  comme  le  portrait  de  Renoir;  MM.  Charai'ay 
frères,  qui  m'ont  communiqué  un  portrait  essentiel,  et  surtout  tel  autre 
de  mes  amis,  dont  la  bibliothèque  jvagnérienne,  plus  fournie  encore  que 
la  mienne  en  articles,  gravures  ou  documents  originaux,  était  toute  à 
ma  disposition.  Du  reste,  par  scrupule  d'historien,  j'ai  toujours  indiqué 
très  exactement  —  quand  je  l'ai  pu  troui'er  —  l'origine  des  pièces, 
portraits  et  caricatures  qu'il  me  paraissait  bon  de  reproduire  ;  et  de 
même,  j'ai  successipement  noté  au  courant  du  récit  tous  les  ouvrages 
qui  m'avaient  été  le  moins  du  monde  utiles  dans  mon  travail.  J'aurais 
eu  mauvaise  grâce  à  passer  sous  silence  les  différents  livres  français 
oit  il  avait  été  déjà  parlé  de  ce  rare  génie,  et,  plutôt  que  d'en  négliger 
un  seul,  il  m'a  plu  de  les  nommer  tous  sans  faire  ici  métier  de  critujue 
et  sans  discerner  entre  leur  plus  ou  moins  de  valeur  :  cela,  d'ailleurs, 
saute  aux  yeux. 


XVI  AVANT-PROPOS 

Tel  qu'il  est,  avec  des  imperfections  inéi'itables,  je  soumets  cet 
ouvrage  aux  admirateurs  éclaires  de  Richard  Wagner,  eu  les  priant 
d'excuser  les  fautes  qui  ont  pu  ni'échapper.  C'est  p>oiir  eux  surtout 
qu'on  l'a  fait  ;  mais  il  ne  me  déplairait  pas  non  plus  d'intéresser  les 
gens  de  bonne  foi  pour  qui  l'œuvre  ivagnérienne  est  encore  lettre  close, 
et  de  jouer  auprès  d'eux  le  rôle  modeste  — •  ou  immodeste,  comme  on 
voudra  —  que  Gœthe  assigne  aux  traducteurs  :  «  Ce  sont,  dit-il,  des 
entremetteurs  {élés  qui  nous  vantent  les  irrésistibles  charmes  d'une 
beauté  demi-voilée  :  ils  font  naître  un  désir  brûlant  de  connaître 
l'original.   » 

Et  nmintenant  que  j'ai  tout  dit,  une  courte  fanfare  comme  à  Bay- 
rcuth  ;  que  le  rideau  s'entr'ouvre  et  que  le  maitre  lui-même,  avant  la 
représentation  de  sa  propre  vie  —  la  vie  agitée  d'un  héros  de  l'art,  ■ — - 
vienne  intercéder  auprès  du  public  en  faveur  de  son  nouvel  historien  ! 


WAGNER     SALUANT. 

{Puck,  Je  Lcipzii;,  3  septembre  i<S7'3.J 


RICHARD    WAGNER 


SA    VIE    ET    SES    OEUVRES 


CHAPITRE    PREMIER 


MOZART    ET    RICHARD    WAGN'ER    EN    FACE    DES    FRANÇAIS 


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L  y  a  dix  ans  juste,  au  moment  où  la  tétralogie  allait 
être  exécutée  à  Bayreuth,  le  Fi^nro  de  Paris  publia 
certain  article  auquel  on  voulut  bien  prêter  quelque 
attention.  Dix  années  révolues  n'ont  rien  fait  perdre 
de  son  actualité  à  ce  plaidoyer  en  faveur  d'un  homme 
accusé  de  fautes  qu'il  ne  fut  pas  seul  à  commettre 
et  dont  on  prétend  le  charger  seul  :  aussi  semble-t-il 
à  Fauteur  qu'il  ne  saurait  mieux  commencer  ce  tra- 
vail étendu  sur  Richard  Wagner  qu'en  reproduisant  ici,  sans  y  rien 
changer,  cette  courte  étude  à  laquelle  il  n'a  jamais  été  répondu  que 
par  de  vaines  déclamations.  Mais  les  faits  sont  clairs  et  les  textes 
sont  là;  il  n'y  a  si  beau  mouvement  oratoire  qui  tienne  contre  d'aussi 
irréprochables  témoins. 

Donc,  mettons  que  nous  sommes  encore  au  mois  d'août   1876. 


Les  fêtes  musicales  qui  vont  avoir  lieu  à  Bayreuth  et  qui,  triomphe 
ou  échec,  n'en  resteront  pas  moins  une  des  tentatives  artistiques  les 
plus  audacieuses  qui  se  puissent  voir,  tiennent  aujourd'hui  tous  les  regards 
de  l'Europe  musicale  attachés  sur  cette  ville  de  Bavière  et  font  encore 
un  héros,  pour  quelques  jours,  de  ce  Richard  Wagner,  tant  admiré  des 
uns,  tant  abhorré  des  autres,  et  tant  bafoué  par  la  foule  indiftcrente  et 
badaude. 


1  RICHARD    WAGNER 

Ne  serait-ce  pas  le  moment  dexaminer  en  toute  justice,  sans  parti 
pris  d'indulgence  ni  de  sévérité,  les  griefs  si  souvent  formulés  contre  ce 
compositeur  par  ceux  qui  transportent  cette  question  purement  musicale 
sur  le  terrain  brûlant  de  la  politique,  sans  vouloir  se  rappeler  que  d'autres 
ont  écrit  et  fait  pis  encore  contre  nous  qui  n'en  sont  pas  moins  admirés 
et  loués  par  toute  la  France?  La  question  de  génie  ou  de  talent  n'est 
pas  à  discuter  ici  et  toute  dissertation  serait  oiseuse  à  la  veille  de  faits 
décisifs.  Aussi  nous  abstiendrons-nous  de  juger,  d'examiner  môme  les 
théories  et  les  créations  du  novateur  allemand,  si  grand  attrait  que  cet 
examen  réfléchi  put  nous  offrir. 

En  effet,  la  nature  artistique  de  Richard  "Wagner  est  tellement 
complexe,  son  génie  musical  révèle  une  telle  vigueur  et  exerce  une 
telle  attraction,  qu'à  défaut  d'une  connaissance  approfondie  de  ses  œuvres, 
on  a  recours  aux  comparaisons  les  plus  étranges  pour  le  juger  en  bien 
ou  en  mal.  Cette  année  môme,  presque  le  même  jour,  un  compositeur 
allemand  l'assimilait  à  Napoléon  III,  tandis  qu'un  journaliste  français  le 
comparait  à  M.  de  Bismarck.  Et  tous  deux,  le  musicien  et  le  littérateur, 
l'Allemand  et  le  Français,  croyaient  avoir  tout  dit  sur  le  compte  de 
Richard  Wagner  par  ce  seul  rapprochement. 

Conservons  ces  deux  portraits  qui  se  contredisent  l'un  l'autre,  au 
moins  à  titre  de  curiosité. 

M.  Ferdinand  Hiller,  directeur  du  Conservatoire  de  Cologne  et  ami 
intime  de  Mendelssohn,  —  cette  vieille  amitié  explique  sa  haine  vivace 
contre  "Wagner,  —  écrivait  à  la  Deutsche  Rundschau  : 

«  Wagner  ressemble  en  beaucoup  de  points  à  Napoléon  III.  Comme 
celui-ci,  il  eut  toujours  foi  en  son  étoile,  malgré  les  circonstances  les 
plus  contradictoires  ;  tous  les  moyens  qui  pouvaient  le  mener  au  but  de 
ses  aspirations,  il  les  a  employés  avec  une  constance  et  une  énergie  tout 
en  dehors  qu'aucun  musicien  n'a  possédées  avant  lui  au  même  degré. 
Un  autre  point  de  contact  entre  Napoléon  et  lui,  c'est  qu'il  a  su  enchaî- 
ner indissolublement  ses  partisans  au  succès  de  sa  cause,  et  qu'à  l'égard 
de  ceux  dont  la  personnalité  lui  portait  ombrage,  il  a  fait  de  la  confis- 
cation à  son  profit.  Il  est  arrivé  ainsi  au  suprême  pouvoir.  Comme 
couronnement  de  sa  brillante  carrière,  à  l'Exposition  universelle  de  1867, 
succédera,  en  1876,  l'Exposition  de  Bayreuth.  Wagner  aura-t-il  aussi  un 
Sedan?  C'est  difficile  à  croire  :  d'abord,  jusqu'ici,  rien  ne  nous  annonce 
la  venue  sur  le  terrain  musical  d'un  Bismarck  ou  d'un  Moltke  ;  ensuite, 
dans  les  arts,  les  victoires  ne  sont  généralement  pas  aussi  rapides  que 
dans  l'ordre  militaire.  Mais  sa  cause  finira  pourtant  par  être  vaincue, 
car  elle  ne  repose  que  sur  des  principes  faux,  comme  la  puissance 
jadis  incontestée  de  Napoléon  III.  » 


RICHARD    WAGNER  3 

Que  disait,  trautre  i^art,  le  XIX'  Siùclc? 

«  Richard  Wagner  est  la  volonté,  l'énergie,  l'opiniâtreté  incarnées; 
comme  tous  ceux  qui  s'attachent  obstinément  à  la  poursuite  d'une  idée 
fixe,  on  l'a  traité  longtemps  de  maniaque.  Aujourd'hui,  Bismarck  et  lui, 
ces  deux  hommes  dont  les  caractères,  sinon  les  génies,  ont  tant  de  traits 
de  ressemblance,  sont  les  dieux  de  l'Allemagne.  L'élite  des  Germains 
gallophobes  et  mélomanes  est  prosternée  à  leurs  pieds.  Bismarck  et 
Wagner  ont  fait  preuve,  dans  deux  sphères  d'action  bien  différentes, 
du  même  esprit  absolu  et  systématique,  de  la  même  ténacité  passionnée, 
de  la  même  fougue  de  tempérament,  de  la  même  absence  de  scrupules 
sur  le  choix  des  moyens.  Uiiiu'tc  que  le  diplomate  a  conquise  par  adresse 
ou  de  vive  force  dans  la  politique,  l'artiste  a  essayé  de  la  réaliser  dans 
l'art.   » 

De  ces  deux  parallèles,  le  second  est  peut-être  moins  forcé  que  le 
premier,  mais  il  ne  prouve  pas  davantage  pour  ou  contre  l'auteur  de 
Tristan  et  Iseult. 

L'animosité  a  surtout  redoublé  contre  Richard  Wagner  depuis  qu'on 
apprit,  par  simple  hasard,  qu'il  avait  écrit  contre  la  France,  au  prin- 
temps de  187 1,  certaine  comédie-charge  politique  intitulée:  Une  Capi- 
tulation. Sur  ce  sujet,  il  conviendrait  de  ne  pas  crier  si  fort,  pour  ne 
pas  mettre  en  évidence  notre  ignorance  prolongée.  Quelques  gens  s'occu- 
pant  de  critique  ou  d'histoire  musicale  connaissaient  depuis  longtemps 
cette  grossière  plaisanterie  que  le  public  l'ignorait  encore  ;  —  et  il  a  fallu 
pour  la  lui  révéler  qu'un  touriste-écrivain  voyageât  au  «  pays  des 
milliards  »   et  y  fit  cette  découverte  inattendue. 

Cette  lenteur  dans  l'information  et  cette  façon  d'apprendre  les  choses 
au  bout  de  cinq  ans  ne  sont  guère  à  notre  honneur.  Ou  cette  publi- 
cation hostile  avait  une  importance  capitale,  et  nous  en  devions  être 
informés  dès  le  premier  jour  ;  ou  elle  ne  signifiait  pas  grand'chose,  et 
alors  il  eût  été  sage  de  ne  pas  faire  tant  de  bruit  autour  d'elle.  Attacher 
pareille 'importance  à  une  parodie  bien  inoffensive  en  sa  grossièreté, 
c'était  faire  ressortir  d'autant  plus  notre  manque  de  prévoyance  et  d'in- 
formations. 

On  fait  encore  un  crime  à  Richard  Wagner  d'avoir  composé  en  1871 
une  marche  triomphale  pour  le  couronnement  de  l'Empereur  d'Alle- 
magne. Il  aurait  mieux  fait  de  s'abstenir,  assurément,  lui  qui  a  vécu 
plusieurs  années  en  France  ;  mais  n'est-ce  pas  le  lot  de  tous  les  musi- 
ciens de  célébrer  les  succès  militaires  de  leur  pays  —  et  encore 
n'attendent-ils  pas  toujours  des  succès  très  avérés.  Et  puis,  les  Fran- 
çais seraient-ils  bien  venus  à  blâmer  un  compositeur  allemand  d'avoir 
célébré    le    triomphe    de    l'Allemagne,    eux    qui    ont    si    bien    applaudi 


4  RICHARD    WAGNER 

MM.  Félicien  David  et  Gounod  chantant  les  victoires  futures  de  la 
France,  eux  qui  n'ont  jamais  reproché  à  l'Italien  Spontini  de  célébrer 
dans  des  cantates  officielles  l'oppresseur  de  sa  patrie  et  de  lui  consa- 
crer mcnie,  sur  son  ordre,  un  grand  opéra  comme  Feniaiid  Cortei? 

Weber  agit  autrement  et  mieux  que  Spontini,  lui  qui  se  lit  le  Tyrtée 
des  armées  allemandes  pendant  la  campagne  de  i8i3,  lui  qui  mit  en 
musique  les  chants  de  guerre  les  plus  haineux  contre  le  drapeau  enva- 
hisseur, le  nôtre,  et  contre  un  conquérant  justement  abhorré.  Mais 
Weber  alla  dans  ce  sens  plus  loin  que  Wagner  ;  il  ne  composa  pas 
seulement  sa  cantate  de  victoire  :  Combat  et  triomphe,  après  la  bataille 
de  Waterloo,  —  comme  Wagner  fit  pour  le  couronnement  de  l'Empereur; 
—  il  avait  déjà,  au  plus  fort  de  la  guerre,  lancé  contre  nous  ces  chants 
patriotiques  qui  enflammaient  l'ardeur  des  combattants. 

Et  pourtant,  qui  songerait  aujourd'hui  à  proscrire  Weber  de  France, 
à  nier  son  génie,  parce  qu'il  fut  notre  ennemi  acharné  et  victorieux? 
Personne  même  n'y  songea  lorsque,  douze  ans  après  cette  explosion  de 
haine,  il  passa  par  Paris  pour  aller  diriger  à  Londres  son  Oberou. 
Toute  la  société  française  le  reçut  alors  avec  un  empressement  bien 
flatteur,  et  ne  voulut  se  rappeler  qu'une  chose  :  c'est  qu'elle  devait 
honorer  le  génie,  oi!i  qu'il  allât,  d'où  qu'il  vînt. 

Richard  Wagner  a  donc  beaucoup  moins  fait  contre  la  France  que 
Weber.  Mais,  dit-on,  il  n'a  pas  seulement  composé  une  marche  de 
triomphe  :  il  a  aussi  déversé  l'injure  sur  un  peuple  abattu,  pour  venger 
son  amour-propre  offensé  de  l'échec  que  ce  peuple  avait  autrefois  infligé 
à  son   Tannhœiiser . 

Mais  un  autre  compositeur  allemand  nous  a  pour  le  moins  aussi 
maltraités,  aussi  injuriés  pour  nous  remercier  de  notre  bon  accueil,  de 
nos  bravos  ;  et  ce  compositeur  jouit  aujourd'hui  de  la  gloire  la  plus 
pure,  comme  homme  et  comme  musicien,  même  en  France,  où  tout  le 
monde  ignore  ce  qu'il  pensait  de  nous.  La  révélation  que  nous  allons 
faire  déflorera  peut-être  l'idéale  image  du  tendre  Mozart,  mais,  si  grande 
surprise  qu'elle  cause  à  ses  dévots  admirateurs,  elle  n'atteindra  en  rien 
son  génie  ni  son  œuvre.  Elle  prouvera  cependant  qu'on  peut  détester 
et  injurier  la  France  avec  la  nature  aimante  d'un  Mozart,  comme  avec 
l'esprit  rancunier  d'un  Wagner.  ■ 

Et  d'abord,  en  quoi  Mozart,  dont  on  a  voulu  faire  le  modèle  de 
toutes  les  vertus,  différait-il  du  commun  des  hommes?  Avait-il  vrai- 
ment cette  droiture  inflexible,  cette  honnêteté  qu'effaroucherait  la  seule 
pensée  d'un  biais  ou  d'un  faux-fuyant,  celui  qui,  après  avoir  vendu  sa 
Symphonie  concertante  et  deux  ouvertures  à  Legros,  directeur  du  Con- 
cert spirituel,  écrivait  tout  naïvement  :   «   Il    croit    en  être  le  seul    pos- 


RICHARD    WAGNER  5 

sesscur,  mais  ce  n'est  pas  vrai,  car  je  les  ai  encore  toutes  fraîches 
dans  la  tête,  et  je  les  écrirai  de  souvenir  aussitijt  mon  retour  à  la 
maison.  «  —  Le  trait  fait  plus  d'honneur  à  sa  mémoire  qu'à  sa  déli- 
catesse. 

Était-il  d'une  nature  si  aimante,  et  gardait-il  une  reconnaissance 
invariable  des  services  rendus,  ce  jeune  homme  qui  osait  bien  déverser 
l'injure  et  la  calomnie  sur  Grimm,  qui  avait  été  son  plus  dévoué  pro- 
tecteur lors  de  son  premier  voyage  à  Paris  avec  ses  parents?  L'enthou- 
siasme de  Grimm  s'était  singulièrement  refroidi,  il  est  vrai,  quand  il 
avait  vu  revenir  ce  présomptueux  garçon  de  vingt-deux  ans,  doué  d'une 
vanité  prodigieuse,  et  auquel  manquaient,  d'ailleurs,  toutes  les  qualités 
de  souplesse  et  d'amabilité  nécessaires  pour  réussir  à  Paris  ;  mais  il 
lui  avait  encore  accordé  une  constante  amitié,  sinon  une  protection 
bien  efficace. 

Et  ne  l'eùt-il  pas  fait  que  rien  n'autorisait  Mozart  à  écrire  cette 
dénonciation  si  pleine  de  colère  et  d'aigreur,  que  le  seul  souvenir  des 
services  passés  devait  l'empêcher  de  parler  de  Grimm  en  ces  termes 
grossiers  :  «  ...Le  plus  grand  bienfait  qu'il  m'ait  accordé  consiste  en 
quinze  louis  d'or  qu'il  m'a  prêtés,  par  petites  sommes,  durant  la  maladie 
de  ma  mère.  A-t-il  peur  de  les  perdre?  S'il  a  un  doute  à  ce  sujet,  il 
mérite  vraiment  qu'on  lui  mette  le  pied...  car  ce  serait  montrer  de  la 
méfiance  à  l'endroit  de  mon  honnêteté  (la  seule  offense  qui  pût  me 
mettre  en  rage)  et  de  mon  talent.   » 

Avait-il  enfin  ce  profond  respect  de  la  famille,  était-d  même  doué 
d'un  esprit  si  délicat,  celui  qui  terminait  ainsi  certaine  lettre  à  un  parent 
respectable  : 

«  Je  vous  souhaite,  mon  cher  oncle,  une  bonne  santé  et  1,000  coniyli- 
inents  à  ma  cousine.  Je  suis  de  tout  mon  cœur, 

«  Àlonsieur,   votre  ini'ariable  cochon, 
ic  'W.  A.  Mozartin'.   » 

On  a  raillé,  on  raille  encore  'Wagner  de  son  esprit  tudesque  et  de 
«  ses  plaisanteries  d'éléphant  ».  Elles  sont  le  plus  souvent  assez  lourdes, 
d'accord,  mais  elles  sont  moins  crues  que  celle-ci  et  ne  s'adressent  pas 
à  un  homme  d'âge. 

Cette  courte  digression  sur  le  caractère  et  l'esprit  de  Mozart  ne 
nous  vise  pas,  il  est  vrai,  nous  autres  Français,  et  elle  atténuera  sim- 
plement l'idéal  qu'on  s'est  plu  à  se  former  de  lui,  de  ce  jeune    homme 

I.  Les  mots  ici  soulignes  sont  en  français  dans  l'original,  Mo,^arl  recourant  volontiers  à  notre 
langue  pour  faire  de  jolies  plaisanteries  de  ce  genre. 


r.  RICHARD    WAGNER 

chaste,  timide  et  respectueux,  qui  n'était  rien  moins  que  tout  cela. 
Mais  voici  qui  nous  touche  davantage  et  qui  va  bien  surprendre  nos 
lecteurs,  car  les  biographes  et  traducteurs  de  Mozart  l'ont  soigneu- 
sement caché  jusqu'à  ce  jour. 

Plusieurs  de  ses  lettres,  écrites  de  Paris,  renferment  quelque  marque 
de  mépris,  quelque  injure  à  notre  adresse,  —  et  voici  les  premières 
dans  sa  lettre  du  9  juillet  1778  :  il  lui  suffit  de  quelques  lignes  pour 
nous  décocher  trois  lardons.  Après  avoir  parlé  de  son  ballet  des  Petits 
Riens,  dont  il  a  seulement,  dit-il,  composé  six  morceaux  sur  douze,  le 
reste  n'étant,  d'après  lui,  qu'un  arrangement  de  «  misérables  airs  fran- 
çais »,  il  arrive  à  dire  :  «  I>e  maître  de  chapelle  Bach  sera  bientôt 
ici,  et  je  crois  qu'il  vient  en  vue  d'écrire  un  opéra.  Ces  Français  sont 
et  seront  toujours  des  ânes;  ils  sont  incapables  de  produire  et  force  leur 
est  de  recourir  aux  étrangers.  »  Le  compliment  vaut  son  prix,  surtout 
venant  d'un  jeune  homme  dont  l'orgueil  souffrait  de  ne  pas  voir  les 
scènes  françaises  lui  faire  la  place  assez  large. 

Près  d'un  mois  plus  tard,  Mozart  écrivait  à  son  père,  en  date  du 
3i  juillet  :  «  ...Il  n'y  a  pas  de  milieu  :  il  me  faut  écrire  un  grand 
opéra  ou  n'en  écrire  aucun.  Si  je  n'en  compose  qu'un  petit,  mon  béné- 
fice sera  insignifiant,  car  en  ce  pays  tout  est  taxé,  sans  compter  que 
si  l'opéra  n'a  pas  la  fortune  de  plaire  à  ces  nigauds  de  Français,  c'est 
une  affaire  finie  ;  je  n'aurais  plus  de  commandes,  j'en  retirerais  peu  et 
ma  réputation  en  souffrirait.  Que  si  je  compose  un  grand  opéra,  je 
gagnerai  plus  d'argent,  je  serai  dans  mon  genre  spécial  et  j'aurai  plus 
de  chances  de  succès,  parce  qu'un  grand  ouvrage  offre  plus  d'occasions 
d'enlever  les  applaudissements.  Je  vous  garantis  que  je  n'hésiterai 
pas  un  moment  si  j'obtiens  la  commande  d'un  ouvrage.  Le  diable  a 
forgé  cette  langue,  c'est  vrai,  et  je  comprends  trop  bien  les  difficultés 
qu'elle  a  présentées  à  tous  les  compositeurs;  mais,  malgré  tout,  je  me 
sens  en  état  de  les  vaincre  aussi  bien  qu'eux.  Au  contraire,  quand  je 
me  figure  —  et  cela  arrive  souvent  —  que  mon  opéra  ira  bien,  alors 
je  me  sens  tout  feu,  tout  mon  être  frémit  et  je  brûle  d'apprendre  aux 
Français  à  connaître  les  Allemands,  à  les  estimer  et  à  les  craindre. 
D'où  vient  donc  que  jamais  Français  n'est  chargé  de  faire  un  opéra? 
Pourquoi  faut-il  toujours  recourir  à  des  étrangers?  Le  plus  grand  obstacle 
pour  moi  proviendrait  des  chanteurs.  Mais  ma  résolution  est  prise  :  je 
ne  chercherai  aucune  querelle,  seulement  si  l'on  me  pousse  à  bout,  je 
saurai  bien  me  défendre.  Je  souhaite,  d'ailleurs,  de  m'en  tirer  sans 
duel,  car  je  n'ai  aucun  goût  à  ferrailler  avec  des  nains.   » 

Mozart,  qui  avait  très  à  cœur  cette  question  pécuniaire,  y  revient 
encore  dans  sa  lettre  du   1 1   septembre,   celle-là  même  où  il  arrange  si 


RiciiAki)  vva(;ni:i<  7 

bien  son  protecteur  Grimm  :  «  Je  n'ai  pas  voulu  repousser  tout  net  la 
proposition  de  Noverre,  parce  qu'on  aurait  pu  penser  que  je  manquais 
de  confiance  en  moi-même.  A  la  vérité,  mes  conditions  étaient  inaccep- 
tables, mais  je  le  savais  d'avance,  car  tel  n'est  pas  l'usafrc  ici.  Voici 
comment  les  choses  se  passent,  vous  le  savez  sans  doute  déjà.  L'opéra 
terminé,  on  le  répète  :  s'il  n'est  ])as  du  goût  de  ces  patauds  de  Fran- 
çais, on  ne  le  donne  pas,  et  le  compositeur  en  est  pour  sa  peine  ;  s"il 
est  jugé  bon,  au  contraire,  on  le  met  en  scène,  et  s'il  réussit,  le  gain 
est  en  raison  du  succès  !  Vous  le  voyez  :  on  ne  peut  compter  sur  rien.  » 

Anes,  niais,  nigauds,  patauds  :  nous  n'avons  que  l'embarras  du 
choix  entre  les  épithètes  dont  Mozart  nous  gratifie;  il  ne  nous  traite 
vraiment  guère  mieux  que  ne  fera  par  la  suite  l'auteur  de   Lo/icngrin. 

Et  encore  y  a-t-il  entre  eux  cette  différence  que  Richard  Wagner 
nous  maltraitera  de  l'étranger,  lorsqu'il  sera  retourné  dans  son  pays, 
après  qu'un  de  ses  principaux  ouvrages,  bon  ou  mauvais,  aura  été  sifflé 
chez  nous  sans  qu'on  en  perçut  une  note,  tandis  que  Mozart  nous  déco- 
chait toutes  ces  aménités  dans  des  lettres  écrites  de  Paris  même,  alors 
que  la  société  l'accueillait  avec  une  bienveillance  marquée,  malgré  son 
humeur  revêchc  et  son  orgueil,  alors  que  son  ballet  des  Petits  Riens 
obtenait  du  succès  à  l'Opéra,  et  que  deux  symphonies  faisaient  applaudir 
son  nom  au  Concert  spirituel.  Différence  essentielle,  et  qui  n'est  pas, 
ce  nous  semble,  à  l'avantage  de  Mozart. 

Mais  ce  n'est  rien  encore,  et,  dans  la  haine  qu'il  a  vouée-  à  Paris, 
Mozart  va  jusqu'à  traiter  la  société  française,  ses  mœurs  et  sa  santé 
d'une  façon  qui  défie  toute  excuse  ou  toute  atténuation.  Ces  passages, 
il  faut  le  répéter,  ont  été  patriotiquement  écartés  par  les  critiques  ou 
historiens  français  de  Mozart,  qui  n'ont  pas  voulu  réveiller  le  public  de 
sa  béate  confiance  au  chantre  de  donna  Anna,  ni  défigurer  le  délicieux 
idéal  qu'il  s'était  formé  du  cœur  et  de  l'esprit  du  doux  Wolfgang. 

Mozart,  qui  pouvait  avoir  bon  cœur,  mais  qui  était  d'une  légèreté 
incroyable,  commence  de  cette  façon  allègre  sa  lettre  du  i8  juillet,  la 
deuxième  qu'il  écrive  après  la  mort  de  sa  mère,  arrivée  quinze  jours 
auparavant  :  «  J'espère  que  vous  avez  reçu  mes  deux  précédentes  let- 
tres. Nous  ne  parlerons  plus  de  ce  qui  en  faisait  le  sujet  ;  c'est  passé, 
nous  n'y  changerions  rien.  «  Et,  après  cette  parole  stoïque,  il  ajoute 
en  parlant  d'une  visite  par  lui  rendue  au  célèbre  chanteur  Raaf,  qui 
était  alors  à  Paris  :  «  Lorsque  j'eus  achevé  de  jouer  —  et  Raaf,  pen- 
dant tout  le  temps,  n'avait  cessé  de  m'applaudir  très  vivement  et  très 
sincèrement,  —  j'échangeai  quelques  mots  avec  Ritter.  Je  lui  marquai, 
entre  autres  choses,  comble'n  le  séjour  de  Paris  était  peu  plaisant  pour 
moi,  même  sans  parler  de  la  musique,  car,  lui  dls-je,  je  ne    trouve  ici 


8  RICHARD    WA(;NER 

aucun  soiilcigement  (dédommagement?),  aucun  entretien,  aucune  relation 
agréable  et  honnête  avec  le  monde,  particulièrement    avec   les    femmes 

qui,  pour  la  plupart,  sont   des    p ',   et    les   rares  qui  font   exception 

n'ont  aucun  savoir-vivre.  Ritter  n'a  pu  faire  autrement  que  de  me  don- 
ner raison...  » 

Des  femmes,  passons  aux  jeunes  gens. 

Deux  jours  après,  Mozart,  apprenant  qu'un  capitaine  du  nom  de 
Hopfgarten  a  été  tué  dans  une  escarmouche  entre  les  troupes  du  roi 
de  Prusse  et  celles  de  l'archiduc  Maximiîien,  écrit  à  son  père  :  «  Serait-ce 
par  hasard  le  brave  baron  Hopfgarten,  que  nous  avons  connu  à  Paris 
avec  M.  de  Bosé  ?  Ce  serait  bien  douloureux,  mais  mieux  vaudrait 
encore  qu"il  eût  rencontré  un  trépas  glorieux  au  lieu  de  mourir  dans 
son  lit,  d'une  maladie  honteuse,  comme  la  plupart  des  jeunes  gens  de 
Paris.  Impossible  de  causer  ici  avec  un  homme  qui  n'ait  été  trois  ou 
quatre  fois  ou  qui  ne  se  trouve  encore  gratifié  de  quelque  galanterie 
de  ce  genre.  Dès  le  berceau,  les  enfants  naissent  infectés;  je  ne  vous 
apprends  rien  de  nouveau,  d'ailleurs,  et  vous  saviez  tout  cela  de 
longue  date  aussi  bien  que  moi.  Croyez-moi  cependant,  si  j'ajoute  que 
la  contagion  n'a  fait  que  croître  et  embellir.   « 

Bien  qu'il  ait  été  sifflé  chez  nous  aussi  fort  que  Mozart  y  fut 
applaudi,  Wagner  ne  s'est  jamais  permis,  en  somme,  de  porter  des 
accusations  aussi  odieuses  contre  la  soi-disant  infamie  de  la  société 
française.  On  a  pu  lui  reprocher,  non  sans  raison,  d'avoir  décrié  après 
coup  les  amateurs  parisiens  auxquels  il  était  venu  demander  la  gloire 
et  qui  l'avaient  accueilli  par  des  huées,  mais  Mozart  lui-même,  le 
pur  Mozart,  que  venait-il  faire  au  milieu  d'un  peuple  qu'il  jugeait  si 
corrompu  —  dans  son  âme  et  dans  sa  chair  ? 

Compositeur,  Richard  Wagner  s'est  montré  moins  hostile  à  la 
France  que  ne  le  fut  Weber;  homme,  il  nous  a  moins  injuriés  que  ne 
le  fit  Mozart  :  —  et  cependant  on  accumule  sur  lui  toutes  les  rigueurs 
dont  on  fait  grâce  à  ses  deux  compatriotes.  Outre  que  ces  excommuni- 
cations vengeresses  n'ont  aucune  valeur  quand  elles  ne  frappent  pas 
tous  les  coupables,  elles  sont  absolument  temporaires,  et  s'effacent  au 
bout  de  quelques  années  ou  de  quelques  mois.  Si  ce  n'était  que  l'amour- 
propre  français,  froissé  de  voir  notre  jugement  ne  pas  faire  loi  dans 
les  autres  pays,  s'obstine  à  opposer  l'insuccès  de  Tauiihœiiser  à  Paris 
aux  triomphes  éclatants  de  Tannhœuser  et  de  Lohengrin  sur  tant  d'autres 
scènes  du  monde,  il  y  a  longtemps  que  Wagner  serait  rentré  en  grâce 
auprès  de  nous,  —  quitte  à  nous  remercier  ensuite  par  des  compli- 
ments à  la  façon  de  Mozart. 

I.  Mo/îart,  eu  ilclicat,  ijcrit  le  mol  allciiiaïui  en  toutes  lettres. 


RICHARD  wa(;ni<:r  9 

Mais  qu'importe,  après  tout?  La  postérité  n'a  cure  des  écrits  ni  des 
pensées  de  l'homme,  voire  de  l'homme  lui-mc'me,  quand  il  saisit  de 
juger  l'œuvre,  et  elle  fait  en  cela  preuve  de  sagesse  et  d'impartialité. 
Elle  oubliera  donc  les  injures  de  Wagner  aussi  vite  qu'elle  a  oublié 
celles  de  ses  prédécesseurs.  Et,  si  l'auteur  de  Lnhengrin  et  de  Tristan 
possède  vraiment  le  génie  musical  —  ce  qui  n'est  plus  à  démontrer 
partout  ailleurs  qu'en  France  —  on  peut  le  tenir  pour  assuré  :  ses  torts 
envers  nous  ne  lui  nuiront  pas  plus,  en  définitive,  que  des  torts  sensi- 
blement plus  graves  n'ont  nui  à  Weber  et  à  Mozart. 


-^•^ 


P  O  R  T  K  A  I  T  -  C  H  A  K  (J  K      DE      WAGNER,      PAR      G  1  (.  L 

[Eclipse,  5  novembre   187Ô.) 


CHAPITRE   II 

LA    JEUNESSE    KT    LES    PREMIERS    ESSAIS    DE    RICHARD    WAGNER 

LES    FÉES   ET   LA    NOVICE    DE   PALERME 

SÉJOURS    A    MAGDEBOURG,    A    KŒNIGSBERG,    A    RIGA 


iCHARD  Wagner  est  né  à  Leipzig  le  22  mai  i8i3, 
dans  une  vieille  maison,  la  «  Maison  du  Lion  rouge 
et  blanc  )i,  au  n"  88  de  Hause  Briihl '.  Il  était  le 
neuvième  et  dernier  enfant  d'une  famille  de  toute 
petite  bourgeoisie.  Son  grand -père  était  simple  com- 
mis à  la  douane  de  Leipzig  et  son  père  occupait  le 
modeste  emploi  de  greffier  de  police  :  ce  dernier 
avait  reçu  une  bonne  éducation  ;  il  entendait  bien 
les  langues,  en  particulier  le  français,  ce  qui  l'avait  fait  choisir  par  le 
maréchal  Davoust  pour  organiser  la  police  de  la  ville  pendant  l'occu- 
pation française;  il  avait  un  goût  très  vif  pour  la  poésie  et  le  théâtre, 
il  prenait  même  plaisir  à  jouer  la  comédie,  et  c'est  ainsi  qu'il  repré- 
senta certain  jour  avec  des  amis  les  Complices,  de  Gœthe,  dans  un 
salon  particulier  de  Leipzig.  Après  les  batailles  acharnées  des  18  et 
19  octobre  iSi3,  qui  se  livrèrent  sous  les  murs  de  la  ville  et  qui 
alTranchirent  rAllcmagne  du  joug  odieux  de  Napoléon,  il  se  déclara  à 
Leipzig  une  fièvre  pernicieuse  provoquée  par  l'énorme  quantité  de 
morts,  de  blessés  et  de  malades  accumulés  dans  la  ville  ou  alen.our, 
et  cette  épidémie  emporta  le  greffier  Frédéric  "Wagner  le  22  novembre, 
six  mois  jour  pour  jour  après  la  naissance  de  Richard.  Celui-ci  avait 
donc  de  qui  tenir  pour  le  théâtre  ;  et  il  ne  fut  pas  le  seul  de  la  famille 
à  hériter  des  goûts  du  père,  car  sa  sœur  Rosalie  acquit  une  notoriété 
réelle  comme  tragédienne,  et  son  frère  Albert,  l'aîné,  acteur  et  chan- 
teur à  Wiirzbourg,  à  Dresde,  puis  régisseur  à  Berlin,  eut  deux  filles 
qui  devinrent  cantatrices  et  dont  l'une  a  même  illustré  le  nom  de 
Johanna  Wagner  en  méritant  d'être  comparée  à  la  Schrœder-Dcvrient. 
La  mère  de  Richard  Wagner  se  retira  à  Eisleben,  où  elle  vécut 
deux  ans  dans  un  état  voisin  de  l'indigence,  en  s'aidant  d'une  modique 

I.  C'est  la  grande  rue  coiiimerçame  de  Leipzig,  au  centre  Je  la  ville.  Le  22  mai  187?,  à  l'uccasion 
du  soixantième  anniversaire  de  la  naissance  du  maître,  on  plaça  une  plaque  conimeinorative  sur 
cette  vieille  masure  qui  menace  ruine  aujourd'hui  et  qu'il  va  falloir  démolir,  malgré  le  projet  pieux 
l'orme  par  quelques  admirateurs  de  la  racheter  et  de  la  remellrc  à  neuf:  les  architectes  de  la  ville  uni 
jugé  celte  restauration  inutile  et  impraticable. 


RICIIARO  \va(;ner 


1 1 


pension  que  lui  faisait  TKtat;  au  bout  de  ce  temps,  elle  se  remaria 
avec  un  ami  de  son  mari,  le  comédien  Louis  Geycr,  et  s'en  vint  avec 
toute  sa  famille  habiter  Dresde  où  celui-ci  tenait  un  bon  rang  dans  la 
troupe  royale.  Apres  avoir  eu  des  succès  proloni^és  à  Leipzig,  ce  Geyer, 
qui  n'était  pas  seulement  un  comédien  estimable,  mais  qui  avait  aussi 
tàté  du  métier  d'auteur  dramatique  et  cultivait  la  peinture  avec  un 
talent  relatif,  marqua  tout  de  suite  une  affection  particulière  au  bambin. 
Malheureusement,  il  mourut  que  Richard  n'avait  encore  que  sept  ans. 
Wagner  cependant  se  souvint  toujours  de  son  second  père  ;  il  parlait 
de  lui  avec  un  respect  affectueux,  il  gardait  précieusement  son  portrait 
à  côté  de  celui  de  sa  mère  et  fut  très  touché  lorsqu'à  Bayrcuth,  pour 
fêter  son  soixantième  anniversaire,  on  organisa  en  famille  la  représen- 
tation d'une  des  petites  pièces  de  Geyer  :  le  Massacre  des  enfants  à 
Bethléem.  La  veille  même  de  sa  mort,  Geyer  avait  dit  au  petit  Richard 
de  lui  jouer  deux  ariettes,  dont  la  Couronne  l'irginale,  du  Freischi'it^, 
qu'on  lui  avait  apprises  sur  le  piano  ;  comme  l'eniant  ne  s'en  tirait  pas 
mal,  il  murmura  d'une  voix  faible  à  l'oreille  de  sa  femme  :  «  Aurait-il 
des  dispositions  pour  la  musique?  »  Et  le  lendemain  matin,  comme  il 
était  mort,  sa  femme,  en  rappelant  aux  enfants  combien  de  preuves  il 
leur  avait  données  d'une  affection  vraiment  paternelle  :  «  Il  aurait 
voulu  faire  quelque  chose  de  toi  »,  dit-elle  à  Richard.  L'enfant  se  sou- 
vint toujours  de  cette  parole  et  eut  à  cœur  de  la  réaliser. 

Personne,  alors,  n'aurait  songé  à  faire  un  musicien  de  Richard  Wa- 
gner, —  son  second  père  en  aurait  voulu  faire  un  peintre,  s'il  n'avait 
été  tout  à  fait  rebelle  au  dessin,  —  et  quand  il  eut  neuf  ans,  sa  mère, 
aidée  par  un  frère  de  son  second  mari,  le  plaça  à  l'école  de  la  Croix, 
afin  qu'il  fît  de  sérieuses  études  classiques.  C'était  alors  un  enfant 
volontaire  et  fantasque,  à  la  fois  impétueux  et  tenace  et  qui  s'enflam- 
mait ou  se  dépitait  pour  un  rien.  «  J'ai  grandi,  disait-il  par  la  suite, 
en  dehors  de  toute  autorité,  sans  autres  guides  que  la  vie,  l'art  et  moi- 
même.  »  Et  il  était  de  ceux  auxquels  une  telle  indépendance  est  tout 
à  fait  nécessaire.  Il  s'adonna  surtout  à  l'étude  du  grec  et  devint  l'élève 
favori  du  professeur  Sillig.  11  aimait  aussi  beaucoup  la  mythologie  et 
l'histoire  ancienne  ;  mais  il  avait  peu  de  goût  pour  le  piano,  que  lui 
enseignait  par-dessus  le  marché  son  professeur  de  latin  ;  la  technique 
de  l'instrument  lui  répugnait  et  il  s'amusait  à  jouer  de  mémoire  au 
lieu  d'étudier,  si  bien  qu'un  jour  son  professeur  lâcha  prise  en  décla- 
rant qu'on  ne  ferait  jamais  rien  de  lui.  Et,  par  le  fait,  Wagner  ne 
put  jamais  apprendre  à  jo-uer  proprement  du  piano.  Son  professeur 
parti,  il  n'en  continua  pas  moins  à  répéter  de  souvenir,  avec  des  doigtés 
extravagants,  deux  ouvertures  qui  constituaient    alors  tout    son    bagage 


12  RICHARD    WAGNER 

musical  :  celle  de  la  Flûte  euchaiitée  et  surtout  celle  du  Freischitt\, 
qu'il  venait  d'entendre  au  théâtre  et  qui  lui  avait  cause  sa  première 
grande  impression  musicale.  11  ne  jouait  d'ailleurs  ces  deux  morceaux 
que  pour  lui-même,  et,  comme  il  était  incapable  d'exécuter  régulièrement 
une  gamme,  il  conçut  dès  lors  une  aversion  instinctive  pour  tout  ce 
qui  n'était  que  virtuosité  ;  mais  l'enfantine  admiration  qu'il  portait  à 
"Weber  était  si  grande  qu'il  courait  à  la  fenêtre  aussitôt  qu'approchait 
l'heure  où  celui-ci  passait  devant  la  maison  pour  se  rendre  au  théâtre  : 
il  le  contemplait  avidement,  avec  une  sorte  de  terreur  religieuse,  et 
conservait  précieusement  son  image  au  fond  du  cœur. 

"Weber,  qui  exerçait  de  prime  abord  une  telle  influence  sur  un  en- 
fant de  neuf  ans,  était  alors  chef  d'orchestre  à  l'Opéra  de  Dresde,  où, 
depuis  1817,  il  combattait  pou-r  l'art  allemand  contre  la  musique  ita- 
lienne, ayant  toute  la  cour  contre  lui  et  ne  parvenant  à  faire  exécuter 
le  Freischiit^  dans  le  théâtre  qu'il  dirigeait,  qu'un  an  après  son  écla- 
tant succès  à  Berlin.  Weber,  à  ce  qu'il  paraît,  entrait  volontiers  causer 
avec  la  charmante  et  intelligente  M"""  Geyer,  dont  les  douces  manières 
et  le  caractère  enjoué  avaient  un  charme  spécial  pour  les  artistes,  mais 
il  ne  fut  jamais  et  d'aucune  façon  le  maître  de  Wagner  :  en  effet,  il 
mourut  à  Londres  alors  que  Richard  n'avait  pas  plus  de  treize  ans  et 
ne  s'occupait  nullement  de  musique;  mais  il  avait  éveillé  son  instinct 
musical,  ainsi  que  Wagner  se  plaisait  à  le  reconnaître.  «  Malgré  une 
éducation  scientifique  sérieuse,  écrit-il  dans  sa  Lettre  sur  la  musique 
en  1860,  j'avais  dès  ma  première  jeunesse  vécu  en  relations  étroites, 
continuelles  avec  le  théâtre.  Cette  partie  de  ma  vie  tombe  dans  les 
dernières  années  de  Charles-Marie  de  Weber  ;  il  dirigeait  alors  en 
personne  dans  la  ville  que  j'habitais,  à  Dresde,  l'exécution  de  ses 
opéras.  Je  reçus  de  ce  maître  mes  premières  impressions  musicales  ; 
ses  mélodies  me  remplissaient  d'enthousiasme,  son  caractère  et  sa  na- 
ture exerçaient  sur  moi  une  vraie  fascination;  sa  mort  dans  un  pays 
éloigné  remplit  de  désolation  mon  cœur  d'enfant.    )) 

Le  petit  pécule  amassé  par  Geyer  avait  été  vite  absorbé  et  sa  veuve 
s'était  de  nouveau  trouvée  dans  la  gène.  Alors,  trois  de  ses  enfants 
s'étaient  tournés  vers  le  théâtre,  et  sa  fille,  Rosalie,  en  particulier  avait 
conclu  un  bel  engagement  comme  «  première  amoureuse  »  au  Stadt- 
theater  de  Leipzig.  En  1827,  M"'"  Wagner,  veuve  Geyer,  se  décida  à 
aller  vivre  auprès  d'elle  avec  ses  plus  jeunes  enfants,  et  Richard  dut 
entrer  au  collège  Nicolaî;  mais  on  ne  l'admit  qu'en  troisième  tandis 
qu'il  avait  déjà  commencé  sa  seconde  à  Dresde,  où  il  passait,  dit-il, 
pour  un  bon  élève  de  lettres,  iii  litteris,  ayant  traduit  par  goût,  en 
dehors  des  heures  de   classe,   les  douze  premiers  chants    de   VOdyssée, 


RICHARD    \VA(iNKR  ,3 

et  ayant  eu  1  honneur  ilc  icm|)(>t ter  le  prix  tlans  un  concoui^s  poétique 
ouvert  pour  déploier  la  moit  cfun  de  ses  camarades:  sa  pièce  avait 
même  été  imprimée  après  qu'on  en  eut  retiré  beaucoup  de  pathos.  -11 
avait  alors  décidé  dans  sa  petite  tète  qu'il  serait  poète  et  s'était  mis  à 
l'étude  de  Shakespeare  afin  d'arriver  à  le  lire  dans  le  texte  orii^inal  ; 
comme  il  avait  une  facilité  exceptionnelle  pour  les  vers  allemands,  il 
avait  entrepris  une  traduction  métiique  du  monologue  de  Roméo,  puis 
il  avait  fabriqué  des  tragédies   imitées    de    l'antique    dans    le   genre   de 


MAISON     NATALE     DE     RICHARD     WAGNEK,     A      LEIPZIG. 


celles  d'Apel,  puis  une  autre  inspirée  par  Hainlct  et  le  Roi  Lear,  où 
plus  de  quarante  individus  mouraient  coup  sur  coup,  si  bien  qu  il  en 
avait  du  ressusciter  quelques-uns  pour  fournir  au  dénouement. 

L'humiliation  qu'il  éprouva  à  se  voir  classé  en  troisième  à  Leipzig 
le  dégoûta  des  études  classiques  et  le  rejeta  du  côté  de  la  musique. 
Justement,  cette  année-là,  Beethoven  mourut  et  l'audition  de  ses  sym- 
phonies aux  concerts  du  Gcwandhaus,  sous  la  direction  du  célèbre 
Matthaji,  lui  causa  la  plus , profonde  impression.  «  Un  soir,  dit  le  héios 
de  sa  nouvelle  :  Une  Visite  à  Beethoven,  ayant  entendu  une  symj)ho- 
nie  de  Beethoven,  j'eus  un  accès  de  fièvre,  je  tombai  malade,  et,  aj^rès 


14  RICHARD   WAGNER 

mon  rétablissement,  je  devins  musicien.  «  C'est  là  du  roman,  mais  l'histoire 
a  quelque  analogie  avec  ce  récit  :  «  La  mort  de  Beetlioven  suivit  de 
près  celle  de  Weber,  dit-il  plus  sérieusement  dans  sa  Lettre  sur  la 
musique;  ce  fut  la  première  fois  que  j'entendis  parler  de  lui,  et  c'est 
alors  que  je  fis  connaissance  avec  sa  musique,  attiré,  si  je  puis  le  dire, 
par  la  nouvelle  de  sa  mort.  Ces  impressions  sérieuses  développaient  en 
moi  une  inclination  de  plus  en  plus  vive  pour  la  musique.  Ce  ne 
fut  que  plus  tard,  cependant,  lorsque  déjà  mes  études  m'avaient  fait 
comprendre  l'antiquité  classique  et  inspiré  quelques  essais  poétiques, 
que  j'en  vins  à  étudier  la  musique  plus  à  fond.    » 

Son  projet,  en  cultivant  la  musique,  était  d'adjoindre  à  sa  fameuse 
tragédie  aux  quarante-deux  victimes  une  partition  semblable  à  celle 
diEgniont,  qu'il  venait  d'entendre;  il  se  figura  qu'il  lui  suffirait  d'étudier 
l'harmonie  huit  jours  pour  composer  une  œuvre  analogue  et  il  s'absorba 
dans  la  lecture  du  Traité  d'iiarmouie  de  Logier,  qu'il  avait  acheté  à 
un  libraire  ambulant;  mais  il  avait  beau  faire,  il  ne  parvenait  pas 
à  se  graver  tout  cela  dans  la  tète.  Alors,  il  résolut  d'avouer  sa  nou- 
velle vocation  à  sa  famille,  aussit('it  qu'il  serait  venu  à  bout  de  compo- 
ser quelque  chose,  une  sonate,  un  air,  un  quatuor.  On  combattit  d'abord 
sa  résolution  comme  un  caprice  passager  chez  un  sujet  qui  n'avait 
même  pas  pu  apprendre  à  jouer  du  piano,  mais  on  lui  donna  cependant 
un  bon  maître,  Gottlieb  Mûller,  plus  tard  organiste  à  Altenburg. 
Celui-ci  eut  fort  à  faire  avec  un  élève  épris  d'Holfmann  et  dont  la 
cervelle  était  troublée  à  ce  point  par  tant  d'inventions  bizarres,  qu'il 
rêvait  en  plein  jour  et  voyait  apparaître  la  note  fondamentale,  la  tierce 
et  la  quinte  avec  lesquelles  il  avait  des  entretiens  mystérieux'.  A  la  fin, 
le  maître  d'harmonie,  ne  voulant  pas  perdre  la  tête  à  son  tour,  planta 
là  son  élève  en  déclarant,  comme  avait  fait  le  professeur  de  piano  : 
«   qu'on  ne  tirerait  jamais  rien  de  ce  garçon-là   ». 

Cette  prédiction  deux  fuis  répétée  ne  troubla  nullement  le  vision- 
naire, qui  écrivit  bravement  une  ouverture  et  l'alla  porter  à  Dorn, 
chef  d'orchestre  du  théâtre  royal,  avec  lequel  sa  sœur  Rosalie  avait 
pu  le  mettre  en  rapport.  Celui-ci  accepta  l'ouverture  et  la  mit  en  répé- 
titions, malgré  les  rires  de  l'orchestre  et  de  Matthœi  ;  bien  plus,  il  la 
maintint  sur  le  programme,  et  la  fit  exécuter  entre  deux  actes  d'une 
pièce.  Le  public  tout  surpris  n  y  distingua  qu'un  roulement  de  tim- 
bales qui  revenait  toutes  les  quatre  mesures,  obstinément,  jusqu'à  la  fin, 
si  bien  qu'elle  demeura  célèbre,  après  une  seule  audition,  sous  le  nom 

I.  Ces  lectures,  toutefois,  ne  furent  pas  perdues,  car  les  Frères  de  Sérapioii  contiennent  un  récit 
du  tournoi  poétique  de  la  Wartbourg  et  quelques  germes  des  Maîtres  chanle::rs  se  trouvent  dans  un 
autre  conte  d'Hoffmann  :  Maître  Martin,  le  tonnelier  de  Xurembenr. 


KICIIAKI)   \va(;n'i;r  ,5 

d'Oiii'ciitirc  aux  timbales.  «  Cette  ouverture,  écrit  Wagner,  était  bien 
le  point  culminant  de  ma  lolic.  Pour  en  faciliter  lintelligence,  j'avais 
eu  ridée  d'écrire  avec  trois  encres  différentes  :  les  cordes  en  rouL'^e, 
les  cuivres  en  vert  et  les  bois  en  noir.  Le  tissu  en  était  si  compliqué 
que  la  Neupième  Symphonie  de  Beethoven  eût  semble,  à  côté,  une 
sonate  de  Pleyel.   » 

Le  contre-coup  de  la  révolution  qui  renversait  en  France  le  trône  de 
Charles  X  se  fit  sentir  dans  toute  TEurope  et  particulièrement  en  Saxe, 
où  le  roi  se  vit  contraint  d'octroyer  une  constitution  à  ses  sujets.  «  Du 
coup,  me  voici  révolutionnaire,  écrit  Wagner,  et  parvenu  à  la  conclu- 
sion que  tout  homme  tant  soit  peu  ambitieux  ne  devait  s'occuper  exclu- 
sivement que  de  politique.  Je  ne  me  plaisais  plus  qu'en  la  compagnie 
d'écrivains  politiques;  j'entrepris  aussi  une  ouverture  sur  un  thème  poli- 
tique. C'est  dans  ces  circonstances  que  je  quittai  le  collège  pour  entrer 
à  l'Université,  non  plus  pour  me  vouer  à  une  étude  de  faculté  (car  on 
me  destinait  encore  à  la  musique),  mais  pour  suivre  les  cours  d'esthé- 
tique et  de  philosophie.  Je  profitai  aussi  peu  que  possible  de  cette 
occasion  de  m'instruire;  en  revanche,  je  m'abandonnai  à  tous  les  écarts 
de  la  \\c  d'étudiant,  et  je  le  fis,  à  vrai  dire,  avec  tant  d'étourdcrie  et  si 
peu  de  retenue  que  j'en  fus  bientôt  dégoûté  '.  »  Ce  révolutionnaire  et  ce 
viveur  n'avait  pas  plus  de  dix-sept  ans. 

Lorsque  Wagner  eut  assez  goûté  des  plaisirs,  il  comprit  qu'il  était 
temps  pour  lui  de  se  livrer  à  l'étude  régulière  et  suivie  de  la  musique. 
Il  avait  précédemment  quitté  l'école  Xicolaï  pour  l'école  Thomas  où  ses 
études  philologiques  n'avaient  pas  marché  beaucoup  plus  vite;  en  i83o  il 
entra  à  l'Université  de  Leipzig  comme  étudiant  en  philosophie  et  en 
esthétique  ;  il  eut  alors  le  bonheur  de  rencontrer  un  excellent  professeur 
en  la  personne  de  Théodore  Weinlig,  cantor  à  l'église  Saint-Thomas. 
Cet  admirable  musicien  sut  tout  de  suite  gagner  la  confiance  du  jeune 
garçon  et  le  mit  dans  le  droit  chemin,  ce  dont  Wagner  lui  fut  toujours 
reconnaissant,  car  tout  à  la  fin  de  sa  vie  il  disait  encore  à  ses  amis  : 
a  Weinlig  n'avait  pas  de  méthode  spéciale,  mais  c'était  un  esprit  clair  et 
pratique.  On  ne  peut  pas,  à  proprement  parler,  enseigner  la  composi- 
tion ;  on  peut  montrer  comment  la  musique  est  graduellement  arrivée 
à  être  ce  qu'elle  est  et  guider  ainsi  le  jugement  d'un  jeune  homme, 
mais  c'est  là  de  la  critique  historique  qui  ne  peut  pas  avoir  de  résultats 
pratiques.  Tout  ce  qu'on  peut  faire  est  d'indiquer  un  modèle  à  suivre 
dans  le  travail,  c|uelqucs  morceaux  particuliers,  donner  un  devoir  dans  ce 
sens  et  corrioer  ensuite  la  besogne  de  l'élève  :  ainsi  fit  ^^'einIio■avec  moi... 

I.  .\utohiogrj\.^]iic,  irailuiLc  par  M.  «-^aiuillo  Bcnoii  dans  les  Souvenirs  Je  R.  W'agi.cr.  Un  vol.  in-iS, 
Charpciilicr,   i{)!S4. 


,6  RICHARD    WAGNER 

La  véritable  leçon  consistait  dans  son  examen  patient  et  attentif  de  ce 
que  j'avais  écrit  :  avec  une  bonté  infinie,  il  mettait  le  doigt  sur  les 
passages  défectueux  et  m'expliquait  le  pourquoi  des  changements  qui  lui 
paraissaient  désirables  ;  je  vis  rapidement  où  il  tendait  et  je  ne  tardai 
pas  à  trouver  le  moyen  de  le  satisfaire.  Il  me  renvoya  en  me  disant  : 
«  Vous  avez  appris  à  vous  tenir  sur  vos  propres  jambes,  allez'.  » 

C'est  Weinlig  et  non  pas  Weber,  comme  on  Ta  trop  souvent  répété, 
qui  dit  un  jour  à  Wagner  :  «  Il  est  probable  que  vous  n'aurez 
jamais  de  fugue  à  écrire  ;  mais  sachez  en  écrire  une  :  à  ce  prix-là  vous 
acquerrez  l'indépendance  et  tout  le  reste  vous  sera  facile.  »  Il  travailla 
avec  tant  d'ardeur  sous  la  direction  de  Weinlig,  que  celui-ci  le  congé- 
diait au  bout  de  six  mois  :  il  avait  appris,  grâce  à  lui,  à  connaître 
et  à  admirer  profondément  Mozart;  mais  Beethoven  avec  ses  symphonies, 
surtout  la  neuvième ,  était  toujours  son  dieu.  Après  cette  période 
d'études,  il  composa  différents  morceaux  :  d'abord  une  polonaise  et  une 
sonate  pour  piano  qui  eurent  l'honneur  d'être  éditées  par  la  célèbre 
maison  Breitkopf  et  Ha;rtel,  puis  une  ouverture  de  concert  avec  fugue, 
une  autre  encore,  et  surtout  une  symphonie  en  cjuatre  parties  où  lui- 
même  avouait  s'être  beaucoup  inspiré  de  Beethoven,  et  de  certains  mor- 
ceaux de  Mozart.  Dorn,  écrivant  plus  tard  à  la  Nouvelle  Ga{ette  de 
musique  de  Schumann,  a  noté  d'un  trait  amusant  cet  enthousiasme  de 
Wagner  pour  Beethoven  :  «  Je  doute,  dit-il,  que  jamais  jeune  musicien 
ait  vécu  dans  une  intimité  plus  étroite  avec  Beethoven  que  Wagner  à 
dix-sept  ans.  Il  avait  copié  de  sa  main  les  ouvertures  et  les  grandes 
compositions  instrumentales  du  maître  ;  il  dormait  avec  les  quatuors 
sous  son  oreiller,  il  chantait  les  lieder  et  sifflait  les  concertos,  car  son 
talent  de  pianiste  ne  fut  jamais  bien  brillant  ;  bref,  il  était  possédé  d'une 
«  fureur  teutonique  «  qui,  jointe  à  une  bonne  éducation,  à  une  rare 
activité  d'esprit,  promettait  de  donner  de  riches  fruits-.  » 

Pendant  l'été  de  i8'32,  Wagner  accomplit  un  double  pèlerinage  artis- 
tique: il  alla  visiter  d'abord  la  ville  musicale  par  excellence,  celle  où  Mozart 
et  Beethoven  avaient  vécu,  mais  il  fut  terriblement  dé^u  en  n'enten- 
dant à  Vienne  que  refrains  de  Zampa  et  pots-pourris  sur  Zampa  ;  il 
s'enfuit  au  j^lus  vite  et  repassa  par  Prague,  où  Mozart  avait  trouvé  joie 
et  succès.  En  allant  à  Vienne,  il  espérait  sans  doute  y  découvrir  une  petite 
place  et  s'était  muni  des  partitions  de  sa  symphonie  et  de  son  ouverture; 

1.  Entretien  particulier  avec  M.  Dannrcutlier,  rapporte  par  celui-ci  dans  le  Dictionnaire  de  musique 
de  Grovc,  art.  ^^'a^nel■. 

2.  Dans  le  courant  de  l'année  i83o,  il  fit  une  transcription  pour  piano  de  la  Neuvième  Symphonie 
de  Beethoven,  qu'il  olVrit  à  la  maison  Schott,  par  lettre  du  G  octobre,  et  en  i83i,  se  sentant  sur  de  lui 
pour  pareille  besopne,  il  écrivit  une  lettre  très  inodcste  au  bureau  de  musique  (maison  Petcrs),  où  il 
faisait  des  offres  de  service  en  qualitJ  de  correcteur  d'épreuves  et  d'arranpcur  :  c'est  le  métier  qu'il 
fera  plus  tard  k  l'aris. 


RICHARD    \VA(;NKR  ,7 

il  fut  plus  hcLircLix  à  l^ragiic,  oîi  il  lia  connaissance  avec  le  savant 
Dionys  Weber,  qui  dirigeait  le  Conservatoire  et  qui  lui  procura  le 
plaisir  d'entendre  enfin  sa  symphonie  à  Torchestre.  Ce  premier  petit 
succès  avait  engagé  Wagner  à  tàter  de  la  musique  théâtrale  :  à  Prague 
même  il  avait  composé  un  poème  effroyablement  tli^amatique,  intitulé 
la  Noce  ;  et,  sitôt  de  retour  à  Leipzig,  il  en  avait  écrit  le  premier  morceau, 
un  septuor,  que  son  maître  Weinlig  approuvait  ;  mais  sa  sœur  Rosalie 
ayant  trouvé  le  livret  détestable,  il  déchira  le  tout  et  attendit  une  autre 
occasion  d'aborder  l'opéra.  Cependant  il  avait  donné  son  ouverture  et  sa 
symphonie  aux  directeurs  des  concerts  du  Gewandhaus,  et  le  président 
du  comité,  le  conseiller  aulique  Frédéric  Rochlitz,  lui  avait  écrit  de  le 
venir  voir  :  «  Mais  vous  êtes  un  tout  jeune  homme,  s'écria-t-il  en  le 
voyant  entrer,  je  m'attendais  à  voir  un  homme  âgé,  à  en  juger  par 
l'expérience  du  compositeur  !  »  11  lui  proposa  alors  de  faire  essayer  sa 
symphonie  par  une  société  nouvelle  :  Eiiîerpc,  le  jour  de  Noël  i832, 
et  cet  essai  ne  satisfit  guère  l'auteur  ;  mais  il  eut  la  chance  d'être  loué, 
dans  le  Journal  du  Monde  élégant,  par  un  littérateur  assez  bien  posé, 
Henri  Laube,  et  quinze  jours  après,  le  8  janvier  i833,  sa  symphonie 
avait  Thonncur  d'être  exécutée  au  Gewandhaus  sous  la  direction  d'Au- 
guste Pohlentz  :  son  ouverture  y  fut  également  jouée  au  concert  du 
3o  avril.  Ces  deux  productions  reçurent  un  assez  bon  accueil  et  posèrent 
Wagner  à  Leipzig,  surtout  grâce  à  l'appui  d'Henri  Laube,  excellent 
garçon  mais  cerveau  brûlé,  qui  n'était  pas  sans  exercer  grande  influence 
sur  ce  musicien  de  vingt  ans.  Cette  symphonie  était  réellement  sa 
première  ceuvre  et  l'article  de  Laube  était  le  premier  qu'on  fit  sur 
lui'. 

Wagner  a  raconté  gaiement  ces  souvenirs  lorsque,  cinquante  ans  plus 
tard,  étant  à  Venise  avec  sa  famille,  il  eut  l'idée  de  célébrer  le  cinquan- 
tenaire de   ses    débuts    comme    compositeur,   en    faisant    entendre    à    sa 

femme  et  à  son  beau-père  «  cette  production  de  jeunesse surannée  », 

ajoute-t-il  en  riant.  L'exécution,  confiée  aux  professeurs  et  aux  élèves  du 
lycée  San  Marcello,  eut  lieu  à  la  Noël  de  1882,  pour  célébrer  aussi 
l'anniversaire  de  naissance  de  M""-'  Wagner,  et  provoqua  chez  l'auteur 
un  intéressant  retour  sur  lui-même.  Il  reconnaît  que  cette  symphonie 
découlait  tout  droit  de  Beethoven,  que  l'andante,  en  particulier,  n'aurait 
jamais  vu  le  jour  sans  l'andante  de  la  symphonie  en  ut  majeur  et  sans 
l'allégretto  de  la  symphonie  en  la,   puis  il  continue  ainsi  :  «  Si  l'œuvre 

I .  Histoire  d'une syinplionie,  Jans  les  Souvenirs  de  R.  Wagner.  En  iS34-J'5,  dans  nnc  visite  à  Lcipzii; 
il  avait  prié  Mcndeissohn,  alors  chef  d'orcliestre  des  concerts  du  Gewandhaus,  sinon  de  lire,  au  moins  de 
garder  cette  symphonie  —  et  jamais  Mendelssohn  ne  lui  en  reparla.  Cet  ouvrage  aurait  été  de  la  sorte 
entièrement  perdu  si  l'on  n'avait  un  beau   jour  retrouvé  les  parties  séparées  dans  une  vieille  valise 
oubliée  à  Dresde  par  Richard  Wagner  au  moment  de  sa  fuite  en  1840. 


i8  RICHARD    WAGNER 

portait  la  marque  de  Richard  Wagner,  tout  au  plus  la  trouverait-on 
dans  cette  confiance  illimitée  qui,  dès  cette  époque,  l'empêchait  de 
douter  de  rien...  Cette  confiance  en  moi-même,  je  ne  la  tirais  pas 
seulement  de  ma  sûreté  de  main  comme  contrapuntiste  (qualité  qui, 
dans  la  suite,  me  fut  contestée  plus  que  toute  autre  par  un  musicien 
de  la  cour  à  Munich,  Strauss),  mais  aussi  d'un  grand  avantage  que 
j'avais  sur  Beethoven.  En  effet,  tout  en  m'arrêtant  au  point  de  vue  de 
sa  deuxième  symphonie,  j'étais  alors  complètement  familiarisé  avec 
l'Héroïque,  avec  celles  en  ut  mineur  et  en  la  majeur,  toutes  œuvres 
dont  le  maître  n'avait  nulle  idée  ou  tout  au  moins  n'avait  qu'une  idée 
fort  vague  lorsqu'il  écrivit  sa  deuxième  symphonie.  »  Ainsi  s'explique 
à  ses  yeux,  et  sans  vanité,  la  flatteuse  exclamation  de  Rochlitz. 

Cependant,  il  visait  toujours  au  théâtre  et  cherchait  un  poème  à 
mettre  en  musique  :  il  en  refusait  même  un  sur  Kosciuszko,  le  héros 
de  la  révolution  polonaise,  que  lui  offrait  son  ami  Henri  Laube.  Son 
frère  Albert,  qui  avait  une  jolie  voix  de  ténor,  était  alors  acteur, 
chanteur  et  régisseur  au  théâtre  de  Wi^irzbourg  ;  Richard  alla  passer 
toute  une  année  auprès  de  lui  et  accepta  volontiers  la  place  de  chef 
des  chœurs,  moyennant  dix  florins  par  mois.  L'expérience  de  son  frère 
en  matière  théâtrale  lui  fut  d'une  réelle  utilité  ;  la  Société  de  musique 
exécuta  plusieurs  de  ses  morceaux  et,  comme  son  poste  était  fort  peu 
absorbant,  il  eut  tout  le  temps  de  composer  là  son  premier  grand 
opéra.  Cet  opéra  des  Fées  était  tiré  dune  fable  de  Gozzi,  intitulée 
la  Femme  serpent  :  il  s'agit  d'une  fée  qui  s'est  éprise  d'un  mortel  et 
veut,  pour  lui,  renoncer  à  l'immortalité;  mais  il  faut  que  son  amant 
ait  confiance  en  elle,  si  cruelle  qu'elle  se  montre  à  son  égard  ;  il 
succombe  et  la  fée  est  changée  en  crapaud  dans  le  conte  de  Gozzi,  en 
statue  dans  l'opéra  de  Wagner.  Pour  la  reconquérir  et  retrouver  le 
bonheur,  l'amant  devra,  dans  la  fable,  baiser  l'immonde  animal;  dans 
la  pièce,  il  lui  rend  la  vie  par  l'ardeur  et  la  beauté  de  ses  chants. 
Ainsi  Wagner,  dès  cette  époque,  avait  l'esprit  hanté  par  ce  mythe 
éternel  de  Psyché  qui  devait  plus  tard  lui  fournir  le  sujet  deLohengrin; 
dans  les  deux  drames,  en  effet,  la  confiance  absolue  reposant  non  sur 
des  faits,  mais  sur  la  persuasion  intérieure,  est  présentée  comme  une 
condition  nécessaire  de  l'amour'.  Pour  la  musique,  elle  reflétait,  de 
son  propre  aveu,  la  triple  influence  de  Beethoven,  de  Wcbcr  et  de 
Marschner  :  on  en  avait  essayé  plusieurs  fragments  en  famille,  à 
Wûrzbourg,  en  1834,  et  il  semblait  à  l'auteur  qu'il  y  avait  beaucoup 
de  parties  satisfaisantes  et  que  le    finale    du  second  acte  était  spéciale- 

I.  RicluirJ  Wagner  d'après  lui-mcmc\  par  M.  G.  Noulflai'il,  d'aprù-s    Richard   W'agiicr's  Icbcn  iind 
U'irlicn,  de  M.  Glasenapp.  Un  vol.  in-i.S,  chez  l'isclibachcr,  iSS5. 


RICHARD   WAGNER  ,g 

ment  destiné  à  produire  un  grand  elFet  ;  mais  il  ne  put  en  faire 
répreuve.  Dès  son  retour  à  Dresde,  il  avait  bien  proposé  cet  ouvrage  au 
directeur  Ringelhardt,  qui  l'avait  accepté;  le  journal  de  son  ami  Laube 
avait  bien  annoncé  qu'aussitôt  après  le  Bal  masque,  d'Auber,  on  jouerait 
le  premier  opéra  d'un  jeune  compositeur  appelé  Richard  Wagner  ; 
mais  quand  le  Bal  masqué  fut  à  bout  de  succès,  le  directeur,  sans 
plus  songer  aux  Fées,  monta  /  Capuletti  e  Montecchi,  de  Bellini. 

Si  Wagner  ne  put  jamais  faire  exécuter  cet  opéra  à  Leipzig,  ni 
ailleurs,  c'est  qu'on  n'avait  d'oreilles,  alors,  que  pour  la  musique 
étrangère,  pour  les  opéras  français  et  italiens,  au  grand  détriment  des 
productions  alleniandcs  :  Wagner  tout  le  premier  était  captivé  par  la 
Muette  de  Portici  et  se  passionnait  pour  /  Capuletti  e  Montecchi , 
moins  à  cause  de  la  musique,  il  est  vrai,  que  pour  le  jeu  pathétique  et 
superbe  de  M""-'  Schrœder-Devrient,  qui  vint  chanter  à  Dresde  au  prin- 
temps de  1S34.  Il  vit  alors  pour  la  première  fois  cette  artiste  incompa- 
rable qui  devait  exercer  sur  lui  une  très  grande  influence  et  lui  suggérer 
l'idée  de  cette  intime  union  de  la  musique  avec  le  drame  à  laquelle  il 
tendit  bientôt  de  tous  ses  efforts.  Il  le  disait  encore  à  la  fin  de  sa  vie  : 
l'exemple  de  la  Dcvrient  avait  été  son  constant  idéal,  et,  chaque  fois 
qu'il  concevait  un  rôle,  il  l'avait  devant  les  yeux.  L'impression  qu'elle 
produisit  sur  le  jeune  admirateur  de  Beethoven,  malgré  la  pauvreté  de 
la  musique  de  Rellini,  fut  extrêmement  profonde  ;  mais  quand  ensuite 
on  représenta  la  Muette  à  Leipzig,  Wagner  fut  tout  surpris  de  voir 
que  les  scènes  saisissantes  et  l'action  rapide  de  cet  opéra  produisaient 
grand  effet  et  tenaient  le  public  haletant  sans  l'aide  d'une  artiste  hors 
ligne,  comme  la  Schrœder-Devrient.  Cela  le  fit  réfléchir  :  certes,  la 
musique  héroïque  de  Beethoven  demeurait  toujours  l'idéal  à  ses  yeux  ; 
mais  avait-il  chance  de  produire  quelque  chose  de  pareil  sur  le  théâtre  ? 
Au  contraire,  ne  pouvait-il  pas  s'inspirer  à  la  fois  d'Auber  et  de  Bellini, 
pour  combiner  leurs  différents  mérites,  et  n'arriverait-il  pas  plus  vite 
ainsi  au  succès  immédiat  et  palpable  après  lequel  il  courait  ?  Que 
fallait-il  donc  pour  réussir  ?  Imaginer  d'abord  un  scénario  d'action  vive 
et  animée,  écrire  ensuite  une  musique  facile  à  chanter  et  qui  fût  de 
nature  à  saisir  l'oreille  du  public.  Vite,  il  se  mit  au  travail. 

Il  avait  vingt  ans,  il  était  dans  les  dispositions  les  plus  joyeuses 
du  monde  et  se  sentait  le  diable  au  corps.  Aussi,  rompant  avec  le 
mysticisme  abstrait  de  la  première  jeunesse,  c'est  la  beauté  matérielle 
et  la  femme  qu'il  entreprit  de  chanter  lorsqu'il  conçut  son  second 
opéra,  Défense  d'aimer,  pendant  un  séjour  de  vacances  à  Tœplitz,  en 
Bohême.  Il  avait  emprunté  le  sujet  de  cet  ouvrage  à  la  pièce  de 
Shakespeare,   Mesure  pour  mesure  ;  mais  il  en  avait  totalement  changé 


20  RICHARD    WAGNER 

le  caractère,  en  ne  songeant  qu'à  bafouer  le  puritanisme  hypocrite  et 
à  glorifier  l'amour  sensuel.  Cette  pièce,  d'une  intrigue  assez  vive  et 
hardie,  où  se  donnent  librement  cours  toutes  les  passions  juvéniles  qui 
fermentaient  dans  ce  corps  et  ce  cœur  de  vingt  ans,  a  cela  de  parti- 
culier qu'elle  forme  une  antithèse  absolue  avec  le  précédent  sujet  traité 
par  Wagner  et  c][ue  ses  deux  premiers  opéras,  les  Fées  et  Défense 
d'aimer,  fixent  déjà  les  deux  pôles  entre  lesquels  son  génie  allait 
évoluer.  Comme  il  l'a  noté  lui-même,  les  tendances  si  contraires  de 
ces  deux  drames  arriveront  à  se  fondre  dans  Tannhœuser  :  il  entend 
par  là  l'idée  de  sacrifice  et  de  renoncement  qui  triomphe  dans  le  Vais- 
seau faiilânie,  dans  Lohengriti,  dans  Parsifal,  et  l'indomptable  appétit 
de  jouissance  physique  qui  prévaut  dans  la  Walk)  vie  et  dans   Tristan. 

Pendant  l'automne  de  1834,  Richard  Wagner,  pour  subvenir  aux 
besoins  de  l'existence,  accepta  la  place  de  directeur  de  la  musique  au 
théâtre  de  Magdebourg.  Il  commençait  donc  à  vivre  de  son  art,  et  son 
nouveau  métier  lui  plut  beaucoup  dans  les  premiers  temps  ;  le  monde  des 
coulisses,  les  rapports  fréquents  avec  les  chanteurs  et  surtout  avec  les 
chanteuses  n'étaient  pas  pour  déplaire  à  quelqu'un  de  son  âge  et  de 
son  tempérament.  Il  s'acquittait  d'ailleurs  de  sa  tâche  à  souhait,  et 
pendant  plus  d'un  an  qu'il  resta  à  Magdebourg,  il  devint  un  e.xcellent 
chef  d'orchestre  et  fit  de  son  mieux  pour  que  le  théâtre  prospérât. 
Le  directeur,  par  exemple,  ayant  décidé  de  monter  Lestocq,  d'Auber, 
que  Wagner  trouvait  du  reste  charmant,  —  il  ne  changea  pas  d'avis 
jusqu'à  la  fin,  —  celui-ci  se  donna  beaucoup  de  mal  pour  faire  réussir 
cet  ouvrage  :  il  renforça,  par  plusieurs  choristes  pris  dans  l'armée,  le 
bataillon  russe  qui  vient  soutenir  la  révolte,  et,  grâce  à  ce  nombre 
inusité  de  chanteurs,  il  obtint  un  grand  effet  de  sonorité  qui,  pendant 
quelc^ues  soirées  au  moins,  attira  la  foule  au  théâtre  ;  • — •  et  puis  ce  fut 
tout.  Wagner  continuait  de  composer  au  milieu  des  devoirs  de  sa 
charge  et  de  distractions  de  toutes  sortes.  Il  faisait  exécuter  sous  sa 
direction  son  ouverture  des  Fées  et  une  autre  qu'il  venait  d'écrire  en 
i835  sur  un  drame  d'Apel,  Christophe  Colomb;  il  composait  à  la  volée 
un  morceau  pour  célébrer  le  jour  de  l'An  i835,  en  reprenant  simple- 
ment le  thème  de  l'andante  de  son  unique  symphonie,  puis  bâclait  des 
chansons  pour  une  farce  fantastique  intitulée  l'Esprit  de  la  montagne, 
et  la  faveur  qu'il  obtenait  avec  de  telles  productions  le  confirmait  dans 
l'idée  qu'il  n'était  nullement  besoin  de  se  montrer  bien  scrupuleux  pour 
forcer  le  succès  :  combien  de  compositeurs,  des  mieux  assis,  pensent 
encore  aujourd'hui  de  même  et  ne  changeront  jamais  de  visée  I 

Il  achevait  aussi  de  mettre  en  musique  la  Défense  d'aimer,  en 
se  proposant  toujours  Auber  comme  modèle,  en  rêvant  toujours  de  la 


RICHARD    \VA(;N1:R  21 

Schrœdcr-Dcvricnt  limir  le  vù\c  pi-incipal  :  il  avait  eu  d'abord  l"cspoii- 
de  faire  accepter  cet  opéra  par  le  directeur  de  Leipzig-,  en  dédomma- 
gement des  J'\'cs,  mais  la  démarche  avait  été  inutile  et  il  s"était  rabattu 
sur  Magdebourg.  Le  théâtre  de  cette  ville  était  alors  dirigé  par  un 
nommé  Bethmann,  toujours  à  deux  doigts  de  la  faillite,  malgré  une 
petite  subvention  fournie  par  la  cour  de  Saxe,  et  qui  avait  l'habitude 
de  disparaître  les  jours  de  paiement.  La  troupe  était  dans  la  situation 
la  plus  précaire  au  printemps  de  i836  et  déjà  les  acteurs  lâchaient  pied 
pour  aller  chercher  fortune  ailleurs;  certains,  cependant,  consentaient 
à  rester  par  égard  pour  Wagner  et  celui-ci  faisait  des  efforts  surhumains 
pour  devancer  la  faillite.  Il  avait  bien  droit  à  une  représentation  à  son 
bénéfice  pour  le  dédommager  des  frais  d'une  tournée  qu'il  avait  faite. 
Tannée  précédente,  afin  de  recruter  de  nouveaux  chanteurs;  mais  le 
directeur  ayant  déboursé  quelque  argent  pour  la  mise  en  scène,  il  fut 
convenu  que  ce  dernier  aurait  pour  lui  toute  la  recette  de  la  première 
représentation  et  Wagner  toute  celle  de  la  seconde.  Il  n'y  avait  plus 
que  douze  jours  avant  la  clôture.  Ce  n'étaient  que  répétitions  au  théâtre, 
répétitions  chez  les  artistes;  toute  la  ville  était  en  émoi,  et  cependant 
nul  ne  savait  son  rôle  et  les  ensembles  allaient  tout  de  travers.  A  la 
répétition  générale,  cela  marcha  presque,  grâce  à  Wagner  qui  condui- 
sait, gesticulait,  chantait  et  criait  pour  tout  le  monde  ;  mais  à  la 
représentation  (29  mars  i836)  qui  avait  attiré  grande  aftluence,  et  qui 
rapporta  gros  au  directeur,  ce  fut  une  confusion  épouvantable  et  per- 
sonne, absolument,  n'y  put  rien  distinguer  :  c'était  tant  pis  pour  le 
musicien  qui  croyait  avoir  fait  un  bel  ouvrage  et  tant  mieux  pour  le 
poète  dont  la  pièce  si  libre  aurait  très  bien  pu  être  arrêtée  par  le 
commissaire,  s'il  en  avait  pu  percevoir  tous  les  détails.  Rien  que  le 
premier  titre.  Défense  d'aimer,  avait  déjà  paru  trop  libre  à  ce  fonction- 
naire pour  que  la  pièce  pût  être  jouée  pendant  la  Semaine  sainte  et  il 
n'avait  autorisé  la  représentation  qu'en  exigeant  un  autre  intitulé  :  la 
Novice  de  Païenne,  et  sur  l'assurance  réitérée  de  "Wagner  que  le  sujet 
en  était  emprunté  à  un  «  drame  très  sérieux  »  de  Shakespeare. 
O  roueries   des  auteurs  !  ô  naïveté  des  censeurs  ! 

La  seconde  représentation  de  la  Novice  de  Palernie  allait  clore 
la  saison  théâtrale  et  "Wagner,  qui  devait  à  son  tour  encaisser  toute 
la  recette,  avait  fait  hausser  le  prix  des  places.  Quelle  ne  tut  pas  sa 
surprise  en  constatant,  c^uelques  minutes  avant  le  lever  du  rideau, 
qu'il  n'y  avait  dans  la  salle  que  trois  personnes  :  ses  propriétaires, 
mari  et  femme,  et  un  juif  polonais  en  costume  de  gala!  Par  sur- 
croît de  malheur,  dans  là  coulisse,  au  môme  instant,  le  mari  de  la 
première    chanteuse   tombait   à    bras   raccourcis   d'abord    sur  le   second 


22  RICHARD    WAGNER 

ténor,  puis  sur  sa  femme,  et  les  rouait  si  bien  cb  coups,  pour  les 
mieux  apparier,  qu'ils  eussent  été  incapables  de  paraître  en  public. 
Le  rideau  se  leva  et  le  régisseur  annonça  solennellement  aux  trois 
spectateurs  que,  par  suite  d'empêchements  imprévus,  la  représen- 
tation ne  pouvait  avoir  lieu.  Wagner,  par  le  récit  plein  dhumour 
qu'il  a  fait  de  cette  représentation  manquée  et  de  l'odyssée  antérieure 
de  la  Novice  de  Païenne,  montre  que  ces  contre-temps  n'avaient  pas 
le  moins  du  monde  ébranlé  sa  confiance  de  débutant.  Il  n'avait  pas 
été,  d'ailleurs,  trop  mal  jugé.  Le  journal  de  Magdebourg,  tout  en 
déplorant  la  hàtc  apportée  aux  répétitions  et  le  résultat  final  :  une 
exécution  brusquée  où  les  acteurs  ne  savaient  même  pas  leurs  rôles, 
estimait  que  si  le  compositeur  arrivait  à  faire  jouer  son  opéra  dans  une 
ville  plus  importante  et  dans  des  conditions  plus  favorables,  il  avait 
chance  de  réussir  :  «  11  y  a  beaucoup  de  qualités  là  dedans,  disait 
l'écrivain  ;  ce  qui  me  plaît,  c'est  que  cela  vibre  ;  c'est  de  la  vraie 
musique  et  de  la  vraie  mélodie,  comme  on  en  désirerait  trouver  plus 
plus  souvent  chez  nos  compositeurs.  »  En  d'autres  termes,  Wagner 
avait  tellement  subi  l'influence  des  musiciens  français  et  italiens,  sur- 
tout d'Auber  et  de  Bellini,  qu'il  n'avait  presque  plus  rien  d'allemand  : 
c'est  là  sans  doute  ce  qui  le  faisait  accueillir  avec  faveur  dans  son  pays. 
Sur  le  moment,  Richard  Wagner,  tout  fier  de  l'approbation  donnée 
à  son  opéra,  revint  à  l'assaut  pour  faire  jouer  la  Novice  de  Païenne 
à  Leipzig.  11  raconte  avec  agrément  que  le  directeur  du  théâtre  de 
cette  ville,  —  c'était  toujours  Ringelhardt,  —  avait  une  fille  en  âge 
de  débuter  et  qu'afin  de  le  mieux  séduire ,  il  lui  fit  valoir  quel  avan- 
tage il  y  aurait  pour  sa  fille  à  faire  son  apparition  dans  un  joli  rôle 
de  jeune  personne  et  dans  un  opéra  nouveau.  Le  directeur,  par  mal- 
heur, n'était  pas  aussi  facile  à  duper  que  le  commissaire  de  Magde- 
bourg, et,  dès  qu'il  eut  parcouru  la  pièce,  il  répondit  sévèrement  à 
l'auteur  :  «  Je  ne  sais  si  le  magistrat  de  Leipzig  autoriserait  la  repré- 
sentation d'un  semblable  ouvrage  et  j'en  doute  fort  par  respect  pour 
son  autorité  ;  mais,  en  tout  cas,  apprenez,  monsieur,  qu'une  personne 
comme  ma  fille  ne  saurait  y  figurer.  »  Wagner  battit  en  retraite  devant 
ce  père  chatouilleux  et  s'en  fut  présenter  son  ouvrage  à  Berlin,  non  pas 
à  l'Opéra  royal,  mais  au  théâtre  plus  modeste  de  la  Résidence,  où  il 
fut  très  aimablement  reçu,  sans  rien  obtenir.  C'est  dans  ce  court  voyage 
à  Berlin  qu'il  vit  pour  la  première  fois  Spontini  dirigeant  une  repré- 
sentation de  Feniand  Corte^.  Il  fut  très  frappé  de  reff"et  que  le  vieux 
maître  obtenait  en  accusant  très  fort  le  rythme  et  en  y  faisant  corres- 
pondre les  évolutions  sur  la  scène  avec  une  précision  mathématique  ; 
mais    surtout    la    partition    de    Fer)iand    CortCy     produisit    sur    lui    une 


Kl  c;  Il  A  Kl)    WAONKK  23 

imiiression   profonde  et  nui  se  retrouva    très    vivace  deux  ans  ]")lus  lard 
quand  il  entreprit  la  composition  de  Rien^i . 

Donc  la  Novice  de  Paleiine  était  repoussée  à  droite  et  à  gauciie  ' 
et  Wayncr,  qui  n'avait  que  des  dettes  en  ijuittant  Magdcbourg  —  ce  fut 
là  le  refrain  de  toute  sa  vie,  —  sollicitait  une  place  auprès  de  son 
ancien  ami  Dorn,  devenu  cantor  et  directeur  de  la  musique  religieuse  dans 
la  petite  ville  russe  de  Riga.  Mais  Wagner  n'était  pas  seul  à  caser;  il 
demandait  aussi  un  emploi  pour  sa  fiancée,  la  jolie  comédienne  Wilhelmine 
Planer,  dont  il  s'était  épris  à  Magdebourg,  et  qu'il  n'avait  pas  voulu 
épouser  faute  d'argent,  mais  avec  laquelle  il  avait  conclu  des  fiançailles  à 
longue  échéance.  En  attendant  et  comme  elle  était  engagée  en  qualité  de 
f(  première  amoureuse  »  à  Kœnigsberg,  il  la  suivit  dans  cette  ville  avec 
l'intention  de  devenir  chef  d'orchestre,  et  il  y  organisa  des  concerts  au 
théâtre.  11  obtint  enfin  le  poste  qu'il  désirait  et,  sitôt  nommé,  il  épousait 
Minna  Planer  le  24  novembre  i836  :  «  J'étais  amoureux,  dit-il  plus  tard 
dans  une  lettre  à  ses  amis;  je  me  mariai  par  obstination  et  je  rendis 
malheureux  moi-même  et  autrui,  tourmenté  par  les  ennuis  de  la  vie 
domestit]uc  pour  laquelle  je  ne  possédais  pas  le  nécessaire.  C'est  ainsi 
que  je  tombai  dans  la  misère  dont  les  effets  tuent  tant  de  milliers 
d'individus.  » 

11  ne  resta  pas  plus  d'une  année  à  Kœnisberg,  en  proie  à  mille 
soucis,  malheureux,  tourmenté,  tourmentant  les  autres,  n'écrivant  que 
deux  ouvertures  :  une  sur  Rule  Britannia,  une  autre  intitulée  Polonia, 
puis  il  alla  s'établir  à  Riga,  où  Dorn  avait  pu  obtenir  un  emploi  pour  sa 
femme  au  théâtre,  un  autre  pour  sa  belle-sœur  Thérèse  Planer,  et  pour 
lui  la  place  de  premier  directeur  de  la  musique.  11  fut  d'abord  ravi  d'un 
poste  beaucoup  plus  avantageux  que  ceu.x  qu'il  avait  occupés  jusque-là;  il 
donna  dix  concerts  dans  lesquels  il  fit  exécuter,  non  sans  succès,  son 
ouverture  de.  Christophe  Colomb  et  celle  sur  Rule  Britannia;  il  écrivait 
aussi  plusieurs  airs  avec  vocalises  et  choisissait  la  Norma  pour  être  repré- 
sentée à  son  bénéfice  le  11  décembre  iSSy',  puis,  tout  à  coup,  il  prit  ses 
fonctions  en  grippe,  en  même  temps  qu'il  sentait  s'éveiller  les  premiers 
scrupules  de  sa  conscience  d'artiste.  En  écrivant  ses  précédents  ouvrages, 
il  le  dit  lui-même,  il  ne  s'était  pas  montré  très  scrupuleux  sur  le  choix  des 

I.  11  utilisci'ci  pkis  tard  une  mclodic  religieuse  de  Li  Sovicc  de  J'jlcnnc  pour  exprimer,  dans 
Tjniihii'iiscr,  le  respect  et  le  recueillement  des  pèlerins  admis  auprès  du  Saint-Père;  c'est  la  mélodie 
que  répètent  alternativement  les  instruments  à  vent  et  à  cordes  dans  l'introduction  du  3°  acte. 

■2.  Son   admiration   pour   Bcllini,   arrivée   au   plus   haut  point,   s'épanchait  dans  un  article  qu'il 

publiait  dans  le  Spectateur  de   Riya,  du   7/10  décembre    1837.  «  Le  chant,  le  chant  et  encore  le 

chant,  ô  Allemands!  Le  chant  est  le  langage  par  lequel  l'homme  doit  se  communiquer  musicalement, 
et  on  ne  vous  comprendra  pas  si  ce  larTgagc  n'est  pas  formé  et  conservé  aussi  indépendant  que  toute 
autre  langue  cultivée  doit  l'être,  l.e  reste,  ce  qui  est  mauvais  en  liellini,  chacun  de  vos  maîtres  d'école 
de  village  peut  le  faire  mieux;  cela  est  connu,  il  est  donc  tout  à  fait  hors  de  propos  de  se  moquer  de 
ces   défauts.    Si    Uellini    avait   fait  son   apprentissage   chez   un    maitre   d'école  de   village   allemand,   il 


24  RICHARD    WAGNER 

moyens  à  employer  pour  emporter  le  succès;  mais  voilà-t-il  pas  qu'un  beau 
jour,  en  voulant  composer  la  partition  d'un  opéra-comique  en  deux  actes, 
r Heureuse  Famille  d'ours,  arrangé  d'après  un  conte  des  Mille  et  une 
Nuits,  il  s'arrête  avec  dégoût,  relit  ses  morceaux  et  s'aperçoit  qu'il  fait 
tout  simplement  de  la  musique  à  la  Adam.  A  dater  de  ce  jour,  il  prend 
en  horreur  la  position  de  chef  d'orchestre  dans  une  ville  de  province,  en 
face  d'un  public  impropre  à  juger  toute  œuvre  nouvelle  parce  qu'il  a 
perdu  sa  clairvoyance  en  n'entendant  jouer  que  des  ouvrages  à  réputa- 
tion déjà  faite  et,  dès  lors,  pour  se  mettre  en  garde  contre  une  défail- 
lance qui  le  pousserait  à  user  des  moyens  d'exécution  qu'il  a  sous  la 
main,  il  décide  d'entreprendre  un  ouvrage  de  proportions  trop  vastes 
]30ur  qu'on  le  puisse  monter  sur  un  petit  théâtre.  Et  puisque  c'est  de 
Paris  que  viennent  alors  tous  les  opéras  applaudis  en  Allemagne,  il 
tourne  les  yeux  vers  Paris  et  brCde  d'y  venir  débuter. 

Du  temps  qu'il  était  à  Kœnisberg  et  que,  besogneux  et  misérable, 
il  voyait  danser  devant  ses  yeux  les  3oo,ooo  fr.  que  Meyerbeer,  disait-on, 
venait  de  gagner  avec  les  Huguenots,  il  avait  été  pris  du  désir  fou 
d'aller  tenter  fortune  à  Paris.  11  avait  justement  cru  trouver  un  bon 
sujet  d'opéra  dans  une  nouvelle  de  Henri  Kcenig  :  la  Grande  Fiancée, 
il  en  avait  aussitôt  tracé  le  plan  et  l'avait  envoyé  à  Scribe,  espérant  que 
celui-ci  n'aurait  rien  de  plus  pressé  que  d'écrire  le  poème  et  de  le  faire 
accepter  à  l'Opéra;  naturellement,  il  ne  reçut  jamais  de  nouvelles  de 
Scribe;  aussi,  quand  en  lisant  le  Rien{i,  de  Buhver,  il  y  crut  découvrir 
un  sujet  d'opéra  préférable  au  précédent,  il  se  garda  bien  de  renouve- 
ler pareille  tentative.  Il  entreprit  de  faire  tout  lui-même,  et  le  poème 
et  la  partition  '.  C'est  pendant  l'été  de  i838  qu'il  commença  à  écrire 
le  poème  de  Rien{i  et  il  y  mit.  d'autant  plus  de  feu  qu'il  voulait  sortir 
par  un  coup  d'éclat  des  ennuis  d'une  existence  assez  précaire; 
en  rentrant  à  Riga,  les  vacances  finies,  il  alla  se  loger  à  l'écart, 
hors  des  remparts,  pour  mieux  rompre  avec  les  mesquineries  de  la  vie 
théâtrale  et  se  mieux  consacrer  à  la  composition  de  son  opéra;  par 
une    heureuse    coïncidence,    il    eut    alors  à  faire    étudier    le    Joseph,    de 


aurait  sans  domc  appris  à  faire  mieux;  mais  il  est  bien  à  craindre,  en  même  temps,  qu'il  n'eut 
désappris  son  chant.  »  Lire  l'article  entier  traduit  dans  la  Revue  wagnérieiiite,  de  Paris  (fe'vricr  nSSG). 
On  peut  rappeler  à  ce  propos  la  fine  boutade  de  Rossini,  qui  disait  à  Bellini  lui-même  :  «  11  est  bien 
heureux,  Vincenzo  caro,  que  tu  ne  saches  pas  la  musique;  car,  si  tu  la  savais,  tu  en  ferais  de  bien 
mauvaise.  » 

I.  Plus  tard,  quand  il  fut  maître  de  chapelle  à  Dresde  avec  Reissiger,  comme  celui-ci  attribuait 
l'insuccès  de  sa  musique  à  la  pauvreté  des  livrets  qu'ij  avait  eus,  Wagner  s'offrit  à  lui  rimer 
son  ancien  scénario  de  la  Grande  Fiancée;  mais  Reissiger  ayant  trouvé  scabreux  démettre  en  musique 
un  poème  auquel  Richard  Wagner  avait  renoncé,  ce  fut  Kiltl,  directeur  du  Conservatoire  de  Prague, 
qui  en  hérita  par  la  suite,  et  son  opéra  fut  représenté  à  Prague,  le  19  février  1848,  sous  le  titre  de 
liianca  e  Giuseppe  ou  les  Français  à  Nice  :  il  eut  du  succès,  car  on  le  reprit  en  1868  et  1870,  et  on 
le  joua  à  Francfort  en  1S73. 


RICHARD    WACiNRR  25 

Méhul,  qui  éleva  ses  pensées,  dit-il,  et  l'aida  à  se  corriger  des  erre- 
ments passés.  Ce  n'est  pas  qu'en  entreprenant  Rien{i  il  songeât  le 
moins  du  monde  à  s'écarter  des  formes  usuelles  de  l'opéra,  mais  en 
écrivant  le  poème  il  s'était  efforcé  de  ne  pas  le  faire  aussi  banal 
que  les  livrets  habituels,  et,  quant  à  la  musique,  il  voulait  composer 
une  œuvre  grande,  forte,  élevée,  le  contraire,  en  un  mot,  de  ce  qu'il 
avait  fait  jusqu'à  ce  jour.  11  a  très  bien  expliqué  lui-même  en  quel  état 
singulier  il  se  trouvait,  comment  le  grand  opéra  était  alors  comme  une 
lunette  à  travers  laquelle  il  voyait  tout  et  ne  voyait  exactement  que 
ce  qu'elle  pouvait  embrasser;  dans  toutes  les  parties  de  son  opéra, 
c'était  bien  son  sujet  qui  le  guidait  de  préférence,  mais  ce  sujet,  il  le 
déterminait  lui-même  inconsciemment,  d'après  la  seule  forme  qui  tlottàt 
alors  devant  ses  yeux  :  celle  du  grand  opéra. 

Plein  d'ardeur  au  travail,  il  composa  d'arrache-pied  pendant  tout 
l'hiver,  si  bien  qu'au  printemps  de  1S39  il  avait  terminé  les  deux 
premiers  actes  de  Rien^i.  Mais  à  ce  moment  même  expirait  l'engage- 
ment qui  le  liait  au  théâtre  de  Riga,  et  comme  il  était  tout  à  fait 
dégoûté  de  courir  ainsi  de  ville  en  ville  en  qualité  de  chef  d'orchestre, 
comme  d'autre  part  le  poète  Karl  de  Holtei  allait  céder  la  direction 
du  théâtre  à  un  simple  ténor,  il  n'hésita  pas.  11  réunit  un  peu 
d'argent,  retourna  à  Kœnigsberg,  oîi  il  fit  le  grand  effort  de  payer  ses 
dettes,  puis  décida  sa  femme  à  partir  avec  lui  pour  Paris  où  il  ne  con- 
naissait absolument  personne.  Mais  c'était  l'inconnu,  et  l'inconnu, 
ce    pouvait    être    avant    peu    la  fortune  et  la  gl(.>ire  —  avec  Jxieiiii. 


LE     SOMMEIL     DE     BRUNEHILD 
Tiiii  de  Sc/iull^e  et  Millier  à  l'Anneau  Ju  Nibelun^,  iStii. 


CHAPITRE    III 


TROIS     ANNEES     A     I'  A  R  I  S 


|,  u  lieu  de  prendre  la  route  de  terre,  et  probablement 
par  économie,  Richard  Wagner  s'embarqua  avec  sa 
femme  et  son  chien,  un  magnifique  chien  de  Terre- 
Neuve,  car  il  avait  déjà  la  passion  de  ces  animaux, 
sur  un  vaisseau  voilier  en  partance  de  Pillau  pour 
Londres.  Cette  traversée,  qui  dura  plus  de  quatre 
semaines  et  qui  fut  féconde  en  accidents,  ne  lui  sortit 
jamais  de  la  mémoire  ;  à  la  hauteur  des  côtes  de 
Norwège,  et  par  trois  fois,  le  vaisseau  fut  assailli  par  d'épouvantables 
tempêtes  qui  forcèrent  le  capitaine  à  se  réfugier  dans  le  port  le  plus 
voisin.  Ce  passage  à  travers  les  brisants  des  côtes  norwégiennes  pro- 
duisit sur  son  imagination  une  impression  merveilleuse,  et  ce  fut  au 
milieu  des  éléments  déchaînés  qu'il  entendit  les  matelots  chanter  avec 
effroi  cette  légende  du  Hollandais  volant,  qui  lui  entra  si  profondément 
dans  l'esprit.  Wagner  passa  huit  jours  à  Londres,  ne  s'occupant  que 
de  courir  la  ville  et  vivement  intéressé  par  sa  visite  au  Parlement,  mais 
ne  mettant  pas  le  pied  dans  les  théâtres  ;  puis  il  traversa  la  Manche. 
Une  fois  débarqué  à  Boulogne,  il  apprit  que  Meyerbeer  y  faisait  une 
maison  de  bains  de  mer,  et  il  demeura  tout  un  mois  dans  les  environs, 
pour  lier  connaissance  avec  le  célèbre  compositeur  et  s'en  faire  un 
appui.  Meyerbeer,  d'ailleurs,  accueillit  son  compatriote  avec  une  grande 
bienveillance  ;  il  examina  les  deux  actes  terminés  de  Rienii ,  s'en 
déclara  satisfait  et  demanda  au  jeune  voyageur  s'il  avait  de  quoi  vivre 
à  l'aise  un  bon  bout  de  temps,  pour  aller  ainsi  tenter  la  fortune  à  Paris. 
Sur  sa  réponse  négative,  il  hocha  fortement  la  tète  ;  il  n'en  promit 
pas  moins  à  Wagner  de  le  soutenir  autant  qu'U  serait  en  son  pouvoir, 
mais  il  l'avertit  charitablement  que  des  démarches  par  lettres  ne  pour- 
raient guère  aboutir  dans  un  cas  pareil  où  une  insistance  personnelle 
et  de  tous  les  jours  devrait  seule  avoir  quelque  effet  :  cela  dit,  il  lui 
remit  des  lettres  de  recommandation  pour  Anténor  Jolly,  directeur  de 
la  Renaissance,  où  Ton  jouait  à  la  fois  des  drames  et  des  opéras- 
comiques,  pour  Léon  Pillel,  directeur  de  l'Opéra,  l'éditeur  Schlesinger 
et  Habeneck.  Par  le  fait,  tout  ce  que  Wagner  put  obtenir  à  Paris,  il 
le  dut  à  ces  gens-là,  et  par  ricochet  à  Meyerbeer.   «  Savez-vous  ce  qui 


RICHARD    WACiNKR  27 

me  rend  déliant  à  l'égard  de  ce  jeune  homme,  disait  Henri  Heine,  c"cst 
que  Meyerbeer  le  recommande.  »  Va  ce  trait,  aussi  piquant  pour  le 
protégé  que  pour  le  protecteur,  est  tout  ce  qu'il  a  jamais  laissé  percer 
de  son  sentiment  sur  Richard  Wagner. 

Wagner  arriva  à  Paris  au  mois  de  septembre  1S39  et  s'en  alla 
prendre  un  appartement  garni  dans  la  rue  de  la  Tonnellerie,  auprès 
des  Halles,  dans  un  quartier  peu  hanté  des  artistes,  mais  où  il  devait 
pouvoir  vivre  à  très  bon  marché.  11  commence  aussitôt  sa  tournée  de 
visites  à  travers  Paris  ;  il  voit  d'abord  toutes  les  portes  s'ouvrir  devant 
lui,  grâce  au  patronage  de  Meyerbeer,  et  chaque  soir  il  rentre  en  son 
logis  ravi  de  l'accueil  qu'on  lui  fait  de  droite  et  de  gauche,  déjà  sûr 
d'un  succès  immédiat.  Alors  tout  l'enchante,  l'admirable  mise  en  scène 
de  l'Opéra  accroît  son  désir  d'y  voir  bientôt  représenter  Rieu^i ;  d'ail- 
leurs, il  ne  doute  pas  un  instant  de  réussir  et  ne  croit  pas  que  cela 
puisse  tarder  :  aussi  se  hàte-t-il  de  terminer  entièrement  cet  ouvrage, 
au  prix  de  privations  quotidiennes.  11  voyait  tout  en  rose  également 
du  côté  de  la  Renaissance,  où  le  directeur,  par  égard  pour  Meyerbeer, 
avait  accepté  de  représenter  sa  malheureuse  Novice  de  Païenne,  si 
vite  expédiée  en  un  soir  à  Magdebourg.  Dumersan  le  vaudevilliste 
avait  été  chargé  d'en  traduire  le  poème  ;  il  s'était  acquitté  de  sa  tâche 
avec  tant  de  bonheur  que  ces  nouveaux  vers  paraissaient  à  Wagner 
s'adapter  mieux  à  sa  musique  que  ceux  qu'il  avait  faits  lui-même  ;  enfin 
le  jeune  musicien  se  croyait  tellement  sur  du  succès  avec  un  opéra 
bien  conçu  dans  le  goût  français  sur  un  sujet  tant  soit  peu  léger,  qu'il 
n'hésita  pas  à  quitter  le  vieux  quartier  des  Halles,  pour  s'installer 
rue  du  Helder,  au  n°  25,  dans  le  cœur  du  Paris  élégant  et  artiste.  De 
son  côté,  l'éditeur  Schlesinger  n'avait  pas  moins  bien  travaillé  pour  le 
protégé  de  Meyerbeer  :  il  obtenait  d'Habeneck  que  la  Société  des 
Concerts  du  Conservatoire  essaierait  une  ouverture  que  son  jeune  ami, 
désirant  mettre  tout  le  drame  en  musique,  avait  entrepris  de  composer 
pour  le  Faust,  de  Goethe,  et  Wagner,  tout  heureux  de  la  bonne  nou- 
velle, en  travaillait  avec  plus  de  joie  et  d'ardeur. 

Wagner  n'habitait  pas  depuis  six  mois  Paris,  car  tout  cela  se  pas- 
sait dans  les  premiers  mois  de  1840,  qu'il  était  assuré  déjà  d'avoir  un 
opéra  joué  à  la  Renaissance  et  une  ouverture  exécutée  au  Conser- 
vatoire, en  attendant  Rien{i.  Tout  à  coup,  changement  de  décor.  11 
avait  terminé  son  ouverture  dès  le  mois  de  février,  on  l'essayait  à  la 
fin  de  mars,  et  l'éditeur  Schlesinger  se  hâtait  d'insérer  dans  la  Gaiette 
musicale  la  petite  note  suivante  :  «  Une  ouverture  d'un  jeune  compo- 
siteur allemand  d'un  talent  très  remarquable,  M.  Wagner,  vient  d'être 
répétée  par  l'orchestre  du  Conservatoire  et  a  obtenu    des    applaudisse- 


28  RICHARD    WAGNER 

ments  unanimes.  Nous  espérons  entendre  incessamment  cet  ouvrage  et 
nous  en  rendrons  compte.  »  La  vérité  était  que  les  sociétaires  exécutants 
avaient  déclaré  cette  ouverture  «  une  longue  énigme  «  et  qu'ils  avaient 
décidé  de  ne  pas  la  jouer.  Restait  la  Novice  de  Païenne,  dont  la  repré- 
sentation était  attendue  d'un  jour  à  l'autre.  Un  beau  matin,  vers  le 
milieu  d'avril,  Anténor  Jolly  réunissait  tous  ses  artistes  et  employés, 
pour  leur  annoncer  qu'à  bout  de  ressources  et  malgré  le  succès  récent 
de  la  Chaste  Suzanne,  il  se  trouvait  dans  la  nécessité  de  fermer  le 
théâtre  ;  et  de  deux.  On  ne  peut  dire  exactement  ce  que  valait  alors 
l'ouverture  de  Faust,  puisque  "Wagner  l'a  complètement  remaniée  après 
avoir  terminé  l'Or  du  Rhin;  mais  il  est  bien  difficile  de  croire  qu'elle 
fût  inférieure  à  celles  de  Rienii  ou  du  Vaisseau  fantôme,  qui  sont 
contemporaines,  et  quand  on  voit  que  la  Société  exécutait  à  la 
même  époque  une  ouverture  de  Jeanne  d'Arc ,  par  Moschelès ,  il 
semble  qu'elle  aurait  pu  se  montrer  plus  accueillante  envers  Richard 
Wagner  :  celui-ci,  tout  déconfit,  mit  de  côté  son  ouverture  qu'il  fit 
exécuter  telle  quelle  à  Dresde  en  1844,  et  ne  pensa  plus  jamais  à  com- 
pléter son  Faust  musical.  Il  est  donc  strictement  vrai  que  si  nous 
n'avons  qu'une  ouverture  au  lieu  de  toute  une  partition  de  Faust,  nous 
sommes  redevables  de  cette  perte  aux  musiciens  chevronnés  du  Conser- 
vatoire en   1840  '. 

Une  autre  tentative  avait  encore  échoué.  On  s'occupait  fort  à  Paris 
de  la  Pologne  et  une  grande  représentation  pour  les  Polonais  sans  tra- 
vail avait  été  organisée  au  théâtre  de  la  Renaissance  par  les  soins  de 
la  princesse  Czartoryska,  qui  avait  recruté  chanteurs  et  choristes  dans 
le  grand  monde,  et  chez  laquelle  on  avait  répété  tout  l'hiver.  La  fête 
était  fixée  au  vendredi  3  mars  et  l'on  y  devait  représenter  un  Duc  de 
Guise  qui  n'était  autre  que  le  Henri  III  et  sa  cour,  de  Dumas,  arrangé 
en  opéra  par  un  noble  amateur  et  mis  en  musique  par  le  jeune  de  FIo- 
tow  :  la  principale  interprète  était  une  toute  jeune  fille,  appelée  Anna 
de  Lagrange,  et  qui  devait  rendre  ce  nom  célèbre.  Wagner,  se  rap- 
pelant qu'il  avait  composé  une  ouverture  de  Polonia,  qui  pouvait  être  de 
circonstance  et  qu'il  avait  vainement  proposée  aux  concerts  Valcntino,  la 

I.  Wagner  remania  cette  ouverture  à  Zurich  en  iS55,  puis  il  eu  dirigea  la  première  exe'cution 
à  Munich  en  18G5.  Il  y  a  mis  comme  épigraphe  les  vers  suivants  du  drame  de  Gœthe  :  «  Le  Dieu  qui 
habite  mon  àme  peut  la  bouleverser  jusque  dans  ses  profondeurs;  mais  celui  qui  trône  hors  de  moi  ne 
peut  rien  faire  jaillir  de  mon  sein.  Aussi  l'existence  m'est-elle  un  fardeau,  la  mort  me  fait  envie  et  la 
vie  m'est  odieuse,  u  Sous  sa  forme  détiniiive,  cette  ouverture,  tout  empreinte  de  douleur  et  de  passion,  est 
une  création  du  premier  ordre,  une  œuvre  à  part  dans  l'œuvre  entier  de  Wagner.  Elle  n'est  pas  traitée, 
en  cfTet,  en  long  crescendo,  comme  les  magnifiques  ouvertures  du  Vaisseau  fantôme,  de  Tannhaniser  et 
des  Maîtres  CJianteiirs ;  elle  est  d'une  conception  non  pas  plus  admirable,  mais  plus  libre,  qui  lui 
permet  de  suivre  de  près  toutes  les  phases  du  drame  et  de  les  traduire  avec  une  vérité  saisissante. 
Un  chef-d'œuvre,  en  un  mot,  seulement  comparable  à  l'ouverlure  île  Faust  que  Schumann  écri\it 
en  i853. 


RICHARD    \VA(]N1-:R  2g 

porta  bravement  au  chef  crorchcstrc  du  tliéàtrc,  nommé  Duvinagc  :  celui-ci 
promit  de  s'en  occuper;  mais  on  n'avait  que  l'aire  d'un  pauvre  diable 
au  milieu  de  tout  ce  beau  monde,  et  son  ouverture  ne  fut  même  pas 
mise  en  question'.  Wagner  voyait  donc  s'évanouir  à  la  fois  ses  diverses 
chances  de  succès.  De  plus,  il  avait  épuisé  toutes  ses  ressources  pen- 
dant qu'il  travaillait  pour  devenir  célèbre  et  avait  dû  acheter  à  crédit 
les  meubles  nécessaires  pour  remplir  son  nouveau  logis;  mais  avant  de 
payer  ses  meubles  il  lui  fallait  d'abord  gagner  de  quoi  vivre  avec  sa 
femme  :  il  n'y  avait  plus  à  s'occuper  du  chien,  qui  avait  été  volé  avant 
leur  emménagement  rue  du   Heldcr. 

L'éditeur  Schlesinger  fut  encore  sa  providence;  il  lui  commanda 
plusieurs  articles  pour  son  journal,  la  Revue  et  Galette  musicale,  dont 
le  premier  :  Sur  la  musique  allemande,  parut  au  mois  de  juillet  1840; 
puis,  comme  il  s'était  rendu  acquéreur  de  la  partition  de  la  Favorite, 
représentée  au  mois  de  décembre  de  cette  même  année,  il  chargea 
Richard  Wagner  d'en  faire  la  réduction  pour  piano,  besogne  ingrate, 
à  coup  sûr,  sinon  compliquée,  mais  que  Wagner  était  trop  heureux  de 
trouver  puisqu'elle  allait  lui  donner  de  quoi  manger.  Du  reste,  il  s'en 
allait  frapper  à  toutes  les  portes  :  après  des  démarches  réitérées 
auprès  du  directeur  des  Variétés  et  peut-être  avec  l'appui  de 
Dumersan ,  le  traducteur  de  la  Novice  de  Palerme,  il  était  chargé  de 
mettre  en  musique  un  vaudeville  que  ce  même  Dumersan  venait  d'écrire 
avec  Dupeuty  :  la  Descente  de  la  Courtille;  mais,  dès  les  premières 
répétitions,  les  acteurs  déclaraient  sa  musique  inexécutable  et  l'on  y 
devait  renoncer.  Cette  folie  de  carnaval  fut  jouée  le  20  janvier  1841, 
et  ne  contenait  même  pas  la  chanson:  Allons  à  la  Courtille,  un  instant 
populaire  et  que  tout  le  monde,  à  la  file,  attribue  à  Wagner  :  double 
erreur,  à  ce  qu'il  parait. 


I.  Wagner  quitta  Paris  sans  réclamer  cette  ouverture  ;  quelle  fut  sa  surprise  en  apprenant, 
quarante  ans  plus  tard,  qu'elle  e'tait  entre  les  niains  de  M.  Pasdcloup!  Un  de  ses  amis  de  Paris 
entreprit  de  rétablir  la  suite  des  faits,  et  il  y  parvint  après  ujic  minutieuse  enquête  menée  avec  la 
prudence  et  la  sagacité  d'un  juge  d'instruction.  Voici  par  quelle  série  d'aventures  a  dû  passer 
Polonia.  Duvinage  avait  gardé  près  de  vingt  ans  cette  ouverture  non  réclamée,  lorsqu'un  beau 
jour  M.  Henri  LitolfF,  qui  donnait  des  leçons  de  piano  à  sa  fille  (aujourd'hui  M™"  Théodore 
Dubois),  le  pria  de  la  lui  confier  :  Duvinage  y  consentit.  Litolft,  sans  doute  à  bonne  intention,  la 
remit,  par  la  suite,  àM.Arban,  qui  désirait  la  jouer  à  ses  concerts  du  Casino,  et  celui-ci,  pour  l'essayer, 
avait  chargé  le  copiste  du  Théâtre  Italien  d'en  détacher  les  parties.  Puis  Arban  l'avait  complètement 
oubliée,  le  copiste  aussi,  si  bien  qu'elle  traînait  dans  les  amas  de  vieux  papiers  de  Ventadour  et  que 
l'éditeur  Choudens,  ayant  acheté  toute  cette  musique  en  bloc  après  la  déconfiture  de  la  direction 
Escudier  (avril  1870),  fut  tout  étonné  de  découvrir  un  manuscrit  de  Wagner  dans  ce  fouillis  de 
musique  non  classée.  Il  parla  de  cette  ouverture  à  M.  Pasdcloup  qui  se  la  fit  prêter,  ne  la  joua  jamais 
et  l'avait  à  son  tour  mise  au  rebut,  quand  elle  lui  fut  réclamée  au  nom  de  Wagner,  d'abord  par  la 
personne  qui  avait  fait  toutes  ces  recherches,  puis  par  M.  Nuitter.  C'est  ainsi  qu'en  1881  Wagner 
rentra  en  possession  d'une  œuvre  de  jeunesse,  égarée  depuis  1840,  et  qu'il  la  fit  exécuter  cette  année 
à  Palerme  pour  célébrer  l'anniversaire  de  sa  fciinuc  :  il  remercia  ses  amis  de  Paris  de  la  peine  prise 
avec  une  véritable  effusion. 


3o  RICHARD    WAGNER 

Wagner  essayait  aussi  de  percer  en  composant  des  romances  sur 
des  paroles  françaises  ;  il  aspirait  à  la  vogue  de  M'""  Loïsa  Puget,  à 
la  réputation  de  Schubert,  et  mettait  d'abord  en  musique  une  traduc- 
tion faite  exprès  pour  lui  des  Deux  Grenadiers,  de  Henri  Heine,  com- 
position un  peu  pénible,  très  inférieure  à  celle  que  Schumann  avait 
écrite  un  an  plus  tôt  sur  la  même  poésie,  et  dont  les  artistes  ne  vou- 
lurent pas.  Ensuite,  il  écrivit  l'Attente,  de  Victor  Hugo,  Mignonne, 
de  Ronsard,  Dors,  mon  enfant,  toutes  œuvres  simples  et  charmantes 
dans  leur  petit  cadre  et  qu'on  goûte  aujourd'hui,  mais  qu'il  ne  put 
môme  pas  produire  alors,  faute  de  chanteurs  pour  les  chanter,  d'édi- 
teurs pour  les  publier  :  elle  étaient,  à  la  lettre,  trop  bonnes  pour  le 
marché.  11  toucha  bien  quelques  francs  pour  Mignonne,  quand  elle  fut 
imprimée  dans  la  Galette  musicale,  et  cette  mélodie,  ensuite,  reparut 
avec  les  deux  autres  dans  le  supplément  de  VEuropa,  de  Lewald  ;  il 
faut  voir  à  ce  propos  en  quels  termes  pressants  Wagner,  dans  une 
lettre  d'avril  1841,  soumet  ces  trois  romances  à  l'éditeur  du  journal  et 
le  supplie  de  les  lui  payer  le  plus  vite  et  le  plus  cher  possible,  puisque 
les  prix  variaient  pour  de  telles  productions,  entre  5  et  g  florins 
(12  fr.  5o  et  22  fr.  5o).  Et  comme  il  s'y  prend  bien  pour  l'apitoyer: 
«  Un  farceur  qui  se  donne  pour  meilleur  qu'il  n'est!  voilà  comme  on 
me  traite  ici.  »  Ici,  c'est-à-dire  à  Paris.  Cependant  ses  articles,  qui 
dénotaient  une  personnalité  originale  et  énergique,  avaient  un  réel 
succès  dans  un  cercle  restreint,  et  la  nouvelle  intitulée  :  Une  Visite  à 
Beethoven,  publiée  à  la  fin  de  1840,  avait  assez  frappé  les  lecteurs  par 
un  mélange  de  poésie  et  de  raillerie,  d'enthousiasme  et  d'amertume, 
pour  que  Berlioz,  bon  juge  à  cet  égard,  ne  crût  pas  trop  faire  en  la 
signalant  dans  le  Journal  des  Débats.  Il  rendait  compte,  en  bon  colla- 
borateur, d'un  concert  organisé  par  la  Revue  et  Galette  musicale,  ce 
journal  infatigable,  qui  donnait  tant  de  choses  à  ses  abonnés  :  beaux 
concerts,  bons  articles  de  critique,  jolis  portraits  d'artistes,  nouvelles 
charmantes,  etc.,  et  il  ajoutait  de  lui-même  :  «  On  lira  longtemps  celle 
de  M.  Wagner  intitulée  Une  Visite  à  Beethoven.  «  Berlioz  ne  croyait 
sûrement  pas  dire  aussi  vrai'. 

l'out  en  travaillant  pour  Schlesinger,  il  poursuivait  sans  désemparer 
l'achèvement  de  Rienii,  non  plus  en  vue  de  l'Opéra  de  Paris  • —  il 
se  défend  après  coup  d'y  avoir  jamais  pensé  —  mais  pour  l'Opéra  de 
Dresde,  où  chantaient  des  artistes  de  premier  ordre,  la  Schrœder- 
Devrient,    Tichatschek,  etc.,    et    il    arrivait    au    bout    de    sa    tâche    en 

I.  Les  articles  de  Wagner  pour  la  Ga:;ette  musicale  étaient  traduits  par  Duesherg,  chargé  de 
rédiger  toutes  les  nouvelles  d'Allemagne  pour  ce  journal.  Quant  à  savoir  ce  que  ses  articles  ou  ses 
arrangements  lui  furent  payés,  ce  serait  bien  impossible,  car  Wagner,  toujours  à  court  d'argent,  a 
peut-être  reçu  quatre  ou  cinq  fois  le  prix  stipulé  pour  ses  travaux. 


Kl  en  A  Kl)  \va(;ni:u  3, 

novembre  1840.  Alors,  encouragé  par  ses  succès  d'écrivain  et  surtout 
presse  par  la  misère  qui  atteignait  au  degré  le  plus  aigu,  il  écrivit  tant 
et  plus  d'articles  pour  vivic,  et  c'est  juste  à  ce  moment-là,  au  commence- 
ment de  1841,  qu'il  publiait  cette  nouvelle  si  amère  et  si  douloureuse  : 
Un  Musicien  étranger  à  Paris,  où,  se  mettant  lui-même  en  scène, 
avec  son  bien-aimc  chien  de  Terre-Neuve,  il  décrit  d'une  plume  viru- 
lente tous  les  espoirs  qu'il  avait  follement  caressés,  toutes  les  douleurs 
qu'il  avait  éprouvées,  y  compris  la  perte  de  son  chien,  avant  d'arriver 
au  découragement  final,  en  attendant  la  mort  libératrice  de  son  héros. 
«  C'était  un  homme  excellent,  dit-il  en  parlant  de  ce  héros,  qui  n'est 
autre  que  lui-même,  un  digne  musicien  né  dans  une  petite  ville  d'Al- 
lemagne, mort  à  Paris,  oij  il  a  bien  souflfert.  Doué  d'une  grande  ten- 
dresse de  cœur,  il  ne  manquait  pas  de  se  prendre  à  pleurer  toutes  les 
fois  qu'il  voyait  maltraiter  les  malheureux  chevaux  dans  les  rues  de 
Paris.  Naturellement  doux,  il  supportait  sans  colère  de  se  trouver 
dépossédé  par  les  gamins  de  sa  part  des  trottoirs  si  étroits  de  la  capi- 
tale. Malheureusement,  il  joignait  à  tout  cela  une  conscience  d'artiste 
d'une  scrupuleuse  délicatesse;  il  était  ambitieux  sans  aucun  talent  pour 
l'intrigue;  de  plus,  dans  sa  jeunesse,  il  lui  avait  été  donné  de  voir  une 
fois  Beethoven,  et  cet  excès  de  bonheur  lui  avait  tourné  la  tète  de  telle 
sorte  qu'il  ne  put  jamais  se  retrouver  dans  son  assiette  pendant  son 
séjour  à  Paris.  »  Ce  personnage  imaginaire  est  tellement  calqué  sur 
lui-même,  avec  son  amour  pour  les  bêtes,  que,  dans  le  dialogue  qui  va 
suivre  et  qu'on  dirait  inspiré  du  Neveu  de  Rameau  tant  par  la  forme 
que  par  le  lieu  de  la  scène,  le  café  de  la  Rotonde,  on  retrouve  exactement 
tout  ce  qu'il  vient  de  faire  à  Paris  en  pure  perte  :  longues  attentes  dans 
les  antichambres  des  directeurs,  mélodies  écrites  dans  le  style  de 
Schubert  sans  que  personne  en  voulût  essayer,  refus  d'une  ouverture 
composée  par  un  disciple  de  Beethoven  par  ceux-là  mêmes  qui  sem- 
blaient le  mieux  goûter  ce  grand  maître,  etc.  A  quoi,  l'ami  sceptique 
et  désillusionné,  dans  la  bouche  duquel  il  a  dû  mettre  quelques-uns 
des  conseils  que  Meyerbeer  lui  avait  donnés,  répond  vivement  :  x  Per- 
mets que  je  t'arrête  ici.  Beethoven  est  déifié,  tu  as  parfaitement  raison; 
mais  fais  bien  attention  que  sa  réputation  et  son  nom  sont  maintenant 
choses  reçues  et  consacrées.  Mis  en  tête  d'un  morceau  digne  de  ce 
grand  maître,  ce  nom  sera  bien  un  talisman  assez  puissant  pour  en 
révéler  les  beautés  à  l'instant  et  comme  par  magie,  mais  à  ce  nom 
substitues-en  un  autre,  et  tu  ne  parviendras  jamais  à  rendre  les  direc- 
teurs de  concerts  attentils  aux  passages  les  plus  brillants  de  ce  même 
morceau.    »  Wagner,  comme  on  le  voit,  mordait  à  belles  dents. 

Cependant    Maurice    Schlesinger,    qui    ne    pensait    (}u'à    consoler    le 


32  RICHARD    WAGNER 

pauvre  musicien  de  sa  déconvenue  au  Conservatoire,  eut  l'idée  de  faire 
exécuter  une  composition  de  lui  dans  un  de  ces  concerts  que  la  Ga- 
icttc  musicale  olTrait  à  ses  abonnés,  et  ce  beau  projet  fut  mis  à  exécution 
le  jeudi  4  février  1841  :  sou  choix  s'était  fixé  sur  FouverLure  de  Columbus 
(Christophe  ColombJ,  qu'on  avait  modestement  mise  en  tète  du  pro- 
gramme. Il  en  fut  naturellement  rendu  compte  dans  le  journal  même 
de  Schlesinger.  «  Ce  morceau,  qui  a  plutôt  le  caractère  et  la  forme 
d'une  introduction,  disait  le  critique  Henri  Blanchard,  mérite-t-il  bien 
la  désignation  d'ouverture  que  l'auteur  a  si  bien  définie  dernièrement 
dans  ses  articles  de  la  Gaiette  musicale  ?  A-t-il  voulu  peindre  l'infini 
de  la  pleine  mer,  de  l'horizon  qui  semblait  sans  but  aux  compagnons 
du  célèbre  navigateur,  par  le  trémolo  aigu  des  violons  ?  Les  entrées 
d'instruments  de  cuivre  reviennent  trop  uniformément  et  avec  trop 
d'obstination  ;  d'ailleurs,  leurs  discordances  qui  choquaient  les  oreilles 
exercées  et  délicates  n'ont  pas  permis  d'apprécier  à  sa  juste  valeur  le 
travail  de  M.  'W^agner,  qui,  malgré  ce  contre-temps,  nous  a  paru  l'œuvre 
d'un  artiste  ayant  des  idées  larges,  assises,  et  connaissant  bien  les 
ressources  de  l'instrumentation  moderne.  »  Il  est  assez  curieux  d'ap- 
prendre ainsi  que  dans  cette  œuvre,  écrite  à  vingt-deux  ans,  Wagner 
usait  déjà  des  trémolos  de  violons  à  l'aigu  et  des  fulgurantes  attaques 
de  cuivres  dont  il  s'est  si  souvent  et  si  merveilleusement  servi.  Cette 
exécution  bien  modeste  eut  quelque  écho  en  Allemagne,  grâce  à  Schu- 
mann  qui  mentionna  le  concert  dans  son  journal,  en  insistant  sur  ce 
point  que,  parmi  les  numéros  du  programme,  il  y  avait  une  ouverture 
de  Richard  Wagner,  «  un  jeune  Saxon,  écrit-il,  qui  restait  silencieux 
depuis  longtemps  et  qui,  par  bonheur,  se  remet  à  composer  ».  Encou- 
ragé par  ce  petit  succès,  Wagner  se  hâta  d'envoyer  son  ouverture  à 
Londres,  espérant  que  Jullien  la  pourrait  exécuter  dans  ses  concerts- 
promenades;  mais  l'excentrique  chef  d'orchestre  n'en  voulut  pas,  et 
quand  le  facteur  des  messageries  Lafitte  et  Caillard  rapporta  le  rou- 
leau au  compositeur,  celui-ci  était  dans  une  telle  misère  qu'il  ne  put 
pas  payer  le  |iûrt  de  Londres  à  Paris,  et  que  le  facteur  remporta 
tranquillement  son  paquet  :   l'ouverture  était  perdue  à  jamais  '. 

Wagner,  dans  sa  détresse,  allait  jusiiu'à  se  présenter  comme  choriste 
dans  un  petit  théàtic  du  boulevard  :  «  Je  m'en  tirai,  dit-il,  encore 
plus  mal  que  Berlioz  lorsqu'il  se  trouva  dans  une  situation  semblable  : 

I.  Ce  Jiiiail  miscjiablu  a  utij  racunle  par  Wagner  liii-inciuc,  vers  irSSo,  à  un  lIc  mus  amis,  qui 
voulut  alors  s'informer  de  ce  que  ce  rouleau  mis  au  débarras  avait  bien  pu  devenir  depuis  quarante  ans. 
I-es  messageries  n'existaient  plus;  après  avoir  cherché  dans  tout  Paris,  il  découvrit  que  le  vieux 
M.  Caillard,  très  âge,  mais  ayant  toute  sa  tète,  logeait  à  sa  porte  :  il  se  promit  de  l'aller  voir,  attendit 
quelques  jours  par  négligence  et  comme  il  descendait  un  matin,  il  vit  qu'on  tendait  de  noir  la  maison 
voisine.  11  s'inlurmc...  le  vieillard  était  mort. 


RICHARD    \VA(iNER  33 

le  chef  d'orchestre  qui  devait  m'cxamincr  découvrit  tout  de  suite  que 
je  ne  savais  pas  chanter  le  moins  du  monde  et  déclara  qu'il  n'y  avait 
rien  à  tirer  de  moi.  «  Heureusement  pour  lui  qu'il  y  avait  alors  à  Paris 
une  assez  nombreuse  colonie  d'Allemands,  —  artistes,  savants,  lettrés,  — 
pour  la  plupart  assez  pauvres,  mais  pleins  de  cœur  et  d'élan,  et  qui 
contribuèrent  sûrement  à  soutenir,  à  faire  vivre  à  peu  près  Wagner  et 
sa  femme  pendant  ce  terrible  hiver.  Mais,  en  dehors  de  ce  cercle,  il  se 
sentait  tout  isole  dans  Paris  et  c'était  encore  parmi  les  musiciens  qu'il 
comptait  le  moins  d'amis,  chacun  s'agitant,  se  démenant  pour  son 
propre  compte  et  n'ayant  pas  le  temps  de  lier  commerce  avec  autrui. 
D'ailleurs,  il  n'était  porté  vers  aucun  d'entre  eux.  De  Meyerbeer,  alors 
souverain  maître  à  l'Opéra  avec  Robert  le  Diable  et  les  Huguenots,  il 
eut  tout  d'abord,  sans  la  manifester,  l'opinion  qu'il  exprima  plus  tard 
quand  il  crut  que  les  sentiments  de  reconnaissance  ne  devaient  pas 
rempêcher  de  distinguer  entre  l'homme  et  l'artiste.  Pour  Halévy,  il 
jugea  que  son  bel  enthousiasme  avait  duré  juste  le  temps  d'obtenir  un 
grand  succès  qui  le  tirât  de  pair;  après  quoi  il  n'avait  plus  pensé  qu'à 
écrire  des  opéras  pour  faire  fortune,  en  imitant  la  négligence  et  le 
laisser-aller  d'Auber,  sans  avoir  conscience,  hélas  !  qu'il  n'avait  pas  su, 
comme  son  modèle,  acquérir  un  semblant  de  style,  appréciable  dans  ses 
productions  les  plus  lâchées.  En  ce  qui  regardait  Auber  lui-même,  il 
ne  le  jugea  pas  plus  favorablement,  quoiqu'au  temps  de  la  Muette  il 
l'eut  défendu  par  opposition  à  Rossini  et  à  -l'école  italienne.  11  n'eut 
aucun  rapport  avec  lui  ;  cependant  il  essaya  de  le  louer  un  jour  dans  la 
Galette  musicale  au  détriment  de  Donizetti,  Rossini,  etc.,  mais  le  direc- 
teur Edouard  Monnais  refusa  son  article  et  ne  voulut  pas  entendre 
parler  de  patriotisme  frani^-ais  dans  une  question  purement  musicale,  ou 
plutôt  commerciale,  car  Schlesinger,  éditant  à  la  fois  la  Muette,  Guil- 
laume Tell  et  la  Favorite,  entendait  que  son  journal  vantât  également  les 
trois  compositeurs.  Le  seui  pour  lequel  Wagner  éprouva  quelque  attrait, 
en  dépit  de  son  naturel  hérissé,  ce  fut  Berlioz.  «  11  y  a  entre  lui, 
dit-il,  et  ses  confrères  de  Paris,  cette  différence  essentielle  qu'il  ne 
compose  pas  sa  musique  pour  de  l'argent.  Mais  il  ne  peut  écrire  pour 
l'art  pur,  le  sens  du  beau  lui  manque.  Il  reste  complètement  isolé 
dans  sa  tendance  :  il  n'a  personne  à  ses  côtés  qu'une  troupe  d'adora- 
teurs qui,  platement  et  sans  le  moindre  jugement,  saluent  en  lui  le 
créateur  d'un  nouveau  système  de  musique,  et  lui  ont  complètement 
tourné  la  tète  :  eux  exceptés,  tout  le  monde  l'évite  comme  un  fou.  » 
C'était  le  seul  qu'il  appréciât.:  peut-être  est-il  opportun  de  le  répéter. 
C  est  à  Paris  qu  il  rencontra  pour  la  première  fois  Franz  Liszt,  et 
les    premiers    rapports  entre  ces  deux  artistes,  qui   devinrent  si  grands 

5 


34  RICHARD   WAGNER 

amis  par  la  suite,  furent  des  plus  réservés  et  manquèrent  tout  à 
fait  de  liant.  Wagner  marquait  un  franc  dédain  pour  la  réputation 
bruyante  du  grand  pianiste  ;  il  détestait  la  virtuosité  pure  et  jugeait 
que  Liszt  se  laissait  entraîner  par  le  public  jusqu'à  donner  des  preuves 
du  plus  mauvais  goût,  jusqu'à  exécuter,  par  exemple,  une  fantaisie  sur 
Robert  le  Diable,  dans  un  concert  organisé  pour  élever  un  monument 
à  Beethoven  ;  il  déplorait  la  différence  qu'il  y  a  entre  la  situation  du 
compositeur  dramatique,  qui  ne  peut  se  révéler  qu'à  un  auditoire  en 
partie  composé  d'amateurs,  et  celle  du  virtuose  qui  triomphe  aisément 
devant  n'importe  quelle  assistance;  il  se  comparait  alors  au  célèbre  pianiste 
et  en  arrivait  à  considérer  son  propre  isolement  en  face  du  public, 
non  plus  comme  un  mal,  mais  comme  un  bien,  comme  une  garantie 
contre  la  dangereuse  amitié  de  ces  profanes.  Et  quand  il  avait 
bien  ruminé  ces  idées  dans  sa  tète,  il  remontait  dans  sa  chambre  et 
là,  tout  seul,  les  jetait  sur  le  papier;  il  intitulait  cet  article  hardiment  : 
Du  métier  de  virtuose  et  de  l'iiidépeudauce  du  compositeur,  et  le  portait 
à  la  Gaiette  musicale  où  il  parut  en  1840.  Dégoûté  par  le  monde 
musical  de  Paris,  il  renonçait,  dans  ces  moments  de  désespoir,  à  ce 
qui  était  autrefois  son  désir  farouche  :  conquérir  Paris,  et  tombait 
dans  un  douloureux  abattement,  comme  excédé  par  les  exercices  de 
Liszt  et  de  Chopin,  les  chants  de  Duprez  et  de  M'""  Dorus-Gras,  les 
trilles  sempiternels  de  Rubini.  Duprez  et  Rubini  l'avaient  entièrement 
dégoûté  de  la  mauvaise  musique  qu'ils  chantaient  d'ordinaire  et  qu'un 
auditoire  dit  d'élite,  recruté  dans  l'aristocratie  et  la  finance^  applau- 
dissait de  confiance.  Il  ne  trouvait  aucun  intérêt  aux  luxueuses  repré- 
sentations de  l'Opéra  qu'il  fréquenta  peu,  d'ailleurs,  faute  d'argent,  et 
ne  voyait  là  qu'un  prétexte  à  mise  en  scène  et  à  décorations  :  «  Qui 
n'a  vu,  disait-il,  la  Juive  d'Halévy  que  dans  telle  ou  telle  ville  d'Alle- 
magne, ne  parviendra  jamais  à  se  figurer  comment  et  pourquoi  cet 
ouvrage  a  pu  charmer  les  Parisiens,  w  L'Opéra-Comique,  à  tout 
prendre,  aurait  pu  le  contenter  mieux  que  l'Académie  de  musique  et 
les  Italiens,  au  moins  par  le  talent  des  chanteurs  ;  mais  ce  qu'on 
écrivait  alors  ]wur  ce  théâtre  lui  parut  absolument  détestable  :  «  Où 
s'est  enfuie,  hélas  !  la  grâce  de  Méhul,  de  Nicolo,  de  Boïeldieu 
et  du  jeune  Auber,  devant  les  ignobles  rythmes  de  quadrille  qui  font 
rage  aujourd'hui  ?   » 

Malgré  quelques  satisfactions  passagères,  comme  le  succès  d'un 
article  ou  l'exécution  d'une  ouverture,  qui  n'apportaient  pas  grand 
soulagement  à  sa  pauvreté,  "Wagner,  trompé  dans  ses  espérances,  souffrait 
cruellement  à  tous  égards,  par  les  soucis  et  les  privations  de  la  vie 
matérielle  et  par  les   cruelles   déceptions    d'un    légitime   amour-propre. 


RICHARD    WAGN  F.  R  33 

Un  rayon  de  soleil  éclaira  suliitemcnt  son  existence  et  l'artiste  abattu 
se  reprit  à  vivre,  à  vouloir  triompher  du  sort  coûte  que  coûte.  Avec 
la  lettre  de  recommandation  de  Meyerbecr  à  Habeneck,  il  avait  dû 
trouver  bon  accueil  au  Conservatoire,  et  les  concerts  de  la  Société 
vouée  au  culte  de  Beethoven  lui  procuraient  un  doux  réconfort.  Il 
pouvait  au  moins  assister  aux  répétitions  et  chaque  fois  il  se  délectait 
d'une  symphonie  de  Beethoven  rendue  en  perfection  :  c'est  seulement 
là,  dit-il,  qu'il  ressentit  une  satisfaction  sans  mélano-e.  Et  voilà  qu'un 
jour  il  entend,  ô  merveille  !  une  incomparable  exécution  de  la  .Sy??;^?/?o;?/e 
ai'ec  chœurs,  une  exécution  telle  qu'il  n'en  avait  jamais  soupçonné 
de  pareille  aux  concerts  du  Gewandhaus,  à  Leipzig.  Kmu ,  ravi, 
haletant  d'enthousiasme,  il  se  sent  transporté  de  dix  ans  en  arrière, 
en  écoutant  l'œuvre  préférée  de  son  adolescence,  et  croit  la  com- 
prendre enfin  pour  la  première  fois,  tant  il  en  pénètre  les  beautés^ 
infinies  ;  il  sent  alors  la  lumière  se  faire  en  son  esprit,  il  rejette  au 
loin  ridée  de  se  traîner  dans  les  sentiers  battus  de  Ricu^i,  il  se  réjouit 
d'avoir  été  repoussé  de  l'Académie  de  musique  où  il  se  serait  à  jamais 
perdu  dans  un  genre  inférieur  et  conventionnel,  il  entrevoit  l'idéal  de 
sa  vie  à  la  lueur  du  chef-d'œuvre  de  Beethoven  '.  «  Ce  fut,  dit-il, 
pour  finir,  comme  une  écaille  qui  me  tomba  des  yeux,  comme  si  un 
rideau  venait  de  se  lever.   » 

Il  ne  sait  quoi  célébrer  davantage,  de  l'admirable  application  des  exé- 
cutants ou  de  l'énergie  déployée  par  Habeneck  qui,  après  avoir  fait  tra- 
vailler tout  un  hiver  cette  symphonie  sans  que  son  orchestre  y  vît  plus 
clair,  s'était  acharné  à  la  remettre  à  l'étude  pendant  deux  ou  trois  hivers 
et  n'avait  lâché  prise  qu'après  en  avoir  fait  pénétrer  le  sens  à  tous  ses 
musiciens  :  «  D'ailleurs,  ajoute-t-il,  Habeneck  était  un  chef  de  la 
vieille  roche  ;  il  était  vraiment  le  maître  et  tout  lui  obéissait.  >>  Par 
surcroît  de  bonheur,  le  Freischùti  dans  sa  forme  originale  fut  repré- 
senté pour  la  première  fois  à  Paris,  le  7  juin  1841,  un  Freischuti 
subissant,  il  est  vrai,  les  lois  du  Grand-Opéra  français,  augmenté  de 
récitatifs  et  de  ballets,  mais  sans  qu'on  en  eût  retranché  une  seule 
note,  et  mis  en  scène  avec  un  respect  religieux  par  Berlioz,  le  Frcischiiti 
enfin  auquel  il  avait  dû  les  premiers  ravissements  de  sa  jeunesse.  Ah  ! 
pour  le  coup,  il  n'hésite  plus,  et  cette  double  apparition  de  la  patrie 
allemande  incarnée  en  Beethoven,  en  Weber,  rend  comme  par  miracle 
à  l'exilé  toute  son  énergie  :   «  O  ma  splendide   patrie,  combien  je  dois 

I.  Les  concerts  du  Conservatoire  entraient  dans  leur  treizième  année  en  1840.  Il  y  avait  alors  huit 
concerts  par  saison,  de  quinzaine  en  quinziiine,  à  partir  de  janvier.  C'est  au  concert  du  8  mars  1840 
que  Wagner  dut  entendre  la  5_)-m^/ioHie  avec  chœurs  et  il  put  la  re'entendre  encore  le  2  mars  1841  et  le 
9  janvier  1842,  car  on  l'exécuta  une  t'ois  par  an  durant  les  trois  hivers  qu'il  passa  à  Paris  :  ensuite,  on 
ne  la  joua  plus  qu'en  1849. 


36  RICHARD    WAGNER 

t'aimer,  combien  je  dois  rêver  de  toi,  ne  fût-ce  que  parce  que  le 
Freischïtty  est  né  sur  ton  sol  !  Combien  je  dois  aimer  le  peuple  alle- 
mand qui  aime  le  Freischiïti,  qui  encore  aujourd'hui,  croit  aux 
merveilles  de  la  plus  naïve  des  légendes,  qui  sent  encore  aujourd'hui, 
à  l'âge  d'homme,  les  terreurs  mystérieuses  et  douces  qui  agitèrent  son 
cœur  dans  sa  jeunesse  1  O  toi,  aimable  rêverie  allemande  !  rêveries 
des  bois,  rêveries  du  soir,  des  étoiles,  de  la  lune,  du  clocher  du  village 
qui  sonne  le  couvre-feu  !  Combien  est  heureux  qui  peut  vous  com- 
prendre et  croire,  sentir,  rêver,  divaguer  avec  vous  '  !   » 

Et  tout  aussitôt  il  se  mit  à  l'œuvre,  il  voulut  faire  jaillir  les  idées 
qu'il  sentait  confusément  bouillonner  dans  sa  tête  et  qu'il  avait  déjà 
jetées  sur  le  papier  en  les  prêtant  audacieusement  à  l'auteur  de  Fidelio, 
dans  sa  visite  imaginaire  à  Beethoven.  «  ...Les  sons  des  instruments, 
sans  qu'il  soit  possible  pourtant  de  préciser  leur  vraie  signification, 
préexistaient  dans  le  monde  primitif  comme  organes  de  la  nature 
créée,  et  même  avant  qu'il  y  eût  des  hommes  sur  terre  pour  recueillir 
ces  vagues  harmonies.  Mais  il  en  est  tout  autrement  du  génie  de  la 
voix  humaine  :  celle-ci  est  l'interprète  direct  du  cœur  humain,  et  traduit 
nos  sensations  abstraites  et  individuelles.  Son  domaine  est  donc  essen- 
tiellement limité,  mais  ses  manifestations  sont  toujours  claires  et  précises. 
Eh  bien  !  réunissez  ces  deux  éléments  ;  traduisez  les  sentiments  vagues 
et  abrupts  de  la  nature  sauvage  par  le  langage  des  instruments,  en 
opposition  avec  les  idées  positives  de  l'âme  représentées  par  la  voix 
humaine;  et  celle-ci  exercera  une  influence  lumineuse  sur  le  conflit  des 
premiers,  en  réglant  leur  élan,  en  modérant  leur  violence.  Alors  le 
cœur  humain  s'ouvrant  à  ces  émotions  complexes,  agrandi  et  dilaté 
par  ces  pressentiments  infinis  et  délicieux,  accueillera  avec  ivresse, 
avec  conviction,  cette  espèce  de  révélation  intime  d'un  monde  surna- 
turel... L'opéra  n'est  point  mon  fait  (n'oublions  pas  que  c'est  Beethoven 
qui  est  censé  parler);  du  moins  je  ne  connais  pas  de  théâtre  au  monde 
pour  lequel  je  voudrais  m'engager  à  composer  un  nouvel  ouvrage.  Si 
j'écrivais  une  partition  conformément  à  mes  propres  instincts,  personne 
ne  voudrait  l'entendre,  car  je  n'y  mettrais  ni  ariettes,  ni  duos,  ni  rien 
de  tout  ce  bagage  convenu  qui  sert  aujourd'hui  à  fabric^uer  un  opéra, 
et  ce  que  je  mettrais  à  la  place  ne  révolterait  pas  moins  les  chanteurs 
que  le  public.  Ils  ne  connaissent  tous  que  le  mensonge  et  le  vide 
musical  déguisés  sous  de  brillants  dehors,  le  néant  paré  d'oripeaux. 
Celui  qui  ferait  un  drame  lyrique  vraiment  digne  de  ce  nom  passerait 
pour  un  fou,  et  le  serait  en  eftet,  s'il  exposait  son  œuvre  à  la  critique 
du  public,  au  lieu  de  la  garder  pour  lui  seul.  » 

I.  liiclidrd   Wai^ner  d'après  lui-même,  p.   i  ^î  i . 


1<K;HAR1)    WAGNER  37 

Et   ce   que    Beethoven,  censément,  n'aurait  pas  osé  tenter,  Wai^ncr 
l'entreprit.    Un   sentiment   de   révolte  contre   la   destinée  qui   Faccablait 
l'avait   fait   écrivain  ;    peu  s'en  fallut  alors   qu'il  ne  se  donnât  tout  à  la 
satire   écrite,    mais   le  réveil   de  sa  conscience  d'artiste  et  le  sentiment 
de  sa  propre  valeur  le  firent  rentrer  dans  sa  voie  naturelle  et  se  vouer 
à  la  musique.  Neuf  mois  durant,  il  n'avait  fait  que  de  vuli^aires  arran- 
gements   d'opéras   et  des  articles  de  journaux  qui  paraissaient,  à  Paris 
dans  la   Galette  musicale,  à  Dresde  dans   le  Courrier  du  soir  ou  dans 
VEuropa,    d'Auguste    Lewald,    à   laquelle    il    envoya,    sous    le    pseudo- 
nyme  de    Freudenfeuer   [Feu  de  joie),    une    série  de  lettres    intitulées 
tantôt   Amusements  parisiens    et   tantcjt   Mésaventures   d'un   Allemand 
à    ParisK     Un    instant    il    avait    cru    que   la    chance    allait    lui    revenir 
avec    Mcyerbeer.    Celui-ci    était   rentré   à    Paris   juste  comme  Wagner 
arrivait  au  dernier  degré  de  la  misère;  il  eut  pitié  du  pauvre  Allemand 
et  le  recommanda   avec   tant   d'insistance  à  Léon    Pillet  que  ce  dernier 
laissa   entrevoir  à  'Wagner   la    possibilité    d'écrire    une    partition    pour 
l'Opéra.    Cette    fois    Richard  Wagner    ne  se  tint  pas  de   joie  ;  il  rentra 
chez  lui  tout   en   fièvre  et  ne  prit  pas  de  repos   qu'il   n'eût  terminé  au 
moins  le  scénario  de  l'ouvrage  pour  lequel  il  entrevoyait  déjà  une  mise 
en  scène  merveilleuse  et  telle  qu'on  n'en  pouvait  réaliser  qu'à  Paris. 

Après  avoir  obtenu  la  permission  de  Henri  Heine  afin  d'utiliser 
l'emprunt  qu'il  avait  fait  lui-même  à  une  pièce  anglaise  du  même 
titre,  il  écrivit  avec  bonheur  l'ébauche  du  Hollandais  volant,  dont  il 
avait  fait,  dit-il,  la  connaissance  intime  en  pleine  mer,  au  plus  fort  de 
la  tempête,  et  il  la  fit  tenir  bien  vite  à  Léon  Pillet.  Mais  Meyerbeer 
était  parti  dans  l'intervalle,  et  le  directeur,  frappé  de  la  couleur 
poétique  et  de  l'originalité  du  sujet,  proposa  simplement  à  l'auteur  de 
le  lui  acheter  pour  le  faire  mettre  en  musique  par  un  autre.  Et 
c'était  tout  à  son  avantage,  ajoutait  le  bon  aptkre  :  un  tel  opéra  ne 
pourrait  pas  arriver  à  la  scène  avant  quatre  ou  cinq  ans,  par  suite  d'ar- 
rangements antérieurs  ;  or,  Wagner  se  lasserait  de  le  colporter  ainsi  de 
tous  côtés,  tandis  que,  ayant  devant  lui  tout  le  temps  nécessaire,  il  en 
composerait  un  autre  et  se  consolerait  aisément  de  ce  léger  sacrifice. 
Anéanti,  Wagner  tenta  vainement  de  se  débattre  et  répondit  qu'il 
réfléchirait.  Pendant  qu'il  réfléchissait,  il  apprit  que  Léon  Pillet 
avait    déjà  parlé    de    cette    ébauche    comme    lui    appartenant    et    que, 

I.  Dans  un  de  ces  articles,  il  raille  agréablement  Scribe,  qu'il  représente  à  son  lever,  prenant 
son  chocolat  en  donnant  audience  à  nombre  de  visiteurs  et  menant  de  front  la  confection  de  vingt 
pièces  avec  autant  de  collaborateurs,  dilférents.  Dans  un  autre,  il  parle  longuement  de  Berlioz  qu'il 
qualifie  de  musicien  génial.  «  Celui  qui  veut  entendre  de  sa  musique,  dit-il  assez  plaisamment,  est 
oblige  de  se  déranger  tout  exprès  et  d'aller  à  lui,  car  il  n'en  trouverait  nulle  part,  pas  même  aux 
endroits  où  l'on  rencontre  cote  à  cote  Mozart  et  Miisard.  » 


38  RICHARD   WAGNER 

s'il  ne  cédait  pas  son  scénario  de  bonne  grâce,  il  en  serait  dépouillé 
par  adresse.  Après  tout,  l'argent  qu'on  lui  donnerait  en  échange 
assurerait  son  existence  au  moins  pendant  quelque  temps  et  lui  per- 
mettrait de  composer  en  toute  liberté  d'esprit,  puisqu'il  voulait  revenir 
à  la  musique  ;  il  accepta  donc,  tout  en  gardant  la  propriété  pour  l'Alle- 
magne, et  céda  son  ébauche  à  L.éon  Pillet  pour  cinq  cents  francs'. 

Alors,  foin  de  la  critique  et  tout  à  la  composition.  Le  printemps 
de  1841  était  proche  :  autant  pour  fuir  ses  créanciers,  qui  devenaient 
intraitables,  que  pour  composer  plus  librement,  loin  des  soucis  et  du 
bruit  de  la  ville,  il  alla  loger  à  Meudon,  près  des  grands  bois  qui 
l'attiraient,  dans  une  maisonnette  habitée  en  partie  par  le  propriétaire, 
un  vieillard  de  quatre-vingts  ans,  n'en  paraissant  pas  plus  de  quarante, 
légitimiste  ardent  qui  aimait  fort  à  parler  de  l'ancienne  cour  et  qui 
avait  perdu,  à  la  révolution  de  Juillet,  une  pension  de  mille  francs 
sur  la  cassette  royale  :  il  faisait  de  la  peinture,  exécrable  il  est 
vrai,  mais  cela  suffisait  à  rassurer  'Wagner,  la  peinture  n'étant  pas 
d'habitude  un  métier  bruyant.  Voilà-t-il  pas  qu'un  beau  jour,  comme 
il  goûtait  délicieusement  la  tranquillité  de  la  campagne,  il  entend  dans 
la  cave  un  biuit  épouvantable  ;  il  se  précipite  et  trouve  le  vieillard  en 
train  de  confectionner  une  machine  où  il  avait  savamment  combiné 
les  sons  de  la  harpe  avec  ceu.x  du  piano  :  le  peintre  était  un  collection- 
neur-inventeur d'instruments  !  Wagner  eut  toutes  les  peines  du  monde  à 
le  dissuader  de  cet  abominable  accouplement;  il  finit  par  y  réussir  et  put 
se  donner  en  pai.x  à  la  composition  du  Hollandais  volant.  Sa  première 
idée  avait  été  de  traiter  ce  sujet  pour  le  concert  dune  seule  haleine, 
en  «  ballade  dramatique  »  ;  il  le  reprit,  le  découpa  tant  bien  que  mal 
en  trois  actes  pour  le  théâtre,  et,  une  fois  tout  le  poème  écrit  et 
versifié,  il  entreprit  la  musique.  Alors,  en  face  du  piano  qu'il  avait  fait 
venir  pour  son  travail,  il  fut  pris  d'une  inquiétude  mortelle  :  après  tant 
de  mois  passés  à  écrire,  à  critiquer  ou  à  déranger  les  œuvres  des 
autres,  était-il  encore  capable  de  composer  lui-même?  Il  tournait  autour 
de  l'instrument  avec  une  véritable  angoisse;  il  l'ouvre  enfin,  l'essaie  et 
produit  d'un  seul  jet  la  chanson  des  fileuses  et  le  -chœur  des  matelots. 
Fou  de  joie,  il  se  lève  et  lance  au  ciel  un  cri  de  triomphe  :  il  est 
toujours  musicien  !  En  sept  semaines,  tout  l'opéra  fut  composé  ;  mais 
quand  il  en  fut  arrivé  là,  de  nouveau  les  soucis  matériels  l'accablèrent, 
et  quoiqu'il  portât  l'ouverture  à  peu  près  achevée  dans  sa  tête,  il  dut 
attendre,  avant  de  la  pouvoir  fixer  sur  le  papier,  deux  grands  mois. 

I.  Le  Hollandais  volant,  arrangé  en  opéra  français  en  deux  actes  par  Paul  Fouchcr  et  devenu  le 
Vaisseau  fantôme  avec  musique  de  Diestch,  fut  représenté  à  l'Opéra  le  9  novembre  1S42.  Wagner  avait 
déjà  quitté  Paris  et  n'apprit  que  de  loin  l'insuccès  de  cet  opéra  qui  dut  lui  faire  un  certain  plaisir  : 
on  ne  le  put  jouer  que  onze  fois. 


■■I  r-..'\'   n      .'  'i 


RICHARD     WACN  ER 


Kl  cil  A  kl)    WAGNKR  3^ 

S'ctaicnt-ils  assez  complctcmcut  réalises  les  fâcheux;  pronostics  qu'un 
an  plus  tôt  il  mettait  dans  la  bouche  de  son  ami  le  donneur  de  conseils  ! 
«  Le  public  1  tu  as  raison.  Je  suis  d'avis  qu'avec  ton  talent  tu  pourrais 
espérer  de  réussir,  si  tu  n'avais  affaire  qu'au  public  seul  ;  mais  c'est 
précisément  dans  le  plus  ou  moins  de  facilité  d'arriver  jusqu'à  lui 
que  tu  te  trompes  lourdement,  mon  pauvre  ami.  Ce  n'est  pas  la 
concurrence  des  talents  contre  laquelle  tu  auras  à  combattre,  mais 
bien  celle  des  réputations  établies  et  des  intérêts  particuliers.  Ls-tu 
bien  assuré  d'une  protection  ouverte  et  influente,  alors  tente  la  lutte  ; 
mais,  sans  cela,  et  surtout  si  tu  manques  d'argent,  tiens-toi  soioneu- 
sement  à  l'écart,  car  tu  ne  pourras  que  succomber,  sans  même  avoir 
attiré  sur  toi  l'attention  publique.  Il  ne  sera  pas  question  de  mettre  à 
l'épreuve  ton  talent  et  tes  travaux.  Oh  !  non,  ce  serait  là  une  faveur 
sans  pareille  !  On  pensera  seulement  à  s'enquérir  du  nom  que  tu 
portes,  et,  comme  ce  nom  est  dénué  de  toute  réputation,  comme  de 
plus    il    ne   se    trouve    inscrit    sur  aucune    liste    de    propriétaires  ou  de 

rentiers,  il  vous   faudra   végéter   inaperçus,    toi   et  ton   talent Bref, 

ou  l'on  te  laissera  te  morfondre  à  attendre  en  vain  l'exécution  de  ta 
musique,  ou  bien,  si  tes  compositions  sont  conçues  dans  cet  esprit 
audacieux  et  original  que  tu  admires  tant  dans  Beethoven,  on  ne 
manquera  pas  de  les  trouver  boursouflées,  incompréhensibles,  et  l'on 
se  débarrassera  de  toi  par  ce  beau  jugement.   » 

Aussitôt  qu'il  avait  eu  terminé  son  Rieii^i,  en  novembre  1840,  Wagner 
l'avait  adressé  à  l'Opéra  de  Dresde.  Une  lettre  de  Meyerbeer  à  l'inten- 
dant royal,  baron  de  Liittichau,  en  date  du  18  mars,  avait  été  décisive, 
et  le  18  juillet  1841,  la  Ga:{ettc  musicale  annonçait  la  réception  de 
l'ouvrage  en  ajoutant  qu'il  entrait  sur  l'heure  en  répétitions  pour  être 
représenté  avant  la  fin  de  l'année.  On  assure,  ajoutait  le  journal,  que 
la  direction  va  faire  des  frais  considérables  pour  monter  avec  un  luxe 
extraordinaire  cet  opéra  «  qui  contient  des  effets  scéniques  de  toute 
beauté  »,  car  les  personnes  qui  ont  examiné  la  partition  en  disent 
beaucoup  de  bien  et  comptent  sur  un  grand  succès.  Ces  personnes-là, 
ne  serait-ce  pas  Wagner  tout  seul?  Dès  qu'il  eut  rtni  le  Hollandais 
volant,  il  essaya  de  le  faire  accepter  à  Leipzig  et  à  Munich  ;  mais  de 
ces  deux  villes  on  lui  répondit  par  un  refus,  en  ajoutant  même,  de 
Munich,  que  pareil  ouvrage  ne  pouvait  pas  convenir  à  la  scène  alle- 
mande, et  Wagner,  en  transcrivant  cet  arrêt  du  directeur,  M.  de  Kiistner, 
ajoute  ironiquement  :  «  J'aurais  cru  cependant  qu'il  convenait  seule- 
ment à  l'Allemagne,  car  il  s'attaquait  à  des  cordes  qui  ne  vibrent  que 
dans  un  cœur  allemand.  »  Il  adressait  alors  son  manuscrit  à  Meyerbeer, 
qui  occupait  à  Berlin  le  poste  de  maître  de  chapelle,  et  celui-ci,  toujours 


40 


RICHARIJ    WAGNER 


empressé  pour  son  jeune  ami,  manœuvrait  si  bien  qu'il  pouvait  bientôt 
envoyer  une  réponse  favorable  à  Wagner.  Le  3  avril  1842,  la  Galette 
musicale  annonçait  cette  nouvelle  en  profitant  de  Toccasion  pour  expli- 
quer que,  si  la  représentation  de  Bien^i  à  Dresde  avait  subi  des  retards, 
c'était  uniquement  à  cause  de  l'importance  de  la  mise  en  scène  :  il 
était  très  important  aux  yeux  de  Wagner  de  ne  laisser  naître  aucun 
doute  à  cet  égard. 

Dès  qu'il  avait  appris  que  Rien{i  serait  représenté  à  Dresde,  il  aurait 
voulu  partir  et  regagner  sa  chère  Allemagne,  où  tout  semblait  devoir 
lui  sourire  ;  mais  ses  dernières  ressources  avaient  été  absorbées  pen- 
dant sa  retraite  à  la  campagne  ;  il  n'avait  plus  un  sou  vaillant.  Il  rentra 
misérable  à  Paris,  s'alla  modestement  loger  rue  Jacob,  14,  dans  une 
maison  précédemment  habitée  par  Proudhon;  puis  il  revint  demander 
de  la  besogne  à  Schlesinger,  et  quelle  besogne!  Il  réduisit  pour  le  piano 
le  Giiittarero,  la  Reine  de  Chypre,  en  tira  les  fantaisies,  les  qua- 
drilles qui  s'y  trouvaient  en  puissance,  et  passa  tout  un  dernier  hiver  à 
travailler  dur  pour  amasser  l'argent  nécessaire  au  voyage.  Aussitôt 
qu'il  l'eut  gagné,  le  7  avril  1842,  il  partit  allègrement  pour  Dresde  et 
sentit  son  cœur  déborder  de  joie  en  touchant  du  pied  la  terre  alle- 
mande :  il  oubliait  dans  ce  doux  transport  les  trois  longues  années 
de  misère  qu'il  venait  de  traîner  à  Paris  et  dans  lesquelles  il  avait  failli 
perdre  plus  que  la  vie  à  ses  yeux  :  la  force  créatrice  et  le  ressort  moral. 


^'r^TTf 


H  E  R  R     RICHARD      WAGNER 

essaie  sa  t'  musique  de  l'avenir  n  sur  les  oreilles  sensibles  de  Jolin   lUiIl 

[Eiili\ictc.   de   Londres,    H)   mai    1S77.) 


CHAPlIRi;    IV 


RIKNZl      I:T      le     hollandais      volant,    a     DRESDE. 


assez    erand 


lENzi  fut  représenté  à  Dresde  le  20  octobre  1S42. 
Dès  que  Wagner  avait  mis  les  pieds  dans  cette  ville, 
il  s'était  senti  dans  un  milieu  favorable,  entouré 
d'amis  et  de  gens  prompts  à  défendre  son  opéra 
contre  les  hésitations  qui  entravent  toujours  une 
œuvre  de  débutant.  L'Opéra  de  Dresde  était  un  des 
meilleurs  de  l'Allemagne,  et  le  théâtre,  nouvellement 
reconstruit  par  l'architecte  Gottfried  Semper,  était 
g»...»^  pour  contenir  seize  cents  personnes  :  on  n'avait  rien 
négligé  pour  qu'il  se  rapprochât  le  plus  possible  de  l'Opéra  de  Paris, 
et  même  on  avait  fait  venir  des  artistes  français  pour  décorer  la  salle 
et  brosser  les  décors.  A  la  tête  se  trouvait  l'intendant  royal,  baron  de 
Lùttichau,  homme  aimable,  mais  médiocrement  doué  pour  les  beaux- 
arts,  et  la  troupe  alors  comptait  au  moins  trois  artistes  hors  ligne  :  le 
baryton  Wœchter,  le  célèbre  ténor  Tichatschek,  enfin  l'illustre  Schrœ- 
der-Devrient,  cette  artiste  de  génie  et  cette  femme  de  cœur  que  Wagner 
rêvait  depuis  si  longtemps  d'avoir  pour  interprète.  Elle  était  malheu- 
reusement déjà  avancée  dans  la  carrière,  et,  tout  en  courant  le  monde, 
à  force  de  chanter  indistinctement  chefs-d'œuvre  et  platitudes  depuis 
vingt  années,  elle  avait  contracté  certains  plis  défectueux  que  Wagner 
et  Berlioz  sont  d'accord  pour  signaler,  —  comme  l'habitude  d'intro- 
duire des  interjections  parlées  dans  le  chant,  d'exagérer  son  importance 
en  scène,  afin  de  tout  écraser  de  sa  personnalité,  etc.  ;  —  mais  elle 
n'en  restait  pas  moins,  malgré  ces  défauts  qui  allaient  grossissant  avec 
l'âge,  une  artiste  d'une  inspiration  supérieure  et  tout  animée  du  démon 
tragique  :  elle  allait  précisément  chanter  dans  Rien{i. 

Mais  comment  cet  opéra,  signé  d'un  compositeur  allemand,  avait-il 
pu  trouver  grâce  auprès  de  ses  juges,  dans  une  ville  où  l'on  n'aimait 
que  ce  qui  provenait  de  France  ou  de  l'étranger  ?  «  Lorsque  le  manus- 
crit de  Rien{i  était  arrivé  à  Dresde,  il  s'en  était  fallu  de  peu  qu'il  ne 
fut  rejeté  sans  examen.  Le  -timbre  de  Paris  intrigua  l'intendant  royal, 
qui  se  décida  à  en  prendre  connaissance  en  présence  du  maître  de  cha- 
pelle Reissiger,  du  chef  des   chœurs   Fischer  et  du   ténor  Tichatschek. 

6 


42  RICHARD    WAGNER 

Le  nom  était  inconnu,  la  partition  d'une  épaisseur  énorme  :  aussi 
le  directeur  et  le  maître  de  chapelle  opinaient- ils  pour  un  refus. 
Mais  le  ténor,  que  les  journaux  de  Dresde  comparaient  à  Duprez,  fut 
séduit  par  l'accent  héro'ique  de  la  composition.  Il  entrevit  pour  lui  une 
création  dans  le  oenre  des  grands  rôles  de  la  Muette  et  de  Guillaume 
Tell,  et,  de  concert  avec  Fischer,  il  finit  par  faire  accepter  l'ouvrage  '.  » 
Et  'Wagner,  à  son  arrivée  à  Dresde,  y  avait  été  reçu  par  ces  deux 
partisans  avec  une  sympathie,  une  cordialité  qui  lui  parurent  d'autant 
plus  douces  après  tant  de  déboires  et  d'humiliations.  «  Je  n'oublierai 
jamais,  a-t-il  dit,  le  bien  que  me  fit  cet  accueil  ;  c'étaient  les  premiers 
encouragements  qu'eût  jamais  rencontrés  le  jeune  artiste  si  rudement 
secoué  par  le  destin.   » 

Cet  opéra,  que  Richard  'Wagner  avait  si  bien  réussi  à  tailler  sur 
le  patron  de  notre  Opéra,  avec  beaux  décors,  grands  ballets,  pompeux 
cortèges,  hymnes  de  guerre  et  invocations  religieuses,  était  par  cela 
même  dans  le  goût  du  jour  à  Dresde,  où  l'on  ne  désirait,  comme  dans 
la  plupart  des  grandes  villes  d'Europe  en  ce  temps,  que  des  pas- 
tiches de  l'opéra  français  ornés  d'une  musique  assez  banale,  mais 
longuement  développée  et  de  sonorité  puissante  :  il  eût  fallu  partout 
et  toujours  de  l'Halévy.  Dès  que  les  répétitions  commencèrent,  Wagner 
éprouva  une  satisfaction  toute  nouvelle  pour  lui  à  voir  l'intérêt  que 
les  chanteurs  prenaient  à  leurs  rôles,  le  zèle  dont  ils  faisaient  preuve 
et  les  compliments  qu'ils  lui  décernaient  plus  chaleureusement  de  jour 
en  jour.  Enfin  arriva  le  jour  de  la  représentation  (20  octobre  1842);  ce 
fut  un  réel  triomphe  et  pour  Wagner  et  pour  les  principaux  inter- 
prètes :  pour  le  ténor  Tichatschek,  admirable  dans  le  rôle  du  tribun  ; 
pour  M"'"  Schrœder-Devrient,  un  Adriano  très  pathétique ,  et  pour 
M"''  Wûst,  une  touchante  et  séduisante  Irène.  Les  rôles  de  Stefano 
Colonna  et  de  Paolo  Orsini  étaient  tenus  par  Dettmer  et  Waechter  ; 
ceux  de  Raimondo,  Baroncelli  et  Cecco  del  Vecchio  par  Reinhold, 
Joachim  Vestri  et  Cari  Risse.  Dès  le  lendemain  matin,  Wagner, 
effrayé  de  la  longueur  du  spectacle,  qui  avait  duré  de  six  heures  à 
minuit,  arrivait  au  théâtre  pour  indiquer  des  coupures;  mais  cjuand  il 
revint  dans  l'après-midi  vérifier  si  elles  étaient  bien  portées  sur  toutes 
les  parties,  le  copiste  s'excusa  de  n'avoir  rien  fait  par  suite  des  récla- 
mations indignées  des  chanteurs  :  «  Je  ne  laisserai  rien  arracher  de 
mon  rôle,  s'écriait  Tichatschek;  c'est  trop  ravissant.  »  Et  tous  fai- 
saient chorus  avec  lui.  Durant  les  dix  jours  suivants,  deux  représen- 
tations furent  données  devant  des  salles  regorgeant  de  monde,  avec  le 

I .  Richard  Wagner,  par  L.  Bernardini,  d'après  Richard  M'agncr's  Icbcn  titid  n'irkcn,  du  M.  Glasenapp 
(Leipzit;,   18S2). 


RICHARD   WAGNER  43 

prix  des  places  augmenté,  et,  lorsqu'à  la  troisième,  Reissiger  remit  un 
bâton  d  honneur  au  jeune  musicien,  ce  fut  un  enthousiasme  fou  dans 
la  salle.  En  un  mot,  Wagner  était  le  héros  du  jour,  —  à  Dresde,  au 
moins. 

A  Leipzig,  où  dominait  l'influence  toute  classique  de  Mendelssohn, 
son  succès  était  moindre.  Le  26  novembre  1842,  dans  une  soirée 
donnée  au  Gewandhaus  par  Sophie  Schrœder,  la  nièce  de  M"""  Devrient, 
Tichatschek  et  M'"'  Devrient  vinrent  chanter,  l'un  la  prière  de  Rienzi, 
l'autre  l'air  d'Adriano.  Tout  aussitôt,  Henri  Laube  entreprit  de  vanter 
son  ami  ;  par  malheur,  comme  ces  fragments  étaient  précédés  d'un 
duo  du  Templier,  de  Marschner,  il  les  confondit  ensemble  et  déclara 
bravement  que  a  ces  trois  morceaux  étaient  bien  secs  et  pauvres 
d'idées  ».  En  revanche,  il  demanda  au  jeune  auteur  quelques  notes 
sur  lui-même  —  ce  fut  là  l'embryon  de  son  autobiographie,  —  et  il 
les  publia  dans  le  Journal  du  monde  élégant,  avec  un  portrait  de 
Wagner  par  Kietz  :  c'était  le  sceau  mis  à  sa  célébrité.  «  Eh  quoi  ! 
dira-t-il  plus  tard  dans  la  Communication  à  mes  amis,  moi,  naguère 
isolé,  abandonné,  sans  feu  ni  lieu,  je  me  trouvais  tout  à  coup  aimé, 
admiré,  contemplé  même  avec  étonnement  !  De  plus,  par  l'effet  de  ce 
succès,  je  trouvais  une  base  solide  et  durable  de  bien-être  dans  ma 
nomination,  aussi  inattendue  que  surprenante,  de  maître  de  la  chapelle 
royale  de  Saxe.  N'était-il  pas  naturel  que  je  m'abandonnasse  à  de 
douces  illusions,  destinées  pourtant  à  être  dissipées  par  un  douloureux 
réveil  ?  » 

Dès  le  3o  octobre,  la  Ga:{ette  musicale  de  Paris  annonçait  que 
l'opéra  de  son  ancien  collaborateur  avait  remporté  un  succès  d'éclat  à 
Dresde  et  que  jamais  l'enthousiasme  du  public  ne  s'était  manifesté  par 
des  bravos  aussi  bruyants,  Tauteur  ayant  dû  reparaître  en  scène  trois 
et  quatre  fois;,  puis,  dans  un  numéro  suivant,  le  même  journal  insérait 
une  longue  lettre  à  laquelle  on  peut  supposer  sans  trop  d'invraisem- 
blance que  Wagner  n'était  pas  étranger.  L'enthousiasme  du  public  ne 
fait  qu'augmenter,  y  disait-on  en  substance,  et  Ton  ne  revient  pas  de 
voir  un  jeune  homme,  inconnu  jusqu'ici,  s'élancer  si  haut  d'un  seul 
bond  et  se  placer  d'emblée  à  côté  des  illustrations  musicales  ;  mais  ce 
qui  étonne  au  plus  haut  point,  c'est  de  trouver  réunies  dans  le  même 
artiste  deux  qualités  aussi  diverses  que  celles  de  poète  et  de  musi- 
cien. Il  y  aurait  un  long  récit  à  faire  des  ennuis  et  contrariétés  subis 
par  l'auteur  avant  d'arriver  à  la  représentation  de  sa  pièce,  et,  dès  les 
premières  répétitions  au  piano,  ce  ne  fut  qu'un  cri  contre  l'excessive 
difficulté  de  sa  musique.  Pareille  chose  s'était  déjà  vue,  et  l'on  se 
souvient  des  interminables  discussions  soulevées  par  Fidelio,   dont  plu- 


44  RICHARD    WAGNER 

sieurs  morceaux  avaient  été  déclarés  inexécutables  ;  mais  Beethoven  était 
alors  dans  le  plein  de  sa  gloire  ;  il  écrasait  de  son  nom  et  de  sa 
volonté  tout  ce  qui  s'opposait  à  lui,  tandis  qu'un  compositeur  jeune  et 
sans  réputation  se  trouvait  désarmé  en  face  d'artistes  qui  se  déchaî- 
naient contre  une  œuvre  et  refusaient  de  l'exécuter.  Il  ne  se  découragea 
pas  malgré  tout  ;  il  parvint  à  transformer  ce  mauvais  vouloir  en  zèle, 
en  enthousiasme  extraordinaire,  et  le  succès  colossal  de  l'ouvrage 
récompense  enfin  tant  d'eiïorts,  car,  malgré  l'augmentation  du  prix  des 
places,  maintenue  jusqu'au  delà  de  la  septième  soirée,  on  ne  voit  pas 
l'afilucnce  diminuer.  Chanteurs  excellents,  mise  en  scène  admirable, 
recettes  superbes,  tout  est  à  souhait,  au  dire  du  correspondant.  Et 
la  musique  ?  11  n'en  dit  pas  long,  c'est  vrai,  mais  c'est  soigné  :  «  Pour 
en  signaler  les  nombreuses  beautés,  il  faudrait  donner  une  analyse 
approfondie  de  la  partition,  tâche  difficile  que  d'autres  rempliront 
mieux  que  moi.  Je  me  bornerai  à  dire  (et  c'est  l'opinion  unanime  des 
connaisseurs  dont  je  suis  l'organe)  que  cette  musique  porte  partout  le 
cachet  de  l'originalité,  qu'elle  abonde  en  motifs  aussi  neufs  qu'inspirés, 
qu'on  n'y  trouve  point  de  réminiscences  et  surtout  point  de  ces  lieux 
communs  qui  se  rencontrent  dans  une  foule  de  compositions  modernes. 
L'instrumentation,  très  riche,  déploie  tout  le  luxe  de  l'orchestre,  sans 
cependant  couvrir  les  voix.  Enfin,  c'est  l'œuvre,  non  d'un  débu- 
tant, mais  d'un  maître  accompli.  «  Ce  jugement,  avec  sa  réserve 
modeste  en  commençant,  avec  le  rappel  de  Fidelio  et  de  Beethoven 
pour  finir,  équivaut  à  une  signature  au  bas  de  l'article  —  et  ce  serait 
celle  de  Richard  Wagner'. 

Rien{i  ne  diffère  en  rien  des  grands  ouvrages  français  alors 
applaudis,  dont  il  reproduit  exactement  la  coupe  en  airs,  duos, 
trios,  etc.;  si  c'est  comme  une  imitation,  une  exagération  des  opéras  de 
Spontini,  dont  Wagner  s'inspire  évidemment  pour  les  récitatifs  et  la 
déclamation  générale,  il  faut  reconnaître  aussi  que  ce  pastiche  est 
marqué ,  dans  certaines  parties ,  d'un  cachet  particulier  et  que  le 
style  du  compositeur  commence  à  poindre  par  endroits.  L'œuvre, 
en  son  ensemble,  est  calquée  sur  toutes  celles  de  la  même  époque, 
et  cependant  l'auteur  y  essaie  diverses  formes  auxquelles  il  aura 
souvent  recours  par  la  suite,  comme  l'emploi  fréquent  des  violons 
à  l'aigu,  comme  ces  progressions  mélodiques  retombant  sur  un  pianis- 

I.  Le  portrait  ci-contre  est  vraisemblablement  le  premier  de  Richard  Wagner,  gravé  sur  bois  par 
Kietz,  en  1843,  et  reproduit  plus  tard  en  lithographie  à  Zurich,  lors  de  son  séjour  en  Suisse.  C'est 
alors  que  le  maître  aurait  ajouté  dessous  une  pensée  manuscrite  dont  on  peut  rendre  ainsi  l'esprit, 
sinon  le  texte  exact  :  0  Le  créateur  de  l'œuvre  d'art  de  l'avenir  n'est  autre  que  l'artiste  du  présent 
qui  pressent  la  vie  de  l'avenir  et  qui  désire  y  participer.  Celui-là  qui,  concevant  ce  désir,  trouve  en 
scii-méme   le  moyen  de  le  réaliser,  vit  déjà  d'une  vie  nouvelle  :  seul,  l'artiste  a  ce  pouvoir.  » 


'"^^ 


^.-^^«'. 


RICHARD     WAGNER     EN      1^43. 


46  RICHARD    WAGNER 

siiuo  délicieux,  après  avoir  atteint  leur  maximum  de  sonorité;  on  y 
surprend  déjà  cette  habileté  merveilleuse  à  manier  Torchestre,  à  en 
tirer  des  effets  inconnus  ;  de  plus,  certains  morceaux,  comme  la  belle 
prière  de  Rienzi,  différents  épisodes,  comme  la  scène  de  l'interdit,  de 
tout  point  magnifique  et  par  la  musique  et  par  la  situation,  révèlent 
un  futur  maître  en  ce  débutant.  C'est  ce  que  les  auditeurs  parisiens 
auraient  pu  reconnaître  en  18G9,  au  lieu  de  plaisanter;  c'est  ce  que 
sentirent,  à  ce  qu'il  paraît,  quelques  amateurs  de  Dresde  en  1842, 
puisqu'ils  avouèrent  «  avoir  subi  un  mouvement  d'entraînement  causé 
par  l'étrangeté  des  déterminations  de  la  pensée,  qui  leur  avait  paru 
annoncer  un  génie  créateur  destiné  à  diriger  l'art  dans  des  voies  nou- 
velles ».  Et  Fétis,  dans  sa  haine  contre  l'auteur,  rapporte  cette  appré- 
ciation pour  montrer  combien  Wagner,  par  la  suite,  avait  trompé  le 
pronostic  de  ces  connaisseurs  :  ceux-ci  n'ont  cependant  pas  si  mal 
jugé. 

«  Cet  ouvrage  où  l'on  trouve  le  feu,  l'éclat  que  cherche  la  jeunesse, 
écrit  Wagner  dans  sa  Lettre  sur  la  musique,  est  celui  qui  m'a  valu  en 
Allemagne  mon  premier  succès,  non  seulement  au  théâtre  de  Dresde, 
où  je  l'ai  fait  représenter  d'abord,  mais  sur  une  grande  partie  des 
théâtres  où  il  est  donné  depuis  lors  avec  mes  autres  opéras.  Je  l'ai 
conçu  et  exécuté  sous  l'empire  de  l'émulation  excitée  en  moi  par  les 
jeunes  impressions  dont  m'avaient  rempli  les  opéras  héroïques  de 
Spontini  et  le  genre  brillant  du  grand  opéra  de  Paris,  d'où  ni'arri- 
vaient  des  œuvres  portant  les  noms  d'Auber,  de  Meyerbeer  et  d'Halévy. 
Aussi  suis-je  loin  aujourd'hui  d'attribuer  à  cette  composition  une 
importance  particulière;  car  elle  ne  marque  encore  d'une  façon  bien 
claire  aucune  phase  essentielle  dans  le  développement  des  vues  sur 
l'art  qui  me  dominèrent  par  la  suite.  Il  ne  s'agit,  d'ailleurs,  nulle- 
ment ici  de  faire  parade  à  vos  yeux  de  mes  triomphes  de  compositeur, 
mais  d'éclaircir  une  direction  encore  incertaine  de  mes  facultés.  Ce 
Rienii  fut  achevé  pendant  mon  premier  séjour  à  Paris  ;  j'étais  en 
face  des  splendeurs  du  Grand-Opéra,  et  j'étais  assez  présomptueux 
pour  concevoir  le  désir,  pour  me  flatter  de  l'espoir  d'y  voir  représenter 
mon  ouvrage.  Si  jamais  ce  désir  devait  être  accompli,  vous  ne  pour- 
riez à  coup  sûr  vous  empêcher  de  trouver,  comme  moi,  singuliers  les 
jeux  du  sort  qui,  entre  le  désir  et  sa  réalisation,  a  laissé  s'écouler  un 
si  long  intervalle  et  accumulé  des  expériences  qui  ont  si  fort  éloigné 
ce  désir  de  mon  cœur.    » 

Aussitôt  après  le  succès  de  Rieii{i,  le  théâtre  de  Dresde  avait  mis 
en  répétitions  le  Vaisseau  fantôme,  et  quoique  le  personnel  chantant 
fût    insuffisant    au    gré    de   Wagner,    en    particulier   le  ténor  chargé  du 


lUCHARb    WAGNKR  4-, 

rôle  d'Erik,  la  première  représentation  en  fut  donnée  le  2  janvier  1843. 
Le  baryton  Wa;chtcr  représentait  le  Hollandais  en  grand  artiste,  et 
M"""  Schrœder-Devrient  tenait  le  rùlc  de  Senta  qui  fut  une  de  ses 
créations  les  plus  puissantes'  :  elle  enleva  le  succès  qui  parut  d'abord 
devoir  égaler  celui  de  Ricnii,  mais  qui  s'éteignit  bientôt  par  la  bonne 
raison  que  le  public  ne  retrouvait  pas  à  un  degré  suffisant  la  pompe 
théâtrale  et  le  fracas  musical  qui  l'avaient  tellement  charmé  dans  le 
précédent  ouvrage.  A  Paris,  la  Ga:{ette  musicale,  toujours  prompte  à 
réloge  en  ce  qui  regardait  Wagner,  proclamait  d'abord  le  succès  dans 
une  note  où  il  n'était  question  de  rien  moins  que  de  «  génie  »  ;  à 
la  fin  de  février,  alors  que  la  chute  était  définitive,  elle  publiait  un 
bout  d'article  expliquant  bien  que  le  second  opéra  de  Wagner  avait 
remporté  un  succès  au  moins  égal  au  premier,  plus  grand  peut-être  eu 
égard  aux  moyens  d'exécution  dont  l'auteur  avait  pu  disposer  :  «  Dans 
Rieii{i,  la  pompe  du  spectacle,  les  grands  morceaux  d'ensemble  et  les 
effets  dramatiques  d'une  action  plus  compliquée  pouvaient  éblouir  le 
public  et  militer  en  faveur  de  l'auteur.  Rien  de  tout  cela  dans  le 
Hollandais,  où,  sauf  la  scène  finale  et  l'effet  du  vaisseau  fantastique, 
tout  est  simple  et  dépourvu  de  ce  que  le  public  est  habitué  à  ren- 
contrer dans  les  opéras  de  nos  jours.  C'est  tout  uniment  une  ballade 
mise  en  action.  On  pouvait  craindre  qu'une  pièce  de  ce  genre  fût 
peu  goûtée  ;  mais  il  en  a  été  tout  autrement.  Elle  a  fait  une  vive 
impression  sur  l'assemblée  nombreuse  qui  y  assistait,  et,  dès  le  deuxième 
acte,  qui  fut  un  véritable  triomphe  pour  M™"  Schrœder-Devrient,  l'en- 
thousiasme éclata  dans  toute  la  salle  ;  auteur  et  acteurs  furent 
demandés  à  grands  cris  et  accueillis  par  des  acclamations  qui  tenaient 
du  délire.   »  A  beau  broder  qui  écrit  de  loin. 

Pour  consoler  un  peu  Wagner  de  cette  chute,  on  se  hâta  de 
reprendre  Rieit{i;  mais  la  déception  n'en  était  pas  moins  cruelle  pour 
un  auteur  qui  voyait  tomber  le  premier,  le  seul  opéra  où  il  eût  vrai- 
ment mis  quelque  chose  de  lui-même,  et  réussir  celui  qu'il  tenait  à  bon 
droit  pour  un  pastiche.  Cependant,  cinq  mois  ne  s'étaient  pas  écoulés 
que  le  Hollandais  volant  était  joué  à  Riga  avec  succès,  en  mai  1843, 
et  qu'il  paraissait  dans  le  journal  de  Schumann,  la  JS^oiirclle  Galette 
de  musique,  un  article  où  l'on  saluait  le  nouvel  opéra  «  comme  un 
signal  d'espoir  que  le  génie  allemand  cesserait  bientôt  d'être  éternelle- 
ment ballotté  sur  les  flots  de  la  musique  étrangère  et  qu'il  trouverait 
définitivement  en  terre  allemande  un  port  hospitalier  ».  De  plus,  le 
poème  avait  été  soumis  à  Spohr,  qui  l'avait  jugé  un  «  maître-ouvrage  » 

I.  Daland,  Erik  et  la  nuunicc  Mary,  c'étaient  Deitnicr,  Reinhold,  c]ui  avaient  joué  déjà  dans 
RwHyi,  et  M""  Wieehter. 


48  RICHARD    WAGNER 

et  qui  avait  désiré  connaître  la  musique  ;  après  Tavoir  lue,  il  fit  exé- 
cuter cet  opéra  sur  le  théâtre  de  Cassel,  le  5  juin,  et  annonça  tout 
aussitôt  le  succès  à  Wagner  en  l'engageant  à  a  persévérer  dans  la 
bonne  voie  )k  On  reconnaît  là  le  vieux  champion  de  l'art  allemand 
pur  contre  la  musique  d'outre-monts  et  d'outre-Rhin.  Toujours  est-il 
que  Spohr  fut  le  seul  musicien  marquant  de  la  génération  antérieure 
qui  ait  reconnu  et  salué  dès  l'aurore  un  musicien  de  génie  en  Wagner. 
«  Le  Hollandais  volant  m'intéresse  au  plus  haut  point,  écrivait-il  à  son 
ami  Luder  au  courant  des  répétitions.  Cet  ouvrage  est  plein  d'imagina- 
tion, de  noble  invention,  bien  écrit  pour  les  voix,  extrêmement  difficile 
et  trop  chargé  d'instrumentation,  mais  rempli  d'effets  nouveaux  ;  à  la 
scène,  il  paraîtra  sûrement  intelligible  et  clair...  J'en  suis  venu  à 
penser  que,  de  tous  les  compositeurs  de  théâtre,  Wagner  est  actuelle- 
ment le  plus  richement  doué.  )i  Ce  double  succès  à  Riga  et  à  Cassel 
décida  enfin  les  directeurs  du  théâtre  de  Berlin  à  jouer  un  opéra 
qu'ils  paraissaient  avoir  reçu  seulement  par  politesse  envers  Meyerbeer 
et  pour  lequel  Wagner  s'était  dérangé,  allant  de  sa  personne  à  Berlin, 
sans  rien  obtenir.  Finalement,  le  Vaisseau  fantôme  y  fut  représenté 
au  commencement  de  1844;  mais  dès  le  second  soir  la  salle  était  vide, 
et  l'on  ne  poussa   pas  plus  loin'. 

Dans  le  Vaisseau  fantôme,  Richard  Wagner  a  véritablement  fait 
œuvre  de  poète-créateur,  puisqu'il  n'avait  d'autres  matériaux  à  utiliser 
que  les  cinq  ou  six  pages  où  Henri  Heine  résume  le  mélodrame  de 
Fitzball,  qu'il  avait  vu  jouer  à  Londres,  plus  la  légende  même 
que  les  miitelots  lui  avaient  racontée  au  milieu  des  tempêtes  qui  retar- 
dèrent sa  traversée  de  PlUau  à  Londres.  Dans  sa  pensée  première,  on 
le  sait,  cet  opéra  ne  devait  avoir  qu'un  acte;  or,  l'on  peut  voir  par 
là^  dit-il,  que  l'éclat  de  l'idéal  parisien  avait  déjà  singulièrement  pâli 
à  ses  yeux  et  que,  pour  déterminer  la  forme  de  ses  pensées,  il  com- 
mençait à  puiser  ailleurs  que  dans  cette  mer  de  publicité  officielle  qui 
s'étendait  devant  lui.  «  Quelle  valeur  poétique  peut  être  attribuée  à  ce 
poème,  je  l'ignore,  ajoute-t-il;  ce  que  je  sais  bien,  c'est  que,  dès  lors, 
je  sentis,  en  le  composant,  une  toute  autre  liberté  qu'en  traçant  le 
libretto   de   Rien^i;   car,    dans    celui-ci,   je   ne  songeais  encore  qu'à  un 

I.  Voici  ce  que  disait  la  Ga^eltc  musicale  de  Paris  dans  son  nume'ro  du  4  février  i''^44:  «  On  a 
représente'  à  Berlin  l'opéra  nouveau  de  Wagner  :  le  Hollandais  volant.  Cet  ouvrage  a  obtenu  du  succès  ; 
la  première  représentation  a  été  dirigée  par  Meyerbeer;  les  deuxième  et  troisième  par  l'auteur.  » 
Remarquez  ceci,  d'après  cette  note  émanant  de  qui  l'on  sait  bien,  la  troisième  représentation  a  déjà 
eu  lieu;  mais  dès  le  numéro  suivant  (11  février),  le  journal,  s'apcrccvant  qu'il  a  trop  vite  accueilli 
cette  nouvelle,  la  rectifie  incidemment  dans  un  entrefilet  extrêmement  louangeur  :  »  La  fortune  de 
notre  ancien  collaborateur  Richard  Wagner  grandit  tous  les  jours  en  Allemagne.  On  monte  à  Ham- 
bourg son  opéra  de  Rioi^i,  pour  une  représentation  que  donnera  pendant  son  congé  le  célèbre  chanteur 
de  Dresde,  Tichatschek.  La  troisicinc  représentation  du  Hollandais  errant  est  attendue  à  Berlin,  et  le 
jeune  compositeur  vient  de  terminer  un  nouvel  ouvrage  intitulé  :  le  Tannhœiiser.  « 


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5o  RICHARD    WAGNER 

texte  d'opcra  qui  me  permit  de  réunir  toutes  les  formes  admises  et 
même  obligées  de  grand  opéra  proprement  dit  :  introductions,  hnales, 
chœurs,  airs,  duos,  trios,  etc.,  et  d"y  déployer  toute  la  richesse  pos- 
sible     Dans    le    Vaisseau    fantôme,    la    seule    chose    c][ue    je  me  fusse 

principalement  proposée  était  de  ne  pas  sortir  des  traits  les  plus 
simples  de  l'action,  de  bannir  tout  détail  superflu  et  toute  intrigue 
empruntée  à  la  vie  vulgaire,  et,  en  revanche,  de  développer  davantage 
les  traits  propres  à  mettre  dans  son  vrai  jour  le  coloris  caractéristic^ue 
du  sujet  légendaire,  ce  coloris  me  semblant  tout  à  fait  approprié  aux 
motifs  intimes  de  l'action  et,  par  conséquent,  s'identifier  avec  l'action 
même.   » 

C'est  à  partir  de  cet  o|)éra  que  'Wagner,  d'instinct,  changea  de 
sujets  et  qu'abandonnant,  non  sans  esprit  de  retour,  le  terrain  de 
l'histoire,  il  fit  une  première  excursion  sur  celui  de  la  légende.  11  se 
plut  à  dire,  après  coup,  que  cette  résolution  était  dès  lors  définitive; 
mais  il  oubliait  lui-même,  en  parlant  ainsi,  qu'il  eut  de  grandes  hési- 
tations jusqu'à  la  fin  entre  un  sujet  d'ordre  légendaire  ou  un  autre  de 
caractère  historique,  chaque  fois  qu'il  dut  entreprendre  un  nouvel 
ouvrage.  En  adoptant  la  légende,  il  se  débarrassait  de  tout  le  détail 
nécessaire  pour  décrire  et  représenter  le  fait  historique  et  ses  accidents; 
il  se  trouvait  dès  lors  affranchi  de  l'obligation  de  traiter  la  poésie,  la 
musique  surtout,  d'une  façon  qu'il  jugeait  incompatible  avec  les  moyens 
d'expression  de  ces  deux  arts.  La  légende,  à  quelque  époque  ou  nation 
qu'elle  appartienne,  avait  de  plus,  à  ses  yeux,  la  propriété  de  comprendre 
exclusivement  ce  que  cette  époque  et  cette  nation  ont  de  purement 
humain  et  de  le  présenter  sous  une  forme  très  saillante  et  dès  lors 
intelligible  au  premier  coup  tl'œil.  C'est  ainsi  qu'une  ballade,  un 
refrain  populaire  suffisent,  dit-il,  pour  vous  représenter  en  un  instant 
ce  caractère  sous  ses  traits  les  plus  arrêtés  et  les  plus  frappants.  «  Au 
résumé,  le  caractère  légendaire  assurait  donc  dans  l'exécution  un  double 
avantage  du  plus  haut  prix;  car,  d'un  côté,  la  simplicité  de  l'action, 
sa  marche  dont  l'œil  embrasse  aisément  toute  la  suite,  permettent  de 
ne  pas  s'arrêter  à  l'explication  des  incidents  extérieurs,  et,  de  l'autre, 
la  plus  grande  partie  du  poème  peut  être  ainsi  consacrée  au  dévelop- 
pement des  motifs  intérieurs  du  drame,  parce  que  ces  motifs  éveillent 
des  échos  sympathiques  au  fond  de  notre  cœur.   » 

Voilà  bien  pour  la  légende  en  général  remplaçant  l'histoire,  dans  la 
pensée  de  Wagner,  comme  cadre  du  drame  musical  ;  mais  quel  motif 
particulier,  quelle  affinité  secrète  avaient  pu  le  pousser  à  choisir  la 
légende  du  Vaisseau  fantôme?  11  y  découvre  une  déformation  du  mythe 
d'Ulysse  dans  l'antiquité,  de  la    légende   du  Juif  errant  dans  le  monde 


Kl  cil  A  Kl)    WACiNKK  5, 

chrcticn,    mythe    et    légende    qui    reposent    sur    un    trait   essentiel  de  la 
nature     humaine,    à    savoir     lardent    désir    du    repos     éternel     parmi 
les    tourmentes    répétées    de    la    vie.    «   Ainsi,    tlit-il,    dans    le    Vaisseau 
fantôme,    nous    retrouvons,    prodigieusement  développé,   le    trait    fonda- 
mental du  vieux  mythe  grec.  Ce  conte  de  matelots  date  de  l'époque  des 
grands    voyages    de    découverte.     Le    peuple    y    a    (jpéré    une     fusion 
remarquable  des  deux  types    précédents.    Le    navigateur    hollandais  est 
condamné  par  le    diable    (symbole    visible    des  flots  et  du  vent)  à  errer 
sans  repos,    de  toute   éternité,  sur  la  mer  :   c'est  là  le  châtiment  de  sa 
témérité.   Le  terme    de    ses  souffrances  est  la  mort  à  laquelle  il  aspire 
tout  comme  Ahasvérus.   Mais   cette    délivrance,  encore    refusée    au   .luif 
errant,     il    peut    l'obtenir    par    le    sacrifice    d'une    femme    aimante    et 
courageuse    qui    se  dévouerait  pour  lui.    Le  désir  de  la  mort  le  pousse 
donc  à  la  recherche  d'une  femme.   Mais  cette  femme  n'est  pas  Pénélope, 
réponse,  la  gardienne  du  foyer  domestique;  c'est  la  femme  en  général, 
l'être  encore  inconnu,  mais  désiré,  pressenti,  en  qui  l'instinct  du  cœur 
féminin  se  trouve  développé  à  l'infini,  en  un  mot,  la  femme  de  l'avenir.  » 
Perdu    comme    il    l'était   alors    dans    Paris    qui    grondait    autour   de    lui 
pareil  à  l'Océan,   "Wagner  se  reconnaissait   lui-même  en  ce  malheureux 
navigateur    battu    par    l'orage,     et    il    était  dévoré    de    la   même  soif  de 
repos    que   son    héros,   du  repos  final  auprès  d'une  femme,  symbole  du 
foyer  domestique   et   de    la  patrie  idéale.   «  Un  tel  milieu,  dit  Wagner, 
je  ne  le  connaissais  pas  encore,  je  ne  faisais  que  le  désirer...   Du  reste, 
mon  Hollandais  n'avait  pas  découvert  le  Nouveau-Monde,  sa  femme  ne 
pouvait  le  sauver  qu'en  mourant  avec  lui.  Ln  route  donc,  et  en  avant!  '  » 
Comment  avait-il  mis  à  la  scène  ce  mythe  où  il    se  retrouvait    lui- 
même,    et   comment    avait-il    disposé    pour    le   théâtre   ce   sujet,  le  seul 
ouvrage  de  lui  qui  méritât  alors  le  nom    de  poème,    et    le    premier    de 
cette  longue  série  qui  s'étend    du    Vaisseau    fantôme  à    ParsifaI?   Par 
une  efi'royable  tempête,  deux  vaisseaux  cherchent  abri    dans    une    baie 
hospitalière.    Le    premier   qui    aborde    a    pour    patron  un    Inup   de    mer 
norwégien   que  les  vents  ont  rejeté  à  sept  milles  du   port  où   il    voulait 
entrer  :  «  L'orage  touche  à  sa  fin,  dit-il  à  ses  matelots,  reposez-vous,  nous 
partirons  demain  !  y  Et  tout  l'équipage  s'endort  bercé  par  la  chanson  de 
quart  du  pilote  qui  rêve  au  pays,  à  la  joie  du  retour  et  qui  cède  bien- 
tôt au  sommeil,  en  pensant  à  la  bien-aimée  absente.    Alors,  la  tourmente 
reprend  avec  une  violence  épouvantable,  un   autre  vaisseau,  secoué  par 
la  mer  en   fuiic,   un  vaisseau   noir  aux  voiles     couleur  de  sang,    aborde 
à  son  tour    et    jette    l'ancre    avec    un    fiacas    terrible.    Un    équipage    de 
fantômes  exécute    la    manteuvrc    sans    nul   bruit  ;    un   hcmmc  descend  à 

1.   liiclmrd   Vi'aL;nrr  d\iprcs  liii-iitciiu\  p.    1  J.S. 


5,  RICHARD    WAGNER 

terre  et  s'écrie  avec  douleur  :  «  Le  terme  est  passé  ;  il  s'est  encore 
écoulé  sept  années  !  La  mer  me  jette  à  terre  avec  dégoût  ...  Ah  ! 
orgueilleux  Océan!  dans  peu  de  jours,  il  te  faudra  me  porter  encore  !... 
Nulle  part  une  tombe  !  nulle  part  la  mort  1  telle  est  ma  terrible  sentence 
de  damnation.  Jour  de  jugement,  jour  suprême  !  quand  luiras-tu  dans  ma 
nuit  ?  ))  C'est  le  Hollandais  volant,  le  Juif  errant  de  la  mer  ;  c'est 
l'antique  blasphémateur,  condamné  à  errer  sur  les  eaux  tant  qu'il  n'aura 
pas  trouvé  une  femme  fidèle  jusqu'à  la  mort  :  tous  les  sept  ans,  la  mer 
le  rejette  à  terre  un  court  moment.  Les  deux  patrons  s'accostent,  et  le 
Hollandais  demande  asile  au  Norwégien  Daland  pour  quelques  jours,  en 
faisant  briller  à  ses  yeux  l'appât  de  trésors  sans  nombre;  enfin,  il  lui 
dit  brusquement  :  «  As-tu  une  fille  ?  Qu'elle  soit  ma  femme  !  Jamais  je 
n'atteindrai  ma  patrie.  A  quoi  me  sert  d'amasser  des  richesses  ?  Laisse- 
toi  convaincre,  consens  à  cette  alliance  et  prends  tous  mes  trésors.  » 
Le  vieux  marin  accepte  au  moins  de  le  mettre  en  face  de  sa  fille,  et, 
la  mer  une  fois  apaisée,  ils  prennent  tous  deux  le  chemin  du  port  ou 
les  attend  la  fille  de  Daland. 

Dans  la  maison  du  Norwégien,  près  du  clair  foyer,  la  rêveuse 
Senta,  avec  sa  nourrice  et  ses  amies,  soupire  après  le  retour  des 
hommes  de  mer;  mais,  troidis  que  les  jeunes  filles  chantent  et  tour- 
nent gaiement  le  rouet,  Senta  seule,  absorbée  par  de  tristes  pensées,  ne 
quitte  pas  des  yeux  certain  portrait  sombre  accroché  à  la  muraille.  On 
l'interroge;  alors,  comme  en  extase,  avec  une  passion  qui  l'enfièvre  etia 
transfigure,  elle  retrace  à  ses  compagnes  l'horrible  destinée  du  marin 
condamné  par  le  sort  à  courir  la  mer  en  tous  sens  sans  jamais  dispa- 
raître et  mourir.  L'infortuné,  repoussé  par  la  tempête  chaque  fois 
qu'il  voulait  doubler  un  cap  dangereux,  s'était  un  jour  écrié  avec  rage  : 
«  Eh  bien  !  je  franchirai  cette  infranchissable  barrière,  dussé-je  lutter  toute 

l'éternité!  »   Rt  l'éternité  avait  accepté  le  défi  de    l'audacieux    marin 

Ni  les  railleries  de  ses  compagnes,  ni  les  prières  inquiètes  du  chasseur 
Erik,  son  fiancé,  ne  peuvent  calmer  l'ardent  désir  de  sacrifice  qui  saisit 
cette  jeune  fille,  qui  la  pousse  irrésistiblem.nt  vers  le  damné,  et,  dans  un 
élan  suprême,  elle  s'écrie  :  «  (Jh  !  qu'il  paraisse!  c'est  moi  qui  l'aimerai 
fidèlement  jusqu'à  la  mort  !  «  La  porte  s'ouvre  :  Daland  paraît  condui- 
sant son  hôte  par  la  main,  et  Senta,  reconnaissant  son  mystérieux  bien- 
aimé  au  regard  sombre,  vole  allègrement  au-devant  de  lui  ;  dès  que  son 
père  la  laisse  avec  l'étranger,  elle  se  dévoue  à  son  salut  et  lui  jure 
fidélité  jusqu'à  la  m.jrt.  —  Le  délai  fatal  expire.  Il  faut  que  le  maudit 
reprenne  la  mer,  et  déjà  la  silencieuse  manœuvre  a  commencé  pour  le 
départ.  Alors  Senta  se  sent  faiblir  en  écoutant  les  doux  reproches  d'Erik 
qu'elle  aimait  avant  d'avoir  appris  quelle    fatalité    pèse    sur    le     marin 


RlCllAin)    WACNRK 


53 


damné;  elle  cède  au  doux  réveil  d"un  juvénile  amour,  et  quand  le  Hol- 
landais vient  pour  la  prendre,  elle  tombe  entre  les  bras  d"I-]rik.  C'en 
est  donc  fait  :  pas  de  rédemption  possible  pour  le  marin  désespéré.  11 
remonte  à  son  bord  et  reprend  son  éternel  voyage.  «  En  mer,  en  mer!  » 
crient  les  matelots,  et  l'impitoyable  tempête  reprend  avec  fureur.  Le 
vaisseau  s'éloigne.  Alors  Senta  veut  le  suivre  :  vainement  son  père, 
Erik,  ses  amies  la  retiennent  ;  elle  leur  échappe,  escalade  un  rocher 
et  se  précipite  dans  les  flots.    Tout  à  coup  le  vaisseau  maudit    s'abime 


SCÈNE     FINALE      Ii  U      «    HOLLANDAIS     V  O  [.  A  N  T    »,     A     DRESDE     (1843) 
d  aprLs  une  cr.iviirc  du  temps. 


dans  les  profondeurs  de  la  mer,  et  l'on  voit  apparaître  au  milieu  des 
nues  le  Hollandais  et  Senta  transfigurés  par  l'amour  et  le  dévouement. 
Dans  la  partition  du  Vaisseau  fantôme,  la  mélodie  d'opéra  domine 
encore  ;  mais,  aussi  bien  dans  l'ensemble  de  l'œuvre  que  dans  chaque 
page  en  particulier,  se  révèle  une  tendance  à  fondre  les  divers  éléments 
du  drame  et  les  différentes  parties  de  l'ouvrage  en  un  tout  poétique  et 
musical  entièrement  homogène.  11  s'en  faut  bien  que  l'auteur  ait  lonipu 
avec  la  coupe  des  morceau.x  déteiminés,  quoique  le  point  de  soudure 
avec  les  récitatifs  tende  à  disparaître;  il  s'en  faut  bien  qu'il  renonce  à 


54  RICHARD    WAGNER 

faire  chanter  les  personnages  ensemble,  qu'il  répudie  cavatines  ou  points 
d'orgue  et  qu'il  ne  subordonne  pas  tout  par  moments  à  l'efiet  purement 
vocal  ;  mais,  malgré  ces  nombreux  vestiges  de  l'opéra  conventionnel,  on 
ressent  à  l'audition  de  cet  ouvrage  une  impression  toute  particulière,  et 
c'est  ce  qu'avaient  très  bien  discerné  certains  amateurs  de  Dresde  en  1843. 
Cela  découle  pour  le  moins  autant  du  poème  que  de  la  musique  et  sur- 
tout de  la  fusion  tentée  entre  ces  deux  éléments  de  l'opéra,  oui,  de 
l'opéra,  car  Wagner,  il  faut  bien  appuyer  là-dessus,  n"a  jamais  employé 
d'autre  intitulé,  jusques  et  y  compris  Lohengriii.  Il  n'y  a  plus  là  simple- 
ment juxtaposition, "comme  cela  se  produit  par  exemple  avec  Berlioz, 
qui  compose  également  lui-même  et  ses  vers  et  sa  musique,  mais  à  la 
suite  ;  il  semble  y  avoir  chez  Wagner  enfantement  simultané,  et  l'on  sent 
très  bien,  dès  le  Hollandais  volant,  que  le  poète  et  le  musicien,  éclos 
successivement  dans  le  même  individu  et  développés  isolément,  se  joignent 
ici  pour  ne  plus  jamais  se  quitter,  qu'ils  marcheront  dès  lors  de  front 
et  s'uniront  indissolublement  dans  un  même  idéal.  Telle  est,  telle  sera 
la  grande  originalité  de  Richard  Wagner,  chez  qui  le  poète  et  le  musi- 
cien rêvent,  conçoivent,  travaillent  et  créent  ensemble  et  d'un  seul  jet. 

Assurément,  il  ne  se  dégage  pas  encore  de  Gluck,  puisqu'il  ne  se  fait 
pas  faute  de  répéter  les  paroles  pour  produire  un  effet  purement  musi- 
cal, et  sa  déclamation  procède  évidemment  de  ce  modèle.  11  n'est  pas 
non  plus  affranchi  de  lintlucnce  de  Weber,  qui  se  fait  sentir  surtout 
dans  son  admirable  maniement  de  l'orchestre,  dans  la  couleur  terrifiante 
des  épisodes  surnaturels  et  dans  la  fraîche  simplicité  de  certaines  mélo- 
dies ;  mais  ces  ressouvenirs  se  fondent  déjà  dans  une  personnalité  puis- 
sante qui  ne  reproduit  pas  seulement,  mais  c|ui  crée.  Au  fond,  la 
supériorité  vraie  du  Vaisseau  fantôme  sur  Rien^i  consiste  en  ce  que 
l'auteur  en  a  rejeté  tout  ce  qui,  dans  l'opéra,  se  rattache  indirectement 
au  drame  et  ne  vient  là  que  pour  éblouir  ou  étourdir  ;  il  emploie  encore 
ICI  les  formes  de  l'opéra,  mais  il  les  subordonne  au  drame  irrévocalile- 
ment.  C'est  là  qu'il  tendait  d'ailleurs  en  adoptant  le  mythe  au  lieu  de 
1  histoire,   et  c'est  là  (pi'il   arrivera. 

Un  autre  clément  nouveau  qu'il  convient  de  noter  dans  le  Vaisseau 
fantôme  est  la  première  apparition  de  la  mélodie  caractéristique  qui 
devait  venir  si  bien  en  aide  à  Richard  Wagner  pour  atteindre  à  son 
idéal.  Ht  Comme  il  na  cessé  de  le  répéter  par  la  suite,  ce  qu'on  a 
toujours  appelé  son  «  système  «  était  si  peu  le  résultat  d'idées  pré- 
conçues, d'un  «  parti  pris  n,  que  cette  innovation  fut  a  l'origine  un  effet 
du  hasard.  Lui-même  a  raconté  que,  lorsqu'il  composa  le  Vaisseau 
fanto?ne,  il  écrivit  d'abord  la  ballade  de  Senta,  qui  devint  comme  le 
pivot  musical  de  tout    l'ouvrage,  et  qu'ensuite,  à  mesure  qu'il  abordait 


5b  RICHARD    WAGNER 

les  différentes  situations  du  drame,  elles  évoquaient  chez  lui  les  mêmes 
mélodies  qu'elles  lui  avaient  tout  d'abord  suggérées  et  qui  tendaient  à 
se  modifier,  à  se  développer  parallèlement  aux  sentiments  en  jeu,  si  bien 
qu'il  aurait  pu  dès  lors,  en  suivant  cette  impulsion  naturelle,  bâtir  son 
ouvrage  entier  sur  le  développement  de  deux  ou  trois  mélodies  essen- 
tielles :  c'est  à  quoi  il  devait  arriver  par  la  suite,  mais  il  était  encore 
trop  imbu  des  habitudes  de  l'opéra  courant  pour  ne  pas  suivre  la  voie 
ordinaire  et  ne  pas  se  contraindre  à  trouver  presque  autant  de  motifs 
différents  qu'il  avait  de  morceaux  à  composer.  Cependant,  l'idée  était 
apparue  :  elle  n'avait  plus  qu'à  germer. 

S'il  se  dégage  de  l'ensemble  du  Vaisseau  fantôme  un  charme  nou- 
veau, une  impression  de  force  et  d'individualité  saisissante,  il  faut  dire 
aussi  que  certains  fragments,  tels  que  l'ouverture,  le  chœur  des  mate- 
lots, la  ballade  de  Senta,  la  chanson  du  pilote  et,  par-dessus  tout,  les 
élans  de  désespoir  ou  d'amour  du  malheureux  damné  sont  des  créations 
absolument  propres  à  Richard  Wagner.  L'ouverture,  notamment,  un 
véritable  chef-d'ceuvrc,  repose  déjà  sur  la  lutte  de  deux  motifs  con- 
traires, soit  celui  de  la  damnation  et  celui  de  la  délivrance,  de  la 
perdition  ou  du  salut,  du  plaisir  sensuel  ou  de  l'amour  rédempteur,  de 
la  science  pédante  ou  du  libre  génie,  — ■  et  dont  le  bon  prévaut 
finalement  sur  le  mauvais,  —  ainsi  qu'il  devait  souvent  le  pratiquer 
par  la  suite  et  toujours  avec  une  incomparable  grandeur.  11  eût  été 
bien  singulier  cju'un  ouvrage  aussi  personnel,  tout  en  rebutant  les 
auditeurs  pris  en  masse,  ne  trouvât  pas  quelques  zélés  admirateurs, 
gens  bizarres,  c'est  possible,  mais  dont  l'esprit  fût  ouvert  aux  tenta- 
tives nouvelles.  Cela  se  produisit,  en  effet,  et  cette  adhésion  d'amis 
inconnus  lui  fut  douce  à  ce  point,  après  ce  douloureux  échec,  qu'il 
prit  alors  une  résolution  nouvelle. .«  De  Berlin  où  j'étais  complètement 
inconnu,  dit-il  dans  sa  Communication  à  mes  amis,  je  reçus  de  deux 
personnes  qui  m'étaient  étrangères  et  que  l'impression  produite  par 
le  Hollandais  volant  avait  amenées  vers  moi ,  la  première  satisfaction 
complète  qu'il  m'eût  été  donné  de  goûter,  avec  l'invitation  de  continuer 
dans  la  direction  particulière  que  je  m'étais  tracée.  Dès  ce  moment,  je 
perdis  de  plus  en  plus  de  vue  le  véritable  public.  L'opinion  de  quelques 
hommes  intelligents  prit  chez  moi  la  place  de  l'opinion  de  la  masse  qu'on  ne 
peut  jamais  bien  saisir,  encore  qu'elle  eût  été  l'objet  de  mes  préoccupa- 
tions dans  mes  premiers  essais,  alors  que  mes  yeux  n'étaient  pas  ouverts  à 
la  lumière.  L'intelligence  de  m3n  but  me  devint  de  plus  en  plus  lucide, 
et  pour  m'assurer  d'être  suivi,  je  ne  m'adressai  plus  à  cette  masse  qui 
n'avait  aucun  rapport  avec  moi,  mais  bien  aux  individualités  dont  les 
dispositions    et  les  sentiments  étaient  analogues  aux  miens.   Cette  posi- 


RICHARD    WAGNliR 


5? 


tion  plus  sùrc,  relativement  à  ceux  qui  devaient  recevoir  mes  communi- 
cations, exerça  désormais  une  influence  très  importante  sur  mon  caractère 
d'artiste.  »  Et  Fétis  a  beau  rire,  il  n'empêchera  pas  que  l'artiste  vérita- 
blement supérieur  ne  doive  toujours  ayir  ainsi,  plus  ou  moins  radicale- 
ment. 11  faut  forcément  transiger,  quand  on  veut  plaire  à  tous 
d'emblée,  et,  dans  les  questions  d'art,  qui  transige  est  sûr  tic  tlisparaitre 
en  peu  de  temps. 


RICHARD     WAGNER     DANS     LE     CItL. 

Richard  Wûg;ner,  s'tidrcssaiU  aux  aiif^cs  :  i'  Mes  ciiers  îin^e>,  1res 
geiuilvotre  accueil  ;  mais  sans  timbales  ni  tiompeltes,  vous  ne  pro- 
duirez jamais  d'eflct.  » 

[Kikcrilii   de  \'ieunc.  iS  février  iSS3.) 


CHAPITRE    V 

RICHARD    WAGNKR    MAITRE    DE    CHAPELLE    A    DRESDE 

LA    VESTALE    ET    SPONTINf.    RETOUR    DES    CENDRES    DE    WEBER 

LA    SYMPHONIE    AVEC    CHŒURS.    IPIIir,i:NIE    EN    AULIDE 


in  jours  après  la  représentation  du  Hollandais 
roUiut,  soit  le  lo  janvier  1843,  Wagner  avait  rem- 
porté, comme  chef  d'orchestre,  un  grand  succès 
personnel  qui  devait  le  fixer  à  Dresde,  en  amélio- 
rant beaucoup  sa  situation.  Depuis  que  Rien^i  avait 
vu  le  jour,  la  mort  du  maître  de  chapelle  adjoint 
Morlacchi  et  celle  du  directeur  de  la  musique  Ras- 
trelli  avaient  produit  deux  vacances.  Reissiger,  de- 
meuré seul  un  moment  pour  diriger  en  chef  la  chapelle  et  le  théâtre 
ensemble,  avait  fait  agréer  Morgenroth  comme  sous-directeur  de  la  cha- 
pelle ;  en  outre,  on  avait  décidé  que,  vu  Tlmportance  du  travail  au 
théâtre,  le  nouveau  maître  de  chapelle  qu'on  nommerait  de  ce  côté 
s'occuperait  exclusivement  de  l'orchestre.  Dès  lors,  les  qualités  dont 
Wagner  avait  fait  preuve  en  dirigeant  Rienii  et  le  succès  même  de 
cet  opéra  semblaient  le  désigner  pour  cet  emploi  ;  mais  il  hésitait  à  se 
présenter,  tant  le  rude  et  ingrat  métier  qu'il  avait  fait  à  Kœnigsberg 
et  à  Riga  lui  avait  inspiré  de  dégoût.  Cependant  le  besoin  de  vivre  et 
la  nécessité  l'emportèrent  sur  ces  souvenirs  ;  sa  femme  et  ses  amis  lui 
représentèrent  qu'il  n'était  pas  dans  une  situation  à  laisser  échapper 
un  emploi  permanent,  avec  appointements  fixes,  et  il  se  décida  à  disputer 
la  place  à  Louis  Schindelmeisser,  beau-frère  de  Dorn,  qu'il  avait  connu 
autrefois  à  Leipzig  et  qui  se  croyait  sûr  du  succès.  Celui-ci,  pour  sa 
représentation  de  concours,  avait  choisi  la  Vestale  ;  Wagner,  peut-être 
en  souvenir  de  son  adoration  d'enfant  pour  Weber,  choisit  Euryanthe, 
et  Wcber  lui  porta  bonheur  :  il  n'ambitionnait  d'abord,  à  ce  qu'il 
paraît,  que  le  poste  de  directeur  de  la  musique,  à  4,5oo  francs,  mais, 
par  la  protection  de  M.  de  Lûttichau,  il  obtint  celui  de  maître  de 
chapelle,  à  5,625  francs,  et  le  brevet  lui  en  était  délivré  à  la  fin  de 
janvier   1843. 

La  cérémonie    de    sa  présentation    à  la  chapelle  et  de  sa   prestation 
de    serment    eut    lieu    le    2    février,     le     lendemain  du    jour   oii  Berlioz, 


RICHARD    \VA(JNF,  R  5(, 

ciTectuant  alors  sa  première  tournée  en  Allem'done,  était  arrivé  à 
Dresde  ;  il  le  trouva  dans  tout  Tenivrement  d\mc  joie  bien  naturelle. 
Ft  c'est  pour  Berlioz  que  Wagner  eut  à  exercer  pour  la  première  fois 
son  autorité  en  l'assistant  dans  ses  répétitions,  ce  qu'il  fit  avec  zèle  et 
de  grand  cœur  :  Berlioz  lui-même  en  témoigne  et  sa  parole  n'est  pas 
suspecte.  Le  maître  français  entendit  le  J'aisseaii  faiitàine  et  seulement 
les  trois  derniers  actes  de  Rieiiii,  qu'on  s'était  décidé  à  jouer  en  deux 
soirées  à  cause  de  sa  longueur.  11  ne  parait  pas  avoir  prêté  grande 
attention  à  cet  ouvrage  et  n'avait  pas  à  son  sujet  d'opinion  bien 
arrêtée  ;  il  se  souvenait  seulement  «  d'une  belle  prière  au  dernier  acte 
et  dune  marche  triomphale  taillée,  mais  non  servilement,  sur  la  magni- 
fique marche  ôiOlympie  ».  Il  avait  apprécié  'c  le  coloris  sombre  et 
certains  efi^ets  orageux  bien  motivés  par  le  sujet  «  dans  le  Vaisseau 
fantôme  ;  mais  il  y  avait  remarqué  une  tendance  à  abuser  du  trémolo,  ce 
qu'il  jugeait  signe  de  paresse  et  défaut  d'invention  chez  l'auteur.  En 
somme,  les  interprètes  paraissent  l'avoir  plus  frappé  que  les  œuvres 
mômes.  M"^"'  Devrient,  assez  ridicule  en  jeune  garçon  dans  i?/e;/{/, 
s'était  relevée  à  ses  yeux  dans  le  Vaisseau  fantôme  ;  Tichatschek 
était,  dit-il,  passionné,  brillant,  héroïque,  entraînant  dans  Rienii,  ou 
M"'^  Wiest  (Wi^ist)  était  fort  bien  appropriée  au  rôle  insignifiant 
d'Irène  ;  enfin  le  baryton  Wœchter  avait  exercé  sur  lui  l'action  la 
plus  vive  par  son  talent  si  pur  et  bien  complet  :  sa  voix,  des  plus 
belles,  avait  un  timbre  onctueux  et  vibrant  en  même  temps  qu'une 
grande  puissance  expressive,  pour  peu  que  l'artiste  mît  de  cœur 
et  de  sensibilité  dans  son  chant,  et  ces  deux  qualités-là,  dit  Berlioz, 
Waschter  les  possède  à  un  degré  très  élevé.  Berlioz  partit,  mais  il 
laissait  à  Dresde  un  souvenir  tel  qu'à  quelque  temps  de  là,  comme 
Wagner  faisait  exécuter  son  ouverture  de  Faust,  on  la  prit  pour  un 
fragment  de  la  Damnation  de  Faust,  et  on  l'applaudit  en  conséquence  : 
auquel  des  deux  la  méprise    a-t-elle  dû  causer  le  plus  de  déplaisir'? 

La  place  attribuée  à  Wagner  était  loin  de  constituer  une  sinécure. 
Des  représentations  à  conduire  tous  les  soirs  de  l'année  ;  au  moins  trois 
pièces,  et  généralement  trois  et  quatre  opéras  difiérents  par  semaine, 
sans  parler  de  la  musique  ordinaire  et  des  concerts  exceptionnels  à  la 
cour:  telle  était  la  besogne  à  répartir  entre  le  directeur  de  la  musique 
et  les  deux  maîtres  de  chapelle,  le  premier  dirigeant  les  représentations 
et  surveillant  ia  musique  d'église  les  jours  de  semaine;  les  deux  autres 
conduisant  à  l'église  le  dimanche  et  répondant  chacun  de  la  bonne 
exécution    de    certains    opéras.     F'n    acceptant    ces    lourdes    fonctions, 

I.  Dans  ce  cnnccrt  iloiinc  le  2-i  juillet  \>>^^  au  bénclîce  des  pauvres,  il  avait  fait  exécuter,  outre 
sou  ouverture  pour  Faust,  \a  Symplnmic  pastorale  et  la  Suit  de  Walpurgis,  Je  Mcndeissohn. 


tjo  RICHARD    WAfïNER 

Wagner  n'avait  pas  seulement  cédé  au  désir  de  s'assurer  une  exis- 
tence honorable  ;  il  s'était  aussi  flatté  de  l'espoir  d'exercer  une  heu- 
reuse influence  sur  l'Opéra  de  Dresde  et,  par  ricochet,  sur  l'art  en 
général.  Mais  il  ne  mit  pas  plutôt  la  main  à  l'ouvrage  qu'il  rencontra 
de  tous  côtés  la  même  inertie  et  les  mêmes  préjugés  qu'il  n'était 
pas  parvenu  à  vaincre  ailleurs.  II  y  avait  trois  mois  à  peine  qu'il 
était  en  fonctions  lorsqu'il  subit  un  premier  assaut  à  propos  d'une  repré- 
sentation de  Don  Juan  qu'il  avait  dirigée,  le  26  avril  1843,  avec  une 
profonde  admiration  pour  Mozart,  mais  en  e.xécutant  l'œuvre  ainsi  qu'il  la 
sentait.  Or,  il  se  trouva  que  son  exécution  s'écartait  sensiblement  de  la 
tradition  ayant  cours  à  Dresde,  tradition  bonne  ou  mauvaise,  venant  de 
Mozart  lui-même  ou  introduite  par  les  maîtres  de  chapelle  Morlacchi 
et  Reissiger,  peu  importe^  mais  tradition  toute-puissante  et  qu'il  fallait 
être  fou  pour  vouloir  modifier.  On  le  lui  fit  bien  voir;  les  vieux  ama- 
teurs crièrent  au  scandale,  et  certain  critique,  enchérissant  sur  eux, 
affirma  que  l'auteur  de  Rien:;i  et  du  Vaisseau  fantôme  était  un  barbare 
incapable  de  comprendre  Mozart.  Cette  chanson  remonte  assez  loin, 
comme  vous  voyez,  et  ce  n'est  pas  d'hier  qu'on  a  cherché  à  assommer 
Wagner,  un  sauvage  aflolé  de  vacarme,  en  lui  opposant  le  séraphique 
et  mélodieux  maître  de   Salzbouro-. 

Wagner,  par  sa  place,  était  à  la  solde  de  la  cour  et  tenu  de  jouer 
un  rôle  dans  les  fêtes  officielles  :  c'est  ainsi  qu'il  écrivit  la  musique 
d'un  hymne  composé  par  l'avocat  Hohlfeldt,  pour  l'inauguration  de  la 
statue  du  feu  roi,  et  qu'il  en  dirigea  l'exécution,  le  7  juin  1843,  en 
présence  du  souverain,  des  corps  de  l'filtat  et  des  députations  du 
royaume.  Un  an  plus  tard,  lorsque  Frédéric-Auguste  revint  d'un 
voyage  en  Angleterre,  il  composa  les  paroles  et  la  musique  d'une 
cantate  intitulée  :  Salut  au  Roi,  qui  fut  chantée,  le  12  août,  à  la  rési- 
dence d  été  de  Pillnitz.  Entre  temps,  il  avait  écrit  une  œuvre  plus 
importante,  dédiée  par  reconnaissance  à  M""-'  Charlotte  Weinlig,  la 
veuve  de  son  premier  maître  qui  venait  de  mourir,  et  voici  dans  quelles 
circonstances  il  avait  composé  ce  grand  tableau  biblique  de  la  Cène 
des  Apôtres.  En  sa  qualité  de  chef  d'une  Société  chorale  d'hommes, 
la  Liedertafel,  il  avait  été  choisi  avec  Heissiger  pour  organiser  et 
diriger  une  réunion  oénérale  de  toutes  les  Sociétés  chantantes  de  la 
Saxe.  La  fête  commença,  le  6  juillet  18^3,  par  un  concert  monstre,  en 
1  église  Notre-Dame,  la  plus  vaste  de  Dresde  :  les  chanteurs,  au  nombre 
de  douze  cents,  étaient  groupés  sur  une  estrade  élevée  dans  le  chœur 
et,  derrière  eux,  encore  plus  haut,  se  trouvait  l'orchestre  composé  de 
cmq  cents  artistes  et  amateurs.  Les  souverains  arrivèrent  à  midi  précis 
et  tout  aussitôt  commença    le  festival  :    le   morceau    de  Wagner  venait 


iviciiAKi)  wa(;ni:i{  c, 

en  dernier.  Voici  comme  il  l'avait  conçu  :  Les  disciples  sV'tant  rassem- 
blés   pour    célébrer   le    saint  repas,    les  apôtres    arrivent,    apportant    la 
nouvelle  qu'il    leur  a  été    détendu,    sous  peine  de  mort,   d'enseigner  au 
nom  de  Jésus.  Tous    sentent    leur  ctjeur    faiblir  et,  dans  cette  détresse, 
ils  supplient  le  Seigneur    d'envoyer  le  Saint-Esprit  les  secourir.    Alors, 
des   voi.x    d'en    haut  se  font    entendre  ;    elles    annoncent    aux  siuppliants 
que  leur  vœu  va  être  exaucé  :  le  vent  mugit,  le  sol  tremble  et,  enivrés 
par     l'esprit    divin,     les    apôtres    et    les    disciples    partent    pour    aller 
convertir   le    monde.    Un    chœur  de  quarante  hommes    représentait    les 
quarante    disciples   assemblés,    et,    pour    mieux    rendre    l'effet    des    voix 
d'en  haut  annonçant  la  descente  du  Saint-Esprit,  Wagner  avait  imaginé 
de    faire    chanter  ce   petit  chœur    mélodique    et    d'une   grande    douceur 
du  haut  de  la  coupole.    Cette  disposition  purement    matérielle,  et  dont 
l'auteur  a  tiré  plus  tard  un  beau  parti  dans    Parsifal,  fut  tout    ce  que 
distingua  la  critique  dans  l'œuvre  nouvelle  :   elle   s'y  divertit  agréable- 
ment   et    resta  sourde  à  l'admirable  crescendo  qui  annonce  la  descente 
du  Saint-Esprit  et  que   l'orchestre,    jusqu'alors    muet,   traduit  avec   une 
force  extraordinaire.    A  quoi    sert-il   d'avoir  du  génie  avant  le  temps'? 
La  direction  du  théâtre  avait  décidé  de  faire  une  reprise  solennelle 
de  la  Vestale  pendant  l'automne  de  1844  et,  comme  elle  paraissait  devoir 
réussir  avec  une  Julia  telle  que  M""'  Schrœder-Devrient,    Wagner,   mû 
par  un  sentiment  d'admiration  envers  Spontini,  qui  venait  de  quitter  la 
direction  de  l'Opéra  de  Berlin  dans  des  circonstances  très  pénibles  pour 
son   amour-propre,    avait    persuadé    au    baron  de  Lùttichau  d'inviter  le 
vieux  maître    à   venir    diriger   son    opéra.   La  chose  une  fois  convenue, 
il  n'avait  laissé  à  personne  autre  le  soin  d'engager  Spontini,  il  lui  avait 
écrit  lui-même  une  lettre  en  français  qui  produisit  le  meilleur  effet,  car 
Spontini  répondit  qu  il  accei^tait  avec  reconnaissance  et  qu'il  ne  doutait 
pas  de  l'excellence  de    l'interprétation.    Par    malheur,    il    marquait    très 
naïvement  de  telles  exigences  quant  au  nombre    des    exécutants  et   des 
musiciens  de  l'orchestre  que  Wagner,  tout  désolé,  courut   chez  l'inten- 
dant et  chez  M""^  Devrient    leur    conter    son    embarras.  Otte  dernière, 
qui  connaissait  bien  Spontini,  rit  de  bon   cœur    de    l'imprudence    com- 
mise, mais  elle  s'offrit  en  même  temps  pour  la  réparer  et,  comme  le  vieux 
maître  marquait  assez  de  hâte  de  regagner  Paris,  il  tut  convenu  qu'on 
l'avertirait  d'un  retard  interminable  occasionné  par  une  indisposition  de 
M™  Schrœder,  qui  servait  ainsi  de  bouc  émissaire.  Ainsi  fut  fait  et  l'on 
répéta    tout  tranquillement  sans  plus    s'inquiéter   de   Spontini,    lorsque, 

1 .  "  Ce  derniei-  ouvrage,  dont  la  conception  est  des  plus  hardies,  —  e'crivait  à  Paris  le  correspondant 
habituel  de  la  Gai^cttc  musicale,  —  a  produit  un  effet  grandiose  et  qu'il  est  impossible  de  décrire; 
aussi,  le  roi,  après  la  riu  du  concert,  a-t-il  fait  appeler,  dans  sa  tribune,  le  jeune  auteur  et  lui  en  a-t-il 
témoigné  sa  satisfaction  dans  les  ternies  les  plus  affectueux.  » 


62  RICHARD    WAGNER 

la  veille  de  la  répétition  générale,  il  tombe  à  limproviste  chez  Wagner, 
et  lui  démontre,  lettre  en  main,  qu'en  arrivant  à  cette  date,  il  se  con- 
formait strictement  aux  nouvelles  indications  cju'on  lui  avait  envoyées 
et  qu'il  était  de  ce  jour  tout  à  ses  amis  de  Dresde  :  il  ne  s'en  irait 
qu'après  l'opéra  joué. 

Malgré  ce  coup  inattendu,  Wagner  ne  pensa  d'abord  qu'au  plaisir 
de  voir  de  près  ce  grand  compositeur  et  d'entendre  une  de  ses  œuvres 
sous  sa  direction;  il  l'assura  que  tout  marcherait  à  merveille  et,  pour  ne 
laisser  dans  son  esprit  aucune  arrière-pensée,  il  lui  proposa  de  diriger 
lui-même  la  répétition  générale,  fixée  au  lendemain.  Le  visage  de 
Spontini  se  rembrunit,  puis,  après  un  grand  moment  d'hésitation,  il 
demanda  à  Wagner  de  quel  bâton  il  se  servait  pour  conduire  habituel- 
lement ;  celui-ci  lui  indiqua  la  mesure  d'un  bâton  ordinaire;  alors,  le 
maître  soupira  et  demanda  si  d'ici  au  lendemain  on  pourrait  lui  faire  un 
bâton  d'ébène,  d'une  longueur  et  d'une  grosseur  extraordinairement  appa- 
rentes, et  terminé  aux  deux  bouts  par  de  fortes  pommes  d'ivoire.  Wagner 
répondit  sans  hésiter  par  l'affirmative,  et  Spontini  se  retira  pleinement 
satisfait.  Aussitôt  libre,  Wagner  court  répandre  l'alarme  et  s'entendre  avec 
le  menuisier,  qui  promet  de  fabriquer  un  bâton  jouant  fort  bien  Tébène 
et  dans  les  conditions  requises.  I,e  lendemain,  au  moment  voulu,  Spon- 
tini avait  son  bâton;  alors,  au  lieu  de  le  prendre  par  un  bout  comme 
un  chef  d'orchestre  ordinaire,  il  l'empoigne  à  pleine  main  par  le  milieu 
et  le  brandit  comme  un  bâton  de  maréchal.  Dès  les  premières  scènes, 
il  fut  évident  que  rien  ne  marchait  au  gré  du  compositeur  et  qu'il 
entendait  faire  recommencer  toutes  les  études  sur  nouveaux  frais.  11 
s'efforçait,  en  baragouinant  un  allemand  des  plus  bizarres,  à  redresser 
les  fautes  de  l'orchestre,  les  défaillances  des  chœurs  et  jusqu'aux  ma- 
nœuvres des  comparses  qu'il  faisait  recommencer  en  les  dirigeant  lui- 
même,  avec  une  obstination  infatigable.  Alors  Wagner  se  rappela  les 
évolutions  analogues  exécutées  à  Berlin,  qui  l'avaient  tellement  frappé 
dans  Fernaud  Corte:{  ;  il  comprit  aussi  que  jamais  à  Dresde  on  n'attein- 
drait cette  précision  mécanique  et  qui  produisait  des  effets  presque 
effrayants.  Bref,  à  la  fin  du  premier  acte,  chanteurs,  musiciens,  régis- 
seur, tous  prirent  la  tuite.  Wagner  emmena  Spontini  avec  des  paroles 
de  déférence  en  l'assurant  que  ses  vœux  seraient  accomplis  et  que, 
pour  mieux  y  répondre,  on  allait  mander  au  plus  vite  Edouard 
Devrient,  qui  avait  présentes  à  l'esprit  les  moindres  traditions  de  la 
Vestale  à  Berlin. 

Tout  était  à  recommencer.  Le  personnel,  surtout  le  chef  des  chœurs, 
était  turieux;  seul,  Wagner  ne  faisait  pas  grise  mine  à  Spontini,  tant 
il   admirait  l'ardeur  extraordinaire  que    celui-ci    mettait    «    à  pnunsnivre 


R  I  Cil  AU'  1)    WAGNER  '  03 

et  à  maintcnii'  un  but  de  1  ait  ilranuitiquc  à  peu  près  oublié  de  son 
époque  ».  Il  était  frappé  de  son  habitude  de  traiter  sans  ménagements 
les  chanteurs  les  plus  réputés,  il  profitait  de  ses  exigences  pour  modi- 
fier en  mieux  la  disposition  habituelle  de  l'orchestre,  il  s'ouvrait  à  lui 
de  certains  doutes  et  profitait  de  ses  judicieux  éclaircissements;  il 
remarquait  enhn  l'énergie  avec  laquelle  il  insista  pour  (pidn  lit  res- 
sortir les  accents  rythmiques,  bief,  il  était  tort  intéressé  par  ce  der- 
nier représentant  de  la  tragédie  Ivrique  et  lui  montrait  un  dévouement 
respectueux.  Aussi  Spcmtini  le  prit-il  en  affection  et  vnulut-il  le  payer 
de  son  zèle  en  lui  donnant  un  avis  charitable;  il  lui  conseilla  de  renoncer 
à  la  musique  tlramatique  :  «  Quand  j'ai  entendu  votre  Riciiyi.  lui  (,lit-il  un 
jour  qu'ils  dînaient  chez  la  Schrœder-Devrient,  j'ai  pensé  :  «  C'est  un 
«  homme  de  génie,  mais  déjà  il  a  plus  fait  qu'il  ne  peut  faire.  «  Et,  pour 
expliquer  ce  paradoxe,  il  remonta  en  arrière  :  «  Après  Gluck,  c'est  moi 
qui  ai  fait  la  grande  révolution  avec  la  Vestale,  j'ai  introduit  la  pro- 
longation de  la  sixte  dans  l'harmonie,  et  la  grosse  caisse  dans  l'orchestre; 
avec  Corte^,  j'ai  fait  un  pas  en  avant,  puis  j  en  ai  fait  trois  avec 
Olympie  et  cent  avec  Agnès  de  Hohenstaiifeu.  Après  cela,  j'aurais  pu 
composer  les  Athéniennes,  un  poème  excellent,  mais  j'y  ai  renoncé, 
désespérant  de  me  surpasser.  Or,  comment  voulez-vous  qu'il  soit  pos- 
sible à  n'importe  qui  d'inventer  du  nouveau  lorsque  moi,  Spontini,  je 
reconnais  ne  pouvoir  surpasser  mes  œuvres  antérieures,  et  que,'  d'autre 
part,  il  est  bien  évident  que  depuis  la  Vestale  on  n'a  pas  écrit  une  note 
de  musique  qui  ne  m'ait  été  volée?  »  Et  Spontini  appuyait  cette  der- 
nière affirmation  de  faits  scientifiquement  constatés.  Tout  étourdi  qu'il 
fût  de  ce  discours,  Wagner  risqua  une  objection  timide  et  lui  demanda 
s'il  ne  se  sentirait  pas  de  force  à  créer  des  formes  nouvelles  en  abor- 
dant un  sujet  entièrement  nouveau.  Spontini  eut  un  sourire  de  pitié. 
«  Dans  la  Vestale,  dit-il,  j'ai  traité  un  sujet  romain;  dans  Fernaud 
Corte-^,  un  sujet  hispano-mexicain;  dans  Olympie,  un  sujet  gréco-macé- 
donien; enfin,  dans  Agnès  de  Ho/ienstaiifèn,  un  sujet  allemand  :  tout  le 
reste  ne  vaut  rien.   » 

Malgré  ce  phénoménal  amour-propre,  exaspéré  par  l'irritation  de  se 
voir  supplanté  par  des  musiciens  qui  ne  le  valaient  pas,  Spontini,  tout 
ridicule  et  vieux  qu'il  fût,  avait  fini  |5ar  regagner  les  sympathies  des 
artistes  à  force  d'énergie,  de  confiance  en  lui-même,  et  lorsqu'il  exigea 
qu'on  rétablit  la  scène  finale,  avec  ballet  et  chcjeur  joyeux  (qu'on  sup- 
primait d'habitude  en  terminant  sur  le  duo  de  Licinius  et  de  Julia 
après  leur  délivrance),  il  ne  se  trouva  personne  pour  réclamer  contre 
ce  supplément  de  travail.  Peine  perdue,  la  représentation  ne  réussit 
pas,  surtout  par  la  faute  de  la  Schrœder-Devrient,  qui,  se  sentant  elle- 


(3_^  RICHARD    WAGNliR 

même  trop  marquée  pour  le  rôle,  à  côté  d'une  y^randc-prètresse  aussi 
jeune  et  charmante  que  Johanna  Wagner,  prétendit  réparer  ce  désa- 
vanta'^e  à  force  de  patliétique  et  dépassa  le  but  en  redoublant  d'efforts. 
La  soirée  fut  donc  assez  froide  et  les  applaudissements  qui  la  termi- 
nèrent n'étaient  qu'un  hommage  rendu  à  la  gloire  universellement 
consacrée  du  maître.  Aussi  "Wagner  éprouva-t-il  un  sentiment  pénible 
en  le  voyant  s'avancer  sur  la  scène,  chamarré  de  décorations,  et  se  con- 
fondre en  saints  pour  un  si  maigre  rappel.  Afin  d'éviter  une  déconvenue 
plus  criante,  M""  Schrœder-Devrient  imagina  de  prétexter  encore  une 
indisposition,  pour  reculer  la  deuxième  représentation  de  la  Vestale, 
alors  que  Spontini  laissait  déjà  percer  le  secret  désir  d'être  invité  à 
prolonger  son  séjour  à  Dresde  et  d'y  monter  la  série  complète  de  ses 
opéras.  Mais  il  eut  tout  à  coup  hâte  de  quitter  Dresde  :  il  venait 
d'apprendre  que  le  roi  de  Danemark  lui  conférait  des  lettres  de  noblesse 
et  que  le  pape  l'honorait  du  titre  de  comte  de  San  Andréa.  Il  oublia 
du  coup  la  Vestale,  au  grand  contentement  de  ses  hôtes,  et  partit 
presque  immédiatement  pour  Paris  :  il  laissait  de  sa  personne  un 
souvenir  à  la  fois  comique  et  enthousiaste  au  jeune  musicien  qui  lui 
promit,  au  moment  des  adieux,  de  méditer  à  loisir  ses  avis  sur  la 
carrière  dramatique  —  et  qui  suivit  si  mal  ses  conseils. 

Peu  de  temps  après,  eut  lieu  le  retour  des  cendres  de  "Weber  à  Dresde, 
les  14  et  i5  décembre  1844,  et  cet  événement,  dit  Wagner  lui-même, 
influa  beaucoup  sur  les  dispositions  où  il  se  trouva  au  moment  d'achever 
Tannhœuser.  Un  comité  s'était  formé  depuis  longtemps  pour  ramener  à 
Dresde  la  dépouille  de  Weber  qui  s'était  éteint  à  Londres,  où  il  était 
allé  diriger  Oberon  ;  mais  la  propagande  était  insuffisante  et,  de  plus, 
on  se  heurtait  aux  scrupules  religieux  du  roi,  qui  répugnait  à  troubler 
le  dernier  sommeil  d'un  mort.  Wagner,  une  fois  en  fonctions,  reprit 
cette  idée  avec  une  énergie  inimaginable  :  c'est  qu'il  s'agissait  de  rendre 
un  suprême  hommage  au  musicien  allemand  par  excellence,  à  celui  qui 
lui  avait  procuré  sa  première  jouissance  musicale,  c][u'il  se  plaisait  à 
saluer  comme  son  maître  et  qui,  durant  son  temps  d'épreuves  en  France, 
lui  avait  apporté  comme  un  souffle  de  la  patrie  allemande  avec  le 
Freiscliùl^.  11  n'y  avait  rien  à  attendre  que  de  l'initiative  privée,  et,  de 
plus,  il  fallait  vaincre  avant  tout  le  mauvais  vouloir  de  l'intendant  royal 
qui,  ne  voyant  en  "Weber  qu'un  maître  de  chapelle  ordinaire,  craignait 
de  créer  un  précédent  et  qu'on  ne  fût,  par  la  suite,  obligé  de  ramener 
en  Saxe  avec  grands  honneurs  tous  les  maîtres  de  chapelle  qui  mourraient 
à  l'étranger.  Alors  Wagner,  ayant  accepté  le  titre  de  président  du  comité, 
lança  de  tous  côtés  des  appels,  recueillit  des  souscriptions,  organisa 
des   concerts,    décida    certains   théâtres  d'ordre   inférieur  à   donner    des 


uu;  Il  A  Kl)  \va(;ni:k  05 

reprciscntalidiis  ati  hcnclicc  de  rtjcuvi'c,  en  obliiit  une  it  l'C^iKTa  de 
Berlin,  par  l'eiUrcmisc  de  Meyerbcer,  qui  rapporta  2,000  thalers  ;  bref, 
il  manieuvra  tanl  et  si  bien  (pie  la  ilirection  du  théâtre  de  Dresde  ne 
put  pas  rester  en  arrière  et  qu'on  eut  bient(U  réuni  la  somme  nécessaire 
à  la  translation  des  cendres  d'abord,  ensuite  à  l'érection  d'un  monument 
funèbre. 

L'aîné  des  deux  tîls  de  Wcber  alla  chercher  à  Londres  la  dépouille 
mortelle  de  son  père  :  le  cercueil  arriva  de  Magdeboury  le  matin  du 
14  décembre  par  le  chemin  de  fer;  puis,  le  soir,  à  huit  heures,  un 
bateau,  éclairé  de  nombreux  falots  et  tout  orné  de  draperies  noires, 
de  trophées  lyriques,  le  transporta  sur  la  rive  droite  de  l'Elbe.  Alors 
on  le  déposa  sur  un  magnifique  catafalque,  au  centre  dun  cercle 
formé  par  trois  ou  quatre  cents  artistes  et  amateurs  tenant  tous  un 
cierge  et  une  couronne  de  laurier  ;  puis  quatre  cent  cinquante  instru- 
mentistes et  chanteurs  exécutèrent  un  hymne  funèbre  de  Richard 
Wagner.  Après,  le  cortège  se  mit  en  route  pour  le  cimetière  catho- 
lique, au  son  des  cloches  de  toutes  les  églises  ;  les  rues  par  où  l'on 
devait  passer  étaient  illuminées  au  moyen  d'innombrables  bougies 
placées  aux  fenêtres,  et  tous  les  artistes,  amis  et  admirateurs  qui  sui- 
vaient le  cercueil,  plus  cinq  cents  fantassins  de  la  garde  royale,  portaient 
des  torches  à  la  main.  Wagner  avait  encore  composé  pour  la  cérémonie 
une  marche  funèbre  avec  deux  motifs  iXEitvyaiithe  :  le  thème  qui, 
dans  l'ouverture,  caractérise  l'apparition  du  fantôme  se  reliait  à  la  cava- 
tine  d'Euryanthe  transposée  en  si  bémol  majeur,  puis  revenait  pour  la 
conclusion,  transfiguré  ainsi  qu'il  reparaît  à  la  fin  de  l'opéra.  Ce 
morceau  symphonique,  écrit  pour  quatre-vingts  instruments  à  vent 
auxquels  il  avait  adjoint  vingt  tambours  voilés  pour  vendre  pianissimo  le 
trémolo  des  altos  dans  l'ouverture,  était  d'une  grandeur  superbe  et  pro- 
duisit un  ert'et  indescriptible.  A  la  chapelle  du  cimetière.  M'""  Schrœder- 
Devrient  attendait  le  corps,  sur  lequel  elle  déposa  une  magnifique 
couronne  de  fieurs.  L'inhumation  n'eut  lieu  que  le  lendemain;  lorsque  la 
fosse  fut  comblée,  tous  les  assistants  formèrent  au-dessus  une  pyramide 
énorme  avec  leurs  couronnes  de  laurier,  puis  Richard  Wagner,  parlant 
pour  la  première  fois  en  public,  prononça  un  discours  dans  lequel  il 
rappela  très  heureusement  la  mort  récente  du  fils  cadet  de  Weber  et 
qu'il  transforma,  par  une  gradation  toute  naturelle,  en  une  invocation 
à  l'art  national  allemand  :  «  11  ne  fut  jamais  au  monde  un  musicien 
plus  allemand  que  toil...  L'Angleterre  te  rend  justice,  la  Erance 
t'admire,  mais  l'Allemagne  S£ule  peut  t  aimer;  tu  es  sa  chose,  tu  es 
un  beau  jour  de  son  existence,  une  chaude  goutte  de  son  sang,  une 
parcelle  de  son  cteur...   Qui   tlnnc   nous    blâmerait    d'avoir  voulu  que  ta 


06  RICHARD    WAGNER 

cendre  devînt  aussi  une  parcelle  de  son  sol,  du  sol   de   la  chère  patrie 
allemande  '  ?  » 

Tous  les  ans,  à  Dresde,  on  avait  l'habitude  de  donner,  le  dimanche 
des  Rameaux,  un  grand  concert  au  profit  de  la  caisse  des  musiciens  : 
on  y  exécutait  une  symphonie  et  un  oratorio,  que  conduisaient  alter- 
nativement les  deux  chefs  de  la  chapelle,  maîtres  absolus  de  choisir 
l'œuvre  qu'ils  voulaient  diriger.  Reissiger  ayant  à  diriger  l'oratorio  pour 
1846,  Richard  Wagner,  qui,  l'année  précédente,  avait  choisi  la  Création, 
décida  de  jouer  la  Symphonie  avec  chœurs  :  il  avait  gardé  une  profonde 
admiration  pour  cette  œuvre  et  ne  voulait  rien  moins  que  retrouver 
l'impression  qu'il  avait  ressentie  à  Paris,  aux  concerts  du  Conservatoire, 
en  l'entendant  diriger  par  Habeneck.  Mais  les  musiciens  de  l'orchestre, 
outre  qu'ils  répugnaient  à  ce  travail  considérable,  craignaient  que 
l'annonce  de  cette  symphonie,  jusqu'alors  mal  jouée  et  mal  comprise  à 
Dresde,  n'eût  un  fâcheux  effet  sur  la  recette,  et  ils  allèrent  jusqu'à 
M.  de  Lùttichau  pour  qu'il  s'opposât  au  projet  du  maître  de  chapelle. 
Par  bonheur,  le  droit  de  celui-ci  était  absolu,  et  Wagner  demeura 
inébranlable.  11  fallut  donc  en  passer  par  où  il  voulait  et  se  mettre  à 
répéter.  Alors  Wagner  donna  un  rare  e.xemple  de  cette  ténacité,  de  ces 
exigences  et  de  ces  emportements,  qui  le  firent  toujours  tellement 
craindre  et  admirer  de  ses  interprètes.  Il  consacra  tout  l'hiver  à  ces 
études  ;  il  fit  jusqu'à  douze  répétitions  pour  chacune  des  parties  de 
l'orchestre,  il  adjoignit  aux  choristes  diverses  sociétés  chantantes,  les 
chœurs  du  séminaire  et  de  l'école  de  la  Croix,  arrivant  ainsi  au  chiffre 
énorme  de  trois  cents  voix  ;  il  fit  modifier  la  disposition  de  l'estrade, 
au  grand  mécontentement  des  musiciens  qui  se  seraient  bien 
passés  de  ces  frais  de  menuiserie  ;  il  rédigea  et  fit  imprimer  un  pro- 
gramme explicatif  de  la  symphonie  ;  mais  surtout  il  entreprit  d'agir  sur 
l'esprit  de  ses  exécutants  à  la  façon  d'Habeneck,  de  leur  faire  vivement 
sentir  ce  qu'ils  allaient  exécuter,  et  comme  il  possédait  à  fond  ce  chef- 
d'œ-uvre,  comme  il  le  savait  par  cœur  de  la  première  note  à  la 
dernière,  il  parvint  à  enflammer  ces  artistes  d'un  enthousiasme  égal  au 
sien  et  l'exécution  qu'il  obtint  fit  l'effet  d'un  coup  de  foudre  sur  le 
monde  musical  de  Dresde,  même  au  delà  :  «  Cela  vaut  la  peine  de 
faire  le  voyage,  disait  Niels  Gade,  rien  que  pour  entendre  le  récitatif 
des  contrebasses.  »  Or,  parmi  les  auditeurs  enthousiasmés  de  la  Sym- 
phonie avec  chœurs,  le  5  avril  1846,  il  se  trouvait  un  jeune  homme  et 
un  enfant  qui  devaient  compter  plus  tard  parmi  les  plus  chauds  par- 
tisans de  Richard  Wagner  :  le  jeune  homme  était  Hans  de  Bùlow,  alors 

I.  Ces  détails  sur  le  passage  de  Spontini  à  Dresde  et  sur  la  translation  des  restes  de  Weber  sont 
tire's  principalement  des  Souvenirs  de  R.   Wagner  (trad.  C.  Benoit,  chez  Charpentier). 


RICHARD    VVAGNF.R  67 

âgé  de  seize  ans,  et  l'enfant,  qui  n'en  n'avait  pas  dix,  était  le  futur 
ténor  Louis  Schnorr  de  Karolsfcld,  le  créateur  inspire  de  Tristan  et 
Iscult. 

Tout  en  préparant  la  Symphonie  arec  cluvuvs,  Wagner  donnait  aussi 
ses  soins  assidus  à  une  reprise  de  Vlplii^énie  en  Aitlide,  de  (jluck  ; 
il  y  donna  même  trop  de  soins  au  i^ré  de  certaines  gens,  puisqu'il  en 
renforça,  discrètement,  il  est  vrai,  l'orchestration  et  qu'il  modifia  la 
conclusion  du  poème,  en  s'éloignant  de  Racine  pour  se  rapprocher 
d'Euripide  et  de  Gœthe.  Alors  que  Spontini  faisait  répéter  la  Vestale 
à  Dresde,  il  avait  dit  un  jour  à  "W^agner  :  «  J'ai  entendu  dans  votre 
Rie)i{i  un  instrument  que  vous  appelez  basse-tuba  ;  je  ne  veux  pas  le 
bannir  de  l'orchestre  :  faites-m'en  une  partie  pour  la  Vestale.  »  Et 
Wagner,  ne  voulant  pas  faire  moins  pour  Gluck  que  pour  Spontini,  ne 
s'était-il  pas  imaginé  qu'il  convenait  de  mettre  l'orchestration  cVIphigénie 
en  état  de  produire  aujourd'hui  l'effet  qu'elle  produisit  à  l'époque  où 
l'on  ne  connaissait  d'autres  instruments  que  ceux  employés  par  Gluck? 
11  s'acquitta  de  cette  tache  délicate  avec  une  conscience  extrême,  il 
fit  venir  une  copie  exacte  de  Paris,  de  peur  que  la  partition  en  usage 
à  Berlin  n'eût  déjà  reçu  des  retouches  de  Spontini  ;  de  plus,  il  se  livra 
à  une  révision  minutieuse  du  texte  allemand,  il  resserra  certains  mor- 
ceaux, ajouta  quelques  traits  d'union  et,  comme  nous  l'avons  dit, 
changea  le  dénouement;  bref,  pendant  assez  longtemps,  il  abandonna 
tout  travail  personnel  pour  se  consacrer  à  Gluck  et  pour  le  glorifier  : 
il  y  réussit  d'ailleurs,  car  VIphigénie  en  Aitlide,  ainsi  retouchée,  eut  un 
très  grand  succès.  Certes  ce  zèle  et  ce  désintéressement  sont  à  l'hon- 
neur de  Richard  'Wagner;  mais  il  partait  d'une  idée  fausse  en  entre- 
prenant un  travail  qui  ne  pouvait  pas  avoir  de  résultats  durables,  (jluck 
n'est  pas  tellement  archaïque  ni  son  orchestre  à  ce  point  rudimentaire 
que  ses  chefs-d'œuvre  ne  fassent  encore  assez  bonne  figure  à  la  scène  : 
il  n'est  pas  permis,  en  outre,  de  toucher  à  des  créations  de  cette  hau- 
teur, qui  sont  des  sommets  dans  l'histoire  de  l'art  musical,  et  de  semblables 
corrections  ne  sont  admissibles  que  pour  les  œuvres  d'ordre  secondaire, 
éphémères,  bonnes  tout  au  plus  pour  distraire  un  moment  la  foule,  et 
qu'on  ne  songera  jamais  à  oflfrir  comme  des  modèles  à  l'étude  et  à  la 
vénération  de  la  postérité.  D'ailleurs,  un  seul  mot  résout  la  question  : 
Richard  'Wagner  aurait-il  jamais  admis  l'idée  que  dans  un  temps  donné 
on  pût' faire  par  admiration  pour  lui  ce  qu'il  faisait  par  admiration 
pour  Gluck,  qu'on  imaginât  de  modifier  son  orchestre  ou  bien  de 
marier  Lohengrin  avec  Eisa  ?  Dès  lors,  le  moyen  le  plus  simple  et  le 
meilleur  de  glorifier  Gluck  était  d'exécuter  son  opéra  tel  qu'il  l'a  conçu  : 
c'était  presque  le    desservir    que    l'honorer    de  la    sorte,  et  Berlioz,  en 


ÔS  RICHARD    WAGNER 

pareille  occurrence,  a  montré  pour  l'auteur  d'Orphée  et  d'Aruiidc  une 
admiration  plu?  intelligente,  un  zèle  autrement  respectueux'. 

Wagner  n'avait  pas  beaucoup  à  s'occuper  de  la  musique  de  la 
chapelle  royale,  mais,  de  ce  côté  encore,  il  se  heurtait  à  la  routine  et 
déplorait  le  travail  qu'on  y  faisait.  La  cour,  catholique,  ne  voulait  que 
des  catholiques  dans  le  chœur  et  les  parties  de  sopranos  et  d'altos 
étaient  tenues  par  de  jeunes  garçons  :  en  tout,  vingt-six  choristes, 
dont  quatorze  hommes  et  douze  enfants,  plus  un  orchestre  complet 
qui  s'élevait  à  cinquante  exécutants  dans  les  grandes  occasions.  «  Les 
échos  de  l'édifice  étaient  assourdissants,  dit  Richard  Wagner.  Je  voulus 
soulager  les  membres  surmenés  de  l'orchestre,  ajouter  des  voix  de 
femmes  et  introduire  la  vraie  musique  d'église  catholique  a  capella, 
dont  je  donnai  le  Stabat  Mater  de  Palestrina  comme  spécimen,  ainsi 
que  d'autres  pièces;  mais  tous  mes  efforts  furent  en  pure  perte  -...  11 
y  avait  là  un  singulier  survivant  des  jours  d'autrefois  :  un  viusico,  un 
grand  et  gros  soprano,  dont  la  prétention,  la  sottise  extrême  me  diver- 
tissaient fort.  Les  jours  de  fête,  il  refusait  de  chanter  à  moins  que  des 
airs  particuliers  ne  lui  fussent  réservés,  et  c'était  tout  à  fait  réjouissant 
d'entendre  ce  vieux  colosse  se  g-aroariser  avec  les  fioritures  de  Hasse  : 
on  aurait  dit  d'un  pouding  énorme  avec  une  voix  de  crécelle  fêlée. 
Mais  avec  tout  cela,  il  avait  une  qualité  incomparable  :  d'une  seule 
haleine,  il  chantait  autant  et  plus  que  n'importe  quel  autre  artiste  en 
deux  respirations.   » 

Wagner,  durant  ce  long  séjour  à  Dresde,  avait  eu  pour  la  première 
fois  occasion  de  dévoiler  son  caractère,  en  appliquant  ses  idées,  et  dès 
lors  il  s'était  montré  tel  qu'il  fut  toute  sa  vie  :  ardent  à  l'innovation, 
mécontent  de  tout,  —  ce  qu'il  disait  être  sa  plus  haute  faculté,  —  sans 
ménagement  pour  les  idées  ou  les  préjugés  d'autrui,  violent,  difficile, 
orgueilleux  à  l'e.xcès  ;  mais  aussi,  doué  d'une  rare  énergie  et  tellement 
dominateur,  malgré  ses  défauts,  qu'il  faisait  violence  à  tous  et  se 
recrutait  de  chauds  partisans  parmi  ceux-là  qui  l'avaient  d'abord  le 
plus  violemment  attaqué.  C2eux  de  ses  confrères  qui  avaient  l'esprit 
ouvert  l'appréciaient  et  l'aimaient;  mais  il  déplaisait  à  presque  tous 
par  son  humeur  irritable,  par  son  activité    infatigable    et   envahissante. 

1.  Berlioz,  au  nidins,  quand  il  accepta  d'ajouter  des  re'cits  et  un  ballet  au  Freiscliiit:^,  respecta 
l'orchestre  de  Wcber  et  ne  modifia  pas  la  pièce;  au  contraire,  il  défendit  tant  qu'il  put  le  dénouement, 
si  long  qu'il  soit.  En  fait  de  rcnrcbestratinns,  on  cite  toujours  celles  du  Messie,  par  Mozart;  des  Da- 
uaides,  par  Spontini  ;  du  Déserteur  et  de  Richard  Cœnr-de-Lioii,  par  Adolphe  Adam,  etc.,  etc.  ;  mais 
aucun  de  ces  cas  n'est  comparable  à  celui  de  Wagner,  d'abord  parce  qu'il  a  modifié  la  pièce  et  surtout 
parce  que  l'instruinentation  de  Gluck  n'est,  encore  aujourd'hui,  ni  insuffisante  ni  vieillote.  Cette 
reprise  A'Iphigénie  en  Anlide  avec  dénouement  de  Wagner  eut  lieu  sous  sa  direction  le  22  février  i''Î47. 
M™  Schrœder-Devrient  jouait  Clytemnestre;  M""  .îohanna  Wagner,  Iphigénie;  M"«  Marpurg,  Anhé- 
mise;  Mittcrwurzer,  .\gamemnon;  Tichatschek,  Achille,  et  Dettn\er,  Calchas. 

2.  Entretien  avec  M.  nannreuther,  rapporté  par  celui-ci  dans  le  Dictionnaire  de  Grove. 


RICHARD    WACJNER 


<^o 


Personne,  assurément,  ne  lui  rompait  ouvertement  en  visière;  mais  on 
lui  faisait  sentir  en  dessous  les  clFets  de  la  jalousie  et  du  mauvais 
vouloir.  Ses  façons  d'aqir  et  son  caractère  hautain  lui  avaient  rapide- 
ment aliéné  à  Dresde  —  il  en  sera  de  même  à  Paris,  à  Munich  et 
partout  — ■  le  monde  des  journaux,  qui  le  poursuivait  de  brocards 
et  publiait  sur  son  compte  les  anecdotes  les  plus  sottes.  Le  critique 
accrédité  de  Dresde,  ami  particulier  de  Reissigcr,  se  posait  justement 
alors  en  champion  des  usages  établis,  qu'ii  décorait  du  titre  ronflant 
de  :  traditions  classiques.  Ce  Schladebach,  qui  n'était  ni  sans  éducation, 
ni  sans  mérite,  avait  commencé  par  protéger  Wagner,  puis  il  avait 
tourné  contre  en  insistant  sur  tout  ce  qui,  dans  ses  opéras,  sécartait 
des  sentiers  battus  :  comme  il  était  'le  principal  correspondant  à 
Dresde  des  feuilles  politiques  ou  littéraires  de  Leipzig,  Berlin  et  autres 
villes  importantes,  son  jugement  rayonnait  par  toute  rAllcmagne  et  fit 
un  tort  sensible  à  Wagner.  La  plupart  des  directeurs  et  musiciens 
prenant  le  mot  d'ordre  des  journaux,  celui-ci  fut  bientik  classé,  non 
sans  vraisemblance,  comme  un  personnage  excentrique,  insupportable 
et  difficile  à  manier;  les  pièces  ou  partitions  qu'il  présentait  étaient  à 
peine  feuilletées  et  plus  d'une  fois  même  on  les  lui  renvoya  sans  les 
ouvrir.  Mais  ces  attaques  et  ces  déboires  ne  purent  jamais  rien  sur  un 
homme  de  sa  trempe,  aussi  confiant  en  son  génie,  et  leur  .violence 
accroissait  seulement  en  lui  une  disposition  naturelle  à  se  poser  en 
artiste  incompris,  entouré  d'ennemis  et  beaucoup  plus  méconnu  qu'il 
ne  l'était  en  réalité.  Tel  Wagner  dans  son  pays,  tel  Berlioz  dans  le 
sien. 


W  O  1'  A  N      ET     SES     C  O  R  U  E  A  U  X     M  E  S  S  A  (i  E  1<  S  . 

I  :i  paiitoulle  que  les    corbeaux   tiennenl   dans  leur  bec    exprime   ici    le   pouvoir    talillon    que   la 

ialouse  Frick  exerce  sur  son  époux  ^^'otan;la  loculion  faiiiilië're  allemande  : 

i7,M ;(.■.'.-■(■)■  1.1  /-.viloKjlc.  signiliant  que  la  femme,  dans  le  ménage,  est  plus  maîtresse  que  le  mai  i. 

Tiré  de  Sc/iiill:r  cl  Miillcr  .i  IWnnc.'u  Au  Xih'lii:)^,  iSSi. 


CHAPITRE    VI 


TANNU^USER 


DRESDE 


OUT  à  la, fin  de  son  séjour  ù  Paris  et  bien  qu'il  fût 
surtout  préoccupé  d'amasser  un  peu  d'argent  pour 
regagner  son  pays,  Richard  Wagner,  dans  ses  moments 
de  loisir,  lisait  l'histoire  d'Allemagne  avec  l'espoir  d'y 
trouver  un  sujet  d'opéra.  Ses  recherches  furent  long- 
temps vaines;  mais  ce  qui  le  frappa  de  prime  abord, 
c'est  que  le  poète  et  le  musicien  étaient  toujours  en 
lui  d'accord  pour  repousser  tel  ou  tel  sujet,  et  dès  qu'un  épisode  histo- 
rique lui  paraissait  impropre  à  la  mise  en  œuvre  dramatique,  il  échap- 
pait également  à  son  sens  musical.  Cette  observation  le  confirmait  dans 
l'idée  qui  lui  était  déjà  venue  que  les  sujets  légendaires  convenaient 
beaucoup  mieux  que  ceux  de  l'histoire  à  la  musique,  et  cependant  il 
cherchait  toujours  de  ce  coté.  11  avait  fini  par  se  fixer  sur  un  épisode 
des  derniers  temps  de  la  puissance  des  Hohenstaufen  et  avait  choisi 
pour  personnages  principaux  Manfred,  fils  de  Frédéric  II,  et  une  fille 
supposée  de  ce  dernier,  une  jeune  Sarrasine,  qui  relevait  le  courage 
abattu  de  Manfred,  le  menait  de  victoire  en  victoire  jusqu'au  trône,  se 
faisait  tuer  pour  son  frère  et  lui  dévoilait  seulement  en  mourant  la 
parente  qui  s'opposait  à  leur  union.  Wagner  avait  même  assez  développé 
son  scénario,  lorsqu'un  philologue  de  ses  amis  lui  prêta  le  conte  popu- 
laire de  Tannhaeuser.  Il  n'était  pas  sans  le  connaître,  ayant  lu  jadis  le 
poème  de  Tieck,  qui  ne  l'avait  aucunement  satisfait,  dit-il  ;  il  savait 
aussi  que  Weber  avait  eu  l'idée  de  traiter  ce  sujet  en  musique,  et 
c'était  encore  un  grand  attrait  pour  lui.  Bref,  cette  vieille  légende  où 
la  figure  principale  se  détache  d'une  façon  très  claire  et  très  simple, 
le  captiva  au  plus  haut  point.  11  était  surtout  frappé  de  ce  qu'on 
pouvait  la  rattacher  sans  peine  au  tournoi  poétique  de  la  Wartbourg, 
un  épisode  on  ne  peut  plus  propre  à  échauffer  son  inspiration,  parce 
qu'il  répondait  à  merveille  à  son  culte  pour  la  vieille  Allemagne.  Aussi, 
pour  dédaigneux  qu'il  se  fût  montré  du  poème  de  Tieck,  dont  il  blâmait 
«  la  coquetterie  mystique  et  le  catholicisme  frivole  »,  il  ne  laissa  pas 
d'en  faire  usage.  1  ieck,  en  effet,  avait  imaginé  que  Tannhœuser  se 
rendait  au  concours  des  Alintiesinger  ouvert  à  la  Wartbourg  lorsqu'il 
rencontra  Vénus  et  se  laissa  séduire,  et  Wagner,  en  adoptant  cette  idée. 


RICliARD    WAGNKR  71 

a  simplement  ajouté  Tamour  entre  Tannhicuser  et  la  nièce  du  comte, 
amour  un  instant  oublié  pour  Vénus  et  qui  sauve  à  la  iin  le  chevalier 
en  farrachant  à  sa  perdition  par  le  repentir'. 

Dans    sa    hâte    d'assister   aux  répétitions  de  Riciiii,   il  était  arrivé  à 
Dresde   avant    qu'on    fût    prêt  à   les    commencer   et,    pour   se    distraire, 
il  fit  un  voyage  dans  les  montagnes  de  Bohême.   II  retourna  à  Tœplitz 
et   bâtit    le  scénario   de    Tannlicviiser  dans  l'endroit   même  où  il  avait, 
huit  années  auparavant,  tracé  le  plan  de  la  Défense  d'aimer.  11  s'y  mit 
bientôt    de    tout    cœur  :  il    eut    pourtant    quelques   jours   de  défaillance 
après  le  fâcheux  accueil  fait  à  la  Cène  des  Apôtres;  il    faillit  céder  au 
besoin,  toujours  si  impérieux  chez  l'artiste,  d'être  applaudi  sur  l'heure 
et  projeta  d'abandonner    Taniiluvuser  pour    revenir  à   Manfred,  qui  lui 
paraissait  plus  propre  à  être  traité  dans  le  goût  du  public,  d'écrire  en 
quelque  sorte  un  second  Rienii.  11  comptait  que  la  Schrœder-Devrient 
ferait    merveille    dans    le    rôle    de    la    Sarrasine,    et    il    lui    soumit    son 
projet   de    drame  ;    mais    elle   n'en    fut    pas   satisfaite   et   le  détourna  de 
poursuivre.    11    hésitait    d'ailleurs    au    moment    de    sacrifier    son    propre 
sentiment   au    goût   de   la  masse  et  a  dépeint  lui-même  avec  énergie  à 
quels  combats   intérieurs   il    était   alors   en  proie.    «  L'heureux  change- 
ment  survenu    dans    ma    situation    extérieure   et    la  liberté   d'esprit    qui 
en  était  le  résultat  ;  par-dessus  tout,  l'ivresse  de  me  trouver  en  contact 
avec    une   société    nouvelle    et   sympathique,    déterminèrent    en  -  moi   un 
désir  de  jouissances    immédiates  qui   détournait   de  sa  propre   direction 
mon  être  intérieur,  tel  que  l'avaient  formé  les  impressions  douloureuses 
du    passé   et   la    lutte    dans   laquelle    elles    m'avaient    jeté.    L'inclination 
naturelle    qui    entraîne    l'homme   à   la    poursuite   du    bonheur   tendait   à 
m'engager  dans  une  voie  artistique   qui    devait   bien   vite   me  dégoûter 
profondément.  Je  ne   pouvais,  en  effet,  trouver  de  satisfactions  dans  la 
vie    qu'en    acquérant    de   la    renommée    comme    artiste,    et    cela    n'était 
possible  qu'à  la  condition  de  subordonner  ma  véritable  nature  au  goût 
public.   Il  aurait  fallu  que  je  me  misse  à  suivre  les  caprices  de  la  mode 
et  que  je  me  prêtasse  à  toutes  les  bassesses  de  la  spéculation,  ce  qui, 
au  point  où  j'étais  arrivé,  je  le  sentais  clairement,    m'eût   fait   périr  de 
dégoût.  Ainsi,  les  jouissances  positives  de  la  vie  se  présentaient  à  moi 
sous  la  seule  forme  que   notre  monde  moderne   leur  a  donnée;  et  force 
était    pour   les   obtenir  de  plier   mes    facultés   d'artiste  à  des   exigences 
dont  je  ne  connaissais  que  trop  la  misérable  nature-   ». 

1.  Kn  s'efForvant  de  remonter  à  la  source  de  l'histoire  du  tournoi  des  chanteurs,  Wajjner  toucha 
du  premier  coup  à  Lohengrin  et  à  ParsiJ'al.  En  effet,  une  des  copies  du  «  Combat  des  Chanteurs  » 
amène  là  le  poème  de  Lohengrin  et  Wagner,  ainsi  entraine  à  lire  le  Parsifal  et  le  Rituel  de  Wolfram 
d'Eschenbach,  vit  «  s'ouvrir  subitement  devant  lui  tout  un  monde  entièrement  nouveau  de  poésie  ». 

2.  Richard  Wagner  d'après  lui-même,  p.  lyt). 


-^,  KICllAKL)     WAGNER 

11  finit  par  sortir  vainqueur  de  cette  lutte  intérieure  et  sacrifia 
définitivement  Manfrcd  à  Tannhœitser,  l'œuvre  qu'il  aurait  faite  selon 
le  goût  convenu  du  public  à  celle  qu'il  voulait  composer  conformément 
à  ses  vues  sur  fart;  mais  il  nourrissait,  à  vrai  dire,  le  secret  espoir  de 
concilier  les  deux  et  d'obtenir  l'assentiment  de  la  foule  sans  rien  aban- 
donner de  ses  idées.  lùi  quoi  il  se  trompait,  comme  l'événement  allait 
trop  bien  le  prouver.  11  avait  complètement  terminé  Tann/uvitser  en 
avril  1844,  et  le  soumit  à  une  première  révision  qu'il  eut  achevée  au 
mois  de  décembre.  Il  y  avait  travaillé  de  verve  et  il  l'avait  finie  avec 
un  tel  feu  d'inspiration  qu'il  s'était  risqué  à  faire  lithographier  la  par- 
tition complète  d'après  le  manuscrit;  en  juillet  1845,  il  en  envoyait  une 
copie  à  Cari  Gaillard,  de  Berlin,  avec  une  longue  et  intéressante 
lettre  :  «  ...L'arrangement  pour  piano  a  déjà  été  préparé  de  sorte 
que,  le  lendemain  de  la  première  représentation,  je  serai  tout  à  fait 
libre,  ,1'ai  l'intention  d'être  paresseu.x  un  an  ou  deux,  de  passer  mon 
temps  à  lire  et  de  ne  rien  produire...  Pour  qu  un  ouvrage  dramatique 
soit  significatif  et  original,  il  faut  qu'il  résulte  d'un  i)as  en  avant  dans 
la  vie  et  la  culture  de  l'artiste  ;  mais  on  ne  peut  faire  un  tel  pas  tous 
les  six  mois.   " 

Malgré  l'insuccès  du  J^ûisseaii  fantoinc,  la  direction  de  l'Opéra  de 
Dresde  avait  accueilli  avec  empressement  Tannluviiser  et  faisait  de 
notables  dépenses  pour  le  représenter  dignement  :  les  décors  avaient  été 
commandés  à  Paris  par  Dieterle,  et  les  meilleurs  chanteurs  étaient  mis 
à  la  disposition  de  Wagner.  Mais  la  musique  les  déroutait.  Tichatschek 
tout  le  premier  était  chargé  du  rôle  de  Tannhceuser,  dont  il  fallut 
modifier  les  passages  élevés  c][ui  le  fatiguaient  trop  ;  un  excellent 
baryton,  Mitterwiirzcr,  tenait  le  personnage  de  Wolfram  ;  la  nièce  de 
l'auteur,  Johanna  Wagner,  encore  novice  à  la  scène,  faisait  une  gra- 
cieuse Elisabeth,  et  M""'  Schrœder-Devrient  figurait  une  \'énus  un 
peu  miire  ;  elle  avait  accepté  ce  rôle  uniquement  par  complaisance 
et  tout  en  déclarant  qu'elle  n'en  pourrait  rien  tirer  :  «  Vous  êtes  un 
homme  de  génie,  disait-elle  à  Wagner,  mais  vous  écrivez  des  choses 
si  excentriques  qu'il  est  impossible  de  les  chanter.  »  Dettmer  et  Schloss 
avaient  en  partage  les  rôles  du  Landgrave  et  de  Walther  ;  Waechter, 
("urti  et  Riss  représentaient  Biterolf,  Heinrich  et  Rcimar,  et  M""'  Anna 
Thiele  était  le  petit  berger.  La  première  représentation  fut  donnée  le 
19  octobre  1845,  devant  une  salle  comble  et  plus  curieuse  que  sympa- 
thique; on  désirait  surtout  savoir  si  l'auteur  avait  persévéré  dans  la 
voie  où  il  était  entré  par  le  Hollandais  l'ulaiit,  ou  bien  si  cet  échec 
l'avait  décidé  à  revenir  au  genre  de  l'opéra  consacré  qui  lui  avait 
valu   le  grand  succès  de  là'cii^i.    Richard    Wagner    avait    persisté    dans 


Klt;ilAkD     WAGNER  ^j 

ses  idées  novatrices  et  le  public  en  eut  un  i^rand  désappointement  ;  ce 
fut  un  franc  insuccès,  contrairement  à  ce  que  rapportent  les  narrateurs 
français,  y  compris  Gasperini,  cpii  parlent  d'ovations,  dj  rappels,  de 
couronnes,  de  triomphe.  Et  savez-vous  quelle  fut  la  cause  déterminante 
de  ce  i4rave  échec?  La  scène  du  retour  de  Rome  où  lannhieuser 
raconte  son  douloureux  voyage  et  son  entrevue  avec  le  pape,  autrement 
dit  une  des  créations  les  plus  admirables  qui  soient  au  théâtre  et  dans 
l'art  musical. 

Jusque-là,  la  représentation  s'était  traînée  assez  languissante  et  les 
différentes  scènes  du  drame  étaient  plus  ou  moins  bien  accueillies  selon 
le  plus  ou  moins  de  mélodie  et  déclat  qu'y  trouvaient  les  auditeurs. 
La  scène  du  Venusberg  en  particulier,  beaucoup  moins  importante 
quelle  ne  le  devint  par  la  suite  et  mal  défendue  par  M""-'  Schrœder- 
Devrient,  qui  n'avait  que  trop  prévu  qu'elle  y  serait  inférieure  à  elle- 
même,  avait  médiocrement  disposé  l'auditoire  :  on  n'y  comprenait  pas 
grand'chose,  en  dépit  des  éclaircissements  sur  la  légende  de  Tannhieuser 
que  l'auteur  avait  rédigés  lui-même  et  placés  en  tète  du  livret  qui  se 
vendait  dans  la  salle.  Après,  cependant,  le  septuor  linal  du  premier 
acte  avait  beaucoup  plu  et  l'on  avait  rappelé  1  auteur  avec  les  chan- 
teurs. Puis  la  marche  et  quelques  mélodies  très  claires  du  deuxième 
acte  avaient  été  mieux  reçues  et  avaient  permis  de  rappeler  Wagner 
encore  une  fois,  cérémonie  assez  banale  en  Allemagne  où  l'auteur 
revient  généralement  à  la  hn  de  la  pièce.  On  avait  simplement  avancé 
le  moment  de  cette  politesse  obligée,  et  l'on  avait  bien  fait.  Le  dernier 
entracte,  en  effet,  ayant  duré  près  d'une  demi-heure,  avait  mis  le 
public  de  mauvaise  humeur,  et  le  long  récit  de  l'annliLeuser,  arrivant 
par  là-dessus  et  durant  encore  un  quart  d'heure,  acheva  d'indisposer 
l'auditoire.  On  attendait  un  air,  une  franche  mélodie,  et  l'on  n'enten- 
dait qu'un  fastidieux  récitatif!  Haro  sur  le  baudet!  Ce  fut  un  toile 
général  contre  ce  musicien  qui,  ayant  sous  la  main  un  ténor  tel  que 
Tichatschek,  ne  trouvait  rien  de  mieux  à  lui  faire  chanter  au  troisième 
acte,  au  moment  décisif  pour  le  succès,  qu'un  récitatif  interminable,  et 
l'on  en  conclut  aussitôt  que  le  musicien  capable  d'une  pareille  faute  était 
complètement  à  court  d'invention  mélodique.  Ainsi,  c'est  une  des  pages 
les  plus  inspirées,  une  des  conceptions  les  plus  grandioses  qui  lit 
éclater  ce  sot  reproche  d'impuissance  et  de  manque  de  mélodie  auquel 
les  détracteurs  de  Wagner  en  tout  pays  ont  eu  régulièrement  recours 
depuis  quarante  ans  ! 

Le  lendemain  de  la  représentation,  Wagner  était  d  autant  plus 
abattu  que  la  douce  illusion  par  lui  caressée  d'arriver  au  cœur  du 
public  sans  rien   sacrifier  de  ses   idées   réformatrices  venait  de  subir  ime 


74  RICHARD    WAGNER 

plus  rude  atteinte.  «  Je  fus,  dit-il,  accablé  de  ce  revers  et  ne  pus  me 
dissimuler  risolcment  dans  lequel  Je  me  trouvais.  Le  petit  nombre 
d'amis  qui  sympathisaient  de  cœur  avec  moi  se  sentaient  eux-mêmes 
découragés  par  un  vit  sentiment  de  ma  pénible  situation.  Une  semaine 
s'écoula  avant  que  la  deuxième  représentation  pût  être  donnée, 
parce  que  des  changements  et  coupures  avaient  paru  nécessaires  pour 
faciliter  Tintelligence  de  l'ouvrage.  Cette  semaine  eut  pour  moi  le 
poids  d'une  vie  tout  entière.  Ce  n'est  pas  une  blessure  d'amour- 
propre  que  j'éprouvai  ;  j'eus  conscience  de  l'anéantissement  absolu  de 
toutes  mes  illusions.  Il  devint  évident  pour  moi  qu'avec  le  Taiiii- 
/uviiser  je  ne  m'étais  révélé  qu'au  petit  nombre  de  mes  amis 
intimes,  et  non  au  public  à  qui  je  m  adressais  involontairement  par 
la  représentation  de  l'ouvrage.  Il  ne  me  parut  pas  possible  d'accorder 
cette  contradiction.  »  Malgré  cette  résignation  apparente,  Wagner 
s'était  raccroché  à  ce  dernier  espoir  que  la  seconde  représentation 
serait  un  peu  mieux  comprise;  enfin,  après  huit  jours  de  mortelle 
attente,  les  changements  étant  sus  et  l'enrouement  dont  souffrait 
Tichatschek  ayant  pris  fin,  on  put  rejouer  Tauiihœiiser  le  27  octobre; 
cette  soirée  impatiemment  attendue  eut  un  résultat  tout  pareil.  La 
salle  était  à  moitié  vide  et  les  rares  spectateurs  qui  s'étaient  égarés 
là  ne  se  montrèrent  pas  plus  clairvoyants  que  ceux  du  premier  soir; 
cependant,  grâce  à  la  persévérance  de  la  direction  et  surtout  au  zèle, 
au  talent  des  acteurs,  on  prêta  un  semblant  de  vie  à  l'ouvrage,  et, 
jusqu'à  la  fin  de  l'année,  en  neuf  semaines,  il  put  fournir  sept  repré- 
sentations '. 

Les  journaux,  tout  dun  cri,  avaient  déclaré  Tannhœuscr  insuppor- 
table et  fort  ennuyeux  :  cela  n'avait  ni  mélodie  ni  forme.  Et  puis  cette 
sorte  de  musique  agissait  sur  les  nerfs,  sans  parler  d'un  sujet  par  trop 
fatigant  et  douloureux.  L'art,  disaient  les  critiques,  devait  être  gai  et 
consolant  :  pourquoi  Tannhœuser  n'épousait-il  pas  Elisabeth  ?  L'inten- 
dant royal,  alors,  expliquait  à  Wagner  que  son  prédécesseur  Weber 
arrangeait  mieux  les  choses,  puisqu'il  savait  terminer  ses  opéras  d'une 
façon  heureuse.  Enfin,  c'était  un  mécontentement  général.  La  Galette 
du  soir,  lie  Dresde,  exaltait  par  comparaison  certain  opéra  de  Ferdinand 
Hiller,  le  Rêve  d'une  nuit  de  Nocl,  représenté  à  Dresde  en  avril  1845, 

I.  «  Cette  œuvre  a  excité  le  plus  vit"  enthousiasme,  écrit-on  à  la  Galette  musicale  de  Paris;  l'auteur 
a  été  rappelé  après  chaque  acte  et,  après  la  représentation,  les  musiciens  de  l'orchestre  et  plus  de 
deux  cents  jeunes  gens  se  sont  rendus  processionncllcnient  à  sa  demeure,  chacun  muni  d'un  flambeau, 
pour  exécuter  sous  ses  fenêtres  une  sérénade  composée  de  morceaux  choisis  dans  ses  ouvrages  et  dans 
ceux  de  Meyerbcer.  u  (2  novembre.)  — Mais,  un  mois  après,  force  est  bien  de  reconnaître  que  le  succès 
est  illusoire  :  «  Cette  partition  remarquable  a  soulevé  de  vifs  et  sérieux  débats  dans  le  public  aussi 
bien  que  parmi  les  hommes  ce  l'art;  mais  tout  le  monde  s'accorde  à  reconnaître  que  c'est  une  œuvre 
capitale  et  qui  fait  le  plus  t;rand  honneur  au  compositeur,  u  (7  décembre  liiJfb.) 


RICHARD    WAGNER  75 

et  qui,  disait-elle,  renfermait  bien  plus  de  musique,  au  sens  vrai  du 
mot.  La  G^iyC'tte  de  l'Allemagne  du  Nord  badinait  :  «  S'il  est  vrai 
que  Wagner  vise  à  des  hauteurs  inconnues,  disait-elle  en  substance, 
le  ciel  nous  préserve  de  Ty  voir  atteindre  !  Un  ennui  si  pesant  cou- 
ronne ces  hauteurs  qu'elles  sont  inaccessibles  et  qu'on  n"y  pourrait 
durer.  »  Enfin  la  Nouvelle  Gaiette  de  musique,  dont  Schumann  avait 
abandonné  la  direction,  lui  fit  payer  ses  éloges  antérieurs  en  s'achar- 
nant  par  deux  fois  contre  le  poème  et  la  musique,  dont  elle  faisait 
ressortir  l'obscurité  et  les  invraisemblances  :  Wagner,  à  ce  coup,  dut 
bien  connaître  que  Schumann  n'était   plus  là. 

Les  musiciens  de  profession  n'étaient  pas  plus  favorables  que  la 
presse  à  Tannhœuser.  Mendelssohn,  après  audition,  disait  simplement 
à  l'auteur  «  qu'une  entrée  canonique  dans  l'adagio  du  deuxième  finale 
lui  avait  fait  plaisir  »  ;  Maurice  Hauptmann,  qui  avait  remplacé  Weinlig 
à  l'école  Saint-Thomas,  mandait  à  Spohr  que  «  l'ouverture  était  tout  à 
fait  atroce,  incroyablement  longue,  gauche  et  fastidieuse  ».  Et  Spohr, 
quand  il  l'eut  fait  jouer  à  Cassel  en  i853,  écrivit  à  Hauptmann  «  que 
cet  opéra  contenait  beaucoup  d'idées  neuves  et  belles,  mais  aussi 
quantité  de  passages  fâcheux  pour  l'oreille  «  ;  puis  dans  une  lettre 
suivante  il  avouait  s'être  habitué,  par  des  auditions  répétées,  à  bien 
des  choses  qui  l'avaient  d'abord  blessé  et  il  ajoutait  «  qu'il  n'y  avait 
plus  que  l'absence  de  rythmes  définis  et  le  manque  fréquent  de  périodes 
arrondies  qui  continuassent  à  le  troubler  ».  Schumann,  car  il  était 
venu  habiter  Dresde  à  l'automne  de  1844,  écrivait  à  Dorn  le  7  janvier 
1846  :  «  Je  voudrais  que  vous  puissiez  entendre  Tauuhœuser ;  il  contient 
des  parties  plus  profondes,  plus  originales,  bref,  cent  fois  meilleures 
que  les  précédents  opéras,  et  en  même  temps  beaucoup  de  phrases 
musicalement  triviales.  En  somme,  Wagner  peut  prendre  une  grande 
importance  au  théâtre  et  je  suis  certain  qu'il  possède  le  courage  néces- 
saire. Les  moyens  techniques,  par  exemple  l'instrumentation,  sont  tout 
à  fait  remarquables,  incomparablement  plus  sûrs  qu'auparavant.  II  a 
déjà  fait  un  nouveau  livret,  Lohengrin.   » 

Schumann,  dès  cette  époque,  avait  presque  entièrement  renoncé  à 
rédiger  des  études  critiques  de  longue  haleine,  mais  qu'une  œuvre 
musicale  le  frappât  en  bien  ou  en  mal  et,  sitôt  rentré  chez  lui,  il 
notait  rapidement  son  impression  sur  des  tablettes  journalières  :  ces 
brèves  mentions,  éparses  de  1847  ^'  i85o,  forment  comme  un  Carnet 
théâtral.  Or,  on  y  lit  à  la  date  du  7  août  1847  :  «  Tannhœuser,  de 
Richard  Wagner.  —  11  est  impossible  de  parler  de  cet  ouvrage  en 
peu  de  mots.  Ce  qui  est  hors  de  doute,  c'est  qu'il  a  la  couleur  d'une 
œuvre  de  génie.  Si  Wagner  avait  autant  de  mélodie  que  d'ingéniosité, 


yC,  RICHARD    WAGNFR 

il  serait  l'homme  privilégié  de  son  temps.  Cet  opéra  fournirait  matière 
à  quantité  crobservations  ;  il  mérite  bien  que  je  me  réserve  cette  tâche 
pour  plus  tard'.  »  Il  n'y  revint  jamais.  Et  d'ailleurs  son  opinion  ne 
tarda  pas  à  se  modifier  au  sujet  de  Richard  Wagner,  car  il  écrivait 
dans  une  lettre  de  i853  :  «  Wagner  n'est  pas,  si  je  dois  dire  la  chose 
en  peu  de  mots,  un  bon  musicien  :  il  lui  manque  le  sentiment  néces- 
saire de  la  forme  et  de  la  beauté  du  son...  En  dehors  de  la  représen- 
tation, sa  musique  est  pauvre  ;  c'est  de  la  musique  d'amateur,  vide  et 
déplaisante.  »  Spohr  et  Schumann  changeaient  d'avis  en  même  temps, 
mais  à  rebours'. 

Wagner,  recherchant  dans  son  esprit  les  causes  de  cet  échec, 
en  arriva  à  penser  que  l'éducation  artistique  du  public,  gâté  par  des 
productions  sans  conscience,  était  entièrement  à  refaire  et  qu'un  homme 
ordinaire  y  réussirait  mal,  qu'il  fallait,  pour  tenter  l'entreprise  avec 
chance  de  succès,  avoir  la  protection  d'un  puissant  de  la  terre,  d'un 
prince  ou  d'un  roi.  Justement,  il  y  avait  alors  sur  le  trône  de  Prusse 
un  souverain  épris  des  beaux-arts,  de  la  musique  en  particulier,  très 
accessible  aux  idées  nouvelles  et  très  respectueux  des  chefs-d'œuvre 
du  passé,  doué  de  plus  d'une  mémoire  extraordinaire  et  qui  embarras- 
sait ses  maîtres  de  chapelle  lorsqu'il  leur  demandait  à  l'improviste 
d'exécuter  certains  fragments  de  vieux  maîtres  oubliés  de  tous,  mais 
non  de  lui  :  c'était  le  roi  Frédéric-Guillaume  IV.  Richard  Wagner 
pensa  que  le  souverain  qui  mettait  la  musique  en  tel  honneur  dans  ses 
Etats,  qui  avait  appelé  à  Berlin  Meyerbeer  et  Mendelssohn,  qui  avait 
commandé  à  ce  dernier  les  chœurs  cVAiitigone,  afin  de  restaurer  la 
tragédie  antique,  apporterait  quelque  sympathie,  au  moins  quelque 
curiosité  à  l'examen  de  nouvelles  idées  musicales,  et  qu'il  les  aiderait 
peut-être  à  prévaloir.  Donc,  sans  être  arrêté  par  le  récent  insuccès 
du  J^ûisscdii  fantôme  à  Berlin,  c'est  de  ce  côté  qu'il  tourna  tous  ses 
cfiorts,    s'adressant   d'abord    à   l'intendant  du  théâtre   royal,  puis  mon- 

1.  Cet  (.'loge  est  d'autant  plus  frappant  sous  la  plume  de  Schumann  que,  trois  mois  plus  tut,  il 
avait  juge'  très  sevèreinent  les  retouches  ope'recs  par  Richard  Wagner  sur  Ipliif;cnie  en  Aulide.  Il  avait 
entendu  la  tragédie  lyrique  de  Gluck  ainsi  arrangée,  le  i5  mai,  et  voici  ce  qu'il  écrivait  sur  scn  Canict 
ihéatral  au  sortir  de  la  représentation  :  «  ...C'est  Richard  Wagner  qui  a  mis  l'œuvre  en  scène  :  les 
costumes  et  les  décors  sont  dignes  des  interprètes.  11  a  même  ajouté  k  la  musique,  à  ce  que  j'ai  cru 
remarquer  çà  cl  là.  .le  dirai  plus  :  tout  le  tinale  :  Nach  Troja  (Vers  Troie)  est  de  son  invention.  Cela 
passe  vraiment  la  permission.  Glucii  aurait  pcut-Otrc  lo  droit  d'en  user  de  même  avec  l'opéra  de 
Richard  Wagner  et  d  v  pratiquer  force  retranchements  et  coupures.  Que  pourrais-je  dire  de  l'œuvre 
en  elle-même.-  Aussi  longtemps  que  durera  le  monde,  une  pareille  musique  brillera  toujours  et  ne 
Aieillira  jamais...  »  Ce  sont  là  critiques  fort  sensées  et  que  Richard  Vi'agncr  ne  pardonna  j;.mais  à 
Schumann. 

2.  En  février  1^46,  l'ouverture  de  Taiiiiluvuxer  fut  exécutée  à  Leipzig  sous  la  conduite  de  Men- 
delssohn, «  qui  la  dirigea,  dit  M.  Glasenapp  dans  son  ouvrage  écrit  sous  l'inspiration  de  \\'agner,  avec 
la  médiocre  sympathie  qu'il  a  toujours  ressentie  pour  les  efforts  de  Wagner.  S'il  est  vrai  qu'il  ait 
eu  l'intention  de  montrer  là  cette  ouverture  comme  un  modèle  à  fuir,  on  peut  assurer  qu'il  v  a  réussi  1.. 
le  compliment  vaut  son  prix. 


Kl  cil  A  RI)    WAGXRR 


tant  jtisqirà  IMntcndant  de  la  musique  de  la  cour,  11  faut  le  laisser 
raconter  quelles  réponses  il  reçut  de  ces  deux  seigneurs  :  «  Je  fis,  dit-il, 
des  dc'marches  pour  la  propagation  de  mon  opéra  et  jetai  particu- 
lici-ement  les  regards  vers  le  théâtre  de  Rerlin  ;  mais  je  reçus  un  refus 


REP  KESENTATION     DE     (l    TANNH.EUSER    »,     A     HRESnE. 
(Acte   III,  scène   dernière.)   —   Mise  en   scène  conforme  à    l;i    reprise   de    1S17. 


formel  de  l'intendant  des  théâtres  royaux  de  Prusse.  L'intendant  géné- 
ral de  la  musique  de  la  cour  paraissait  mieux  disposé  :  par  son  inter- 
médiaire, je  fis  solliciter  le  roi  pour  qu'il  voulut  bien  s'intéresser  à 
l'exécution  de  mon  ouvrage  et  demandai  la  permission  de  lui  dédier 
la  partition  de  Tanuhœiiscy.   11  me  fut  répondu  officiellement  que  le  roi 


78  RICHARD    WAGNER 

n'acceptait  jamais  la  dédicace  d'un  ouvrage  sans  le  connaître  ;  mais 
qu'attendu  les  obstacles  qui  s'opposaient  à  l'exécution  de  mon  opéra 
sur  le  théâtre  de  Berlin,  on  pourrait  le  faire  entendre  au  roi  si  j'ar- 
rangeais quelques  morceaux  pour  musique  militaire,  lesquels  seraient 
joués  à  la  parade.  Je  ne  pouvais  être  plus  profondément  humilié  ni 
reconnaître  avec  plus  de  certitude  quelle  était  ma  véritable  position. 
Désormais,  toute  publicité  d'art  avait  cessé  pour  moi.  » 

Cela  est  bon  à  dire  après  coup  ;  mais  un  artiste  véritablement 
convaincu  de  son  mérite  et  de  la  force  d'une  idée  nouvelle  a-t-il 
jamais  désarmé  devant  le  public  ?  Une  telle  faiblesse  ne  convient  quà 
des  compositeurs  sans  conviction,  sans  conscience,  et  Dieu  sait  s'ils 
sont  nombreux  dans  le  monde!  Au  lieu  de  se  lamenter  sur  son  échec, 
Wagner,  tout  en  projetant  une  nouvelle  œuvre  où  il  pût  développer 
ses  facultés  créatrices  et  innovatrices,  —  ce  sera  Lohengrin,  —  s'occu- 
pait aussi  de  retoucher  Tanuhœusev  et  de  l'améliorer  :  il  y  tâchait  du 
moins.  Tannhœiiser,  dans  sa  forme  première,  différait  par  deux  points 
capitaux  de  l'ouvrage  qu  on  entendit  à  Paris  en  1861.  D'abord,  la  scène 
initiale  du  Venusberg,  si  médiocrement  rendue  par  M™"  Schrœder, 
était  loin  d'avoir  les  développements  que  Wagner  lui  donna  tout  exprès 
pour  nous;  de  plus,  la  conclusion  de  l'ouvrage  était  fort  écourtée  : 
on  ne  voyait  ni  Vénus,  ni  le  convoi  funèbre  d'Elisabeth.  Tannlieeuser 
restait  seul  en  scène  avec  Wolfram,  et  la  lutte  entre  la  volupté  païenne 
et  la  vertu  chrétienne  qui  se  disputent  son  cœur  n'était  indiquée 
que  par  le  flamboiement  lointain  de  la  grotte  de  Vénus  et  par  le  glas 
des  morts  que  sonnent  les  cloches  de  la  Wartbourg  :  Wagner  modifia 
et  développa  cette  scène  finale  dès  la  seconde  révision  de  son  opéra, 
terminée  en  septembre  1846,  mais,  avant  qu'il  eût  achevé  cette  refonte, 
il  avait  éprouvé  un  double  plaisir.  D'abord,  étant  allé  à  Cassel,  il  y 
avait  rencontré  le  vieux  Spohr,  que  la  lecture  de  Tannha'user  avait 
confirmé  dans  la  haute  idée  qu'il  avait  conçue  du  talent  de  Richard 
Wagner  après  la  représentation  du  Vaisseau  Jajitôine ;  ensuite,  une 
reprise  effectuée  à  Dresde  même  en  1846  avait  commencé  à  mettre 
en  lumière  les  beautés  de  la  partition  de  Tannhœuscr .  Aussi,  lorsque 
l'opéra  reparut  en  1847  avec  la  conclusion  développée  à  loisir,  trouva-t-il 
un  accueil  de  plus  en  plus  favorable  auprès  des  amateurs.  La  presse, 
elle,  ne  désarma  pas  et  soutint  que  l'ouvrage  était  toujours  aussi 
mauvais  ;  mais  le  véritable  public  se  montra,  par  instants,  si  chaleu- 
reux, que  Wagner  eut  alors  la  persuasion  que,  sans  la  critique,  il 
arriverait  aisément  à  faire  adopter  son  nouveau  point  de  vue  et  ses 
créations  les  plus  personnelles  par  tous  les  gens  sincères  et  non  pré- 
venus. 


RICHARD     WAGNER  ^^ 

Si  humilié  que  Wao^ncr  eût  ctc  de  la  proposition  qu'on  lui  faisait  à 
Berlin  de  juger  son  Tannhœuser  sous  forme  de  musique  de  parade,  il 
n'en  avait  pas  moins,  par  besoin  d'argent,  renouvelé  ses  sollicitations  en 
les  faisant  appuyer  par  Meyerbeer,  et  le  roi  de  Prusse  avait  fini  par 
désigner  Rieiiii  pour  la  représentation  de  gala  qu'on  devait  donner  le 
jour  anniversaire  de  sa  naissance,  i5  octobre  1847.  L'auteur  se  rendit 
à  Berlin  dès  septembre  afin  de  diriger  les  études  :  il  reçut  un  accueil 
assez  tiède,  et  des  attaques  personnelles,  des  insinuations  malveillantes 
parurent  aussitôt  dans  les  journaux,  qui  faisaient  mal  augurer  du  résultat 
final.  Au  théâtre,  il  était  content  du  zèle  de  l'orchestre  et  du  talent 
des  chanteurs  :  Pfister  dans  Rienzi,  M"'  Tuszek  (Irène)  et  M'"^  Schlegel- 
Kœster  (Adriano)  ;  mais  il  ne  réussissait  toujours  pas  à  se  concilier  la 
direction  et  la  presse.  En  outre,  il  commençait  à  être  piqué  de  la 
tarentule  des  discours,  depuis  qu'il  avait  parlé  sur  le  cercueil  de  Weber, 
et  ses  allocutions  n'étaient  pas  toujours  heureuses.  A  la  répétition 
générale,  voulant  remercier  le  personnel,  et  particulièrement  l'or- 
chestre, il  s'échappa  à  dire  que  Rienzi  était  une  œuvre  de  débutant,  dont 
il  répudiait  la  tendance,  et  qu'on  ne  devrait  pas  juger  de  son  idéal 
actuel  par  cette  production  totalement  manquée,  qu'il  avouait  lui-même 
être  «  un  péché  de  jeunesse  ».  La  représentation,  retardée  par  une 
indisposition  de  M"'  Tuszek,  ne  put  avoir  lieu  que  le  26'.  Me.yerbcer, 
à  ce  que  Wagner  assure,  était  parti  en  hâte  quelques  jours  auparavant, 
et  le  roi,  qui  avait  pourtant  désigné  l'opéra,  n'avait  pas  daigné  venir. 
Cependant,  la  salle  était  comble,  malgré  les  doutes  et  les  opinions 
préconçues  du  monde  des  journalistes;  l'ouverture,  il  est  vrai,  fut  reçue 
assez  froidement,  mais  le  compositeur,  qui  dirigeait  l'exécution,  fut 
rappelé  après  le  second  acte  et  surtout  à  la  fin  du  spectacle.  11  y  avait 
probablement  dans  ces  rappels  plus  de  civilité  que  d'enthousiasme  réel, 
et  dès  le  lendemain  les  journaux  traitèrent  fort  mal  l'ouvrage  en 
s'appuyant  sur  le  propre  aveu  de  l'auteur,  en  lui  reprochant  de  manquer 
de  mélodie,  de  forme  arrêtée,  d'avoir  une  orchestration  bruyante,  etc. 
Et  c'en  fut  fait  à  Berlin  de  Rieii^i,  parce  que  l'auteur  n'avait  pas  su  se 
taire.  Une  allocution  maladroite  avait  causé  tout  le  mal,  et  plus  d'une 
fois,  par  la  suite,  on  verra  l'orateur,  en  'Wagner,  compromettre  ainsi 
le  musicien. 

Du  Vaisseau  fantôme  à  Tannhœuser,  il  y  avait  un  progrès  très 
notable  en  ce  sens  que  'Wagner  se  dégageait  de  plus  en  plus  des 
formes  de  l'opéra  conventionnel,  tel  que  les  plus  grands  maîtres  à  son 

I.  Est-ce  bien  là  la  raison  véritable,  et  n'y  avait-il  pas  de  politique  sous  roche:  On  dit  aussi  que 
la  direction  avait  trouvé  dans  Rie)i:(i  certaines  expressions  politiques  dangereuses  :  liberté,  frater- 
nité, etc.,  qu'on  aurait  pu  souligner  à  la  représentation,  et  qu'elle  avait  préféré  donner  un  autre  opéra 
pour  l'anniversaire  du  souverain,  en  repoussant  Rie>i:;i  à  la  fin  du  mois. 


8y  lUCHARU    WAGNER 

sens,  Gluck  et  Weber,  Favaient  traité.  Certes,  Gluck  et  VVeber,  aussi 
bien  que  Beethoven,  ont  grandement  aidé  au  développement  du  génie 
de  Wagner  ;  mais  il  ne  faut  rien  exagérer,  surtout  en  ce  qui  concerne 
le  premier,  et  ne  pas  aller  jusqu'à  dire  que  Richard  Wagner  n'a  rien 
imaginé  que  Gluck  n'eût  fait  ou  indiqué  avant  lui.  Pour  soutenir 
proposition  pareille,  il  faudrait  navoir  jamais  mis  une  partition  de 
Wagner  en  regard  d'une  de  son  illustre  devancier,  car  elles  diffèrent 
entre  elles  comme  le  jour  et  la  nuit.  Gluck  n"a  modifié  en  rien  la 
forme  générale  de  l'opéra;  lair  en  demeure  l'élément  essentiel  et  les 
airs,  duos,  trios,  chœurs  et  divertissements  s'y  succèdent  le  plus  sim- 
plement du  monde;  en  outre,  il  avait  souvent  en  vue  l'effet  vocal 
pur  ;  il  répétait  alors  les  paroles  sans  contrainte  et  se  souciait  si  peu  de 
l'unité  de  conception  entre  la  poésie  et  la  musique  qu'il  réappliquait 
de  vieux  airs  italiens  sur  des  paroles  françaises  sans  aucun  scrupule, 
aussitôt  que  cela  devenait  possible  :  en  fait,  c'est  seulement  par  la 
puissance   et   le    nerf  de  sa  déclamation   que  Gluck  a  agi  sur  Wagner. 

En  ce  qui  concerne  Weber,  Wagner  a  expliqué  lui-même,  avec  le 
respect  qu'il  avait  pour  son  maître  d'élection,  par  quels  points  il  croyait 
dilférer  de  lui.  «  On  ne  peut  le  nier,  le  sentiment  décourageant  du 
caractère  propre  au  vrai  public  d'opéra  est  ici  d'un  poids  capital,  et 
ce  caractère  finit  toujours  par  devenir,  chez  l'artiste  d'une  nature  faible, 
la  considération  décisive.  On  me  disait  que  Weber  lui-même,  ce  pur, 
ce  noble,  ce  profond  esprit,  reculait  de  temps  en  temps  eftVayé  devant 
les  conséquences  de  sa  méthode  si  pleine  de  style;  il  conférait  à  sa 
femme  le  droit  de  «  la  galerie  )',  selon  l'expression  dont  il  se  servait; 
il  i5e  faisait  faire  par  elle,  dans  le  sens  de  «  cette  galerie  «,  toutes  les 
objections  possibles  à  ses  idées,  et  elles  le  déterminaient  parfois,  en 
dépit  des  exigences  du  style,  à  de  prudentes  concessions.  Ces  conces- 
sions que  mon  premier  modèle,  mon  vénéré  maître  Weber,  se  croyait 
encore  obligé  de  faire  au  public  d'opéra,  vous  ne  les  rencontrerez 
plus,  je  crois  pouvoir  m'en  flatter,  dans  mon  Taiinhaniser,  et  ce  que 
la  forme  de  cet  ouvrage  a  de  particulier,  ce  qui  le  distingue  peut-être 
le  plus  de  ceux  de  mes  devanciers,  consiste  précisément  en  cela.   « 

f*^n  puisant  le  sujet  de  son  drame  dans  une  légende  allemande  qui 
se  rattachait  à  l'institution  nationale  des  chevaliers  chanteurs  d'amour, 
des  Minnesinger,  Richard  Wagner  était  bien  resté  fidèle  à  ses  préfé- 
rences pour  le  mythe,  puisque  le  fond  de  cette  naïve  et  pieuse 
légende  exprime  la  lutte  de  l'amour  charnel  personnifié  par  Vénus 
et  de  l'amour  idéal  représenté  par  la  chaste  Elisabeth.  Un  chevalier 
de  'l'huringe,  Tannhœuser,  s'est  laissé  entraîner  dans  l'empire  souter- 
rain   lie    la    divinité    pa'ienne,    le    \'cnusberg.    La    déesse    l'enivre     de 


^  ^ ''--■*»»ô?lgî3^ 


RICIIAKI)    \VA<;NKR  8i 

plaisirs  et  déploie  mille  séductions  pour  le  retenir;  mais  Tannhaîuscr 
a  senti  s'éveiller  en  lui  le  souvenir  de  sa  jeunesse  ;  le  remords  Ta 
saisi.  11  résiste  aux  dernières  supplications  de  Vénus,  qui  lui  prédit 
que  t(k  ou  tard  il  reviendra  vers  elle,  et  s'enfuit.  Tannli^cuser  se  trouve 
transporté  sur  terre  dans  une  riante  vallée  :  on  entend  au  loin  le 
chant  des  pèlerins  qui  s'en  vont  à  Rome  implorer  du  Saint-Père  le 
pardon  de  leurs  fautes.  Surviennent  des  chasseurs  qui  reconnaissent 
Tannhxuser;  ce  sont  ses  amis,  les  chevaliers-poètes,  c'est  le  landgrave 
de  Thuringe.  On  le  questionne,  on  lui  demande  pourquoi  il  a  quitté 
ses  frères  et  d'où  il  vient  :  Tannhœuser  répond  vaguement  (|u"il  a 
commis  une  grande  faute  et  qu'il  doit  l'expier  en  fuyant  tous  ceux 
qu'il  aime.  «  Oublies-tu  donc  Elisabeth,  lui  murmure  à  l'oreille  son 
ami  Wolfram,  Elisabeth,  la  nièce  du  landgrave,  qui,  depuis  ton  départ, 
a  perdu  toutes  les  grâces,  tout  l'enjouement  de  la  jeunesse?  «  A  ce 
nom  chéri  qui  lui  rappelle  un  passé  bien  heureux,  Tannha;user  cède  et 
retourne  avec  ses  amis  à  la  cour  du  landgrave.  —  Voici  la  grande  salle 
de  la  Wartbourg.  Tannhieuser,  conduit  par  Wolfram,  y  rencontre 
Elisabeth,  qui,  à  l'approche  de  la  fête  nouvelle,  évoquait  en  son 
souvenir  les  tournois  passés,  dont  TannhcUuser  sortait  toujours  vain- 
queur :  la  reconnaissance  et  le  raccommodement  se  font  vite  entre  les 
deux  amants.  Alors  commence  la  fête  solennelle  des  chantears.  En 
présence  des  hauts  seigneurs  et  grandes  dames  de  la  l'huringe,  le 
landgrave  ouvre  le  concours  et  déclare  qu'Elisabeth,  de  sa  main, 
récompensera  celui  des  poètes  qui  aura  le  mieux  «  pénétré  le  mystère 
du  pur  amour  ».  W'olfram  d'Eschenbach  entre  le  premier  en  lice  et 
chante  l'amour  idéal.  Mais  Tannhteuser,  qui  subit  encore  la  domina- 
tion de  Vénus ,  relève  le  défi  et  célèbre  une  passion  moins  nuageuse. 
Walther  se  lève  et  riposte  à  Tannha^user;  alors  celui-ci,  enflammé 
par  le  souvenir  du  Venusberg,  reprend  son  hymne  avec  un  enthou- 
siasme croissant.  L'assemblée  se  lève  indignée,  les  femmes  s'enfuient, 
les  chevaliers  tirent  l'épée  et  se  précipitent  sur  l'audacieux  chanteur. 
Elisabeth,  seule,  le  défend  contre  tous.  Elle  obtient  enfin  qu'on  lui 
laisse  la  vie  sauve,  mais  elle-même  renonce  à  l'amour  de  celui  qui 
n'est  plus  digne  d'elle  et  le  repousse.  Le  landgrave  chasse  l'impie 
et  l'engage  à  se  joindre  aux  pèlerins  dont  on  entend  retentir  les 
derniers  accents  dans  la  vallée.  «  A  Rome  !  »  s'écrie  Tannhieuser, 
secouant  soudain  son  hallucination  et  mesurant  d'un  regard  l'abîme 
de  maux  où  l'a  jeté  le  pouvoir  de  Vénus.  - — •  Au  commencement  du 
troisième  acte,  Elisabeth  est  agenouillée  aux  pieds  de  la  Vierge  :  elle 
implore  avec  ferveur  le  salut  de  Tannhauser.  Les  pèlerins  reviennent 
de    Rome    et    Tanubceuscr    ne   se   trouve  pas  avec    eux   :  la  jeune  iillc. 


82  RICHARD    WAGNER 

alors,  se  retire  à  pas  lents.  TannhaîLiser  arrive  le  dernier,  pâle,  épuisé 
de  fatigue  et  succombant  sous  le  poids  du  remords.  11  rencontre 
Wolfram  et  lui  retrace  son  voyage  en  termes  désespérés  :  le  pape 
n"a  pas  exaucé  sa  prière.  «  Où  vas-tu  ?  —  Au  Venusberg.  »  Alors 
apparaît  Vénus,  qui  veut  reconquérir  le  pécheur  ;  mais  Wolfram  le 
letient  et  lui  montre  le  corps  d'Elisabeth  qui  vient  de  se  donner  la 
mort.  Le  christianisme  l'emporte  sur  la  volupté  païenne,  et  Tannhtuuser 
expire  auprès  de  la  pure  victime  en  s'écriant  :  «  Sainte  Elisabeth,  priez 
pour  mol  !   » 

Ce  drame,  dans  sa  simplicité  grandiose,  offrait  une  variété  de  tableaux 
favorable  à  Finspiration  du  musicien;  de  plus,  étant  d'un  caractère 
élevé,  surhumain,  presque  mystique,  il  exaltait  l'âme  au  lieu  de  rabaisser 
l'esprit  sur  des  accidents  purement  terrestres  :  autant  un  pareil  sujet 
devait  dérouter  le  public  pris  en  masse,  autant  il  avait  dû  captiver  le 
novateur,  dont  il  justifiait  toutes  les  préférences  pour  les  poèmes  légen- 
daires. «  La  légende,  écrira-t-il  plus  tard  dans  sa  Lettre  sur  la 
musique,  à  quelque  époque  et  à  quelque  nation  qu'elle  appartienne,  a 
l'avantage  de  comprendre  exclusivement  ce  que  cette  époque  et  cette 
nation   ont  de  purement   humain,   et   de   le    présenter   sous   une   forme 

originale  très  saillante  et  dès  lors  intelligible  au  premier  coup  d'œil 

Le  caractère  et  le  ton  de  la  légende  contribuent  ensemble  à  jeter 
Icsprit  dans  cet  état  de  rêve  qui  le  porte  bientôt  jusquà  la  pleine 
clairvoyance,  et  l'esprit  découvre  alors  un  nouvel  enchaînement  des 
phénomènes  du  monde  que  ses  yeux  ne  pouvaient  apercevoir  dans 
l'état  de  veille  ordinaire.  »  'Voilà  pour  le  poème.  En  ce  qui  concerne 
la  musique,  est-il  quelque  chose  de  plus  beau  que  cette  ouverture 
où  les  deux  éléments  du  drame  entrent  en  lutte  avec  tant  de  violence, 
ou  que  le  tableau  du  Venusberg,  tel  qu'il  fut  refait  pour  Paris?  Et 
tout  ce  qui  vient  après  :  la  jolie  chanson  du  pâtre  avec  le  chœur  du 
départ  des  pèlerins,  puis  le  grand  septuor  des  chevaliers,  n'est-il  pas 
pour  compléter  à  souhait  cet  acte  admirable:  Le  second  acte,  en 
conscience,  est  inférieur  aux  deux  autres.  L'entrée  d'Elisabeth  et  le 
début  de  son  duo  avec  Tannliieuser  sont  encore  remarquables  ;  mais 
l'allégro  qui  suit  est  vraiment  par  trop  banal.  11  y  a  de  superbes  pas- 
sages dans  le  tournoi  des  ))oètcs,  comme  le  chant  d'orchestre  au 
moment  où  les  pages  font  asseoir  les  seigneurs,  ou  l'imploration  d'Eli- 
sabeth se  jetant  au  devant  des  épées,  ou  encore  la  conclusion  avec  le 
chœur  des  pèlerins  dans  le  lointain;  mais  la  scène  du  concours  en  son 
ensemble  est  monotone,  et  il  ne  paraît  pas  que  l'auteur  y  ait  réalisé 
cette  fusion  de  la  musique  et  de  la  parole,  qui  devait  être  à  ses  yeux 
la   condition    essentielle    du   beau    musical  :   le    souille    en    est    puissant. 


KIClIAUn    WAGNi:  R 


s:i 


mais  uniforme,  et  le  caractère  y  fait  défaut,  alors  que  tout  l'intérêt 
devrait  provenir  du  contraste  et  de  Topposition  des  divers  chants 
d'amour  improvisés  par  les  trouvères.  Le  troisième  acte,  en  revanche 
est  d'un  bout  à  l'autre  une  conception  de  génie,  une  création  tellement 
supérieure,  que  l'auteur,  depuis,  a  |)u  l'égaler,  mais  non  la  surj^asser. 
^l'el  qu'il  est,  et  malgré  les  imperfections  du  deuxième  acte, 
Taiinhœuser  laisse  entrevoir  nettement  où  tend  l'auteur  et  fait  éclater 
déjà  le  moule  de  l'opéra.  Quoique  les  formes  du  genre  y  persistent 
en  plusieurs  endroits,  surtout  dans  le  finale  du  premier  acte  et 
dans  le  duo  entre  Elisabeth  et  Tannhituser,  Wagner  pouvait  à  bon 
droit  se  flatter  d'avoir  produit  une  œuvre  aux  trois  quarts  personnelle 
et  d'avoir  fait,  victorieux  ou  non  du  public,  un  grand  pas  en  avant  de 
son  maitre  "Weber,  de  ce  'Weber  qui,  lui  aussi,  avait  aspiré  au  drame, 
au  moins  par  Euryanthe,  et  qui,  dans  sa  prédilection  pour  les  vieilles 
légendes  populaires,  avait  pressenti  qu'il  deviendrait  possible  un  jour 
de  créer  de  toutes  pièces  un  opéra  allemand.  On  l'a  dit  avec  raison  : 
"Wagner,  dans  ce  dernier  opéra,  commençait  là  juste  où  Weber  avait 
fini. 


^■'4 


MAISON      liK      KICHAUI)     WAGNER,     A     BAYKEUTH. 


CHAPITRE    VU 


LOHENGRIN     A     WEIMAR 


'kst  durant  un  séjour  trété  qu'il  fit  aux  eaux  de 
Marienbad  en  1845  —  soit  deux  ou  trois  mois 
avant  l'apparition  de  Tannhœiiser  —  que  Richard 
Wagner  esquissa  le  plan  de  Lohengrin.  Il  était 
alors  fort  heureux  d'en  avoir  fini  avec  Taniihcvuser  ; 
il  attendait  un  prochain  succès  réparateur  et,  pour 
la  première  fois  depuis  longtemps,  il  se  laissait 
aller  à  sa  gaieté  naturelle  en  suivant  le  cours  de 
riantes  idées.  Justement,  ses  amis  lui  conseillaient  de  traiter  un  sujet 
moins  triste,  qui  pût  facilement  plaire  au  public,  et,  comme  il  avait 
la  tête  encore  pleine  de  Tannliœuser,  l'idée  lui  vint  d'en  faire  une 
contre-partie  coniique  en  transportant  la  corporation  des  iMaitres 
Chanteurs  de  Nuremberg  sur  la  scène,  en  opposant  aux  tournois 
poétiques  des  nobles  Minnesiuger  les  concours  pédantesques  des  bour- 
geois de  Nuremberg.  De  plus,  comme  il  était  toujours  disposé  à 
s'identifier  avec  ses  héros,  il  aurait  eu  plaisir  à  s'incarner  dans 
Hans  Sachs,  le  dernier  représentant  de  la  poésie  populaire,  et  dans 
le  chevalier  Walter,  le  poète  à  l'inspiration  de  flamme,  tandis  que  ces 
l^édants  bornés  auraient  figuré  les  musiciens  dont  les  plates  productions 
lui  barraient  la  route  et  les  sots  critiques  qui  le  traitaient  du  haut  de 
leur  ignorance.  Il  ébaucha  donc  le  canevas  des  Maîtres  Chanteurs, 
mais  il  y  renonça  presque  aussitôt,  soit  que  le  sujet  fiit  réellement 
trop  gai  pour  l'état  actuel  de  son  esprit,  soit  qu'il  n'eût  pas  encore 
assez  d'ironie  à  déverser  sur  ses  détracteurs;  — -  et  il  revint  à  Lohen- 
grin. 

Il  connaissait  depuis  longtemps  la  légende  du  Chevalier  au  Cygne; 
il  l'avait  lue  à  Paris  en  même  temps  que  celle  de  Tannhœuser  et  il  ne 
l'avait  pas  goûtée  davantage  :  il  la  rangeait  dans  un  genre  artificiel, 
celui  des  poèmes  romantico-chrétiens,  mais,  quand  il  l'examina  de  plus 
près,  au  moment  d'abandonner  les  Maîtres  Chanteurs,  il  reconnut  dans 
Lohengrin  un  mythe  antérieur  au  christianisme  et  dont  le  point  de 
départ  était,  non  pas  dans  le  surnaturel,  mais  dans  le  cœur  même 
de  la  femme;  il  s'en  éprit  dès  lors  autant  qu'il  l'aimait  peu  aupara- 
vant. Comme  il  le  dit  lui-même,  il  puisa  le  courage  d'entreprendre  un 


RICHARD    WAGNER  83 

nouvel  ouvrage  où  il  pousserait  encore  en  avant  et  se  détacherait  de 
plus  en  plus  des  opéras  courants,  précisément  dans  le  sentiment  qu'il 
avait  de  son  complet  isolement  en  face  d'un  public  rebelle,  puisque 
l'aide  qu'il  avait  pensé  trouver  auprès  d'un  souverain  intelligent  venait 
de  lui  échapper.  Cela  marquait  chez  lui  une  tournure  d'esprit  bien 
étrange,  mais  aussi  une  ténacité  rare  et  une  disposition  particulière  à 
refléter  dans  ses  héros  les  impressions  mêmes  de  son  cœur.  Quand  il 
avait  composé  le  Vaisseau  fantôme,  il  soupirait  lui-même  après  la 
femme  idéale,  après  la  patrie  absente,  souveraine  réparatrice  de  tous 
les  maux  soufferts,  ainsi  que  le  Hollandais,  ballotté  sur  la  mer 
immense,  soupire  après  la  femme  qui  doit  le  racheter  de  la  damnation 
éternelle;  en  écrivant  Tauuhaniser,  il  avait  symbolisé  la  lutte  qui 
venait  de  s'élever  dans  son  cœur  et  dont  il  était  sorti  vainqueur,  comme 
son  héros,  en  sacrifiant  les  plaisirs  charnels  à  la  douce  jouissance  de 
la  conscience  satisfaite  et  de  l'idéal  entrevu  ;  dans  Lohengrin ,  il 
allait  s'élever  plus  haut  dans  les  régions  éthérées,  vers  les  cimes 
radieuses,  toujours  comme  son  héros,  alors  que  tout  le  monde,  et 
le  public,  et  la  presse,  et  ses  amis  s'efforçaient  de  le  faire  redescendre 
à  leur  niveau,  a  En  vérité,  dit-il,  Lohengrin  est  une  apparition  entière- 
ment nouvelle;  elle  ne  pouvait  surgir  en  aucun  autre  temps  que 
celui-ci,  et  seulement  des  dispositions  d'esprit  et  de  l'intuition  que 
pouvait  avoir  de  la  vie  un  artiste  qui,  s'étant  trouvé  précisément  dans 
ma  position,  en  fût  arrivé  au  point  de  son  développement  où  j'en  étais 
du  mien,  quand  ce  sujet  m'apparut  comme  la  tâche  nécessaire  qui 
s'imposait  à  moi'.  »  En  d'autres  termes,  il  composa  Lohengrin  et 
s'éleva  du  coup  au  chef-d'œuvre  absolu,  absolu  selon  les  idées  qu'il 
avait  alors,  parce  qu'il  y  était  invinciblement  poussé  par  une  force 
mystérieuse,  en  dépit  de  toutes  les  attaques  ou  remontrances,  et 
qu'il  ne  pouvait  pas  faire  autrement  que  d'obéir  à  ce  démon  intérieur. 
Wagner  disposa  les  situations  et  caressa  les  principaux  motifs 
musicaux  de  son  drame  pendant  tout  l'hiver  de  1845,  immédiatement 
après  l'échec  de  Tannhœuser,  si  bien  qu'il  put  en  commencer  la 
musique  au  mois  de  septembre  1846,  tandis  qu'il  était  en  villégiature 
à  Grosgraufen,  près  de  la  résidence  royale  de  Pilnitz.  De  même  que 
pour  le  Vaisseau  fantôme,  il  avait,  d'instinct,  commencé  par  la  ballade 
de  Senta,  qui  devint  le  pivot  musical  de  la  partition  ;  de  même,  et 
cette  fois  de  propos  délibéré,  il  entama  Lohengrin  par  le  troisième 
acte  et  composa  d'abord  le  récit  du  Saint-Graal,  sur  lequel  il  voulait 
bâtir  tout  son  ouvrage.  Entre  temps  survint  la  première  reprise  de 
Tannhœuser,   et,    comme    elle    réussit    un    peu    mieux,    il    n'en    eut   que 

I.  Riiliard  Wagner  d'après  lui-mcmf,  par  M.  Georges  NourtlarJ,  p.  21?. 


Sr,  RICHARD    WAGNER 

plus  de  cœur  au  travail.  Il  s'absorbait  si  fort  dans  la  composition  de 
Lohengrin ,  qu'il  rêvait  de  s'isoler  du  monde  afin  d'obtenir  le  recueille- 
ment nécessaire  :  aussi  pendant  l'été  de  1S47  se  ménagea-t-il  une 
solitude  absolue  au  vieux  palais  Marcolini,  de  façon  qu'il  put  terminer 
l'introduction  dès  le  28  août;  il  employa  l'hiver  et  le  printemps  qui 
suivirent  à  tout  instrumenter.  C'était  quelque  chose  assurément  que 
d'avoir  achevé  sa  partition  ;  mais  il  restait  à  la  faire  paraître,  à  la 
faire  représenter.  Or,  ni  l'éditeur  Meser,  qui  avait  public  sans  profit 
ses  trois  premiers  opéras,  ni  l'intendant  royal,  qui  les  avait  montés, 
ne  paraissaient  disposés  à  se  mettre  encore  en  frais.  Si  bien  que  les 
bons  amis  de  l'auteur  allaient  répétant  que  l'infortuné  Meser,  qui 
logeait  au  premier  avant  Rieii^i,  et  qui  avait  dû  monter  d'un  étage  à 
chaque  opéra,  n'avait  plus  qu'à  s'installer  au  grenier  s'il  voulait  publier 
Lohcngri)i ;  l'on  assurait  aussi,  qu'à  l'approche  du  chef-d'œuvre,  le  prix 
des  cordes  d'instruments  subissait  une  hausse  sensible  :  toutes  plaisan- 
teries charitables  qui  couraient  Dresde  et  se  colportaient  jusque  dans 
les  journaux  de  Vienne.  L'intendant  royal,  cependant,  finit  par  céder, 
mais  non  l'éditeur,  auquel  Wagner  était  redevable  d'assez  grosses 
sommes  pour  leurs  marchés  antérieurs,  et  c'est  la  puissante  maison 
Breitkopf  et  Hasrtel  qui,  moyennant  quelques  centaines  de  thalers, 
acquit  la  propriété  de  Lohengrin. 

'Wagner  avai:  dès  lors  d'autres  projets  en  tête  :  il  hésitait  entre  un 
Siegfried,  sujet  purement  mythique,  et  un  Frédéric  Barberousse\  sujet 
absolument  historique  ;  autrement  dit,  il  s'élevait  dans  son  esprit  un 
conflit  suprême  entre  l'histoire  et  la  légende.  Il  penchait  d'abord  pour 
•  Barberousse  avec  l'intention  d'en  faire  un  drame  récité,  sans  musique; 
mais  il  connut  bientôt  que  pour  placer  la  grande  figure  de  Barberousse 
sous  son  jour  véritable  il  fallait  réunir  tant  de  faits  saillants  qu'il  ne 
resterait  plus  de  place  pour  le  drame  proprement  dit,  tandis  que  s'il 
essayait  de  traiter  son  sujet  librement,  en  employant  les  procédés  du 
mythe,  il  détruisait  complètement  l'histoire  et  enlevait  tout  caractère 
propre  à  son  héros.  Il  en  conclut  donc  que,  pour  employer  la 
forme  mythique  de  la  façon  la  plus  parfaite,  il  fallait  répudier  tout 
compromis  et  prendre  un  mythe  véritable.  Une  fois  bien  pénétré  de 
cette  double  pensée  que  le  drame  idéal  ne  dei'ûit  pas  être  historique 
et  qu'il  devait  être  musical,  il  rejeta  complètement  Frédéric  Barbe- 
rousse, et,  dans  l'automne  de  1848,  il  écrivit  le  poème  de  la  Mort  de 
Siegfried.  Il  l'écrivit  en  vers  allitérés,  car  il  avait    des    idées  à  lui    sur 

T.  Des  études  histcniques  faites  en  vue  de  Barberousse,  il  ne  résulta  qu'un  curieux  essai  :  Die 
Vi'ibeUiiigen,  histoire  du  monde  d'après  la  tradition,  originairement  destiné  à  un  drame  en  prose,  et 
traitant  des  points  de  contact  de  l'histoire  avec  le  mythe;  il  fut  écrit  en  iS4Sct  publié  à  Leipzig 
en   iSSi). 


R  I  (  :  1 1  A  U  D    W  A  G  N  i:  K  y_ 

la  langue  et  s'était  bâti  tout  un  système  de  versification,  tenant  que 
Fallitcration  n'est  rien  moins  que  la  force  e;cnératrice  du  lano-ao-e  et 
que  la  musique,  avec  son  aide,  atteindiait  à  une  richesse,  à  une  variété 
infinies;  il  prétendait  aussi  qu'il  aurait  dû  renoncer  à  son  Siegfried  s'il 
n'avait  pu  mettre  en  sa  bouche  d'autres  vers  que  ceux  d'un  commun 
usage.  U  trouvait  dans  l'allitération,  accentuant  fort  le  rythme,  une 
véritable  mélodie  de  langage  d'où  découlait  tout  droit  la  mélodie  musi- 
cale équivalente,  etc.,  et  c'est  ce  qu'il  essaya  de  réaliser  dans  la 
Mort  de  Siegfried,  mais  sans  résultat  décisif,  car  il  en  va  de  l'allité- 
ration comme  de  la  rime  :  elle  s'atténue  e.xtrcmement  quand  les  vers 
sont  mis  en  musique,  ainsi  qu'on  peut  s'en  convaincre  en  écoutant 
les  Nibelitngen  '. 

En  1848,  Richard  "Wagner  fit  entendre  à  Dresde  un  fraoment 
capital  de  Lohengriu,  tout  le  premier  finale,  dans  un  concert  donné  le 
22  septembre,  à  l'occasion  du  troisième  centenaire  de  la  fondation  de 
la  chapelle  royale.  A  la  fin  de  la  fête,  il  y  eut  naturellement  un  him- 
quct  et  "Wagner  y  fit  un  petit  discours  où  il  exprimait  déjà  cette 
pensée,  tant  de  fois  répétée  depuis,  que  le  théâtre  avait  un  devoir  : 
encourager  exclusivement  la  production  artistique  nationale  ;  un  but  : 
aider  à  féducation,  au  relèvement  du  peuple  pour  et  par  la  patrie  alle- 
mande. Ainsi  tout  marchait  régulièrement,  et,  après  l'audition  de  cette 
page  importante  en  public,  Lohengrin  aurait  été  tranquillement  joué  à 
Dresde,  ainsi  que  l'avaient  été  Rien{i,  le  Vaisseau  fautonie  et  Tauii- 
luviiscr,  s'il  ne  s'était  produit  un  grand  bouleversement  politique.  11 
faut  dire  que  Richard  "Wagner,  peut-être  sous  l'influence  des  théories 
subversives  qu'il  avait  puisées  dans  les  Universités,  mais  aussi  parce 
qu'en  sa  qualité  de  réformateur  il  n'était  jamais  content  de  ce  qui 
existait,  était  très  porté  vers  les  idées  révolutionnaires.  Non  pas  qu'il 
eût  des  convictions  réfléchies,  arrêtées;  mais  parce  qu'il  était  très 
misérable,  criblé  de  dettes,  traqué  par  ses  créanciers  ;  il  attendait 
donc  d'un  changement  politique  une  amélioration  subite  pour  lui-même 
ou  la  réalisation  immédiate  de  ses  projets  plus  ou  moins  chimériques. 
11  noircissait  déjà  beaucoup  de  papier;  il  avait  mis  au  jour  un  essai 
sur  la  réorganisation  du  théâtre  de  Dresde  et  du  Conservatoire  de 
Leipzig,    qu'il   voulait   transporter    sans    plus    de    façon    à    Dresde    :    on 

I.  RiLli.uJ  Wagner  a  voulu  rcpioduiie  ici  les  vci's  allilcrcs  Icis  qu'il  les  lroii\ait  dans  les  (xicnics 
lie  l'ancienne  Kdda.  l'ius  tarJ,  dans  Tristan,  dans  Parsifal,  il  cniploieia  un  int'Iange  d'allite'ratioiis, 
d'assonances  et  de  rimes.  L'allitération  n'est  autre  chose  que  la  répélilion  d'une  nicnic  lettre  ou  de 
plusieurs  dans  un  seul  vers.  Le  ce'lèbrc'vcrs  de  Racine  :  Sa  croupe  se  recourbe  en  replis  tortueux,  est 
un  exemple  d'allitération  par  l'j-.  Cela  s'étend  à  des  syllabes  similaires,  ce  qui  est  plutôt  le  cas  de 
\\'agner,  comme  dans  ce  jeu  grammatical  :  Le  rl^  tenta  le  rat,  le  rat  tenté  tdta  le  rij.  L'assonance 
est  une  consonnancc  imparfaite,  par  exemple  :  j'aime  et  pleine,  Iterbc  et  conserve,  ou  bien  encore 
iMuu  ami  l'icrrvt,  prétc-moi  ta  plume  pour  écrire  un  nuit. 


88  KICIIAIU)    WAGNER 

peut  juger  de  lirritatioa  qu'une  telle  proposition  avait  du  soulever 
chez  les  habitants  de  Leipzig.  Un  peu  plus  tard,  lorsque,  à  la  suite  des 
troubles  produits  en  Allemagne  par  le  contre-coup  de  la  révolution 
de  18.18  en  France,  un  ministère  d'opposition  avait  remplacé  le  minis- 
tère Kœnneritz  en  Saxe,  il  avait  adressé  au  nouveau  ministre  de  Tinté- 
rieur,  Martin  Oberlasnder,  avec  lequel  il  sympathisait,  un  long  projet 
de  réorganisation  du  théâtre  :  il  demandait  qu'on  séparât  le  budget  de 
l'Opéra  de  celui  de  la  cour,  et  qu'on  remplaçât  par  une  dotation 
annuelle  prise  sur  le  trésor  public  la  subvention  que  le  roi  donnait 
jusque-là  sur  sa  bourse  privée.  Il  rêvait  de  centraliser  toutes  les  insti- 
tutions d'art  existant  en  Saxe,  avec  quartier  général  à  Dresde  ;  il  vou- 
lait mettre  le  théâtre  en  état  de  guider  le  goût  public  au  lieu  de  le 
suivre,  et,  pour  lui  donner  une  direction  tout  intellectuelle,  il  le 
transformait  en  une  sorte  de  république  artistique,  soumise  au  régime 
représentatif  ;  enfin  il  faisait  de  ce  théâtre  idéal  comme  une  annexe 
de  l'Éolise  et  le  rattachait  au  ministère  des  cultes. 

De  toutes  ces  belles  propositions  il  n'était  rien  résulté,  on  ne  les 
avait  pas  même  examinées,  et  Wagner,  froissé  du  peu  d'attention  qu'on 
prêtait  à  ce  long  travail,  se  tournait  de  plus  en  plus  vers  le  parti  révo- 
lutionnaire; il  frayait  avec  plusieurs  de  ses  chefs,  avec  Semper, 
directeur  de  l'école  d'architecture,  son  ami  de  longue  date  ;  avec  Kichly 
le  philologue,  avec  Rœckel^  directeur  d'un  nouveau  journal  démocra- 
tique ;  il  se  laissait  affilier  à  des  sociétés  secrètes  et  s'en  allait 
prononcer  un  grand  discours  dans  le  Dresdener  Vateylandsverein,  afin 
d'imprimer  à  la  révolution  projetée  un  caractère  plus  artistique  et  moins 
politique  ;  à  quoi  les  chefs  de  parti  répondirent  en  le  traitant  d'artiste 
visionnaire  et  d'esprit  creux.  De  son  côté,  il  ne  les  jugeait  pas  beau- 
coup plus  favorablement  et  le  leur  laissait  voir  ;  mais  il  n'en  avait 
pas  moins  reçu  une  réprimande  des  autorités,  qui  jugeaient  qu'un 
maitre  de  chapelle  royale  avait  autre  chose  à  faire  que  d'aller  pérorer 
dans  les  clubs.  A  cet  instant  de  sa  vie,  isolé  dans  une  société 
qui  ne  pouvait  le  comprendre  et  n'ayant  plus  qu'à  se  retirer  en  lui- 
même,  il  eut  un  instant  l'idée  de  dépeindre  son  propre  anéantissement 
volontaire  dans  un  drame  de  Jésus  de  Naiareth  où  Jésus  n'aurait  pas 
été  un  Dieu  descendu  sur  terre  pour  mourir,  mais  un  homme  heureux, 
désireux  de  vivre,  et  que  les  bassesses  de,  ce  monde  dégoûtent  à  ce 
point  qu'il  marche  à  la  mort  comme  à  une  délivrance.  Il  ne  poursuivit 
pas  cette  idée  de  poème,  d'abord,  dit-il,  parce  qu'un  tel  Jésus  aurait 
été  bien  difficile  à  faire  admettre,  et  puis  parce  qu'un  tel  diame  aurait 
été  défendu  par  la  censure  aussi  longtemps  que  la  société  n'aurait  pas 
subi   un   changement  radical   :  dès   lors,  à  quoi   bon  l'ébaucher? 


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90  RICHARD    WAGNER 

Malgré  la  gêne  où  il  se  débattait,  malgré  les  idées  de  rénovation 
sociale  et  musicale,  avec  le  théâtre  pour  base  et  le  bonheur  universel 
pour  but,  qui  bouillonnaient  confusément  dans  sa  tête,  il  ne  serait 
probablement  pas  allé  plus  loin,  si  le  révolutionnaire  russe  Bakounine 
n'était  arrivé  dans  ce  pays  en  fermentation.  Celui-ci  prit  tout  de  suite 
sur  Wagner  une  grande  influence  et  Tamcna  à  un  tel  degré  d'exalta- 
tion,  que  Tambitieux  musicien,  je  tiens  le  fait  de  bonne  source,  adressa 
certain  jour  une  lettre  au  roi  pour  lui  conseiller  de  proclamer  lui- 
même  la  République  et  de  devenir  ainsi  le  premier  citoyen  de  cet  Etat 
libre.  EnHn,  le  i"'  mai  1849,  lorsque  le  roi  prononça  la  dissolution  de 
la  diète  saxonne  et  que  les  chefs  du  parti  socialiste  appelèrent  le 
peuple  aux  armes,  Wagner  n'hésita  pas  à  prendre  le  fusil  et  à  courir 
aux  barricades,  ce  qui  étonna  au  plus  haut  point  les  gens  qui  savaient 
combien  il  avait  eu  à  se  louer  de  la  princesse  Sophie,  sœur  du  roi  : 
toujours  l'influence  de  Bakounine.  Les  insurgés  eurent  d'abord  le 
dessus  ;  rar>enal  fut  pris,  incendié,  larmée  régulière  défaite  et  le  roi 
quitta  la  ville;  mais,  trente-six  heures  après,  les  troupes  prussiennes 
arrivaient,  qui  rétablissaient  promptemcnt  l'ordre,  et  Richard  Wagner 
prenait  la  fuite,  ainsi  que  Semper  et  beaucoup  d'autres  :  Bakounine 
était  arrêté. 

Une  fois  hors  de  Saxe,  Wagner  s'en  alla  tranquillement  à  Weimar 
demander  asile  à  Liszt,  avec  lequel,  oubliant  sa  première  impression  de 
Paris,  il  s'était  lié  de  solide  amitié,  quand  celui-ci  était  venu  donner 
des  concerts  à  Dresde  :  une  grande  conformité  de  tendances  et  de 
tempérament  les  avait  rapprochés  pour  jamais.  Liszt,  ayant  pris  sa 
retraite  à  la  cour  de  Saxe-Weimar,  avait  marqué  son  dévouement  à 
Richard  Wagner  en  exécutant  d'abord  l'ouverture  de  Tannhœuser 
(12  novembre  1848),  puis  l'opéra  entier,  le  16  février  184g,  pour  la 
fête  de  la  grande-duchesse  régnante,  et,  comme  il  s'en  vante  à  bon 
droit  dans  une  lettre  adressée  à  Paris,  au  Journal  des  Débats,  cette 
petite  capitale,  toujours  hospitalière  aux  belles  et  grandes  choses, 
avait  fait  la  renommée  de  cet  ouvrage  dans  toute  l'Allemagne.  Le 
succès  avait  été  décisif,  et  Wagner,  à  Dresde,  en  avait  reçu  la 
confirmation  sous  la  forme  classique  d'une  tabatière  en  or.  Accueilli 
par  Liszt  à  bras  ouverts,  le  fugitif  aurait  volontiers  prolongé  son  séjour 
à  Weimar,  si,  dès  le  19  mai,  il  n'avait  appris  subitement,  au  cours 
d'une  répétition  de  Tannhœuser,  que  des  ordres  étaient  partis  de 
Dresde  pour  arrêter,  dans  toute  la  Confédération  Germanique,  un 
«  individu  politiquement  dangereux  »,  du  nom  de  Richard  Wagner. 
En  même  temps,  le  Wochenblatt,  de  Francfort,  publiait  son  signale- 
ment   :    «    Wagner,    trente-sept    à    trente-huit    ans,    taille    moyenne. 


RrriHAru)   wac.ner  ^, 


cheveux  bruns,  front  dégagé,  sourcils  bruns,  yeux  gris-bleu,  nez  et 
bouche  proportionnés,  menton  rond,  porte  des  lunettes.  Paroles  et 
gestes  rapides.  Vêtements  :  redingote  de  bouckskin  vert  foncé, 
pantalon  noir,  gilet  de  velours,  cravate  de  soie,  chapeau  de  feutre  et 
bottes  ordinaires.  »  Il  n'y  avait  pas  de  temps  à  perdre  :  Liszt 
parvint  à  lui  procurer  un  passeport  et  le  conduisit  jusqu'à  Eisenach, 
sur  la  route  de  Paris. 

En  s'éloignant,  Wagner  savait  qu'il  laissait  un  ami  sûr  pour  veiller 
sur  son  œuvre  et  la  propager.  «  Un  jour,  a-t-il  raconté,  que  j'étais 
malade,  misérable  et  découragé,  mes  yeux  tombèrent  sur  la  partition 
de  Lohengriu,  que  j'avais  presque  oubliée.  Je  reçus  un  coup  dou- 
loureux en  songeant  que  ces  notes  ne  résonneraient  jamais,  demeure- 
raient comme  mortes,  et  j'écrivis  deux  mots  à  Liszt.  Il  me  répondit 
en  m'assurant  que,  malgré  les  ressources  restreintes  de  Weimar,  il 
ferait  les  plus  grands  eiïorts  pour  me  faire  jouer.  »  Et  Liszt  tint 
parole.  Il  se  préparait  alors  à  "Weimar  de  grandes  fêtes  pour  l'inau- 
guration de  la  statue  de  Herder,  le  25  août,  jour  de  sa  naissance, 
et  aussi  pour  le  28  août,  jour  de  la  naissance  de  Goethe,  dont  on  avait 
célébré  le  centenaire  l'année  précédente  avec  un  respect  religieux. 
Lorsqu'on  en  vint  à  discuter  le  programme  de  ces  deux  journées,  qu'il 
fallait  fêter  par  quelque  grande  manifestation  de  l'art  scénique,  il  fut 
décidé  qu'on  exécuterait,  le  25,  le  Prométhée  enchaîné,  de  Herder, 
dont  Liszt  écrirait  la  musique,  et  que,  le  28,  on  représenterait,  pour  la 
première  fois,  le  dernier  opéra  de  Richard  Wagner. 

Liszt,  aidé  du  chef  d'orchestre  Genast,  s'occupa  aussitôt  de  préparer 
l'exécution  de  Lohengrin  conformément  aux  indications  minutieuses 
que  lui  envoyait  son  ami  :  c'était  à  ce  point  que,  trois  jours  avant  la 
représentation,  Wagner  adressait  encore  des  éclaircissements  sur  les 
moindres  jeux  de  scène.  Ce  fut  un  grand  bonheur  pour  lui  d'apprendre 
que  son  ouvrage  allait  être  exécuté  sans  aucune  suppression  ;  mais 
combien  sa  joie  dura  peu!  Dès  le  lendemain  de  la  première  soirée, 
arrivèrent  de  Liszt  et  de  Genast  les  demandes  les  plus  pressantes 
d'autoriser  quelques  coupures.  Wagner  répondit  par  une  lettre  à 
Genast,  où,  malgré  la  joie  que  lui  cause  une  collaboration  aussi 
dévouée,  il  marque  une  résignation  douloureuse  et  demeure  persuadé 
qu'on  n'arrivera  pas  du  tout,  par  ces  mutilations,  à  intéresser  davan- 
tage le  gros  public  ;  d'ailleurs,  il  laissait  ses  amis  libres  d'agir  à  leur 
guise,  en  insistant  pour  qu'en  cas  pareil  on  ne  le  consultât  plus 
jamais  à  l'avenir.  Et,  vingt  ans  plus  tard,  à  propos  de  la  représentation 
des  Maîtres  Chanteurs  à  Berlin,  il  formulera  le  même  vœu  en  ces 
termes  :   «   Comme  ici,  de  même  que  la  plupart  du  temps,  je  suis  tout 


92  RICHARD    WAGNER 

à  fait  impuissant,  si  ce  mal  devait  se  produire,  au  moins  qu'on  ne  m"cn 
dise  rien  !  »  IJszt  et  Genast  usèrent  modérément  de  la  permission, 
mais  ils  en  usèrent,  et  de  là  provient  tout  le  mal  que  déplorent  les 
familiers  du  maître  ;  la  tradition  de  ces  coupures  s'est  conservée,  et, 
même  au  cœur  de  T Allemagne,  on  exécute  encore  aujourd'hui  Lohen- 
grin  avec  des  suppressions  tolérées,  sinon  consenties  par  Richard 
Wagner. 

Cette  solennité  musicale,  à  laquelle  Liszt  présidait,  avait  attiré  un 
nombreux  concours  à  Wcimar;  la  presse  étrangère  avait  répondu  avec 
empressement  à  l'invitation  du  célèbre  artiste,  et  l'on  marquait  le 
plus  vif  désir  de  juger  l'ouvrage  qu'il  patronnait  si  chaleureusement. 
La  première  représentation  fut  donnée  au  jour  fixé,  le  28  août  i85o; 
si  ce  ne  fut  pas  un  triomphe,  au  moins  Toeuvre,  remarquablement 
rendue  par  M'""  Agthe  et  Faiztlinger  (Eisa  et  Ortrude),  par 
MM.  Beck,  Milde  et  Hœfer  (Lohengrin,  Frédéric  et  le  roi),  reçut-elle 
un  accueil  favorable.  Au  nombre  des  journalistes  présents  à  Weimar, 
se  trouvait  un  écrivain  français  de  marque  auquel  on  avait  adressé 
une  invitation,  sans  doute  en  raison  de  la  première  traduction  française 
qui!  avait  faite  du  Faust,  de  Gœthe  :  c'était  Gérard  de  Nerval.  En 
décrivant  ces  fêtes  dans  la  Presse,  Gérard  dut  dire  au  moins  quelques 
mots  de  Lo/ieiign'u,  et  ce  court  jugement,  si  réservé,  si  peu  autorisé 
qu'il  soit,  a  son  importance,  car  c'est  probablement  le  premier  écho  qui 
ait  retenti  en  France  des  succès  de  Richard  Wagner,  a  ...On  a  donné 
aussi  ce  jour-là,  pour  la  première  fois,  Lohengrin,  opéra  en  trois  actes, 
de  Wagner.  La  musique  de  cet  opéra  est  très  remarquable  et  sera 
de  plus  en  plus  appréciée  aux  représentations  suivantes.  C'est  un 
talent  original  et  hardi  qui  se  révèle  à  l'Allemagne  et  qui  n'a  dit 
encore  que  ses  premiers  mots.  On  a  reproché  à  M.  Wagner  d'avoir 
donné  trop  d'importance  aux  instruments  et  d'avoir,  comme  disait 
Grétry,  mis  le  piédestal  sur  la  scène  et  la  statue  dans  l'orchestre  ; 
mais  cela  a  tenu  sans  doute  au  caractère  de  son  poème,  qui  imprime 
à  l'ouvrage  la  forme  d'un  drame  lyrique  plutôt  que  celle  d'un  opéra. 
Les  artistes  ont  vaillamment  exécuté  cette  partition  difficile  qui,  pour 
en  donner  une  idée  sommaire,  semble  se  rapprocher  de  la  tradition 
musicale  de  Gluck  et  de  Spontini.  Après  Rien{i  et  avant  Lohengrin, 
Wagner  avait  déjà  donné  le  Tannhœuscr,  qui  obtint  un  grand  succès 
à  Dresde  et  ensuite  à  Weimar.  Le  dernier  <  opéra  a  paru  un  essai 
moins  heureux  de  l'idée  qu'il  poursuit,  de  l'alliance  intime  de  la  poésie 
et  de  la  musique.  » 

Et  pendant  ce  temps-là,  Wagner,  retenu  à  Zurich,  attendait  avec 
anxiété   des   nouvelles  de  Lohengrin.    Un  de  ses  élèves,  Cari  Ritter  — 


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^- — ^ 


RICHARD     WAGNER     EN      l85  3. 

D'après  un  portrait  de  ClùmeiUine  Strocker-Escher,  lithograpliié  par  Fr.  Hanfstœngl. 

(Communication  de  MM.  Breilkopf  et  Hœrtel.) 


04  RICHARD    WAGNER 

car  il  s'était  mis  à  donner  des  leçons  de  composition  —  était  allé  à 
Weimar  pour  lui  rapporter  les  renseignements  les  plus  précis  sur 
l'effet  produit  ;  et  Wagner  ne  se  lassait  pas  de  l'interroger,  pour  cher- 
cher à  se  rendre  compte  de  ce  que  son  œuvre  était  devenue  en 
prenant  corps  sur  la  scène.  En  tout  cas,  ce  seul  Lohengrin,  joué  dans 
la  petite  ville  de  Weimar  en  son  absence,  avait  fait  plus  pour  lui  que 
tous  ses  opéras  précédents  donnés  dans  la  grande  ville  de  Dresde  ;  il 
touchait  à  la  célébrité.  Ceux-là  mêmes  qui  n'avaient  pas  compris 
grand'chose  à  Lohengrin  n'en  parlaient  pas  sans  passion,  sans  inquié- 
tude :  on  discutait  beaucoup  à  ce  sujet.  Mais  la  polémique  suscitée 
par  ses  précédents  ouvrages,  et  qu'il  avait  suffi  d'un  opéra  pour 
raviver,  ne  s'étendait  pas  encore  hors  des  pays  allemands.  «  Les  musi- 
ciens, dit-il  lui-même  alors,  n'avaient  pas  d'objection  à  ce  que  je  me 
mêlasse  de  poésie,  et  les  poètes  ne  répugnaient  pas  à  confesser  mon 
talent  de  musicien  ;  j'ai  eu  fréquemment  le  pouvoir  d'enflammer  le  public  : 
quant  à  la  critique  enseignante,  elle  m'a  toujours  maltraité.  »  Par  tout 
le  reste  de  l'Europe,  on  ne  connaissait  absolument  rien  de  lui',  tandis 
que  Lohengrin  faisait  le  tour  de  l'Allemagne  et  que  dix  grandes  années 
se  passaient  sans  que  l'auteur  exilé  pût  avoir  le  bonheur  de  l'entendre  : 
«  Vous  verrez,  disait-il  à  ses  amis,  que  je  serai  bientôt  le  seul  Allemand 
qui  n'ait  pas  entendu  Lohengrin.   « 

Bien  que  manifestement  issu  de  la  même  souche  que  Tannhœuser 
et  postérieur  seulement  de  deux  années,  Lohengrin  est  une  œuvre  autre- 
ment miire  et  complète  que  la  précédente-.  C'est  l'expression  la  plus 
haute,  la  plus  riche  de  ce  qu'on  pourrait  appeler  le  deuxième  style  de 
Wagner.  Tandis  que  Tannhœuser  se  rattache  encore  au  Vaisseau  fan- 
tôme, et,  par  de  rares  morceaux,  à  la  tradition  de  l'école,  à  l'opéra 
français  imité  par  Wagner  dans  Rienii,  Lohengrin  s'en  sépare  ouver- 
tement, en  même  temps  qu'il  fait  prévoir  la  puissante  évolution  de 
pensée  qui  aboutira  à  Tristan  et  Iseult.  Le  poème  de  Lohengrin  se 
meut  en  pleine  légende,  sans  nulle  attache  avec  l'histoire,  et  les  senti- 
ments mystiques  qui  guident  les  personnages,  les  mobiles  auxquels 
ils  obéissent,  seraient  tout  à  fait  insuffisants  pour  bâtir  un  livret  d'opéra 
à  la    façon    de  la    Muette   ou    de  Robert  ;    mais    ils  amènent    cependant 

1.  Le  24  novembre  i85o,  peut-être  par  contre-coup  dos  fêtes  de  Weimar,  Seghers  inaugurait  à 
Paris  ses  fameux  concerts  de  Sainte-Ce'cile  en  donnant  Touverture  de  Tannhœuser  qui  passait  tout  à 
fait  inaperçue,  tant  l'auteur  était  ignore  chez  nous. 

2.  Wagner  sentait  bien  qu'avec  Lohengrin  il  avait  fait  un  grand  pas  en  avant  de  Tannhœuser  et 
qu'il  s'éloignait  de  plus  en  plus  du  goiît  contemporain,  car  c'était  surtout  Donizetti  qui  régnait  à 
Dresde  au  temps  de  la  composition  de  Lohengrin  ;  mais  il  ne  s'exagérait  p;is  son  mérite  et  disait 
modestement  dans  une  lettre  écrite  en  1847  :  n  .Te  suis  plutôt  disposé  à  douter  de  mes  talents  qu'à  les 
surfaire,  et  je  dois  considérer  mes  entreprises  présentes  (Lohengrin)  comme  des  expériences  pour 
répondre  à  cette  question  :  V  opéra  est -il  possible?  »  Et  le  plus  curieux  est  qu'il  disait  vrai,  puisque  peu 
après  il  caressa  l'idée  d'écrire  un  Barbcrnusse  sans  musique  :  étrange  illusion  d'un  esprit  universel. 


lUCllARD    VVA(;NER  g5 

des  épisodes  tendres  ou  dramatiques  tels  qu'un  compositeur  n"en  saurait 
désirer  de  plus  beaux.  On  a  remarqué  qu'il  existait,  et  Wagner  lui-même 
en  convient,  des  analogies  frappantes  entre  les  deux  poèmes  tXEiiryanlhe 
et  de  Luhengrin,  qui  empruntent  à  des  légendes  dilïérentes  des  carac- 
tères et  des  situations  à  peu  près  semblables.  Le  comte  de  Telramund 
et  Ortrude  ne  sont-ils  pas  agités  par  les  mêmes  passions  que  Lysiart 
et  Eglantine  ;  Eisa  et  Lohengrin  ne  se  trouvent-ils  pas,  comme 
Euryanthe  et  Adolar,  placés  au  milieu  des  mêmes  situations  poétiques 
et  chevaleresques;  enfin  le  roi  d'Allemagne,  Henri  l'Oiseleur,  et  le  roi 
de  France  innommé  ne  jouent-ils  pas  ici  et  là  le  rôle  de  juge  et 
médiateur?  C'est  à  la  fameuse  épopée  de  Parsifal  et  Titurcl,  dont  l'auteur 
est  Wolfram  d'Eschenbach,  l'un  des  plus  célèbres  Miiincsitiger  de  la 
fin  du  XII*  siècle,  qu'est  empruntée  la  légende  de  Lohengrin  ;  et  c'est 
dans  l'un  des  tournois  de  chanteurs  donnés  à  la  Wartbourg,  comme 
celui  de  Tannhœuser ,  que  Wolfram  chanta  pour  la  première  fois  le 
poème  de  Lohengrin,  à  la  prière  du  landgrave  de  Thuringe,  des  dames 
présentes  et  de  son  ennemi  même,  le  magicien  Klingsor,  «  lequel 
cherchait  à  le  tenter  à  mal  et  à  le  g-agner  au  diable  en  excitant  son 
envie  et  son  orgueil  par  une  science  supérieure  à  la  sienne  «.  Mais 
Wolfram,  soutenu  par  la  Vierge,  qu'il  servait  fidèlement,  sortit  vain- 
queur de  cette  lutte  avec  le  malin  esprit. 

Lohengrin,  le  Chevalier  au  Cygne,  est  fils  de  Parsifal,  auquel  a  été 
confiée  la  garde  du  Saint-Graal,  ou  Gréai,  sur  le  mont  Salvat  ;  or,  les 
pieux  chevaliers  chargés  de  ce  saint  office  ne  peuvent  rester  et  agir 
sur  terre  qu'autant  qu'un  événement  quelconque  ne  les  a  pas  forcés 
de  dévoiler  leur  mission  divine  et  l'origine  de  leur  force  invincible. 
C'est  ainsi  que  Lohengrin  descend  des  régions  inaccessibles  pour 
défendre  en  champ  clos  Eisa,  accusée  d'avoir  noyé  son  jeune  frère, 
l'héritier  du  Brabant,  par  l'ambitieux  Frédéric  de  Telramund  et  la 
femme  de  celui-ci,  la  haineuse  Ortrude  Ratbod  ;  mais,  avant  de  tirer 
répée  pour  Eisa,  Lohengrin  lui  fait  jurer  qu'elle  ne  cherchera  jamais 
à  le  connaître.  Eisa  souscrivant  à  cette  condition,  Lohengrin  croise  le 
fer  avec  Frédéric  et  le  terrasse,  mais  il  lui  fait  grâce  de  la  vie.  Tous 
les  seigneurs  brabançons  le  saluent  alors  pour  leur  chef  dans  l'expédition 
que  l'empereur  d'Allemagne  prépare  contre  les  Hongrois  révoltés. 
Frédéric,  déshonoré  et  dépossédé  de  ses  biens,  juge  la  partie  perdue, 
mais  Ortrude  s'introduit  en  suppliante  auprès  de  la  généreuse  Eisa; 
elle  s'insinue  dans  sa  confiance  et  jette  dans  ce  cœur  candide  les 
premiers  germes  du  doute  et  de  la  curiosité  au  sujet  de  son  mystérieux 
époux.  Eisa  résiste  à  ses  suggestions,  mais,  au  moment  même  où 
elle   va   entrer  triomphalement  dans  l'église,  Frédéric  somme  son  vain- 


gô  RICHARD    WAGNER 

queur  de  se  faire  connaître  devant  toute  la  cour,  et  Eisa  supporte 
déjà  avec  une  impatience  croissante  le  silence  dédaigneux  de  son 
défenseur.  A  peine  sont-ils  réunis  tous  deux  dans  la  chambre  nuptiale 
qu'elle  presse  Lohengrin  de  questions  pour  lui  arracher  ce  secret  qu'elle 
brûle  de  savoir;  vainement  celui-ci  lui  rappelle-t-il  son  serment  solennel; 
Eisa,  dont  l'esprit  s'exalte  à  chaque  nouveau  refus,  croit  que  son  mari 
va  lui  échapper,  que  le  cygne  blanc  revient  pour  lui  ravir  son  bien- 
aimé.  Au  moment  où  ce  trouble  de  l'esprit  et  des  sens  atteint  son 
paroxysme,  Frédéric,  caché  par  Eisa  dans  une  chambre  voisine,  s'élance 
pour  frapper  Lohengrin,  mais  celui-ci  se  retourne  et  tue  son  adversaire; 
puis,  voyant  son  bonheur  à  jamais  évanoui,  il  ordonne  qu'on  revête 
El:a  de  blancs  habits  et  qu'on  la  conduise  au  tribunal  du  roi.  Là, 
devant  toute  la  cour  assemblée,  il  dévoile  et  son  origine  et  sa  mission  ; 
il  explique  l'ordre  souverain  qui  l'oblige  à  partir,  mais  avant  de 
retourner  au  mont  Salvat,  il  rend  le  jeune  Godefroid  à  sa  sœur  Eisa, 
car  le  cygne  blanc,  qui  avait  amené  Lohengrin,  n'était  autre  que  le 
jeune  prince  transformé  en  cygne  par  les  maléfices  d'Ortrude.  Lohengrin 
disparait    à   jamais    et  Eisa  tombe  sur  le  rivage  frappée  de  mort. 

Rien  qu'à  voir  les  principales  lignes  de  ce  poème,  aujourd'hui  connu 
dans  le  monde  entier,  n'est-on  pas  frappé  du  grand  nombre  de  situations 
d'une  rare  puissance  dramatique  qu'il  renferme  et  ne  reconnaît-on  pas 
que  c'est,  en  somme,  la  fable  antique  de  Psyché,  transportée  au 
Moyen-Age  et  fondue  avec  les  légendes  religieuses  d'une  époque  de 
ferveur  et  de  foi?  Ce  qui  frappe  déjà  à  la  lecture  de  la  partition  de 
Lohengrin,  mais  ce  qui  est  bien  autrement  saisissant  à  la  représentation, 
c'est  la  forme  absolument  nouvelle  dans  laquelle  elle-,  est  conçue  et  qui 
est  de  tout  point  conforme  à  la  vérité  la  plus  absolue.  Chaque  acte 
forme  dans  son  entier  comme  un  vaste  morceau  symphonique,  dont  les 
dessins  d'orchestre  varient  à  l'infini  selon  l'expression  des  scènes  ou  le 
sentiment  des  personnages,  mais  sans  se  rompre  en  aucun  endroit. 
Au-dessus  de  cette  trame  orchestrale,  dans  cette  atmosphère  sonore  qui 
double  la  puissance  de  la  voix  et  l'expression  mélodique  des  phrases 
chantées,  chaque  personnage  déclame  juste  ce  qu'il  doit  dire,  jamais 
moins  ni  plus,  en  un  récit  toujours  très  mélodieux  et  très  élevé,  mais 
sans  se  répéter,  sans  presque  jamais  chanter  avec  un  autre  personnage, 
car  il  est  également  contraire  à  la  vérité  que  deux  personnes  parlent 
ensemble,  comme  Grimm  et  Rousseau  l'ont  fait  remarquer  depuis 
longtemps,  ou  qu'une  seule  redise  plusieurs  fois  le  môme  refrain  ainsi 
qu'un  exercice  vocal.  D'ailleurs,  Wagner  supplée  d'une  façon  admirable 
à  ces  répétitions  inexplicables  et  inexpressives  par  des  phrases  caracté- 
ristiques   qui    déterminent    non    seulement    un    personnage,    mais    une 


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(^8  RICHARD    WAGNER 

situation,  une  scène  tout  entière,  l'état  même  de  l'àme  à  tel  moment 
donné,  et  qu'il  fait  reparaître,  qu'il  combine  toutes  ensemble  avec  une 
aisance  incroyable.  Cette  forme  musicale  entièrement  nouvelle,  et  dont 
rien  ne  peut  donner  une  idée,  doit  causer  une  vive  surprise  à  l'auditeur 
le  mieux  préparé  et  Ton  ne  saurait  exprimer  l'effet  produit  en  prenant 
pour  point  de  comparaison  nos  opéras  ordinaires  ;  mais  cependant  il 
semble  impossible  que  tout  esprit  non  prévenu  ne  soit  pas  frappé 
d'admiration  devant  une  œuvre  où  des  éléments  si  divers  sont  maniés 
avec  une  telle  force  de  volonté  et  une  telle  puissance  d'inspiration. 
Chez  nombre  de  gens,  plus  lents  à  comprendre  ou  à  s'émouvoir,  l'admi- 
ration sera  plus  longue  à  venir,  mais  elle  viendra  sûrement  et  n'en  sera 
que  plus  réfléchie,  plus  inébranlable. 

«  11  est  impossible,  dit  Liszt  dans  une  brochure  écrite  peu  de  temps 

après    la    représentation    de    Lohengrin,    d'apprécier   cet   ouvrage   avec 

justice  si  l'on   veut  y  chercher  l'ancienne   facture  d'opéra,  les  divisions 

accoutumées   des   morceaux   de   chant,    la    distribution    reçue    des  airs, 

romances,    soli   et   tutti,    en    un    mot    toute    l'économie    adoptée    pour 

faire  valoir  les  chanteurs  et  les  mélodies,  dans  une  proportion  souvent 

arbitraire  en  faveur  des  premiers.  'Wagner  abjure  solennellement  toute 

prise  en  considération  des  exigences  habituelles  de  prima  donna  assoluta 

ou  de  basso   can tante.  A  ses   yeux,  il  n'y  a  pas   de    chanteurs,  il  n'y  a 

que  des  rôles;  si  bien  qu'il  trouve  parfaitement  simple  de  faire  garder 

le  plus  complet  silence  à  une  première  cantatrice  durant  tout  un  acte, 

où  sa  présence,  eflfectivement  nécessaire  à  la  vraisemblance  de  la  scène, 

ne  doit  être  marquée  que  par  un  jeu  muet,  certainement  aussi  dédaigné 

qu'inexécutable  par  toute  diva  italienne'.  «  Ortrude,  en  effet,  ne  dit  rien 

pendant    tout   le    premier    acte   de  Lohengrin;  elle   ne    chante    un  peu 

que    dans    le    finale,    et   cependant,    si    l'actrice    chargée    de    ce    rôle 

possède  un  véritable    sens  dramatique,  elle    saura   tirer  les  plus   beaux 

effets  de  ces  jeux  de  scène  muets. 

Autant  il  est  difficile  d'expliquer  la  forme  technique,  le  mérite 
intrinsèque  et  la  puissance  rayonnante  de  cette  musique  à  qui  ne  l'a 
jamais  entendue,  autant  il  est  malaisé  d'en  citer  un  morceau  plutôt 
qu'un  autre,  car  il  n'y  a  pas,  à  proprement  parler,  de  morceaux,  et 
Ton  ne  saurait  détacher  une  partie  quelconque  de  l'unité  si  complète  et 
si  serrée  que  forment  ces  opéras,  par  leur  style  aussi  distant  du  récitatif 
banal  que  des  périodes  cadencées  de  nos  grands  airs.  L'auteur  a  voulu 
que  l'effet  fût  produit  sur  l'auditeur,  non  par  telle  phrase  ou  telle 
page,  mais  par  l'ouvrage  entier,  et  il  y  a  complètement  réussi.  De 
là  vient  l'impossibilité  d'en  extraire  une  mélodie,  un  fragment  complet 

I.  Lohengrin  et  Tanniuvuser.  (Leipzig,  chez  Brockhaus,  iS5r.) 


RI  CHAUD    WAGNER  en 

par  lui-mcme,  à  moins  de  chanter  toute  une  scène,  comme  celle  du 
troisième  acte,  qui  dépasse  de  beaucoup  les  proportions  ordinaires 
d'un  duo;  de  là  vient  aussi  que  les  morceaux  qu'on  exécute  isolément 
dans  des  concerts  :  le  prélude,  la  marche  religieuse,  la  marche  nuptiale, 
n'ont  leur  plein  rayonnement  que  lorsqu'ils  sont  à  leur  place  naturelle 
au  milieu  du  drame,  entre  les  fragments  qui  les  ont  annoncés  et  ceux 
qui  les  rappelleront. 

Chaque  acte  est  également  admirable,  à  le  considérer  dans  son 
ensemble,  et  bien  avisé  serait  celui  qui  dirait  auquel  des  trois  donner 
la  préférence  :  du  premier,  avec  ces  magnifiques  récits  du  roi,  l'entrée 
poétique  et  la  chaste  prière  d'Eisa,  la  descente  de  Lohengrin  aux  cris 
de  la  foule  affolée,  les  adieux  du  chevalier  à  son  cygne  et  ce  grandiose 
finale  du  duel  ;  —  du  deuxième,  avec  la  scène  où  Ortrude  réveille 
l'orgueil  de  Frédéric,  avec  la  rêverie  d'Eisa  et  les  supplications  hypo- 
crites d'Ortrude,  les  brillants  appels  de  trompette  au  lever  du  jour, 
la  magnifique  marche  religieuse  et  l'intervention  foudroyante  de  Frédéric; 
—  ou  du  troisième,  avec  la  marche  nuptiale  et  le  chœur  des  fiançailles, 
l'incomparable  duo  d'amour,  enfin  la  réunion  de  tous  les  seigneurs 
feudataires  au  Champ  de  mai,  et  les  récits  tour  à  tour  résignés  et 
triomphants  du  chevalier  qui  retourne  veiller  sur  le  Saint-Graal. 

Le  succès  obtenu  à  Weimar  par  la  tentative  de  Liszt  eut  donc  un 
très  grand  retentissement  et  se  propagea  rapidement  par  toute  l'Alle- 
magne ;  depuis  trente  ans  et  plus,  cet  ouvrage  que  des  plumes  fran- 
çaises, hier  encore  hostiles,  déclarent  aujourd'hui  un  chef-d'œuvre,  s'est 
établi  victorieusement  sur  les  scènes  lyriques  du  monde  entier'.  Non 
seulement  c'est  l'opéra  qui  obtient,  chaque  hiver,  le  plus  grand  nombre 
de  représentations  à  Vienne  et  à  Berlin,  mais  il  est  considéré  comme 
classique  en  Russie,  où  toute  une  école,  qui  a  produit  des  ouvrages 
très  remarquables,  traite  déjà  Wagner  de  rétrograde  ;  il  est  accepté  en 
Espagne,  en  Italie,  applaudi  au  Nouveau-Monde.  Il  n'y  a  pas  longtemps 
qu'il  se  jouait  concurremment  à  Londres  sur  deux  théâtres  et  donnait 
lieu  à  une  lutte  courtoise  entre  la  Nilsson  et  l'Albani  dans  le  rôle 
d'Eisa;  enfin,  il  reparaît  régulièrement  sur  l'affiche  à  Bruxelles,  pays 
de    langue  française,   et  ce   retour  constant  d'un  ouvrage  très  goûté   et 

I.  Lohengrin  était  représenté  à  Wiesbaden,  en  i853  ;  à  Leipzig,  Schwerin,  Francfort,  Darinstadt, 
Brcsiau  et  Stettin,  en  1854;  à  Cologne,  Hambourg,  Riga  et  Prague,  en  iS55  ;  à  Munich  et  à  \ienne, 
en  i85S  ;  à  Berlin  et  à  Dresde,  en  i85q,  etc.,  etc. — Lohengrin  en  français,  traduit  par  .M.  Ch.  Nuitter. 
fut  joué  pour  la  première  fois  au  théâtre  de  la  Monnaie,  à  Bruxelles,  le  22  mars  1870.  Distribution  : 
M""  Sternherg  (Eisa)  et  Derasse  (Ortrude)  ;  MM.  Blum  (Lohengrin),  Troy  (Frédéric)  et  Pons  (le  roii. 
Une  première  reprise  eut  lieu  le  14  avril  1871,  avec  les  mêmes  chanteuses,  plus  MM.  Warot,  Monnicr 
et  Jamet  ;  une  deuxième  s'elîectua  le  2g  octobre  de  la  même  année  avec  M""  Sternbcrg,  Von  Edels- 
berg  ;  MM.  Warot,  Lassallc  et  \'idal.  Entîn  cet  opéra  prenait  sa  place  au  répertoire  après  la  brillante 
reprise  du  25  mars  1S7S,  où  il  était  chanté  par  M'""  Kursch-Madicr  et  Bcrnardi,  MM.  Tournic,  Devovod 
et  Dauphin. 


joo  RICHARD    WAGNER 

assuré  du  succès  semble  en  Belgique  aussi  naturel  que  peut  Têtre  à 
Paris  celui  de  Guillaume  Tell  et  des  Huguenots. 

D'ailleurs,  où  qu'on  joue  à  présent  Lohengriu,  les  auditeurs  non 
prévenus  et  les  plus  novices,  ceux  selon  le  cœur  de  Wagner,  sont 
toujours  frappés,  ravis,  maîtrisés  par  cette  symphonie  accompagnant 
et  commentant  le  drame.  Eh  bien  !  sans  qu'ils  s'en  rendent  compte, 
ils  sont,  là,  pris  et  captivés  par  l'idée  wagnérienne  pure,  à  savoir  par 
le  retour,  le  contact  et  la  fusion  de  diverses  phrases  caractéristiques 
reparaissant  sous  les  aspects  les  plus  divers,  se  contrariant  ou  se 
mariant  au  gré,  non  du  musicien,  mais  du  drame,  et  arrivant  à 
former  ainsi  un  tout  symphonique  incomparable.  Ceux  qui  veulent 
déprécier  Wagner,  le  connaissant  mal,  assurent  qu'il  n'a  fait  en  cela 
qu'imiter  Weber  et  tant  d'autres  compositeurs  qui  ont,  eux  aussi,  mis 
quelques  mélodies  en  évidence  pour  les  faire  reparaître  en  différentes 
situations.  Mais  il  y  a  tout  un  monde  entre  la  manière  dont  Weber 
ramène  une  ou  deux  fois  certaines  phrases  principales,  toujours  à  décou- 
vert avec  leur  entier  développement,  et  la  façon  dont  Wagner,  une 
fois  ces  motifs-types  posés,  les  reprend,  les  accouple  et  les  combine  en 
un  tissu  symphonique  d'une  seule  pièce  et  dont  nul  compositeur  théâtral 
n'avait  eu  l'idée  avant  lui. 

Or,  il  est  à  l'honneur  des  premiers  partisans  de  n'avoir  pas  ri  d'un 
tel  coup  de  génie,  ainsi  que  l'a  fait  Berlioz,  et  d'avoir  compris  quels 
horizons  nouveaux   pareille   initiative  ouvrait  à  l'art  musical. 


RICHARD    WAGNER     CHEF     \>    ORCHESTRE. 
Caricature  allemande  de  Gust.  Paul,  iS6.". 


CHAPITRE    Vlll 


RICHARD      WAGNKR     KN     EXIL     K  C  R  ir  S     T  H  KO  RI  QUE  S 

COMPOSITION      DES      NIBHI.LNGEN 


iCHARD  Wagn'i:k,  proscrit  d'Allemagne,  arrivait  à  Paris 
au  milieu  du  mois  de  mai  184g.  En  lui  conseillant 
d'aller  en  France.  Liszt  .espérait  qu"il  pourrait  aisé- 
ment s'y  faire  une  position  solide  et  lui-même  s'était 
laissé  gagner  à  cet  espoir.  Mais,  dès  ses  premiers 
pas  à  Paris,  le  découragement  le  prit.  11  voulait  se 
faire  connaître  en  publiant  dans  un  journal  français 
des  séries  d'articles  où  il  exposerait  ses  vues  sur 
l'Art  et  la  Révolution;  mais  cela  ne  put  aboutir,  et  le  directeur  des 
Débats,  auquel  Liszt  l'avait  adressé,  lui  dit  sans  façon  que  Paris  était 
bien  plus  disposé  à  plaisanter  qu'à  discuter  sérieusement  les  théories 
d'un  musicien  allemand  sur  les  rapports  de  son  art  avec  la  politique. 
Une  fois  bien  constaté  le  triste  état  de  la  musique  en  France  et  l'éloi- 
gnement  de  tout  directeur  à  risquer  sur  la  scène  un  grand  opéra 
tragique,  Wagner  résolut  de  partir,  et  dès  le  mois  de  juin  il  arrivait 
à  Zurich  où  s'étaient  réfugiés  plusieurs  de  ses  amis  politiques  de 
Dresde. 

11  s'y  fixait  à  demeure  et,  au  mois  d'octobre,  il  devenait  citoyen 
de  cette  ville,,  où  sa  femme  était  venue  le  retrouver.  Ces  années  d'exil 
lui  furent  douces,  en  somme,  à  ce  qu'il  dit  :  «  Il  me  serait  impossible 
de  décrire  ma  joie,  après  que  j'eus  passé  par-dessus  les  premières 
impressions  douloureuses  et  que  je  me  sentis  libre,  enfin,  de  ce  monde 
de  tortures  et  de  désirs,  libre  de  l'entourage  ennuyeux  qui  avait  fait 
naître  en  moi  ces  désirs.  »  11  s'accom[)lit  alors  une  transformation 
capitale  chez  Richard  Wagner.  11  prit  la  plume  afin  d'expliquer  et  de 
défendre  ses  idées,  et  ces  premières  années  d'exil  sont  marquées  par 
une  longue  série  d'écrits  théoriques  et  critiques.  «  Mon  état  mental, 
disait-il  en  revenant  sur  ces  livres  et  ces  essais,  ressemblait  à  une  lutte; 
j'essayai  d'exprimer  théoriquement  ce  que  je  ne  pouvais  exprimer  par 
une  création  directe,  en  raison  du  désaccord  complet  de  mes  aspira- 
tions d'artiste  avec  les  tendances  du  public,  particulièrement  au  sujet 
de  l'opéra.  « 


102  RICHARD    WAGNER 

Le  premier  de  ces  écrits  est  l'Art  et  la  Révolution,  où  dominent 
les  préoccupations  politiques  et  sociales,  aboutissant  à  cette  conclusion 
qu'un  bouleversement  complet  peut  seul  remettre  l'homme  en  état  de 
goûter  lart  pur  et  véritable.  Wagner  remonte  au  théâtre  d'Eschyle  et 
de  Sophocle  dans  lequel  il  trouve  l'art  parfait,  la  manifestation  superbe 
d'une  race  oij  l'homme  se  développait  en  toute  liberté,  selon  ses 
instincts,  ne  connaissant,  n'adorant  que  les  forces  de  la  nature  qu'il 
personnifiait  en  ses  dieux.  Pour  quelles  causes  cet  art  a-t-il  décliné  ? 
Par  les  mêmes  raisons  que  l'état  social  lui-même  :  parce  que  la  Rome 
antique  d'abord,  par  son  orgueil  de  domination,  le  christianisme 
ensuite  par  son  mépris  du  monde,  enfin  l'industrie  moderne  par  cette 
soif  du  luxe  et  du  gain,  qui  gagne  jusqu'aux  artistes,  ont  également 
étouflFé  l'art  en  détournant  l'esprit  humain  de  la  contemplation  et  de 
la  jouissance  de  ces  forces  de  la  nature.  "Vienne  donc  une  révolution 
qui  renverse  tout  l'échafaudage  social,  balaie  tous  les  préjugés  qui 
aveuglent  et  dégradent  l'homme,  et  le  ramène  à  l'état  de  nature,  où 
il  pourra  comprendre  et  aimer  l'art'! 

(>ette  brochure,  qui  ne  donnait  qu'une  indication,  fut  bientôt  suivie 
d'un  travail  de  longue  haleine  qui  occupa  Wagner  plusieurs  mois  et  qu'il 
intitula  plaisamment  (Euvre  d'art  de  l'avenir,  pour  bien  marquer  que 
son  idéal  ne  se  réaliserait  pas  de  sitôt;  de  plus,  il  le  dédiait  à  Feuer- 
bach,  en  le  remerciant  par  épître  du  bien  que  lui  avaient  fait  ses 
ouvrages  de  philosophie.  Par  malheur,  Wagner  s'est  laissé  aller  à 
adopter  la  phraséologie  de  Feuerbach  en  l'appliquant  à  ses  propres 
théories,  de  sorte  que  le  résultat  déroute  le  lecteur  et  que  ce  travail, 
d'un  style  chaleureux  et  dune  valeur  réelle,  est  pénible  à  lire  à  tous 
égards.  11  y  reprend  les  idées  esquissées  dans  le  précédent  opuscule 
et  les  développe  à  sa  façon. 

Les  trois  arts  frères  :  la  poésie,  la  musique  et  la  mimique,  étaient 
unis,  dit-il,  dans  le  drame  des  Grecs;  mais  le  drame  disparut  avec  la 
chute  de  l'Etat  athénien,  l'union  des  arts  fut  dissoute  et  chacun  d'eux 
eut  une  existence  à  lui,  tombant  par  instants  au  niveau  d'un  simple 
passe-temps.  A  l'époque  de  la  Renaissance,  et  depuis,  on  essaya  de  les 
rassembler  encore,  mais  ce  fut  en  vain,  quoique  la  technique  et  la  portée 
de  chaque  art,  pris  en  particulier,  aient  augmenté.  De  nos  jours,  chaque 
art  séparé  a  acquis  son  plein  développement  et  ne  peut  être  poussé 
plus  loin  sans  devenir  incompréhensible,  fantastique,  absurde.  A  ce 
degré  de  perfection,  il  demande  à  s'associer  à  un  art  voisin,  la  poésie  à  la 
musique,  la  mimique  à  tous  les  deux;  alors,  chacun  de  ces  arts  devra 
abandonner    ses    prétentions    égoïstes    pour    concourir    à    un    ensemble 

1.   Richard   Wagner,  pur  !..  Bcinardini 


RICHARD    WACÎNi;  R  ,o3 

artistique  idéal  et  le  «  drame  musical  «    pourra  devenir  pour  les  géné- 
rations futures  ce  c-jue  le  drame  de  la  Grèce  était  pour  les  Grecs'. 

En  i85o,  la  Nouvelle  Ga^clte  musicale  de  Leipzig  publiait,  sans 
crier  gare,  un  article  intitulé  :  Du  Juduisme  dans  la  musique^  signé 
du  pseudonyme  de  K.  Freigedank  (libre  pensée)'.  Comme  ce  journal, 
alors  édité  par  Brendel,  avait  à  peine  quelques  centaines  de  lecteurs, 
cette  attaque  si  violente  contre  la  race  juive  et  surtout  les  compo- 
siteurs juifs,  ne  fit  pas  tout  d'abord  autant  de  bruit  que  Wagner  s'en  était 
flatté  :  on  ne  reproduisit  pas  le  factum  et  tout  se  borna  pour  le  moment 
à  des  représailles  contre  l'éditeur,  à  défaut  du  véritable  auteur  qu'on 
soupçonnait  bien ,  mais  qui  demeurait  caché.  Brendel  enseignant 
l'histoire  de  la  musique  au  Conservatoire  de  Leipzig,  onze  des  profes- 
seurs, ses  collègues,  le  sommèrent  par  lettre  d'abandonner  sa  chaire  ou 
de  démasquer  l'écrivain  ;  mais  Brendel  refusa  de  se  soumettre  à  cette 
alternative  :  il  conserva  sa  place  et  garda  le  secret. 

Cependant  le  nom  vrai  de  l'auteur  était  sur  toutes  les  lèvres, 
tant  sa  manière  était  reconnaissable,  et  déjà  bien  des  journalistes  lui 
devenaient  ouvertement  hostiles.  C'est  qu'il  attaquait  là  sans  merci  les 
plus  puissants  et  les  plus  applaudis  des  musiciens  allemands  :  Mendels- 
sohn  et  Meyerbeer.  11  part  de  cette  opinion  que  les  Juifs,  en  quelque 
langue  qu'ils  s'expriment,  ont  toujours  l'air  de  parler  en  étrangers 
une  langue  apprise,  non  leur  langue  naturelle,  et  il  en  conclut  qu'ils 
sont  encore  bien  plus  impropres  à  traduire  idées  ou  sentiments  par 
le  chant,  qu'ils  deviennent  alors  insupportables  et  répugnants.  Le  Juif 
civilisé,  lorsqu'il  prétend  se  manifester  dans  l'art,  ne  peut  être  inspiré 
que  par  des  choses  ordinaires,  triviales,  car  son  prétendu  instinct  artis- 
tique n'est  que  son  instinct  naturel  du  gain  et  le  porte  à  sacrifier 
l'art  pur  à  telle  ou  telle  forme  actuellement  à  la  mode  et,  par  consé- 
quent, lucrative  :  «  Peu  lui  importe  ce  qu'il  crée,  pourvu  qu'il  force 
l'attention  ;  il  n'a  qu'un  souci  :  celui  de  la  forme.  »  Après  toutes 
sortes  d'aménités  de  ce  genre  à  l'adresse  de   la  race  juive  en  général, 

1.  Dictionnaire  de  musique,  de  Grove;  article  :  Wagner,  par  M.  Daniireuther. 

2.  Lorsqu'il  parut  une  reédition  augmentée  en  brochure  (Leipzig,  iS6o),  Wagner  la  signa  lie  smi 
nom  véritable;  alors,  une  foule  d'articles  et  de  pamphlets  plurent  de  tous  côtés,  et  s'il  désirait  du 
tapage,  il  fut  servi  à  souhait,  car,  du  coup,  cette  brochure  et  d'autres  ouvrages  de  lui,  demeurés  inconnus 
jusque-là,  trouvèrent  quantité  d'acheteurs.  Ses  amis  cherchent  à  disculper  Wagner  de  la  sorte  :  Meyer- 
beer, disent-ils,  quand  il  patronnait  Wagner  à  ses  débuts,  le  faisait  dans  son  propre  intérêt  et  pour 
s'assurer  l'allié  qui  lui  manquait  parmi  les  vrais  musiciens,  des  maîtres  comme  Spohr  et  Marschncr, 
Mendelssohn  et  Schumann,  n'appréciant  que  les  talents  commerciaux  de  Meyerbeer  et  regardant  sa 
musique  comme  une  farce  ingénieusement  combinée,  etc.  Il  est  possible  que  Meyerbeer  ait  eu  cette 
arriére-pensée  d'enrôler  Wagner  dans  son  parti,  qui  comptait  surtout  des  adhérents  littéraires  et  des 
soutiens  dans  la  presse;  il  n'en  est  pas  moins  vrai  qu'il  a  protégé  Wagner  d'une  façon  très  cllicace  et 
qu'une  lettre  de  lui  avait  décidé  de  l'acceptation  de  Rien^i  à  Dresde;  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que 
Wagner,  non  seulement  s'était  laissé  faire  une  douce  violence,  mais  qu'à  diverses  reprises  il  avait 
sollicité  lui-niOme  et  provoqué  l'intervention  de  Meyerbeer  :  c'est  là  ce  qui  aurait  dû  l'arrêter. 


,04  RICHARD    WAGNER 

il  attaque  en  face  et  nommcmcnt  ses  deux  ennemis  :  voilà  ce  que 
n'aurait  pas  fait  quelqu'un  de  plus  avisé. 

Pour  Mendelssohn  encore,  il  déclare  qu'aucun  autre  compositeur  juif 
n'excite  également  sa  sympathie  et  que  c'est  un  spectacle  douloureux 
que  de  le  voir  lutter  contre  l'impuissance  originelle  à  laquelle  il  est 
condamné  par  sa  naissance  :  «  Le  résultat  entier  que  nous  a  donné 
l'examen  des  raisons  de  notre  antipathie  contre  l'élément  juif,  tout  ce 
qu'il  y  a  en  lui-même  et  chez  nous  de  contradictoii'e,  toute  son 
impuissance  à  se  mettre  en  rapport  avec  nous;  son  infructueuse  tenta- 
tive pour  développer  des  fruits  ayant  germé  sur  un  sol  d'où  il  est 
exclu,  tout  cela  se  montre  au  plus  haut  degré  et  comme  un  conflit 
vraiment  tragique  dans  la  nature,  dans  la  vie,  dans  la  production 
artistique  de  Mendelssohn,  mort  si  jeune.  En  cet  homme,  nous  recon- 
naissons qu'un  Juif  peut  être  doué  du  plus  beau,  du  plus  grand  talent; 
qu'il  peut  avoir  reçu  l'éducation  la  plus  soignée,  la  plus  étendue;  qu'il 
peut  avoir  la  plus  grande,  la  plus  noble  ambition,  sans  arriver  une 
seule  fois,  malgré  tous  ces  avantages,  à  produire  sur  notre  esprit  et 
notre  cœur  cette  profonde  impression  que  nous  attendons  de  la  musique, 
dont  nous  la  savons  capable,  l'ayant  éprouvée  tant  de  fois,  dès  qu'un 
héros  de  notre  art  nous  faisait  entendre  un  seul  de  ses  accents.   » 

Pour  Mcyerbeer,  il  y  a  moins  de  circonlocutions  :  «  La  faculté 
de  tromper  est  si  grande  chez  cet  artiste  qu'il  se  trompe  lui-même,  et 
peut-être  le  veut-il  aussi  bien  par  rapport  à  lui-même  que  par  rapport 
au  public.  Nous  croyons,  en  effet,  qu'il  voudrait  bien  créer  des  œuvres 
d'art  et  qu'il  sait  qu'il  n'est  pas  en  état  de  le  faire  :  pour  sortir  de 
ce  conflit  pénible  entre  sa  volonté  et  sa  faculté,  il  compose  des  opéras 
pour  Paris  et  les  fait  exécuter  dans  les  autres  pays,  —  ce  qui  est,  de 
nos  jours,  le  moyen  le  plus  sur  d'acquérir  la  gloire  d'artiste  sans  être 
artiste.  Quand  nous  le  voyons  ainsi  accablé  par  la  peine  qu'il  se  donne 
pour  se  tromper  lui-même,  il  nous  apparaît  presque  comme  un  person- 
nage tragique,  mais  il  y  a  chez  lui  trop  d'intérêt  personnel  en  jeu 
pour  qu'il  ne  s'y  mêle  pas  beaucoup  de  comique  :  d'ailleurs,  le  Judaïsme 
qui  règne  dans  les  arts,  et  que  le  compositeur  représente  dans  sa 
musique,  se  distingue  surtout  par  son  impuissance  à  nous  émouvoir  et 
par  le  ridicule  qui  lui  est  inhérent.    » 

Entre  les  tenants  du  premier  qui  ont  une  protonde  horreur  du 
second,  et  ceux  du  second,  jaloux  surtout  de  la  belle  position  de 
compositeur  sérieux  acquise  par  Mendelssohn,  Wagner  dénonce  un 
tiers  parti  :  celui  des  Juifs  qui  continuent  à  composer,  et  qui  cher- 
chent à  empêcher  tout  scandale  entre  les  deux  groupes,  a  lin  de  ne 
])as    provoquer    l'attaque  et   de  pouvoir   poursuivre  en  paix   leur   travail 


RICHARD    WAGNER  io3 

de  fabrication  :  "  Ceux-là,  dit-il,  ont  de  la  considération  pour  le  succès 
fructueux  des  opéras  de  Meyerbeer  ;  ils  pensent  que,  du  moment  que 
Tafïaire  rapporte,  il  y  doit  y  avoir  là  quelque  mérite,  sans  qu'on  puisse 
tout  approuver  et  tout  donner  pour  résistant.  « 

Conclusion  :  «  Nous  devons  encore  parler  dun  autre  Juif  qui  se 
produisit  parmi  nous  comme  auteur.  Il  est  sorti  de  sa  position  de  Juif 
pour  s'unir  à  nous,  afin  de  se  délivrer  :  il  n"a  pas  réussi  et  a  du  avoir 
conscience  qu'il  ne   réussira    qu'en  cherchant    avec  nous   la   délivrance 


RICHARD     WAGNER     VERS      l855. 
D'après  une  gravure  sur  bois.  —  La  signature,  rapportée,  est  de  iSoiS. 


commune  qui  doit  faire  de  nous  tous  de  véritables  hommes.  Mais  devenir 
homme  avec  nous,  c'est,  pour  les  Juifs,  avant  tout,  cesser  d'être  Juifs. 
Bœrne  avait  cessé  de  l'être,  et  c'est  précisément  lui  qui  apprend  que 
cette  délivrance  ne  peut  être  obtenue  dans  une  douce  quiétude  et  dans 
une  nonchalance  froide  et  indifférente,  mais  qu  elle  est,  pour  les  Juifs, 
comme  pour  nous,  le  prix  d'une  lutte  remplie  de  peines,  de  souffrances 
et  de  douleurs.  Que  les  Juifs  prennent  franchement  part  à  cette  lutte 
qui  doit  détruire  notre  nature  actuelle,  et  nous  serons  unis  et  insépa- 
rables !    Qu'ils   se   souviennent  en  même  temps  que  la  délivrance  de  la 

14 


,o6  RICHARD    WAGNER 

malédiction    qui    pèse   sur   eux   ne    peut   être   que    celle    d'Ahasvérus  : 
l'Anéantissement.  y>  Gloire  à  Schopenhauer  ! 

Wagner  publiait  vers  le  même  temps  d'autres  articles  moins  reten- 
tissants, écrits  théoriques  ou  souvenirs  personnels  qu'il  envoyait  de 
droite  et  de  gauche  en  Allemagne.  Durant  les  deux  premières  années 
qu'il  passa  à  Zurich,  à  travers  ses  nombreux  travaux  de  critique,  il 
conduisait  des  concerts  à  grand  orchestre  ou  surveillait  des  exécutions 
de  ses  œuvres  au  Stadttheater,  aidé  déjà  par  ses  jeunes  disciples  Cari 
Ritter  et  Hans  de  Bûlow  ;  il  faisait  des  conférences  sur  le  drame 
musical,  où  il  lisait  la  Mort  de  Siefr/ried  en  manière  d'exemple  ; 
enfin,  sur  le  conseil  de  ses  amis  qui  rêvaient  toujours  pour  lui  d'un 
succès  décisif  à  Paris,  il  était  entré  en  rapport  avec  un  librettiste 
français,  et  terminait  le  projet  d'un  drame  sur  la  légende  Scandinave 
de  Wieland  le  forgeron,  où  il  se  mettait  lui-même  en  scène  et  racon- 
tait ses  propres  souffrances. 

II  espérait  que  ce  poème,  une  fois  achevé  et  traduit  en  vers  fran- 
çais, trouverait  un  accueil  favorable,  et,  pour  hâter  l'affaire,  il  arriva 
lui-même  à  Paris  en  février  i85o;  les  journaux  allemands  racontaient 
môme  à  leurs  lecteurs  qu'il  vivait  partie  ici,  partie  à  Bruxelles,  et 
qu'il  employait  ses  loisirs  à  traduire  en  allemand  les  Mystères  de 
Paris,  d'Eugène  Suc.  11  ne  faisait  rien  de  tout  cela,  et,  s"il  avait  tenté 
quelque  démarche,  il  se  serait  heurté  au  Prophète,  qui  venait  de  se 
jouer  durant  l'année  précédente,  et  qui,  Meyerbeer  aidant,  occupait  alors 
toute  l'attention  du  monde  musical.  Le  désespoir  qui  le  prit,  joint  à 
son  mauvais  état  de  santé,  lui  causa  une  maladie  nerveuse;  il  dut  se 
rendre  à  Bordeaux,  puis  à  Villeneuve,  sur  le  lac  de  Genève,  afin  de 
se  guérir,  et,  dès  le  mois  de  juillet,  il  était  de  retour  à  Zurich.  Il 
abandonnait  complètement  ce  Wieland  pour  penser  à  mettre  en  musique 
la  Mort  de  Siegfried  ;  mais  surtout  il  revenait  à  ses  travaux  de  cri- 
tique et,  dans  le  courant  de  i85i,  il  publiait  presque  en  même  temps 
la  fameuse  Communication  à  mes  amis,  si  souvent  citée,  sous  forme 
de  préface  aux  trois  poèmes  du  Hollandais  l'olant,  de  Tannhœuser  et 
de  Lohengrin,  réunis  en  un  volume,  et  son  écrit  théorique  le  plus 
considérable  :   Opéra  et  Drame. 

Cet  ouvrage,  qui  ne  contient  presque  plus  de  politique  ni  de 
pseudo-philosophie,  est  divisé  en  trois  parties  :  i°  l'Opéra  et  l'essence 
de  la  musique;  2°  le  Théâtre  et  l'essence  de  la  poésie  dramatique  ; 
3°  la  Poésie  et  la  Musique  dans  le  drame  de  l'avenir  ;  et  toutes  les 
trois  tendent  à  démontrer  ceci  :  que,  dans  l'opéra,  le  moyen  d'expres- 
sion, à  savoir  la  musique,  a  été  pris  comme  seul  objet  et  but,  tandis  que 
le  vrai  but,   à  savoir   le  drame,    a   été    subordonné   aux    formes   musi- 


RICHARD    WAGNER  ,07 

cales.  La  situation  respective  des  deux  arts  a  donc  été  complètement 
renversée  et  l'effort  de  l'auteur  tend  à  la  rétablir. 

D'où  le  mal  est-il  venu?  De  la  cantate  dramatique  italienne, 
embryon  de  l'opéra,  où  les  jeux  de  scène  et  l'action  n'étaient  qu'un 
prétexte  à  faire  chanter  des  airs,  où  la  tâche  du  compositeur  se 
bornait  à  écrire  des  morceaux  selon  le  type  adopté  pour  tel  ou  tel  sujet 
et  surtout  pour  tel  ou  tel  chanteur.  Lorsque  le  ballet  se  greffa 
là-dessus,  le  musicien  dut  tendre  à  reproduire  des  formes  de  danse 
populaires  comme  il  reproduisait  pour  la  voix  des  chansons  populaires 
industrieusement  défigurées  ;  les  airs  chantés  se  relièrent  entre  eux  au 
moyen  de  récitatifs  conventionnels  ;  quant  aux  airs  de  danse,  ils  allaient 
tout  bonnement  à  la  queue  leu  leu. 

Survint  Gluck,  le  premier  réformateur,  qui  fit  de  grands  efforts 
pour  mieux  approprier  sa  musique  à  l'action  dramatique.  Il  modifia  la 
mélodie  en  suivant  les  inflexions,  les  accents  du  langage  parlé  ;  il  mit 
un  terme  à  l'étalage  de  la  virtuosité  pure  et  força  les  chanteurs  à 
devenir  les  interprètes  de  ses  intentions  dramatiques  ;  mais  pour  la 
forme  même  —  et  c'est  là  le  point  capital  —  il  laissa  l'opéra  tel  qu'il 
l'avait  trouvé.  L'ouvrage  entier  demeura  un  assemblage  de  récits, 
d'airs,  de  chœurs  et  de  ballets  tout  comme  avant,  et  les  auteurs  qui 
travaillaient  pour  Gluck  lui  fournissaient  pour  les  airs  des  paroles  où 
l'action,  sans  être  absolument  négligée,  était  reléguée  au  second  plan. 

Les  grands  successeurs  de  Gluck  :  Méhul,  Cherubini,  Spontini, 
développèrent  l'ensemble  musical  et  dramatique  et  s'affranchirent  ainsi 
du  monologue  ininterrompu  formé  par  les  airs  de  l'ancien  opéra. 
C'était  là  un  pas  considérable  en  avant,  et  l'opéra  acquérait  alors  son 
plein  développement,  au  moins  par  ses  côtés  essentiels  ;  car,  quoique 
Mozart  ait  produit  de  la  musique  pure,  plus  riche  et  plus  belle  que 
celle  de  Gluck,  il  n'est  pas  douteux  que  les  éléments  de  l'opéra  ne 
soient  exactement  les  mêmes  chez  l'un  et  chez  l'autre  maître.  Par  la 
suite  également,  dans  les  ouvrages  de  Weber  et  de  Spohr,  de  Rossini, 
Bellini,  Auber,  Meyerbeer,  etc.,  l'histoire  de  l'opéra  n'est  pas  autre 
chose  que  l'histoire  de  la  «  mélodie  d'opéra  ». 

Dans  la  deuxième  partie  de  son  travail,  "Wagner  s'occupe  du  sujet 
et  de  la  forme  dans  le  drame  parlé.  En  ce  qui  concerne  le  sujet,  il 
indique  deux  facteurs  distincts  :  d'abord,  les  récits  romanesques  du 
Moyen-Age  et  son  rejeton,  le  roman  moderne;  puis,  le  drame  grec, 
ou  plutôt  la  forme  essentielle  de  ce  drame,  telle  qu'elle  est  donnée 
dans  la  Poétique  d'Aristote.  La  plupart  des  pièces  de  Shakespeare 
sont  pour  lui  des  histoires  dramatisées,  tandis  que  celles  de  Racine 
sont  construites  selon  les  théories  d'Aristote. 


loS  RICHARD    WAGNER 

En  continuant  cette  étude,  il  arrive  à  examiner  les  ouvrages  de 
Goethe  et  de  Schiller  et  aboutit  à  cette  conclusion  :  que  les  sujets 
historiques  offrent  de  grandes  difficultés  pour  être  traités  en  drame  et 
que  le  théâtre  moderne  fait  fausse  route  en  poursuivant  la  représenta- 
tion de  la  réalité  contingente,  au  lieu  de  provoquer  Tessor  de  nos 
facultés  Imaginatives.  Schiller,  par  exemple,  reste  comme  accablé  sous 
la  masse  des  faits  historiques  de  son  Wallensteiu,  tandis  que  Shakes- 
peare, en  excitant  l'imagination  du  spectateur,  lui  eût  donné  la  vision 
de  la  guerre  de  Trente  ans  tout  entière,  dans  le  temps  occupé  par  la 
trilogie  du  poète  allemand. 

Ensuite,  il  établit  un  rapprochement  ingénieux  entre  la  tragédie  de 
Racine  et  l'opéra  de  Gluck  :  Racine,  dit-il,  s'attache  moins  à  l'action 
proprement  dite  qu'aux  motifs  qui  la  déterminent  et  aux  effets  qui  en 
résultent  ;  or,  les  instincts  de  Gluck  l'amenèrent  à  traduire  la  tirade 
de  Racine  en  air.  Enfin  il  se  préoccupe  de  savoir  à  quelles  difficultés 
se  sont  heurtés  Gœthe  et  Schiller  quand  ils  ont  voulu  combiner  le  fond 
dramatique  avec  la  forme  poétique,  et  cet  examen  l'amène  à  conclure, 
d'une  part,  que  les  sujets  mythiques  sont  les  plus  favorables  au  drame 
idéal  ;  de  l'autre,  que  la  musique  est  le  langage  par  excellence  pour 
mettre  ces  sujets  en  leur  plus  beau  jour. 

De  là,  fusion  nécessaire  entre  le  drame  et  la  musique.  Il  la 
réclame  en  terminant  la  troisième  partie  de  sa  brochure  ;  il  explique 
aussi  que  l'accroissement  si  riche  de  la  musique  à  notre  époque  peut 
seul  produire  un  drame  idéal  tel  que  celui  qu'il  a  en  vue  et  qu'on  ne 
l'aurait  jamais  pu  réaliser  avant  ce  merveilleux  développement  de  la 
technique  musicale.  Alors,  il  expose  à  loisir  toute  sa  théorie  de  l'art 
nouveau  :  relations  de  la  poésie  et  de  la  musique ,  fonction  de 
l'orchestre,  etc.  ;  et  cette  dernière  partie,  à  ses  yeux  la  plus  impor- 
tante, fut  justement  la  moins  comprise  à  l'origine,  par  l'excellente 
raison  qu'il  ne  pouvait  donner  là  que  des  indications  abstraites,  sans 
les  illustrer  par  des  exemples  :  il  s'exposait  de  la  sorte  à  être  assez 
mal  entendu. 

D'autre  part,  la  deuxième  partie,  avec  ses  observations  sur  l'art  du 
dramaturge  et  ses  nombreux  renvois  à  Shakespeare  et  Racine,  à  Gœthe 
et  Schiller,  excita  quelque  peu  l'attention  des  littérateurs  purs,  mais 
demeura  non  avenue  auprès  des  musiciens.  La  première  partie,  au 
contraire,  émut  dès  l'abord  le  monde  musical  et  souleva  des  discus- 
sions passionnées,  moins  à  cause  des  propositions  mêmes  que  par  les 
attaques  qu'on  crut  encore  y  découvrir  contre  des  compositeurs  en  vue, 
contre  Meyerbeer  en  particulier,  et  dont  on  se  montra  fort  scandalisé. 
Ce    fut  seulement   par   la    suite    et    lorsque   les   propres    créations    du 


RICHARD     WAGNER     VERS      1857. 
D'après  une  lithographie. 


no  RICHARD    WAGNER 

novateur  purent  servir  d'exemples  précis  et  de  preuves  concluantes  à 
son  écrit  qu'on  s'avisa  de  voir  dans  ce  travail  littéraire  et  musical  de 
premier  ordre  autre  chose  qu'une  fantaisie  satirique  ;  on  reconnut  alors 
tout  ce  que  Wagner  avait  mis  là  de  savoir  historique  et  d'esprit  cri- 
tique, et  l'on  rendit  hommage  à  l'idéal  élevé  dont  il  avait  si  clairement 
décrit  la  genèse  dans  son  esprit,  la  marche  progressive  à  travers  le 
temps'. 

Après  avoir  tant  écrit,  Wagner  fut  repris  d'une  terrible  envie  d'en- 
tendre de  sa  musique,  et,  ne  pouvant  aller  en  Allemagne,  il  voulut 
que  l'Allemagne  vînt  à  lui.  11  prétendit  organiser  à  Zurich  une  semaine 
exclusivement  consacrée  à  l'exécution  de  ses  œuvres,  comme  on  avait 
déjà  fait  à  Weimar,  et  il  adressa  un  pressant  appel  aux  sociétés  musi- 
cales de  l'Allemagne  et  de  la  Suisse,  qui  toutes  se  mirent  à  ses  ordres, 
toutes,  sauf  celle  de  Munich.  Il  réunit  ainsi  un  orchestre  de  soixante- 
douze  musiciens,  des  chœurs  nombreux  en  proportion  ;  il  fit  arranger 
le  théâtre  de  Zurich  en  salle  de  concert  conforme  à  ses  vues  ;  puis, 
afin  que  le  public  entrât  plus  facilement  dans  sa  pensée,  il  écrivit  des 
programmes  explicatifs  pour  l'ouverture  du  Hollandais  volant  et  le 
prélude  de  Lohengrin.  Le  premier  concert,  qui  comprenait  des  fragments 
de  ses  quatre  opéras  publiés,  eut  lieu  le  i8  mai  i853  :  quand  le  maître 
parut  au  pupitre,  il  fut  acclamé  par  toute  la  salle,  et  l'orchestre  le 
salua  d'une  fanfare  trois  fois  répétée.  Au  troisième  concert,  qui  tombait 
le  22  mai,  jour  de  sa  naissance,  l'enthousiasme  ne  connut  plus  de 
bornes  :  on  le  couvrit  de  couronnes  et  de  fleurs,  avec  compliments  en 
vers,  dont  l'un  lui  fut  débité  séance  tenante  ;  après  quoi,  une  dame  des 
chœurs  sortit  des  rangs  et  lui  oflVit  un  magnifique  vase  d'or  au  nom 
de  ses  camarades. 

Pendant  l'été  de  i853,  il  se  rendit  auprès  de  Saint-Maurice,  dans 
l'Engadine,  et,  de  là,  il  entreprit  un  voyage  dans  le  nord  de  l'Italie. 
En  traversant  Turin,  il  entendit  une  exécution  du  Barbier,  de  Rossini, 
complète  et  correcte  à  ce  point  qu'il  n'en  avait  jamais  ouï,  dit-il,  de 
comparable  en  Allemagne;  ensuite  il  alla  à  Gênes,  et  ce  fut  dans  une 
nuit  d'insomnie,  à  la  Spezzia,  que  lui  passa  par  l'esprit  la  première 
idée  de  la  musique  du  Rheingold.  Vite,  il  interrompit  son  voyage  et 
regagna  sa  tranquille  demeure  de  Zurich,  pour  ne  pas  commencer  un 
tel  ouvrage  sur  le  sol  italien.  Il  y  travailla  de  tout  cœur,  puis,  à  la 
fin  de  l'automne,  il  alla  trouver  Liszt,  à  Bâle,  où  il  lui  fit  connaître 
le  poème  entier  des  Nibeliingen,  tandis  que  Liszt  lui  rendait  sa  poli- 
tesse en  exécutant  pour  lui  seul,  comme  il  aurait  fait  pour  un  souve- 
rain, quelques-unes  des  dernières  sonates  de  Beethoven. 

1.  Dictionnaire  de  Grove,  article  :  Wagnci-,  par  M.  Dannreutlicr. 


RICFiARD    WAGNER  ,,, 

Une  fois  réunis,  ils  vinrent  ensemble  à  Paris,  où  leur  présence  est 
signalée  au  milieu  du  mois  d'octobre,  mais  n'y  restèrent  que  fort  peu 
de  temps.  Les  journaux  allemands  attribuaient  ouvertement  ce  voyao-c 
si  rapproché  du  précédent,  au  désir  toujours  croissant  chez  Wagner  de 
nous  faire  entendre  un  de  ses  opéras,  et  déjà  même  ils  désignaient  le 
théâtre  et  l'ouvrage  :  le  Théâtre-Lyrique  et  Tannhœuser ;  mais  il  est 
bien  invraisemblable  que  Jules  Séveste,  alors  directeur  du  Lyrique,  où 
l'on  donnait  le  Bijou  perdu,  où  l'on  allait  représenter  la  Promise,  ait 
songé  le  moins  du  monde  à  Tannhœuser.  Toujours  est-il  que  Wagner 
rentrait  à  Zurich  dès  le  mois  de  novembre  et  se  replongeait  dans  les 
Nibelungen. 

Ce  fut  là  son  grand  travail  durant  l'exil.  Mais  comment  d'un  simple 
opéra,  comme  la  Mort  de  Siegfried,  était-il  arrivé  à  en  faire  quatre  ? 
«  Lorsque  j'essayai,  dit-il,  de  dramatiser  le  moment  capital  du  mythe 
des  Nibelungen  dans  la  Mort  de  Siegfried,  je  trouvai  nécessaire 
d'indiquer  un  grand  nombre  de  faits  antérieurs,  de  façon  à  mettre  ces 
épisodes  essentiels  dans  leur  vrai  jour.  Mais  je  ne  pouvais  que  raconter 
ces  faits  préparatoires,  tandis  que  je  sentais  la  nécessité  de  les  faire 
entrer  dans  l'action  même  du  drame  :  de  façon  que  j'en  vins  à 
écrire  Siegfried.  Mais  ici,  nouvel  embarras  :  je  ne  trouvais  toujours 
pas  moyen  d'incorporer  tout  ce  qui  était  nécessaire  pour  que  l'action 
dramatique  s'expliquât  d'elle-même.  »  Et  c'est  ainsi  qu'en  remontant, 
il  arriva  à  écrire  la  Valkyrie  et  le  prologue  général  de  sa  tétralogie,  le 
Rheingold.  Le  poème,  on  l'a  vu  plus  haut,  avait  été  publié  en  i853, 
seulement  pour  les  amis  de  l'auteur.  Une  fois  qu'il  eut  commencé  d'en 
composer  la  musique,  après  son  retour  précipité  d'Italie,  les  choses 
marchèrent  rapidement.  En  mai  1854,  la  partition  du  Rheingold  était 
achevée;  en  juin,  il  abordait  la  Valkyrie,  qu'il  terminait  dès  l'année 
suivante,  et  quant  à  Siegfried,  dont  les  premières  ébauches  dataient 
de  1854,  il  en  avait  fini  avec  les  deux  premiers  actes  au  printemps 
de  1857. 

Ce  travail  de  longue  haleine  fut  interrompu  de  courts  instants, 
tantôt  par  les  répétitions  et  représentations  de  Tannhœuser  à  Zurich 
en  février  i855,  tantôt  par  un  violent  érysipèle  qu'il  eut  au  printemps 
de  i836,  plus  tard  par  une  visite  prolongée  de  Liszt,  pendant  laquelle 
Wagner  conduisit,  à  Saint-Gall,  la  Symphonie  héroïque,  et  Liszt,  ses 
Poèmes  symphoniqucs  :  Orphée  et  les  Préludes  ;  mais  il  dut  abandonner 
totalement  son  travail  quand'  il  accepta  d'aller  diriger,  à  Londres,  les 
huit  concerts  de  la  Société  Philharmonique.  Au  mois  de  janvier  i855, 
un  des  directeurs,  M.  Anderson,  était  venu  le  voir  à  Zurich  et  lui  avait 
exposé   l'embarras  de  la  Société,   qui,   depuis  la  mort  de  Mendelssohn, 


112  RICHARD    WAGNER 

ne  trouvait  pas  facilement  de  chef  d'orchestre  en  renom  chaque  année  : 
on  était  las  de  Lindpaintner  ;  Spohr  ne  pouvait  pas  venir,  et  Berlioz 
avait  été  engagé,  pour  la  saison  qui  allait  s'ouvrir,  par  la  société  rivale, 
la  New  Philharmonie.  Après  avoir  entendu  par  occasion  Tannhœuscr 
à  Zurich,   M.  Anderson   partit   en   emportant  la  promesse  de  Wagner. 

Celui-ci,  annoncé  à  grand  renfort  de  réclames,  arrivait  à  Londres 
sur  la  fin  de  février;  mais,  avant  même  qu'il  eût  rien  conduit,  il 
voyait  les  journalistes,  en  particulier  MM.  Dawison,  du  Times  et  du 
Musical  World,  et  Chorley,  de  VAthenœum,  qui  menaient  la  campagne, 
se  déchaîner  violemment  contre  lui.  Ce  fut  bien  pis  lorsqu'on  apprit 
que  l'indigne  successeur  du  célèbre  Michel  Costa  réagissait  contre  les 
prétendues  traditions  de  Mendelssohn,  qu'il  exigeait  de  l'orchestre 
énergie  et  vigueur,  qu'il  ne  voulait  pas  qu'on  jouât  tout  en  demi- 
teinte,  ni  qu'on  précipitât  les  mouvements  d'une  façon  désordonnée,  etc. 
Alors,  toutes  ces  diatribes  inhospitalières  se  résumèrent  dans  ce  cri 
général  (c  qu'il  allait  traiter  Mozart,  Cherubini,  Beethoven,  comme 
s'ils  avaient,  eux  aussi,  écrit  de  la  musique  de  l'avenir  ».  La  plaisan- 
terie était  lancée  :  elle  a  fait  un  beau  chemin. 

Les  huit  concerts  de  la  saison  commencèrent  le  12  mars  et  hnirent 
le  25  juin  ;  en  dehors  du  répertoire  classique,  Wagner  n'y  dirigea  guère 
que  deux  morceaux  de  lui  :  l'ouverture  de  Tannhœuser  et  la  sélection 
de  Lohengrin  (prélude,  marche  nuptiale,  marche  et  chœur  des  fian- 
çailles). L'ouverture  de  Tannhœuser  eut  un  tel  succès  que  le  prince 
Albert  en  demanda  la  répétition  pour  le  septième  concert,  auquel  la 
famille  royale  entière  devait  assister  ;  ce  fut  un  nouveau  triomphe  et  la 
reine,  au  milieu  de  la  séance,  fit  appeler  l'auteur  dans  sa  loge  afin  de 
le  féliciter. 

Entre  autres  griefs  contre  Wagner,  on  le  raillait  fort  de  son  habi- 
tude de  diriger  les  symphonies  de  Beethoven  par  cœur  :  c'était  là, 
disait-on,  simple  aflFectation  de  mépris  et  on  lui  en  fit  la  remarque; 
peine  perdue ,  à  la  dernière  répétition ,  pour  l'Héroïque,  il  n'avait 
toujours  pas  de  partition.  Cette  fois,  la  mesure  était  comble  et  Wagner 
dut  promettre  de  diriger  au  concert  avec  la  symphonie  sous  les  yeux. 
11  tint  parole  et  l'exécution  marcha  d'une  façon  magistrale;  alors,  on 
s'empresse  autour  de  lui  pour  lui  faire  fête.  «  N'avions-nous  pas  raison  ? 
C  est  tout  autre  chose  qu'hier  !  Comme  vous  avez  mieux  pris  le  mou- 
vement du  scherzo!  A  la  bonne  heure!  »  Et,  tout  en  parlant,  un  des 
complimenteurs  saisit  la  partition  ouverte  sur  le  pupitre...  Horreur! 
c'était  le  Barbier  de  Séville,  et  le  Barbier  de  Séville  en  réduction  de 
piano  !  La  farce  est  jolie  et  bien  de  Wagner.  Rossini,  plus  tard,  à  ce 
qu'on   assure,   essaiera  de  déchiff'rer   Tannhœuser   à   l'envers    :    «    Cela 


J^ir}L\Ill)    \\"AGNER 


RICHARD    WAfîNF.R  1,3 

ne  va  pas  dans  Tautre  sens  »,  disait-il.  (_]ettc  histoire-là  pourrait  bien 
découler  de  l'autre   :   un   rendu   pour  un   prête-. 

Cependant  Wagner,  ouvertement  soutenu  jxir  le  prince  consort,  avait 
fini  par  s'imposer  au  public  anglais  comme  à  son  orchestre,  et  le 
huitième  et  dernier  concert  lui  valut  une  ovation  réparatrice.  Aussitôt, 
il  tourna  le  dos  à  Londres,  et,  quelques  années  après,  il  refusa 
péremptoirement  d'y  revenir;  il  n'y  retourna  que  beaucoup  plus  tard, 
pour  essayer  de  réparer  le  déficit  des  Nibelungeii. 

«  Magnifique  orchestre  en  ce  qui  concerne  les  principaux  artistes, 
—  écrit-il  en  résumant  cette  campagne  de  trois  mois,  —  son  superbe; 
chefs  d'attaque  pourvus  d'instruments  incomparables;  solide  esprit  de 
corps,  mais  pas  de  style  propre.  Le  fait  est  c]ue  les  gens  de  la  Société 
Philharmonique,  orchestre  et  auditeurs,  consomment  plus  de  musique 
qu'ils  n'en  peuvent  digérer.  Règle  générale  :  une  heure  de  musique 
prend  plusieurs  heures  de  répétitions.  Comment  peut-on  se  figurer  que 
le  chef  d'orchestre,  avec  le  peu  de  temps  dont  il  dispose  le  matin,  pourra 
convenablement  préparer  les  énormes  programmes  que  les  directeurs 
mettent  devant  lui?  Deu.x;  symphonies,  deux  ouvertures,  un  concerto  et 
deux  ou  trois  morceaux  de  chant  à  chaque  concert!  Les  directeurs  me 
rappelaient  continuellement  à  ce  qu'il  leur  plaisait  d'appeler  les  tradi- 
tions de  Mendelssohn  ;  mais  je  soupçonne  que  Mendelssohn. s'était  tout 
simplement  soumis  aux  traditions  de  la  Société.  Un  matin  que  nous 
commencions  à  répéter  l'ouverture  de  Léonore,  Je  demeurai  surpris. 
Tout  semblait  éteint,  mou,  inexact,  comme  si  les  musiciens  étaient 
fatigués  et  n'avaient  pas  dormi  de  la  semaine.  Pareille  chose  était-elle 
tolérable  de  la  part  du  fameux  orchestre  philharmonique?  Je  m'arrêtai 
et,  parlant  en  français  :  «  Je  sais  fort  bien,  leur  dis-je,  ce  que  vous  êtes 
«  capables  de  faire  et  je  n'attends  pas  moins  de  vous.  »  Quelques-uns 
me  comprirent  et  traduisirent;  ils  furent  tous  stupéfaits,  mais  ils  sen- 
taient que  j'avais  raison  et  ils  prirent  bien  la  chose.  On  recommença 
l'ouverture  et  la  répétition  marcha  à  souhait;  j'ai  toute  raison  de  croire 
que  la  majorité  des  artistes  en  était  arrivée  à  m'apprécier  avant  que  je 
ne  dusse  les  quitter.  » 

Il  voyait  juste.  Et  cependant,  quand  il  partit,  le  Musical  World, 
entêté  dans  son  hostilité  de  parti  pris,  lui  fit  la  conduite  en  ces  termes  : 
«  M.  Richard  Wagner  a  cjuitté  Londres  le  lendemain  même  du  der- 
nier concert  de  la  Société  Philharmonique,  enchanté  sans  doute  de 
s'éloigner  précipitamment  d'une  ville  si  enfoncée  dans  les  impéné- 
trables ténèbres  du  présent  et  si  sourde  à  la  voix  jjrophétique  de 
l'avenir.    » 

Wagner    avait    rencontré,    à    Londres,    Berlioz    venu     pour    diriger 


,,4  RICHARD    WAGNER 

l'orchestre  rival;  mais,  malgré  cette  concurrence  inattendue  et  en 
dépit  de  leurs  idées  contraires  sur  l'art,  ils  avaient  renoué  de  bons 
rapports.  Une  fois  de  retour  à  Zurich,  Wagner  engagea  Berlioz  à  le 
venir  voir;  mais  celui-ci  ne  put  accepter  cette  «  réunion  qui  aurait 
été  pour  lui  une  fête  véritable  «,  assure-t-il  dans  sa  réponse  très  cor- 
diale; il  demande  à  Wagner  de  lui  envoyer  Tannhœuser  pour  joindre  à 
Lohengriu  qu'il  possède  déjà;  il  lui  promet,  en  retour,  son  Te  Deum, 
l'Enfance  du  Christ  et  Lclio,  qui  vont  paraître,  et  lui  dit  encore,  entre 
autres  honnêtetés  :  «  Vous  êtes  donc  en  train  de  faire  fondre  les  glaciers 
en  composant  vos  Nibelungen...  Cela  doit  être  superbe  d'écrire  ainsi 
en  présence  de  la  grande  nature!...  Voilà  encore  une  jouissance  qui 
m'est  refusée!  Les  beaux  paysages,  les  hautes  cimes,  les  grands 
aspects  de  la  mer  m'absorbent  complètement  au  lieu  de  provoquer 
chez  moi  la  manifestation  de  la  pensée.  Je  sens  alors  et  ne  saurais 
exprimer.  Je  ne  puis  dessiner  la  lune  qu'en  regardant  son  image  au 
fond  d'un  puits...  C'est  égal,  si  nous  vivions  encore  une  centaine  d'an- 
nées, je  crois  que  nous  aurions  raison  de  bien  des  choses  et  de  bien  des 
hommes.  Le  vieux  Demiourgos  doit  bien  rire  là-haut,  dans  sa  vieille 
barbe,  du  succès  constant  de  la  vieille  farce  qu'il  nous  fait...  Mais  je 
ne  dirai  pas  de  mal  de  lui,  c'est  un  de  vos  amis,  et  je  sais  que  vous  le 
protégez.  Je  suis  un  impie  plein  de  respect  pour  les  Pies.  Pardon  de 
cet  afl'reux  calembour  avec  lequel  je  finis  en  vous  serrant  la  main  '.  » 
Wagner,  en  travaillant  sans  relâche  aux  Nibelungen,  espérait  avoir 
terminé  la  tétralogie  en  iSSg;  il  projetait  alors  de  faire  ériger  à  Zurich 
un  théâtre  provisoire  où  il  se  donnerait  le  régal  de  la  voir  exécuter; 
mais,  à  bien  réfléchir,  il  découvrit  qu'une  pareille  entreprise  était  impra- 
ticable dans  une  ville  d'aussi  peu  de  ressources  musicales,  qu'il  faudrait 
déranger  des  artistes  des  quatre  coins  de  l'Allemagne,  et  que  pour 
réaliser  cette  éclosion  d'une  pièce  en  quatre  journées,  il  aurait  besoin 
de  sommes  énormes  sans  trop  savoir  où  les  trouver.  Bref,  toutes  ces 
raisons  et  la  crainte  aussi  de  n'en  avoir  pas  fini  de  sitôt,  jointes  à  l'ardent 
désir  qu'il  avait  d'entendre  une  œuvre  de  lui,  absolument  conforme  à 
ses  idées  définitives  sur  le  drame  musical,  le  poussaient  à  écrire  un 
opéra  de  longueur  ordinaire  et  de  mise  en  scène  assez  facile  :  il 
suffit  d'un  léger  incident  pour  l'y  décider.  Certain  personnage,  se 
disant  envoyé  par  l'empereur  du  Brésil,  vint  lui  demander  s'il  voudrait 
composer  un  ouvrage  pour  la  troupe  italienne  qui  jouait  à  Rio-de- 
Janeiro,  dans  quelles  conditions  il  pourrait  le  faire,  et  s'il  s'engagerait 
à  venir  en  personne  diriger  l'exécution-. 

1.  Lettre  de  Berlioz  à  Wagner,  du  lo  septembre  i855. 

2.  Cette  offre  venue  de  Rin-de-J;ineiro  paraît  avoir  eu  un  fondementsérieux  :  car  Tcmpercur  du  Brésil 


RICHARD    WAGNER  ,,5 

Le  compositeur,  fort  étonne  trune  proposition  semblable,  hésitait 
à  donner  une  réponse  formelle  ;  mais,  pour  être  prêt  à  tout  événement, 
il  laissa  de  côté  la  tétralogie  et  se  rejeta  sur  un  poème  plus  court.  On 
était  à  Tété  de  iSSy,  et  ce  poème  était  celui  de  Tristan  et  Iseiilt,  qui 
s'était  présenté  naguère  à  son  esprit,  en  même  temps  que  Parsifal^\  il 
en  avait  tracé  la  première  esquisse  en  1854  ou  i855,  aussitôt  après  avoir 
publié  le  premier  canevas  de  l'Anneau  du  Nibelung  et  lorsqu'il  venait 
de  s'initier  à  la  philosophie  de  Schopenhauer.  C'est  en  effet  en  i85i 
que  l'apparition  des  Parerga  und  Paralipouicna  avait  si  fort  surpris 
l'Allemagne  intellectuelle  et  soulevé  comme  une  réprobation  générale 
contre  les  représentants  officiels  de  la  philosophie  dans  les  universités, 
qui  avaient  fait  le  silence  autour  des  ouvrages  précédents  du  même 
auteur.  La  petite  colonie  de  réfugiés  à  Zurich  ne  se  laissa  pas  devancer 
pour  saluer  en  Schopenhauer  un  moraliste  hors  ligne  et  Wagner,  en 
particulier,  acceptant  les  yeux  fermés  sa  doctrine  métaphysique,  adhé- 
rait à  son  enseignement  dont  il  prétendit,  plus  tard,  développer  certains 
points  des  plus  discutables.  Dès  1854,  il  lui  envoyait  à  Francfort  un 
exemplaire  de  l'Anneau  du  Nibelung  en  témoignage  «  de  remerciements 
et  de  vénération  ».  Schopenhauer,  bien  qu'il  jouât  de  la  tlùte,  comme 
le  grand  Frédéric,  n'en  attendait  sûrement  pas  tant  d'un  simple  musicien. 

Wagner,  une  fois  qu'il  se  fut  remis  à  Tristan,  le  termina  très  vite 
au  commencement  de  i85j  et,  dès  l'hiver  de  cette  année,  il  faisait  tenir 
tout  le  premier  acte  aux  éditeurs  Breitkopf  et  Hœrtel.  Vers  le  mois  de 
janvier  i858,  sa  présence  est  signalée  à  Paris,  où  il  venait,  paraît-il, 
toujours  dans  l'intention  de  faire  entendre  quelqu'un  de  ses  opéras,  et 
Arban  marquait  l'intention  d'exécuter  l'ouverture  de  Tannhœuser  pour 
faire  honneur  au  musicien  étranger.  Mais  Wagner  ne  dut  alors  que 
toucher  barre  à  Paris  ;  il  repartit  bien  vite  et  poursuivit  la  composition 
de  Tristan  et  Iseult,  dont  le  deuxième  acte  était  écrit  à  Venise,  où 
les  autorités  autrichiennes  lui  avaient  permis  de  résider,  et  daté  fina- 
lement de  cette  ville,  le  2  mars  1859;  enfin  le  troisième  était  a'chevc 
à  Lucerne  au  mois  d'août  de  la  même  année.  Aussitôt,  comme  il  ne 
voyait  rien  venir  du  côté  du  Brésil,  il  s'occupa  de  faire  exécuter  un 
ouvrage  en  Allemagne  et  conclut  affaire  avec  le    théâtre  de  Carlsruhc. 

fut  plus  tard  un  des  patrons  du  thcàirc  de  Bayreutli  cl  \ini  assister  à  la  première  exteution  des  Nibc- 
lungen. 

I.  Il  avait  encore  écrit,  vers  iS5ô,  l'esquisse  d'un  dr;;nie  bouddhique,  to  \'ainqHeitrs,  <\\\\  se  prillait 
mieux  que  la  le'gende  Celte  de  Tristan  et  Iseult  à  l'expansion  des  the'ories  de  Schopenhauer  et  dont  on 
a  retrouvé  le  canevas,  date  de  Zurich,  16  mai  i836,  dans  ses  papiers  posthumes  :  c'est  tout  ce  qu'il  lit 
jamais  de  ce  drame  qu'on  disait  commencé,  mais  inachevé.  Enlin,  l'esquisse  de  Parsi/al  fut  ébauchée 
par  lui  au  printemps  de  1837.  On  voit  que  tous  ces  sujets  s;ermércnt  presque  simultanément  dans  son 
esprit  et  qu'il  n'y  aurait  nulle  impertinence  à  signaler  des  traces  de  l'inMuence  de  Schopenhauer  jusque 
dans  Parsi/al  :  quelle  singulière  salade  ce  devait  cire  en  son  cerveau  1 


ii6 


RICHARD    WAGNER 


11  espérait,  par  surcroît,  que  le  grand-duc  de  Bade,  après  l'avoir 
autorisé  à  venir  monter  et  diriger  Tristan  et  Iseiilt  dans  sa  capi- 
tale, consentirait  à  transformer  ce  séjour  temporaire  en  établissement 
définitif,  et,  dès  Tété  de  iSSg,  il  en  faisait  la  demande.  11  fut  repoussé; 
bien  plus,  quelque  temps  après,  il  apprenait  que  la  représentation  de 
Tristan  était  déclarée  impossible  et  qu'on  renonçait  à  le  jouer.  De  même 
à  Strasbourg.  Alors,  toutes  ses  espérances  se  tournèrent  de  nouveau 
vers  Paris,  à  défaut  de  TAUemagne  qui  se  fermait  devant  lui,  et  il 
forma  le  projet  fou  d'engager  des  chanteurs  allemands  hors  ligne  afin 
d'organiser  lui-même  a  Paris,  aux  Italiens,  durant  l'hiver  suivant,  une 
représentation  modèle  de  Tristan  et  Iseult,  à  laquelle  il  convierait  tous  les 
chefs  d'orchestre  et  régisseurs  allemands  :  par  ce  moyen,  il  se  flattait 
d'obtenir  le  résultat  qu'il  aurait  obtenu  à  Carlsruhc.  Dès  lors,  ce  voyage 
à  Paris,  qu'il  projetait  depuis  quelque  temps  en  guise  de  distraction, 
pour  goûter  le  plaisir  d'entendre  un  orchestre  incomparable,  celui  du 
Conservatoire,  prit  une  bien  autre  importance  à  ses  yeux  et  devint 
partie  essentielle  dans  ses  projets  d'avenir.  11  avait  deux  choses  en  vue 
en  quittant  la  Suisse  :  il  fallait  d'abord  qu'il  amenât  par  des  concerts 
le  public  français  à  goûter  sa  musique,  et  puis  qu'il  réalisât  son 
ardent  désir  de  monter  enfin    Trista}i  et  Iseult. 


LE    JUDAÏSME     liANS    I.A     MUSIQUE,     COMME     IL     PLAIT     A     RI  L  H  A  K  LJ     \V  A  (_.  N  K  R . 

C'est  seulement  quand  il  paye  un  fauteuil  vingt-cinq  Horins. 
{Kikcrtlii,  de  Vienne,  12  mai   1872.) 


CHAPITRE    IX 

DEUX     ANNÉES     A     PARIS     —     CONCERTS     AUX     ITALIENS 
TANNH.EUSER      A     l'opÉRA 


'est  au  mois  de  septembre  i85g  que  Wagner  vint 
s'installer  à  Paris.  11  n'y  était  guère  plus  connu  que 
lorsqu'il  en  était  parti,  dix-sept  ans  plus  tôt,  et  les 
discussions  soulevées  par  ses  ouvrages  dramatiques, 
comme  par  ses  écrits,  n'avaient  eu  qu'un  écho  très 
faible  en  France.  On  ne  s'était,  à  vraiment  parler, 
jamais  occupé  de  lui,  car  le  peu  de  lignes  de  Gérard 
de  Nerval  sur  Lohengrin  ne  pouvait  pas  compter,  et 
quand  Théophile  Gautier,  ayant  entendu  Tannhœuser  au  théâtre  grand- 
ducal  de  Wiesbaden,  en  septembre  iSSy,  avait  communiqué  ses 
impressions  aux  abonnés  du  Aloniteur  universel,  ceux-ci  avaient  dû 
être  fort  surpris  qu'on  les  entretînt  de  ce  compositeur  étranger.  D'autant 
plus  que  Gautier,  grand  clerc  en  musique,  comme  on  sait,  n'avait  pas  été 
troublé  le  moins  du  monde  à  cette  audition.  Il  s'était  figuré  par  avance 
"  un  Wagner  dénué  volontairement  de  mélodie,  de  rythme  et  de  car- 
rure, hardi  nuvateur,  secouant  les  vieilles  règles,  inventant  des  combi- 
naisons bizarres,  essayant  des  efl^ets  inattendus;  un  pavoxyste,  poussant 
tout  à  l'extrême,  outrant  la  violence,  déchaînant,  à  propos  de  rien, 
l'ouragan  de  l'orchestre  et  passant  comme  une  trombe  musicale  sur  le 
parterre  abasourdi  ;  un  génie  compliqué  et  furieux,  cahotique  et  fulgu- 
rant, mêlé  de  souffles,  de  ténèbres  et  de  lueurs,  cédant  aux  caprices 
d'une  inspiration  sauvage,  etc.,  etc.  »;  et  en  place  de  tout  cela,  il 
n'avait  découvert  qu'un  musicien  «  remontant  dans  le  passé  vers  les 
sources  de  la  musique,  au  lieu  de  renchérir  sur  W'cbcr  et  sur  Meycr- 
beer  ».  Dès  lors,  à  quoi  bon  parler  si  longuement  d'un  ouvrage  oîi 
«  l'orchestre  est  plein  de  fugues,  de  contre-points  fleuris,  de  canons 
exécutés  avec  beaucoup  de  science,  où  rien  n'est  échevelé,  ce  désordre 
apparent  venant  de  l'absence  du  rythme  carré,  que  le  maître  évite  de 
parti  pris,  de  même  qu'il  s'-abstient  de  moduler  :  «  C'est  toujours  la 
montagne  qui  accouche  d'une  souris. 

Le  nom  de  Wagner,  malgré  tout,  commençait  à  se  répandre,  et  la 
Galette  musicale,  aussi,  avait  cru   devoir  se  faire  adresser   un   compte 


n8 


RICHARD    WAGNER 


rendu  de  ce  festival.  «  Tout  ce  que  je  puis  dire,  écrivait  son  corres- 
pondant, c'est  que  M.  Richard  Wagner  me  parait  très  loin  d'être  un 
mélodiste  abondant  et  facile;  les  cantilènes  sont  rares  dans  sa  parti- 
tion. »  Il  reconnaît  pourtant  du  charme  à  la  romance  de  TEtoile, 
accompagnée  à  l'italienne  avec  des  hardiesses  d'harmonie  absolument 
allemandes;  il  loue  encore  le  duo  de  Tannhasuser  avec  Elisabeth,  si 
fort  inférieur  qu'il  le  juge  à  celui  de  Valcntine  et  de  Raoul;  il  applaudit 
à  la  marche  bâtie  sur  un  motif  élégant  et  plein  de  franchise;  enfin,  il 
accorde  quelque  estime  à  l'ouverture,  qu'il  y  aurait  danger  à  comparer 
à  celles  du  Freischiit{  et  d'Oberoii,  puis  il  conclut  en  ces  termes  : 
«  On   ne   peut   nier   que  M.  Richard   Wagner  se  rapproche   de  Weber 

par  certains  côtés.  Il  manie  l'or- 
chestre avec  une  grande  habileté. 
Son  instrumentation  est  claire,  variée, 
brillante,  richement  colorée.  Il  abuse 
de  la  modulation.  Il  recherche  les 
accords  inattendus.  Il  court  après 
les  effets  harmoniques.  Mais  de 
temps  en   temps   il   fait   d'heureuses 

rencontres M.   Richard  Wagner 

a  un  talent  incontestable,  mais  il 
est  lourd,  empesé,  raide.  Isocrate 
lui  aurait  certainement  conseillé  de 
sacrifier  au.v  Grâces.  Je  ne  serais 
pas  étonné  que  l'absence  de  grâce 
fut  justement  ce  qui  doit  distinguer 
la  musique  de  l'avenir  de  celle  du 
passé.  S'il  en  est  ainsi,  puissé-je  être  condamné  à  perpétuité  à  Weber 
et  à  Mozart  '.    » 

Cependant,  un  homme,  un  seul  peut-être  à  Paris,  connaissait 
bien  ces  opéras  si  particuliers  et  les  admirait  profondément,  un 
modeste  employé  des  douanes,  Edmond  Roche  ;  et,  par  un  hasard 
providentiel,  cet  admirateur  fut  justement  le  premier  Français  auquel 
Wagner  eut  affaire  lorsqu'il  se  débattait  à  grand'peine  au  milieu  des 
formalités  de  la  douane  :  un  employé  intervient,  attiré  par  le  bruit  d'une 
dispute  où  l'on  baragouinait  fort  mal  le  français  ;  le  voyageur  se 
nomme,  et  l'employé  le  salue  aussitôt,  en  assurant  qu'il  était  trop 
heureux  d'avoir  obligé  un  grand  artiste.   Cette  rencontre,  qui  tenait  du 


M.    WAO-.UR    OUVRANT    SON    ŒUF    UK    PAQUES. 
(Cliam,  Chdn'Viiri,  3i   mars  iS6i.) 


I.  A  cette  rcprcôciuation  du  festival  de  Wicsbaden,  le  nMe  d'ICIsa  était  cliaiitc  par  M"°  Franziska 
Stofck,  ceux  de  Tannlia;uscr  cl  de  Wolfram  par  Tichalschck  et  Simon;  l'orchestre  était  dirige  par 
.M.  Hagcn,  niailre  de  chapelle  du  duc  de  Nassau. 


RICHARD  \va(;ni-:r 


119 


roman,  ne   devait-elle  pas  sembler  d  heureux  augure  au  nouvel  arrivant? 

Wagner,  qui,    durant    son    premier    séjour  à  Paris,    n'avait    presque 

pas    vu    de    musiciens    et    s'était    surtout    lié    avec    des    peintres   et  des 

littérateurs,  renoua  ses  anciennes   relations,    en   forma   de   nouvelles,  si 


M.      WAGNER 

prenant  le  parti  de  faire  exécuter  sa  musique  de  l'avenir  par  des  musiciens  également  de  l'avenir. 

(Cliam,  ClhUiViiri,  27  février  1860.) 


bien  qu'il  put  bientôt  ouvrir  chez  lui  des  réceptions  intimes  où  se 
rencontraient  beaucoup  de  gens  qui  devaient  marquer  dans  les  lettres 
et  dans  les  arts.  11  avait  d'abord  habité  un  pied-à-terre,  au  n°  4  de 
la  rue  de  Matignon,  puis  avait  loué,  rue  Newton,  près  de  l'Arc  de 
Triomphe,  un  joli  petit  hôtel,  démoli  depuis,  où  il  vivait  seul  avec  sa 
femme,  à  l'abri  des  voisins  et  des  pianos. 


120 


RICHARD    WAGNER 


C'est  là,  dans  ce  quartier  alors  presque  suburbain,  qu"il  recevait  ses 
amis  tous  les  mercredis:  on  y  voyait  Emile  Ollivier,  qui  venait  d'épouser, 
à  Florence,  en  iSSy,  la  fille  aînée  de  Liszt  et  de  M'"*^  d'Agoult,  une 
jeune  femme  charmante  et  profondément  artiste,  ravie  par  la  mort 
à  trois  années  de  là';  Frédéric  Villot,  conservateur  des  musées  impé- 
riaux, auquel  Wagner  a  dédié  ses  quatre  poèmes  d'opéras  traduits  en 
français;  naturellement,  Edmond  Roche,  en  reconnaissance  de  sa 
réception  à  la  douane;  Hector  Berlioz,  en  souvenir  de  leurs  relations 
en  Allemagne  et  à  Londres;  Emile  Perrin,  alors  directeur  inoccupé, 
n'ayant  plus  TOpéra-Comique  et  n'ayant  pas  encore  l'Opéra;  Carvalho, 

directeur  du  Théâtre-Lyrique  et  très 
porté  vers  les  œuvres  nouvelles  ;  un 
dessinateur  et  un  avocat,  de  vingt- 
sept  ans  tous  les  deux  :  Gustave 
Doré,  dans  le  plein  de  sa  vogue, 
et  Jules  Ferry,  amené  là  par  Emile 
Ollivier;  puis  des  écrivains  :  Ch. 
Baudelaire,  Champtleury,  Charles  de 
Lorbac ,  Léon  Leroy,  Gasperini, 
qui  firent  énormément  pour  la  répu- 
tation de  leur  hôte,  en  forçant  l'at- 
tention du  public  par  leurs  cris  de 
guerre  et  leurs  articles  enflammés. 
Un  peu  plus  tard,  et  lorsqu'il  eut 
transporté  sa  demeure  au  n°  3  de 
la  rue  d'Aumale,  on  y  vit  peut-être 
quelquefois  une  personne  qui  devait 
tenir  plus  tard  la  meilleure  place 
dans  la  vie  et  dans  le  cœur  de 
Richard  'Wagner,  la  sœur  cadette  de  M™^  Ollivier,  M"^  Cosima  Liszt, 
depuis  deux  ans  mariée  à  Hans  de  Biilow,  qui,  sur  l'appel  du  maître, 
avait  fait  le  voyage  exprès  pour  l'aider  dans  ses  préparatifs  de  concerts. 
"Wagner  était  plein  de  confiance.  En  même  temps  qu'il  croyait 
trouver  en  M.  Carvalho  le  directeur  de  ses  rêves,  et  qu'il  le  soumet- 
tait, lui,  pianiste  plus  que  médiocre  et  doué  d'une  voix  archi-fausse, 
au  supplice  d'une  lecture  que  Gasperini  a  racontée  de  la  façon  la  plus 
amusante  et  qui  mit  le  patient  en  déroute,  il  s'occupait  activement 
d'organiser  les  concerts  qui  devaient  tout  d'abord  bien  disposer  la  foule 
en    sa    faveur.    En    présence    des    difficultés    qui    surgissaient    de    tous 

I.  F.lle  mourut  à  Saint-Tropez  en  18G2.  Elle  a  transmis  son  doux  prénom  tic  Blandine  à  sa  nièce, 
la  lilk  aîncc  de  M""  Wagner,  aujourd'hui  comtesse  Gravina.  ' 


A    UNK    RÉPÉTITION    DE    «   TANNH.EUSER   ». 

—  Sapristi,  monsieur  Wagner,  votre  musique 
fait   trop  de  tapage  ! 

—  ^'a,  moi  fouloir  être  entendu  d'ici  en  Alle- 
magne ! 

(Cham,  Clinihwî,  mars  iSôi.) 


.^s 


'M     S 


12-2  RICHARD    WAGNER 

côtés,  il  avait  renoncé  à  son  projet  de  représenter  Tristan  et  voulait 
simplement  donner  quelques  auditions  des  principaux  fragments  de  ses 
œuvres,  comme  il  avait  déjà  fait  à  Zurich. 

11  avait  demandé,  par  l'intermédiaire  de  Mocquart,  le  secrétaire 
particulier  de  Tempereur,  qu'on  lui  accordât  la  disposition  gratuite  de 
la  salle  de  TOpéra  ;  mais,  ne  recevant  pas  de  réponse,  il  avait  conclu 
marché  avec  Calzado  pour  louer^  et  fort  cher,  le  théâtre  Ventadour  : 
à  peine  avait-il  signé  l'engagement,  qu'il  recevait  avis  que  la  salle  de 
l'Opéra  lui  était  accordée;  il  était  trop  tard,  et  les  concerts  se  don- 
nèrent aux  Italiens.  Pendant  que  Wagner  exerçait  l'orchestre  à  la 
salle  Herz,  Bûlow  faisait  répéter  les  chœurs  à  la  salle  Beethoven  avec 
d'autant  plus  de  peine,  que,  pour  avoir  beaucoup  de  choristes  à  peu 
de  frais,  on  avait  fait  appel  aux  amateurs  de  la  colonie  allemande,  à 
Paris. 

Les  trois  concerts  eurent  lieu  les  25  janvier,  i"  et  8  février  i86o. 
Pour  les  trois  soirées,  le  programme  était  identiquement  le  même  : 
i"  Ouverture  du  Vaisseau  fantôme  ;  2°  Marche  avec  chœur,  introduction 
du  troisième  acte,  chœur  des  pèlerins  et  ouverture  de  Tannhœuser  ; 
3°  Prélude  de  Tristan  et  Iseiilt  ;  4"  Prélude,  marche  des  fiançailles 
avec  chœur  (du  deuxième  acte),  fête  nuptiale  (introduction  du  troisième 
acte)  et  épithalame  de  Lohengrin  '.  L'exécution,  malgré  tant  d'efforts 
réunis,  fut  très  défectueuse,  et  Wagner,  fébrile  et  nerveux,  n'était  pas 
pour  remettre  les  choses  d'aplomb  ;  dès  le  début  du  concert,  il  avait 
donné  une  marque  de  son  caractère  irascible  et  violent,  qui  avait 
frappé  toute  l'assemblée,  en  jetant  ses  gants  gris  perle  à  terre  avec 
un  vif  mouvement  de  dépit.  L'annonce  de  ces  séances  avait  produit 
beaucoup  d'émotion  dans  le  monde  musical,  mais  non  au  delà;  d'ail- 
leurs si  la  curiosité  était  grande,  il  faut  dire  aussi  qu'il  n'y  avait  nulle 
hostilité  préconçue. 

En  résumé ,  le  résultat  des  concerts  fut  très  honorable  pour 
l'artiste,  qui  avait  rassemblé  là  les  morceaux  de  ses  œuvres  les  plus 
clairs,  les  plus  accessibles  au  public,  et  tout  à  fait  dérisoire  pour 
l'entrepreneur,  qui  demeurait  en  déficit  d'environ  six  mille  francs  : 
heureusement  qu'il  put  couvrir  cette  somme  en  prenant  sur  les  droits 
que  la  maison  Schott  lui  payait  pour  la  propriété  de  l'Anneau  du 
Nibelung.  Aussi  ne  profita-t-il  pas  de  l'offre  du  maréchal  Magnan, 
qui  lui  proposait  la  salle  de  l'Opéra  pour  un  quatrième  concert,  et 
s'en  fut-il  à  Bruxelles,  où  on  l'invitait  à  se  rendre  :  il  y  donna  deux 
concerts,  en  mars,  au  Grand-Théâtre,    et   le  résultat  pécuniaire  ne  fut 

I.  .\u  licuxicinc  concert,  on  ajouta  la  romance  de  l'Etoile,, de  Tannliœiiscr,  chantée  par  M.  Jules 
Lcfort. 


RICHARD    WAGNER 


123 


pas  plus  satisfaisant  qu'à  l'aris.  C'est  en  vue  de  ces  concerts  de 
Bruxelles  qu'il  adressait  à  quelque  ami  une  lettre  où  il  faisait  force 
recommandations  pour  l'exécution  du  chœur  des  matelots,  coupé  ou 
raccourci    aux   concerts    des    Italiens,    et   qu'il    terminait    par    ce   post- 


LE     «    TANNH.EUSER    l)      DEMANDANT     A     VOIR     SON     PETIT     KRERE. 
(Cham,  Charivari,  25  novembre  iS63.) 


scriptiim  :  «  Royer  était  encore  hier  bien  stupide.  »  Preuve  irrécusable 
qu'on  s'occupait  déjà  de   Tannhœuser  à  l'Opéra. 

De  Bruxelles,  il  revint  -tout  droit  à  Paris.  La  presse  et  le  public 
français  étaient  surtout  étonnés,  surpris,  désorientés  ;  ce  qu'ils  avaient 
entendu  ne  leur  paraissait  ni  aussi  transcendant  que  l'avaient  crié  les 
admirateurs  du  maître,    ni   aussi    barbare    et   cruel    que    l'avaient  hurlé 


124 


RICHARD    WAGNER 


ses  ennemis,  sans  en  rien  connaître.  On  demeurait  indécis  après 
comme  avant  ;  quant  aux  journaux,  de  même  qu'en  voulant  à  toute 
force  paraître  informés  sur  ce  musicien,  qui  surgissait  à  fimproviste 
en  plein  Paris,  ils  n'avaient  guère  rapporté  que  des  fables  ;  de  môme, 
en  voulant  le  juger  sur  l'heure  et  de  façon  définitive,  ils  battaient  tous 
la  campagne.  En  fait,  le  branle  avait  été  donné  par  un  feuilletoniste 
en  renom,  qui,  dès  avant  l'arrivée  de  "Wagner,  avait  crié  au  feu. 
«  Voici  venir  un  homme  depuis  longtemps  renommé  pour  la  hardiesse 
de  ses  attaques  et  la  verve  éblouissante  de  sa  critique;  voici  venir  un 
homme  dont  il  faut  se  défier  !  Il  est  le  Marat  de  la  musique,  dont 
Berlioz  est  le  Robespierre  1   Son   style  est   une   chose   qu'on  ne  définit 

pas,  sa  phrase  un  macaroni,  une 
gluante  mélopée.  11  a  fait  des 
opéras  que  je  ne  connais  pas  et 
dont  je  ne  sais  pas  même  écrire 
le  nom  ;  mais,  malgré  tout,  je  le 
répète  :   défiez-vous  !   » 

Et  cependant,  malgré  ces  cris 
d'alarme,  on  se  réservait.  Dans 
l'embarras  général  de  la  presse  et 
du  public,  tous  les  regards  se 
tournaient  vers  Berlioz,  considéré 
comme  le  chef  de  l'école  musicale 
avancée  en  France;  du  jugement 
qu'il  allait  porter  sur  son  ancien 
collaborateur  à  la  Galette  musi- 
cale et  son  ancien  aide  à  Dresde, 
dépendait  en  grande  partie  l'ac- 
cueil définitif  que  Paris  ferait  à 
Richard  Wagner.  11  parut  enfin,  cet  article,  et  c'était  la  franche  décla- 
ration de  guerre  qu'on  a  si  souvent  reproduite,  et  sur  laquelle  s'ap- 
puient encore  aujourd'hui  les  derniers  ennemis  de  "Wagner.  En  écrivant 
ce  feuilleton,  Berlioz  cédait,  sans  doute,  à  un  sentiment  instinctif  de 
jalousie,  et,  pour  perdre  son  rival,  il  ne  s'apercevait  pas,  le  malheu- 
reux, qu'il  se  perdait  avec  lui  ;  il  ne  se  doutait  pas  que  le  public  ne 
faisait  aucune  difterence  entre  eux,  et  que  la  ruine  de  l'un  entraînerait 
forcément  la  ruine  de  l'autre  :  plus  tard,  il  dut  comprendre,  après  les 
Troyens,  que  le  public  les  mettait  bien,  "Wagner  et  lui,  dans  le  même 
sac,  quand  parut  une  caricature  de  Cham  qui  représentait  Taimhœuser 
demandant  à  voir  son  petit  frère  les  Troyens.  Mais  jusque-là,  Berlioz 
avait    poussé   si   loin    la   haine   et   l'aveuglement  à  l'égard    ilc  Wagner, 


—  C'est  faux,  ce  que  tu  joues  là,  uicm  enfant. 

—  Maman,  c'est  le  TannJia'uxer. 

—  Ah  !  c'est  ilitlei-cnt  ! 

(Cliam,  (:ii,iih:iri,  3i  mars  iS6i.) 


126  RICHARD    WAGNER 

qu'il  se  flattait  d'avoir  fait  place  nette  à  son  profit  en  renversant  de 
sa  main  Richard  Wagner  après  ses  concerts,  en  aidant,  par  un  dédain 
calculé,  sans  rien  écrire,  au  désastre  de   Tannhœiiser. 

Le  pis  est  que  Wagner  répondit  et  qu'il  répondit  avec  esprit,  au 
moins  dans  la  première  partie  de  sa  lettre,  en  affectant  même  une 
forme  amicale  :  «  Mon  cher  Berlioz,  l'article  du  Journal  des  Débats 
que  vous  avez  bien  voulu  consacrer  à  mes  concerts  ne  contient  pas 
seulement  pour  moi  des  choses  bien  flatteuses,  et  dont  je  vous  remer- 
cie; il  me  fournit  encore  l'occasion,  que  je  saisis  avec  empressement, 
de  vous  donner  quelques  explications  sommaires  sur  ce  que  vous 
appelez  Musique  de  l'avenir,  et  dont  vous  avez  cru  devoir  entretenir 
sérieusement  vos  lecteurs.  Vous  aussi,  vous  croyez  donc  que  ce  titre 
abrite  en  réalité  une  école  dont  je  serais  le  chef,  que  je  me  suis  un 
beau  jour  avisé  d'établir  certains  principes,  certaines  thèses  que  vous 
divisez  en  deux  catégories  :  la  première,  pleinement  adoptée  par  vous 
et  ne  renfermant  que  des  vérités  depuis  longtemps  reconnues  de  tous  ; 
la  seconde,  qui  excite  votre  réprobation,  et  ne  se  composant  que  d'un 
tissu  d'absurdités?  M'attribuer  la  sotte  vanité  de  vouloir  faire  passer 
pour  neufs  de  vieux  axiomes  ou  la  folle  prétention  d'imposer  comme 
principes  incontestables  ce  qu'en  toute  langue  on  nomme  stupidités, 
serait  à  la  fois  méconnaître  mon  caractère  et  faire  injure  au  peu  d'in- 
telligence que  le  ciel  a  pu  me  départir.  Vos  explications  à  ce  sujet, 
permettez-moi  de  vous  le  dire,  m'ont  paru  un  peu  indécises  ;  et,  comme 
votre  bienveillance  m'est  parfaitement  connue,  vous  ne  demande^  pas 
mieux  assurément  que  je  vous  tire  de  votre  doute,  sinon  de  votre 
erreur...   » 

Cette  lettre,  très  développée,  portait  alors  la  discussion  sur  un 
terrain  tout  philosophique  oh.  personne,  ni  Berlioz  ni  les  autres 
lecteurs,  ne  suivit  Wagner;  mais  il  avait  suffi  de  ce  début  si  mordant 
pour  liguer  tout  le  monde  contre  un  musicien  qui  n'acceptait  pas  les 
leçons  bouche  close  et  qui  prétendait  en  remontrer  à  ses  juges.  Alors, 
ce  fut  un  déchaînement  général,  on  ne  tarit  pas  de  plaisanteries  sur 
l'infatuation  du  nouveau  venu  et  sa  folle  conception  de  musique  de 
l'avenir  ;  des  caricatures  parurent  qui  soulevaient  une  gaieté  générale 
en  répondant  au  sentiment  public  :  de  ce  jour,  la  partie  était  irrévoca- 
blement perdue  à  Paris  pour  Richard  Wagner. 

Il  n'espérait  pas  beaucoup,  d'ailleurs,  faire  représenter  Tannhœuser 
à  l'Opéra.  C'était  du  côté  du  Théâtre-Lyrique  et  de  M.  Carvalho  qu'il 
croyait  avoir  quelque  chance,  quand  M"""  de  Metternich  obtint  un  mot 
de  l'empereur  ordonnant  la  mise  à  l'étude  immédiate  de  l'ouvrage  à 
l'Académie  de  musique.  Elle  voulait,  par  là,  relever  aux  yeux  du  monde 


musical  un  compositeur  allemand  cruellement  tourne  en  ridicule  et 
cette  nouvelle  inespérée  arriva  à  Wagner  juste  au  moment  oij,  les 
obstacles  samoncelant  autour  de  lui,  il  tournait  de  nouveau  les  yeux 
vers  r Allemagne.  11  en  fut  absolument  ravi,  sans  se  dissimuler  pour- 
tant combien  de  difficultés  il  aurait  à  vaincre  avant  d'arriver,  sur  cette 
grande  scène,  à  une  réalisation  coînplcte  de  son  idéal. 

Tout  le  monde,  en  commençant,  Taccueillit  avec  sympathie;  il  n'est 
rien  de  tel  que  la  faveur  avérée  d'un  homme  pour  calmer  les  hostilités 
et  changer  findifférence  en  zèle  intéressé  :  Richard  Wagner,  en 
quelques  jours,  était  devenu  l'homme  à  la  mode.  11  commandait,  pour 
ainsi  dire,  à  l'Opéra,  qui  dépendait  alors  de  la  maison  de  l'empereur 
et  où  l'on  faisait  tout  pour  le  satisfaire.  Il  n'échoua  que  sur  un  point  : 
il  désirait  le  baryton  Faure,  alors  nouveau  venu,  pour  créer  le  rôle 
de  Wolfram  ;  mais,  celui-ci  exigeant  8,ooo  francs  par  mois,  il  avait 
fallu  renoncer  à  son  concours  et  se  contenter  de  Morelli  qu'on 
engagea  tout  exprès  à  3,ooo  francs.  Il  y  eut  aussi  quelques  difficultés 
pour  se  mettre  d'accord  sur  le  nombre  des  instruments  supplémentaires, 
mais  on  s'entendit  avec  des  concessions  de  part  et  d'autre.  Un  seul 
artiste  était  capable,  aux  yeux  de  Wagner,  de  personnifier  Tannhîeuser, 
un  ténor  très  jeune  et  très  content  de  lui,  qui  chantait  les  opéras  du 
maître  en  Allemagne  et  contribuait  fort  à  leur  succès;  on  fit  venir 
M.  Niemann,  de  Hambourg,  à  6,ooo  francs  par  mois,  avec  condition 
expresse  que  sous  aucun  prétexte  il  ne  chanterait  d'autre  opéra  que 
Taiinhœuser. 

On  donna  à  ce  ténor  des  maîtres  de  toutes  sortes  pour  l'accommoder 
à  la  scène  française,  et,  de  son  côté,  l'auteur  s'efforçait  à  transformer, 
à  styler  les  interprètes  qu'il  avait  choisis  :  M""^  Tédesco  (Vénus),  pour 
laquelle  il  s'était  enthousiasmé  à  cause  de  sa  belle  voix  dont  il  reconnut 
bientôt  l'impropriété,  et  qu'il  malmenait  si  fort  aux  répétitions  qu'un 
beau  jour,  dans  un  accès  de  colère  italienne,  elle  lui  sauta  presque  au 
visage  ;  le  baryton  Morelli,  dont  il  obtint  des  sacrifices  tout  à  fait  sur- 
prenants chez  un  chanteur  d'outre-monts;  M"'"  Marie  Sax,  enfin,  qui 
n'avait  alors  qu'une  voix  incomparable  et  qui  apprit  presque  à  jouer  avec 
chaleur  et  conviction  sous  la  rude  férule  de  Richard  Wagner'.  Du  côté 
de  la  mise  en  scène  et  des  décors,  auxquels  il  tenait  tant,  il  éprouvait 
une  satisfaction  sans  mélange  et  ne  pouvait  dissimuler  sa  joie  :  jamais 
il  n'aurait  osé  espérer  tant  de  merveilles,  une  telle  perfection  dans  tous 
les  détails-.  Et   sa   confiance    renaissait,  son  enthousiasme  débordait  à 

1.  Les  autres  rôles  étaient  chante's  par  Cazaux  (le  landgrave],  Coulon  (Biterolf),  Aimés,  Kœnig, 
Frérct  et  M"°  Reboux  (le  petit  pâtre).  Enfin,  M"""  Rousseau,  Troisvallets  et  Stoïkoff  représentaient  les 
trois  Grâces  dans  le  tableau  du  Venusberg. 

2.  Parmi  tous  les  bruits  plus  ou  moins  saugrenus  qu'on  répandait  dans  la   presse  et  qui  ne  rcpo- 


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iBriiuilluii  sans  date.) 


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I)lî     I.'OPKRA,     APRfcs      I.A     DEUXIEME     REPRÉSENTATION     DE      «    T  A  N  N  H  .K  U  S  E  K    «. 

(Arcliivcs  Je  rOpOra.) 


17 


1  JO 


RICHARD    WAGNER 


voir  les  progrès  des  chœurs,  de  l'orchestre,  des  solistes,  et  ces  prépa- 
ratifs gigantesques  pour  un  de  ses  opéras,  lui  qui  depuis  dix  ans  et 
plus  était  sevré  d'une  pareille  joie.  «  La  voilà  donc,  s'écriait-il  un  jour 
devant  Gasperini,  cette  représentation  idéale  après  laquelle  j'ai  si 
longtemps  soupiré.  Royer  est  converti,  il  m'a  compris,  je  le  tiens  !  On 
pourra  enfin  juger  de  ce  Tannhœusev  tant  attaqué,  et  c'est  à  la 
France  que  je  devrai  cette  gloire  !   » 

Pour  traduire  son  ouvrage,  il  s'était  adressé  à  Edmond  Roche, 
poète  à  ses  heures  et  poète  de  talent;  il  le  surmenait,  l'exténuait,  le 
brisait  par  un  travail  de  forçat,  l'attelant  à  la  besogne  dès  sept  heures 

du  matin,  ne  le  lâchant  qu'après  la 
nuit  tombée,  et  ne  lui  permettant 
même    d'avaler    un    morceau    que 
lorsque   Roche,    affaissé,    laissait 
tomber    sa    plume    et    paraissait 
près  de  s'évanouir.    C'était    entre 
le  musicien-poète   et   son    traduc- 
teur une  chasse  éperdue  après  la 
syllabe  indispensable,  unique,  in- 
trouvable, qui  devait   frapper  sur 
telle  ou  telle  note  pour   rendre  à 
la  fois   l'accent  de  la  musique   et 
le  sens  du  poème.  Roche,  qui  ne 
savait   pas   l'allemand,   s'était   fait 
aider,  au  vu  et  au  su  de  'Wagner, 
par  un  de  ses  amis  d'origine  alle- 
mande,   nommé    Richard  Lindau, 
qui    se    vantait    d'être    à    la    fois 
poète  et  musicien,  et  qui  donnait 
à  Roche   le  sens    littéral    du    poème.    La    traduction    ainsi    menée  à  fin 
non    sans    peine    et    par    l'acharnement   de   Wagner,  qui  mettait    l'épée 
dans   les    reins  à  ses  collaborateurs,    avait    été    remise    au  directeur    de 
l'Opéra,  dans  le  courant  de  juin;  mais  celui-ci  avait  aussitôt  déclaré  que 
les  vers   non    rimes   des    récitatifs   allemands   devaient   être  traduits  en 
vers  rimes  français  et  non  pas  en  vers  blancs,  comme  Roche  et  Lindau 
avaient   fait.    Pour    revoir   leur    traduction,  très   défectueuse  à  bien  des 


—  Papa,  je  voudrais  apprendre  la  musique. 

—  Du  tout,  mon  enfant,  on  ne  sait  pas  comment 
cela  pourrait  tourner;  tu  n'aurais  qu'à  devenir  un 
Wagner  !  Merci  ! 

(Cham,  Charivari,  'i\   mars  iSôi.) 


saient  souvent  sur  rien,  il  convient  de  rappeler  la  fameuse  «  grotte  rose  »  que  Wagner,  disait-on, 
exigeait  pour  l'apparition  de  Vénus.  Et  tel  était  l'i^charnement  des  partis  en  présence,  qu'il  cette 
seule  idée  de  grotte  rose,  on  en  venait  aux  cris,  aux  injures,  presque  au.x  mains,  l'our  les  uns, 
c'était  la  fin  du  monde,  et,  pour  les  autres,  la  rénovation  de  l'art  musical  :  au  demeurant,  il  n'y  eut 
pas  de  grotte  rose,  et  cela  suffit  à  expliquer  l'échec  de  Tamiliœuser  aux  yeux  de  ses  plus  ardents 
défenseurs. 


RICHARD    \VA(iNI':R 


i3i 


égards,  il  avait  indique  à  Wagner  i\l.  Charles  Nuitter,  qui  avait 
rhabitiidc  des  travaux  de  ce  genre,  ayant  déjà  traduit  pour  TOpéra 
Romeo  et  Juliette,   et,  pour  le  Théâtre-Lyrique,  Oberon. 

Celui-ci  reprit  le  travail  avec  Edmond  Roche  et  Richard  Wagner  ;  mais 


Craignant  toujours  pour  ses  provinces  du  i^liin l'AlIenicgnc  envoie  le  2"annhœuscr 

pour  endormir  la  France. 
iCham,    Charivari,    2.ï    mars    iSôi.) 


M.  Lindau,  très  vexé  d'être  éconduit,  fit  un  procès  au  musicien  pour 
déterminer  ses  droits  de  collaborateur  et  demander  que  son  nom  fût 
inscrit  sur  ralliche  et  sur  le  livret.  L'affaire  fut  appelée,  le  6  mars  1861, 
sept  jours  avant  la  première  représentation  de  Tannhaniser,  devant  la 
première  chambre  du  tribunal  civil,  présidée  par  NL    Benoist-Champy. 


,32  RICHARD    WAGNER 

M"  Marie  plaidait  pour  le  demandeur  qui  s'était  fait  délivrer  des  brevets 
de  traducteur  par  Berlioz,  de  chanteur  et  de  compositeur  de  romances 
par  M.  Gounod  ;  tandis  que  M''  Ollivier  se  présentait  pour  Richard 
Wagner,  et  les  deux  avocats  citèrent  à  Tenvi  les  passages  des  écrits 
de  Wagner  qu'ils  croyaient  les  plus  propres  à  éclairer  la  religion  des 
juges.  Ceux-ci  déboutèrent  M.  Lindau  de  sa  demande  en  réservant  ses 
droits  à  une  indemnité  pécuniaire,  et  le  résultat  direct  de  ce  procès 
tut  que  le  nom  de  Richard  Wagner  figura  seul,  à  bon  droit,  sur  l'affiche 
et  sur  le  livret.  Roche,  qui  travaillait  par  pur  dévouement,  s'en  était 
remis  à  son  ami  pour  la  rémunération  à  recevoir  en  cas  de  succès;  il 
n'avait  donc  pas  voulu  s'associer  à  la  réclamation  de  Lindau,  et  le 
dernier  venu  dans  la  collaboration,  M.  Nuitter,  était  tombé  d'accord 
avec  lui  pour  s'effacer  devant  Richard  W'agner,  seul  véritable  auteur 
du  poème  et  de  la  partition'. 

11  s'agit  là  de  la  traduction  en  vers,  de  celle  qui  fut  chantée  et 
gravée;  mais  Wagner,  dans  son  désir  d'être  bien  compris  des  Parisiens, 
avait  fait  plus  encore.  Il  avait  fait  faire  une  traduction  de  ses  quatre 
grands  poèmes,  en  prose,  à  cause  du  temps  qui  pressait  et  de  la  diffi- 
culté qu'il  y  aurait  eu  à  rendre  en  vers  le  sens  littéral;  puis  il  les 
avait  réunis  en  volume,  avec  une  lettre-préface  où  il  avait  prétendu 
résumer  sa  vie  et  expliquer  clairement  ses  théories  artistiques  à  des 
gens  qui  s'en  souciaient  fort  peu.  Cette  Lettre  sur  la  musique,  publiée 
à  la  fin  de  l'année  1860,  fut  une  erreur  de  Richard  Wagner,  qui  avait 
d'ailleurs  la  rage  de  l'autobiographie  et  qui  recommença  deux  ou  trois 
fois  la  sienne,  toujours  afin  de  se  bien  faire  connaître  des  nouveaux 
auditeurs  français,  américains  ou  autres,  auxquels  il  soumettait  sa 
musique.  En  principe,  l'intention  était  bonne;  en  fait,  elle  était  sans 
utilité,  mais  non  sans  danger. 

11  fallait  bien  peu  connaître  les  Français,  amateurs,  critiques  ou  musi- 
ciens, pour  s'imaginer  qu'ils  allaient  lire  cette  préface,  avant  d'aller  voir 
Taunlicvuser,  et  quand  bien  même  ils  l'auraient  lue,  ils  en  eussent  été 
plus  étourdis  qu'éclairés.  Comme  Wagner,  en  1860,  avait  déjà  com- 
posé Tristan  et  Iseult  et  que  ce  poème  figurait  dans  son  livre,  instinc- 
tivement il  poussa  l'histoire  de  sa  vie  et  du  développement  de  ses  idées 
jusqu'après  Tristan,  sans  faire  réflexion  que  cela  dépassait  terriblement  le 
but,  puisqu'il  s'agissait  simplement  de  préparer  les  gens  à  l'audition  de 

I.  Edmond  Roche  mourut  à  trente-quatre  ans,  le  iG  décembre  i8ôi,  par  contre-coup  du  désastre 
de  Tannhœiiser,  tant  il  avait  mis  sur  cet  opéra  son  dernier  espoir  de  renommée  et  de  prospérité.  Ses 
poésies  furent  réunies  en  un  volume  précédé  d'une  préface,  où  M.  V.  Sardou  raconte  avec  sa  verve 
habituelle  les  séances  extraordinaires  de  travail  entre  Roche  et  Wagner  et  déplore,  attendri,  la  mort 
d'un  ami  de  talent.  Quant  au  recueil  des  poésies  de  Roche,  il  en  fut  comme  du  poète  en  personne  :  on 
l'ignora  totalement. 


<     — 


o    = 


,34  RICHARD    WAGNER 

Tannhœiiser.  En  rédigeant  sa  Lettre  sur  la  musique,  il  perdit  de  vue 
le  but  immédiat  de  cette  préface  ;  il  l'écrivit  moins  pour  des  ignorants 
que  pour  lui-même,  et  par  là  se  produisit  une  méprise,  toute  naturelle, 
entre  le  public  et  l'écrivain.  Sa  profession  de  foi  trompa  tout  le  monde  : 
on  y  crut  voir  la  définition  du  style  de  Tanuhœuser  et  Ton  en  fut 
effarouché  ;  tandis  qu'en  écrivant,  l'auteur  avait  toujours  eu  en  vue 
non  pas  Tannhœuser,  ni  même  Lohengrin,  mais  Tristan  et  Iseult  et 
l'Anneau  du  Nibelung. 

11  le  dit  formellement  quelque  part  :  «  Considérer  les  éclaircisse- 
ments que  je  vous  adresse  comme  une  préparation  à  la  représen- 
tation de  Tannhœuser,  serait  donc  concevoir  une  attente  très  erronée 
à  certains  égards.  »  Mais  alors  pourquoi  les  donner?  Des  éclaircissements 
qui  n'éclairent  rien  ne  peuvent  que  brouiller  les  idées  des  gens  et  c'est 
ce  qui  arriva,  d'autant  plus  que  tout  cela  fut  parcouru  d'une  façon  fort 
superficielle.  On  ne  lut  pas  du  tout  cet  écrit  dans  le  public,  et  les 
journalistes  qui  le  feuilletèrent  furent  frappés  seulement  par  une  ou  deux 
appellations  bizarres  ou  nouvelles  pour  eux  :  mélodie  infinie,  musique 
de  table,  en  parlant  de  l'opéra  italien,  dont  ils  ne  cherchèrent  pas  l'expli- 
cation dans  le  contexte  ;  ils  en  inventèrent  môme  une  :  mélodie  de  la  foret, 
comme  ils  avaient  déjà  imaginé  celle  de  musique  de  l'avenir,  et  sur  ces 
trois  ou  quatre  expressions  ils  bâtirent  les  théories  les  plus  saugrenues, 
déversèrent  des  flots  de  fantaisie  intarissable,  avec  force  quolibets  et 
la\ii.  Voilà  pourtant  tout  le  mal  que  peut  faire  un  livre  inutile  et  mal 
compris. 

A  le  suivre  avec  attention,  ce  résumé  de  sa  vie  et  de  ses  idées 
est  fait  avec  beaucoup  de  soin  par  un  auteur  qui,  naturellement,  ne  se 
donne  jamais  tort;  mais  il  est  confus,  comme  tous  les  écrits  de 
Richard  Wagner,  où  l'idée  essentielle  est  toujours  surchargée  de  déve- 
loppements parasites,  avec  des  comparaisons  plus  embrouillées  que 
l'objet  qu'elles  prétendent  expliquer.  Assez  peu  clair  par  lui-même, 
il  parut  fort  obscur  à  des  gens  qui  ne  soupçonnaient  rien  de  ces  choses, 
qui  considéraient  comme  un  musicien  sans  valeur  l'artiste  assez  pré- 
somptueux pour  s'attaquer  aux  réputations  les  mieux  assises  et  pour 
vouloir  renouveler  la  musique  dramatique.  Et  ee  pauvre  Wagner  qui 
écrivait  naïvement  dans  sa  Lettre  sur  la  musique  :  «  L'ouvrage  dont 
je  vous  parle,  et  dont  la  composition  musicale  est  déjà  depuis  longtemps 
achevée  en  grande  partie,  a  pour  titre  l'Anneau  du  Nibelung.  Si  la 
tentative  que  je  fais  aujourd'hui  de  vous  présenter  mes  autres  poèmes 
d'opéra  dans  une  traduction  en  prose  ne  vous  déplaît  pas,  peut-être 
serais-je  disposé  à  renouveler  cet  essai  pour  ma  tétralogie'!   » 

I.   Dans  sa  Lettre  sur  la  nnisiijiic,  Wagner  a  proteste  par  tleux  fois  contre  la  sotte  invention  qu'on 


lUCIIAlin    WACJNEK  ,35 

Les  dillicultcs  surgirent  à  propos  du  ballet.  L'administrateur  Alphonse 
Royer,  dès  ses  premiers  entretiens  avec  Richard  Waoncr,  ne  lui  avait 
pas  caché  que  c'était  là  un  élément  de  succès  considérable,  et  que  le 
ballet,  indispensable  à  ses  yeux,  devait  arriver  au  milieu  du  deuxième 
acte,  afin  de  couper  la  soirée  au  gré  des  habitués  qui  aiment  à  voir  ce 
divertissement  vers  dix  heures.  Wagner  refusait  obstinément  d'intercaler 
un  ballet  au  deuxième  acte,  où  il  était  inadmissible  ;  il  caressait  l'idée,  au 
contraire,  d'introduire  des  danses  dans  le  Venusberg  et  de  développer 
cette  scène  en  appliquant  ses  nouvelles  idées  sur  le  drame.  Cela  ne  devait 
servir  à  rien  qu'à  dérouter  les  chanteurs  qui  savaient  déjà  le  premier 
acte,  et  ce  n'était  d'aucune  utilité  en  ce  qui  concernait  les  abonnés, 
puisque  ce  divertissement  arrivait  dès  le  lever  du  rideau  du  premier  acte. 
Mais  'Wagner  n'en  fit  qu'à  sa  tête,  avec  raison. 

Il  donna  au  tableau  du  Venusberg  des  développements  maonifiques 
dont  les  interprètes  se  plaignirent  fort,  en  particulier  M'"^  Tedesco, 
réduite  à  rapprendre  un  nouveau  rôle  de  Vénus,  et  dont  les  auditeurs 
rirent  infiniment,  parce  que  ce  morceau,  en  dehors  du  caractère  général 
de  l'ouvrage,  était  écrit  dans  un  style  trop  étranger  au  public  pour  être 
accepté,  quand  bien  même  on  aurait  applaudi  tout  le  reste  de  l'opéra  ; 
mais  il  est  à  l'honneur  de  Wagner  d'avoir  agi  selon  sa  conscience  et 
de  n'avoir  pas  écouté  les  amis  qui  le  dissuadaient  de  ce  changement,  de 
peur  de  compromettre  le  succès.  A  tous  ces  points  de  vue,  il  eut  abso- 
lument raison  ;  toutefois  ce  refus  de  mettre  un  grand  ballet  à  la  place 
accoutumée  fut  la  raison  déterminante  de  l'orage  et  de  racharnement 
des  beaux  messieurs  des  clubs  à  venir  siffler  Tannhœuser  :  ils  avaient 
trop  de  points  de  contact  avec  le  corps  de  ballet  pour  ne  pas  épouser 
sa  rancune  et  soutenir  son  dépit. 

A  mesure  que  les  répétitions  avançaient,  elles  devenaient  plus  ora- 
geuses'. Pendant  ces  longues  études,  Wagner  avait  trouvé  chez  les 
chefs  du  chant  Vauthrot  et  Croharé  le  concours  le  plus  intellieent  et  le 
plus  dévoue;  mais  il  n'en  allait  pas  de  même  avec  le  chef  d'orchestre 
qui  n'était  autre  que  Dietsch,  celui-là  même  qui  avait  mis  en  musique 

lui  prctait  ac  musique  de  iavenir.  Après  avoir  explique  que  chaque  art,  selon  lui,  arrivé  auK  limites 
de  sa  puissance,  demande  à  s'allier  à  un  art  voisin  et  que  rœuvre  d'art  parfaite  résulterait  de  la  fusion 
de  tous  les  arts  particuliers  :  poésie,  musique,  mimique,  etc.,  il  reconnaissait  qu'en  l'état  actuel  des 
choses,  cet  idéal  ne  pouvait  pas  arriver  à  une  réalisation  complète,  et  il  le  désignait  sous  le  nom  d'œuvre 
dart  de  l'avenu:  «  C'est  le  titre  aussi  que  je  donnai  à  un  écrit  développé  dans  lequel  j'exposais  avec 
plus  de  détails  les  idées  que  je  ^iens  d'indiquer;  c'est  à  ce  titre  (soit  dit  en  passant)  que  nous  sommes 
redevables  de  ce  spectre  si  bien  inventé  d'une  «  musique  de  l'avenir  »,  ce  spectre,  devenu  si  populaire 
qu'on  l'a  vu  courir  comme  un  revenant  jusque  dans  des  écrits  français.  Vous  pouvez  à  cette  heure 
comprendre  clairement  sur  quel  malentendu  cette  invention  a  été  imaginée,  et  dans  quel  dessein.  » 
[Lettre  sur  la  musique,  à  M.  F.  ViUot,  traduite  par  M.  Challemel-Lacour,  en  tète  des  Quatre  poèmes 
doperas  traduits  en  prose  française.  Un  vol.  in-i8.  Librairie  nouvelle,  1860.) 

I-  Il  n'y  en  eut  pas  moins  de  164;  les  frais  généraux  de  mise  en  scène  s'élevèrent  à  100,000  fr.. 
plus  800  tr.  de  dépenses  extraordinaires   pour  chaque    représentation.  Ces  chiffres  sont  extraits  de 


i36 


RICHARD    WAGNER 


avec  si  peu  de  succès  le  Vaisseau  fantôme  cédé  par  Richard  Wagner 
à  Léon  Pillet,  et  qui  de  plus  était  sans  valeur  personnelle  :  à  la 
fin  des  répétitions,  les  relations  entre  l'auteur  et  Dietsch  étaient 
devenues  des  plus  difficiles.  Wagner,  tout  à  fait  mécontent,  demanda 
de  dirig-er  la  répétition  générale  et  les  trois  premières  représentations  : 
«  Je  ne  puis  décidément  consentir,  écrivait-il  au  directeur  Alphonse 
Royer,  à  ce  que  l'effet  du  zèle  inouï  de  tant  d'artistes  et  chefs  d'études 
soit  abandonné  à  la  merci  d'un  chef  d'orchestre  incapable,  en  ce  qui 
concerne  mon  ouvrage,  de  diriger  l'exécution  définitive.  »  Il  ne  dépendait 

pas  de  l'administrateur  de  prendre 
une  décision  à  cet  égard,  et  Wagner 
dut  adresser  sa  demande  au  mi- 
nistre, qui  y  répondit  par  un  refus 
formel,  justifié  par  les  usages  d'alors 
et  approuvé,  il  faut  le  dire,  par  tous 
les  musiciens  de  l'orchestre  et  des 
chœurs,  qui  se  vengeaient  des  exi- 
gences et  des  mauvais  compliments 
de  Wagner  en  portant  aux  nues  un 
chef  qu'ils  décriaient  dans  leur  par- 
ticulier. 

Quoi  qu'il  en  soit,  il  y  a  dans  la 
réponse  du  ministre  d'Etat,  comte 
Walewski,  une  phrase  solennelle  à 
conserver  comme  modèle  de  style 
administratif  :  «  Jamais  en  France, 
soit  qu'il  s'agît  des  œuvres  de  nos 
compositeurs,  soit  qu'il  s'agit  de  celles 
des  maîtres  étrangers  tels  que  Ros- 
sini  ou  Meyerbeer,  le  directeur  de  l'orchestre  n'a  été  déshérité  du 
droit  de  rester  à  la  tète  de  sa  phalange  d'exécutants.  Il  y  a  plus  :  avec 
nos  idées  et  nos  habitudes  françaises,  le  chef  d'orchestre  qui  céderait 
son  siège  dans  ces  journées  solennelles  et  décisives  serait  considéré 
comme  désertant  ses  dei'oirs  et  perdrait  pour  l'avenir  tout  le  prestige 
de  son  autorité.  »  Et  les  répétitions  continuèrent ,  tout  allant  de  mal 
en  pis,    le   chef   d'orchestre   à   son    pupitre    battant    une    mesure,    et    le 

Tanicle  si  précis  publié  par  M.  Cli.  Nuitter  dans  les  Ba\-rciitlicr  i-'cstblœiter  (1SS4)  et  sur  lequel  011  peut 
se  guider  en  toute  confiance  pour  ce  qui  regarde  Tannhcrusey.  I!  faut  se  délier  au  contraire  d'un  article 
amusant,  mais  très  habile,  où  M.  Paul  Lindau,  sous  couleur  d'être  favorable  à  Wagner,  tend  à  démon- 
trer que  tout,  absolument,  est  de  sa  faute  et  qu'il  n'y  avait  pas  l'ombre  de  cabale.  M.  Paul  Lindau  était 
le  frère  de  Richard  Lindau  qui  venait  de  perdre  un  procès  contre  Richard  Wagner,  et  quand  même 
on  ne  le  saurait  pas,  la  façon  dont  il  raille  les  vers  de  ^L  Nuitter  suftirait  à  montrer  qu'il  tenait  de 
près  au  traducteur  éconduit. 


A     UNE     REPETITION     GENERALE 
DE     «    TANNHyEUSER    ». 

—  Tiens,  il  n'est  pas  permis  de  s'ennuyer 
à  mourir  à  votre  opéra  ? 

—  Non,  monsieur,  mourir,  c'est  claquer, 
et  je  ne  veux  pas  de  claqueurs  à  mes  repré- 
sentations. 

(Cham,  Charii\iri.  10  mars  iSôi.) 


RICllARl)   \va(;nkr 


>37 


compositeur  assis  sur  la  scène  à  deux  pas,  battant  sa  mesure  à  lui,  du 
pied,  de  la  main,  et  frapprfnt  furieusement,  au  milieu  d"un  nua^-e  de 
poussière,  le  plancher  du  théâtre. 

C'est  dans  ces  conditions  défavorables  que  la  j^remièrc  représentation 
fut  donnée,  le  mercredi  i3  mars  1861.  En  quelques  mois  Wagner  s'était 
aliéné  tout  le  monde  à  l'Opéra  :  directeur,  chef  d'orchestre,  orchestre 


RICHARD     WAGNER     EN      1861. 
D'après   une    litlio^raphic    de    Dcsmaîsons. 


et  corps  de  ballet,  jusqu'aux  claqueurs  salariés  dont  il  aurait  voulu  se 
passer,  par  honnêteté  artistique,  et  qu'on  lui  avait  quand  même  imposés, 
sans  parler  des  quolibets  et  caricatures  que  cette  folle  prétention  fit 
pleuvoir  sur  lui.  Cependant,  malgré  tout  ce  quintranspirait  de  l'opposi- 
tion systématique  d'une  partie  des  spectateurs,  écrit  M.  Nuitter,  qui 
nous  a  laissé  le  meilleur  récit  de  cette  soirée,  on  ne  se  doutait  pas 
exactement  de  ce  qui  allait  arriver.  Le  premier  tableau,  bien  qu'il 
fût    écrit    tout    à    fait    dans     la    dernière    manière    de    Wagner,    passa 

18 


i38  RICHARD    WAGNER 

sans  opposition,  mais  quand,  après  le  changement  de  décor,  on  entendit 
la  phrase  du  petit  pâtre  jouant  du  chalumeau,  un  premier  murmure 
s'éleva.  Wagner,  qui  était  dans  la  loge  du  directeur  sur  le  théâtre,  ne 
comprenant  pas  encore  le  sens  de  la  manifestation  du  public,  se  pencha 
pour  regarder  dans  la  salle  et  dit  à  son  collaborateur  qui  se  trouvait  à 
côté  de  lui  :  «  C'est  l'empereur  qui  arrive.  »  Hélas  non  !  c'était  le 
ricanement  d'une  partie  des  spectateurs  qui  commençait. 

Dans  l'entr'acte,  une  idée  lumineuse  traversa  l'esprit  de  ces  gens  en 
humeur  de  s'amuser  :  la  plupart  des  abonnés,  membres  du  Jockey-Club 
ou  du  Cercle  Impérial,  allèrent  acheter  dans  la  boutique  d'un  armurier 
du  passage  de  l'Opéra  tous  les  sifflets  de  chasse  qu'ils  purent  y  trouver, 
et  le  vacarme  reprit  au  deuxième  acte  pour  aller  croissant  jusqu'à  la  fin 
de  la  représentation,  sauf  pendant  la  marche  avec  chœurs,  pour  laquelle 
il  fallut  que  les  siftleurs  fissent  trêve.  11  faut  dire  que,  dans  cette 
bagarre,  les  chevaliers  du  corps  de  ballet  avaient  été  soutenus  par  les 
ennemis  personnels  du  maître,  —  il  excella  toujours  à  s'en  créer,  — 
tandis  que  les  spectateurs  impartiaux,  indignés  d'un  tel  parti  pris  et  d'un 
outrage  aussi  scandaleux,  avaient  joint  leurs  bravos,  souvent  très  cha- 
leureux, à  ceux  des  amis  de  Wagner. 

Un  instant,  on  put  croire  que  la  victoire  resterait  aux  défenseurs; 
mais  le  finale  du  deuxième  acte,  encombré  de  harpes  et  de  trouba- 
dours, acheva  la  déroute  :  au  troisième,  on  n'entendit  plus  rien  du 
tout,  et  le  sommet  de  tout  l'ouvrage,  en  particulier,  le  récit  du  pèleri- 
nage à  Rome,  fut  couvert  d'un  bout  à  l'autre  de  cris  forcenés.  Les 
interprètes,  cependant,  ne  plièrent  pas  devant  ces  démonstrations  hos- 
tiles, et  dans  la  salle  deux  personnages  de  marque  au  moins  défendirent 
bravement  l'auteur  :  M"""  de  Metternich,  qui  semblait  vouloir  prendre 
sa  revanche  de  Solférino,  dit  Mérimée,  et  l'empereur,  qui  donna  à 
plusieurs  reprises  le  signal  des  applaudissements  ;  cela  valait  toujours 
mieux  que  d'applaudir  Roland  à  EoucevavxK 

Wagner,  d'ailleurs,  paraît  avoir  vu  assez  clair  dans  toute  cette 
affaire,  et  dans  le  compte  rendu  qu'il  fait  de  la  bataille^,  dès  le  26  mars, 
à  des  amis  d'Allemagne ,  il  marque  une  grande  reconnaissance  au 
public  pris  en  masse.  «  Il  me  semble,  en  ce  qui  concerne  la  nature  de 
cet  accueil,  qu'on  vous  a,  jusqu'à  présent,  entretenus  dans  l'erreur; 
certes,  vous  vous  tromperiez  grandement  si  vous  tiriez  de  vos  précé- 
dentes informations,  au  sujet  du  public  français  en  général,  une 
conclusion  flatteuse  peut-être  pour  le  public  allemand,  mais  en  vérité 
très  injuste.  Je  persiste,  au  contraire,  à  reconnaître  au  public  parisien 
des  qualités  fort  appréciables,  notamment  une  compréhension  très  vive  et 

I.  \'oir  Paris  dilettante  au  commencement  du  siècle  (chez  riimJn-Didol),  p.  307. 


RICHARD    WACNKR 


i3< 


un  sentiment  de  la  justice  vraiment  (généreux.  Voici  un  public  (je  parle 
de  ce  public  pris  dans  son  ensemble),  auquel  je  suis  personnellement 
tout  à  fait  inconnu,  un  public  auquel  les  journaux,  les  bavards  et  les 
oisifs  rappoitcnt  journellement  sur  mon  compte  les  choses  les  plus 
absurdes,  et  qu'on  travaille  contre  moi  avec  une  rage  presque  sans 
exemple  :  eh  bien  !  qu'un  tel  public,  pendant  des  quarts  d'heure  entiers, 
lutte  pour  moi  contre  la  claque  et  me  prodigue  les  témoignages  les 
plus  opiniâtres  de  son  approbation,  c'est  là  un  spectacle  qui  devait  me 
mettre   la   joie   au   cœur,   eussé-je   été   l'homme   le    plus  indifférent  du 


monde  '.  » 


La  deuxième  représentation,  annoncée  pour  le   i3  mars,   fut  reculée 


I,  A     CLEF     DE     LA     MUSIQUE     DU      B    TANNH.EUSER    ». 
(Cliani,  Cluirii'.u-i,  7  avril  1861.) 


au  lundi  iS  par  suite  d'une  indisposition  de  M.  Niemann,  et  le  direc- 
teur profita  de  ce  retard  pour  demander  de  nouveaux  sacrifices  à 
l'auteur  :  il  avait  déjà  obtenu  de  lui  qu'on  supprimât  une  partie  du 
rôle  de  Vénus  dans  le  premier  tableau,  les  trompes  de  chasse  et  les 
chiens  dans  le  tableau  final  du  premier  acte^,  la  ritournelle  du  petit 
pâtre,  le  trait  de  violon  qui  termine  le  deuxième  acte,  et  le  retour  de 
Vénus  au  troisième  :  toutes  coupures  heureuses,  mais  insuflfisantes  au  gré 
du    directeur.   «  Je  vous  ferai  observer,  écrit-il  au  ministre  le  17  mars, 


1.  Souveitirs  de  Riclurd  Wagner,  p. '171. 

2.  Ces  malheureux  chiens  qui  avaient  soulevé  l'indignation  des  spectateurs  délicats  et  servi  de 
prétexte  aux  quolibets  les  plus  spirituels,  à  quelque  temps  de  là  contribuèrent  singulièrement  au 
succès  d'un  grand  drame  :  la  Jeunesse  du  roi  Henri,  de  Lambert  Thiboust  et  Ponson  du  Terrail,  repré- 
senté en  18Ô4  au  théâtre  du  Chàtelet  ;  les  auteurs  avaient  tout  simplement  repris  l'idée  de  Wagner 
et  n'eurent  qu'à  s'en  féliciter. 


,40  RICHARD    WAGNER 

qu'il  est  très  diflîcilc  de  faire  retrancher  telle  ou  telle  partie  de  son 
ouvrao-e  à  un  homme  aussi  convaincu  de  son  mérite  que  Test  M.  Wai^ner. 
Ceux  qui  le  connaissent  s'étonnent  de  ce  que  j"ai  déjà  obtenu,  quoique 
cela,  je  le  répète,  ne  soit  pas  suffisant.  S'il  s'agissait  d'une  pièce 
récitée,  je  couperais  d'autorité,  malgré  les  réclamations  de  l'auteur; 
mais,  dans  une  partition,  tout  retranchement  nécessite  un  raccord  de 
tonalités  que  je  ne  puis  pas  me  permettre  de  faire.  »  On  n'est  pas 
plus  modeste,  en  vérité. 

En  fait,  la  deuxième  représentation,  pendant  laquelle  l'empereur  et 
l'impératrice  s'associèrent  plus  d'une  fois  aux  bravos  des  partisans, 
confirma  le  jugement  de  Wagner  sur  le  public,  sur  ce  public  qui  cria 
lui-même  :  «  A  bjs  les  Jockeys!  »  pour  imposer  silence  aux  siftleurs. 
C'était  si  bien  une  cabale  montée  et  manœuvrant  sur  un  signal,  qu'à 
cette  représentation,  tout  le  premier  acte  et  la  moitié  du  second 
passèrent  sans  autre  interruption  que  celle  de  bravos  chaleureux  à 
plusieurs  endroits  :  puis,  à  partir  de  la  scène  du  tournoi  des  chanteurs, 
comme  sur  un  mot  d'ordre,  sifflets  et  mirlitons  se  mirent  de  la  partie 
et  les  manifestations  hostiles  devinrent  encoi'e  plus  violentes  que  le 
premier  soir,  tant  les  siffleurs  craignaient  d'avoir  mal  tué  le  monstre. 
En  présence  de  cet  acharnement  d'un  club  tout-puissant,  qui  tenait 
dans  le  tremblement  le  ministre  en  personne,  il  fut  convenu  que  la 
troisième  représentation  serait  donnée  un  dimanche  afin  d'éviter  la 
présence  des  abonnés  de  l'orchestre,  et  elle  eut  lieu  effectivement  le  24, 
devant  une  salle  comble,  ainsi  que  le  prouvent  les  chiffres  des  recettes'. 

Mais  les  abonnés,  dont  on  voulait  se  passer,  n'avaient  pas  entendu 
de  cette  oreille,  et,  plutôt  que  de  courir  le  risque  de  laisser  Tanuhœuser 
se  relever  le  moins  du  monde  devant  un  public  impartial  et  mauvais 
connaisseur  en  chevaux,  ils  étaient  venus  en  masse,  eux  pour  qui 
c'était  presque  déroger  que  de  se  montrer  un  dimanche  à  l'Opéra. 
Cette  fois,  il  n'y  avait  plus  à  lutter  ni  même  à  ruser  avec  une  cabale 
aussi  acharnée.  «  Autant  j  ai  été  stupéfait  de  l'attitude  effVénée  de  ces 
messieurs,  dit  Wagner,  autant  j'ai  été  ému  et  touché  des  efforts 
héro'iques  déployés  par  le  public  proprement  dit  pour  réparer  ce  déni 
de  justice  à  mon  égard  ;  jamais  il  ne  m'est  moins  venu  à  l'esprit  de 
douter,  si  peu  que  ce  soit,  du  public  parisien  dès  qu'il  se  trouve  sur 
un  terrain  neutre,  d  Et  cela,  ne  l'oublions  pas,  fut  écrit  le  surlendemain 
de  la  troisième  représentation. 

11  avait  été  sous-entendu,   sans   qu'on    l'eût   officiellement   annoncé, 

I.  Recettes  des  trois  représentations  de  Tannhœuser  :  première  :  7,491  fr.  (dont  2,770  d'abonnement), 
maigre  le  service  lait  à  la  presse  et  aux  artistes;  —  deuxième  :  8,-4i5  fr.  fcirnt  -j,;?!^  fr.  d'r.l-onnement'; 
—  troisième  :  10,7134  fr.  (abonnement,  23o  fr.)  (Arlicle  cite  de  M.  Cli.  Nuitler.) 


RICHARD    WAGNER  ,4, 

que  cette  représentation  du  dimanche  serait  la  dernière  ;  il  lut  bien 
un  instant  question  d'en  donner  une  quatrième  afin  que  les  abonnés 
du  vendredi  qui,  seuls,  n'avaient  pas  entendu  Tannhœitser,  pussent 
s'en  amuser  à  leur  tour  ;  mais    Richard    Wagner   s'opposa    si    vivement 


1^, 


C^i^li"  tU^iT       C^^-^C-ft^i^t  ^  f-r  «./•  , 


''^'^^.J^c. 


LETTRE    AUTOGRAPHE    DE     WAGNER     AU     DIRECTEUR    DE     l'opÉRA 
En  date  du  i"  mars  1861.  —  (Archives  de  l'Opéra.) 

à  ce  projet  que  le  ministre  ne  crut  pas  devoir  passer  outre  et  qu'il 
consentit  au  retrait  de  l'ouvrage,  demandé  par  Fauteur.  «  Puisque  les 
membres  du  Jockey-Club,  disait  Wagner  dans  une  note  adressée  au 
directeur,  ne  veulent  pas  permettre  que  le  public  de  Paris  puisse 
entendre  mon  opéra  exécuté  sur  la  scène   de   l'Académie    impériale   de 


,43  RICHARD    WAGNER 

musique,  faute  de  voir  danser  un  ballet  à  l'heure  ordinaire  de  leur 
entrée  au  théâtre,  je  retire  ma  partition  et  je  vous  prie  de  vouloir  bien 
communiquer  à  S.  Exe.  le  ministre  d'Etat  ma  résolution,  par  laquelle 
je  crois  le  tirer  d'un  embarras  important.    » 

C'était  là  une  note  privée  ;  la  lettre  officielle  est  ainsi  conçue  : 
«  Monsieur  le  directeur,  l'opposition  qui  s'est  manifestée  contre  le 
TannJuvnscr  me  prouve  combien  vous  aviez  raison  quand,  au  début 
de  cette  affaire,  vous  me  faisiez  des  observations  sur  l'absence  du 
ballet  et  d'autres  conventions  scéniques  auxquelles  les  abonnés  de 
l'Opéra  sont  habitués.  Je  regrette  que  la  nature  de  mon  ouvrage  m'ait 
empêché  de  le  conformer  à  ces  exigences.  Maintenant  que  la  vivacité 
de  l'opposition  qui  lui  est  faite  ne  permet  même  pas  à  ceux  des 
spectateurs  qui  voudraient  l'entendre  d'y  donner  l'attention  nécessaire 
pour  l'apprécier,  je  n'ai  d'autre  ressource  honorable  que  de  le  retirer. 
Je  vous  prie  de  faire  connaître  cette  décision  à  S.  Exe.  M.  le  ministre 
d'État.   y>  C'était  tomber  fièrement  —  presque  en  vainqueur'. 

Toute  cette  affaire  de  Tannhcvuser,  à  quelque  point  de  vue  qu'on 
l'examine,  est  peu  honorable  pour  nous.  Mais  ce  qui  est  plus  triste 
encore  que  ce  tapage  infernal  organisé  par  de  joyeux  viveurs  après 
boire  et  avant  souper,  c'est  l'attitude  de  la  presse  qui,  elle,  n'était  pas 
dans  la  dépendance  du  corps  de  ballet  et  crut  na'ivement  se  trouver  en 
présence  d'une  oeuvre  exécrable  et  d'un  compositeur  de  rencontre.  Ce 
fut  entre  tous  les  journaux  une  course  à  l'injure,  un  tournoi  d'ignorance, 
et  pendant  des  semaines,  longtemps  encore  après  que  le  compositeur 
avait  fui  Paris,  ils  écrasaient  l'œuvre  et  bafouaient  l'homme  avec  un 
acharnement  sans  pareil. 

Jamais  peut-être  l'aveuglement  de  la  critique  prise  en  masse  et  sa 
faiblesse  envers  le  public,  sur  lequel  elle  se  guide  au  lieu  de  le  guider, 
ne  se  montrèrent  d'une  façon  plus  éclatante.  Il  y  a  eu  des  centaines 
d'articles  où  l'on  injuriait  l'artiste  et  son  œuvre,  uniquement  parce  que 
c'était  de  mode,  et  le  pis  est  que  tous  ces  juges,  qui  ne  soupçonnaient 
rien  de  la  chose  à  juger,  étaient  absolument  sûrs  de  leur  fait  :  à  leurs 
yeux,  l'auteur  était  un  polisson,  l'œuvre  une  ordure  et  l'arrêt  qu'ils 
rendaient  devait  être  sans  appel. 

Beaucoup  sont  morts  avant  d'avoir  vu  leurs  jugements  cassés  en  si 
peu  de  temps;  mais,  parmi  ceux  qui  survivent   et    qui    furent  des  plus 

I.  Ce  retrait  de  Tannhœuser  fut  une  véritable  déception  pour  les  amateurs  et  les  curieux  :  dans 
Paris,  tout  le  inonde  avait  la  rage  de  Tannhœuser,  et  la  location  encaissée  à  l'avance  était  énorme. 
Une  fois  la  pièce  retirée,  on  se  rendit  en  foule  partout  où  l'on  jouait  quelque  fragment  de  Wagner, 
par  exemple  au  Casino,  où  Arban  faisait  exécuter  la  marche  de  Tannhœuser  et  la  marche  des  fiançailles 
de  Lohengrin  ;  à  l'Opéra-Comique,  où  Roger  chantait  dans  un  concert  spirituel  le  récit  du  pèleiinage  à 
Rome,  etc.,  etc.  Et  partout  adversaires  et  partisans  sifflaient  et  applaudissaient  avec  rage,  aveuglément. 


RICIIAI^I)    WAGNER 


143 


violents  à  rurii^inc,  il  est  amusant  d'observer  comment  plusieurs 
manœuvrent  pour  tourner  en  môme  temps  que  la  mode  et  faire 
oublier  leurs  élucubrations  passées,  tandis  que  d'autres,  plus  crânes 
luttent  désespérément,  avec  rage,  et  crient  d'autant  plus  fort  qu'ils 
sentent  le  terrain  fuir  sous  eux.  Il  serait  fastidieux  de  rccheicher  tous 
ces  articles,  dont  Gasperini  a,  d'ailleurs,  détaché  des  passades  caracté- 
ristiques ;  il  suffira  d'en  citer  un  seul,  oublié  dans  sa  nomenclature,  un 
des  plus  doux  et  signé  d'un  écrivain  qu'on  classait  alors  parmi  les 
maîtres  de  la  critique. 

«   Pas  de  périphrase  à    notre  opinion   sur   l'opéra  de   AI.   ^^'a"■ner    : 
l'ouverture  et  la  marche   du   second   acte  exceptées,   sa   partition    n'est 
qu'un   chaos    musical.    Les    sons  se  heurtent, 
s'agglomèrent,     s'entassent,    se    confondent,  x   i? 

comme  d'immenses  nuages  dans  un  ciel  bla- 
fard. Tantôt  c'est  une  obscurité  opaque  et 
pesante,  —  ce  que  M.  Wagner  appelle  la 
mélodie  iujînic,  sans  doute,  —  qui  écrase  la 
plus  robuste  attention;  tantôt  c'est  un  vacarme 
discordant  qui  ne  parvient  qu'à  simuler  les 
plus  grossiers  fracas  des  tempêtes  physiques. 
Les  voix  et  l'orchestre,  les  vents  et  la  mer 
luttent,  comme  dit  Shakespeare,  «  à  qui  sera 
«  le  plus  fou  ».  Si  parfois  un  coin  de  lumière 
perce  ces  ténèbres,  si  le  spectre  d'une  idée 
mélodique  se  dessine  vaguement  sur  ce  fond 
grisâtre,  le  musicien  déchaîne  son  orchestre 
à  la  façon  d'Eole  excitant  les  vents,  et  il  n'a 
de  cesse  que  ■  la  masse  nuageuse  n'ait  tout 
comblé  et  tout  efïacé.    M.  Wagner  s'interdit 

à  dessein  ce  que  les  musiciens  de  tous  les  temps  ont  recherché  comme 
l'essence  môme  de  leur  art  :  le  rythme,  la  mélodie,  la  clarté.  Sa 
musique,  comme  celle  des  Corybantes,  qui  entouraient  les  antres  des 
Mystères  orgiaques,  semble  n'avoir  pour  but  que  d'effrayer  et  d  écarter 
les  profanes.  «  Il  a  mangé  du  tambour  et  bu  de  la  cymbale  !  »  criaient 
les  Hiérophantes  de  ces  bacchanales  pour  désigner  l'Initié  qui  avait 
traversé  la  terrible  épreuve.  —  «  Si  je  comprends  ce  que  je  mange,  je 
«  te  chasse  «,  disait  un  gourmet  à  son  cuisinier.  ■ — ■  En  deux  mots, 
voilà  la  musique  de  M.  Wagner.  Elle  impose,  pour  révéler  ses  secrets, 
des  tortures  d'esprit  que  l'algèbre  seule  a  droit  d'infliger  :  l'InintcUi- 
gible  est  son  idéal.   « 

Paul    de     Saint-Victor,    l'auteur    de     ce     galimatias    double,    osant 


—  J'ai  vendu  ma  partition. 

—  Au  marchand  de  musique? 

—  Non,  au  pliarmacien. 

—  Comme  somnifère,  c'est  juste. 

(Cham,  Chjrii\-iyi.  7  avril  1861.) 


144  RICHARD   WAGNER 

reprocher    à    quelqu'un    d'être    inintelligible    :    est-ce    assez    bouffon  '  ? 

«  Moins  on  en  dira  sur  les  causes  de  cet  échec,  mieux  cela  vaudra, 
écrit  Wagner;  mais  ce  fut  un  désastre  pour  moi.  Toutes  les  personnes 
intéressées  avaient  été  payées  par  moi  ;  ma  part  devait  consister  dans 
les  honoraires  habituels  après  chaque  représentation,  et  cette  ressource 
était  brusquement  supprimée.  Aussi  je  quittai  Paris  avec  une  masse 
de  dettes,  ne  sachant  de  quel  coté  me  tourner;  cependant,  en  dehors 
de  ces  désagréments,  le  souvenir  de  cette  année  désolante  ne  m'est 
nullement  désagréable.  »  11  perdait  d'autant  plus  à  la  brusque  inter- 
ruption de  Taniihcviiser  que,  pour  rémunérer  les  deux  traducteurs,  il 
leur  avait  abandonné  la  moitié  de  ses  droits  sur  les  vingt  premières 
représentations  et  que  c'était  seulement  à  partir  de  la  vingt-et-unième 
qu'il  devait  toucher  pour  lui  seul  la  somme  totale  de  5oo  francs,  fixée 
alors  pour  tous  droits  d'auteur  à  l'Opéra.  Ces  trois  représentations  lui 
rapportèrent  donc  seulement  ySo  francs  et  37 5  francs  à  chacun  des 
deux  traducteurs-. 

Quelle  explosion  de  joie  ce  fut  alors  chez  Berlioz  1  11  avait  gardé 
le  silence  aux  Débats;  mais  comme  il  se  rattrapait  dans  le  monde!  Et 
quel  déchaînement  de  colère  dans  toutes  ses  lettres  tant  qu'il  put 
craindre  un  succès  !  Mais  aussi  quels  cris  de  triomphe  et  quels  trépi- 
gnements dès  qu'il  vit  son  ennemi  par  terre  !  «  Ah  !  Dieu  du  ciel,  quelle 
représentation  !  Quels  éclats  de  rire  !  Le  Parisien  s'est  montré  hier 
sous  un  jour  tout  nouveau;  il  a  ri  du  mauvais  style  musical,  il  a  ri  des 
polissonneries  d'une  orchestration  bouffonne,  il  a  ri  des  naïvetés  d'un 
hautbois;  enfin,  il  comprend  donc  qu'il  y  a  un  style  en  musique.  Quant 
aux  horreurs,  il  les  a  sifflées  splendidement.  »  Et  sept  jours  après,  dans 
une  lettre  adressée  à  son  fils  :  «  La  deuxième  représentation  de  Tann- 
hœitser  a  été  pire  que  la  première.  On  ne  riait  plus  autant,  on  était 
furieux,  on  siftlait  à  tout  rompre,  malgré  la  présence  de  l'empereur  et 
de  l'impératrice  qui  étaient  dans  leur  loge.  L'empereur  s'amuse.  En 
sortant,  sur   l'escalier,  on  traitait  tout  haut  ce  malheureux  Wagner  de 

1.  Infiniment  peu  de  critiques  défendirent  Richard  Wagner  ou  se  contentèrent  de  le  discuter  se-ricu- 
sement  au  lieu  de  l'accabler  de  quolibets  :  il  faut  nommer  cependant  Baudelaire  à  la  Revue  européenne, 
Franck-Marie  à  la  Patrie,  Weber  au  Temps,  d'Ortigue  aux  Débats,  remplaçant  Berlioz  pour  un  jour, 
et  qui,  tout  en  repoussant  les  idées  émises  dans  la  Lettre  sur  la  musique,  reconnut  en  Wagner  un 
artiste  convaincu  et  le  combattit  sans  aigreur. 

2.  Ces  chiffres  sont  exacts,  mais  les  renseignements  qui  suivent,  rapportés  par  M.  Dannreuther, 
qui  les  devait  tenir  de  Wagner,  paraissent  sujets  à  caution.  Si  Wagner  avait  demandé  une  cession  de 
droits  à  ses  collaborateurs,  il  est  bien  probable  que  ceux-ci  y  aurarent  consenti;  mais  il  n'avait  pas  à 
disposer  dune  part  de  droits  qui  était  la  pleine  propriété  de  ses  collaborateurs  :  il  ne  dépendait  pas 
de  lui,  mais  d'eux-mêmes,  qu'ils  touchassent  leur  part,  équivalente  à  la  moitié.  Dans  le  lait,  il  y  eut, 
en  ce  qui  concernait  Tannhœuser,  tant  de  conventions  particulières,  de  traités  fictifs,  pour  soustraire 
les  droits  de  Wagner  à  ses  nombreux  créanciers,  à  MM.  Erlanger,  Beckmann,  Lindau,  etc.,  qu'on  ne 
raurait  y  reconnaître  grand'chose  aujourd'hui,  de  l'aveu  de  M..  Nuitter.  Ht  puis,  cela  vaudrait-il  la 
peine  qu'on  se  donnerait  ? 


& 


lUCIIAin)    WAGNER 


.45 


grcdin,  d'insolent,  d'idiot.  Si  l'on  continue,  un  de  ces  jours  la  repré- 
sentation ne  s'achèvera  pas  et  tout  sera  dit.  La  presse  est  unanime 
pour  Tcxterminer.  Pour  moi,  je  suis  cruellement  venge  1  I  !  »  Pauvre 
Berlioz! 

Au  mois  de  juin  1861,  Wagner  était  encore  à  Paris.  Il  abandon- 
nait alors  la  rue  d'Aumale  pour  aller  loger  chez  le  ministre  de  Prusse, 
comte  de  Pourtalès,  —  économie  et  honneur  pour  lui  ;  —  mais  il 
quittait  presque  aussitôt  la  France  et,  cette  fois,  il  pouvait  regagner 
tranquillement  sa  patrie  au  lieu  d'errer  en  exil.  Depuis  quelque  temps 
déjà  —  vers  le  milieu  de  l'année  1860  —  l'intercession  du  grand-duc 
de  Bade  avait  obtenu  du  gouvernement  saxon  que,  tout  en  continuant 
à  interdire  à  Richard  Wagner  le  territoire  de  la  Saxe,  il  ne  s'opposât 
plus  à  son  séjour  dans  les  autres  Etats  de  la  Confédération  '  ;  cela  valait 
au  moins  autant  que  s'il  eût  fait  jouer  Tristan  et  Iseiilt.  Wagner,  en 
parlant  de  son  premier  séjour  au  milieu  de  nous,  a  remarqué  que 
«  Paris  lui  avait  été  du  plus  grand  secours  pour  l'Allemagne  ».  Obser- 
vation vraie  et  dont  l'exactitude  est  plus  frappante  encore  après  un 
second  séjour,  car  les  sitîleurs  acharnés  du  Paris  firent  plus  pour  sa 
gloire  et  le  retentissement  de  son  nom  que  n'aurait  pu  faire  un  succès 
semblable  à  ceux  qu'il  avait  déjà  remportés  en  Allemagne.  En  croyant 
l'enterrer,  ils  l'avaient  porté  au  pinacle  :  ainsi  va  le  monde  quelque- 
fois, —  et  tout  est  bien. 

I.  Des  le  mois  d'octobre  iS3i,  le  roi  de  Saxe  avait  coinnuié  en  bannissement  liors  Je  l'Allemas^ne 
entière  le  loni;  emprisonnement  auquel  Wagner,  condamne  par  défaut,  n'avait  échappé  que  par  la 
l'uitc.  En  18Ô0,  le  proscrit  n'était  plus  écarté  que  du  royaume  saxon;  enfin,  en  mars  1862,  il  obtiendra 
de  pouvoir  rentrer  même  en  Saxe,  —  après  treize  ans  d'exil. 


TANNH.EUSER    TRODUISANT    SON    EFFET,    MEME    SUR    LES    ARTISTES    QUI    1,E    REPETENT. 
iCliam,  Clu^rivari.   10  mars  i.Sôi.) 


Kl 


CHAPITRE   X 


TRISTAN     ET     ISEULT     A     MUNICH 


iCHARD  Wagner,  en  rentrant  en  Allemagne,  était  tou- 
jours possédé  de  la  même  idée  fixe  :  faire  exécuter 
Tristan  et  Iseult.  Il  avait  une  telle  hâte  d'entendre 
au  théâtre  cet  ouvrage  ou.  il  avait  mis  tout  de  lui- 
même,  - —  le  poète  et  le  musicien,  le  philosophe  et  le 
réformateur,  —  qu'il  avait  fallu  une  impossibilité  radi- 
cale pour  le  faire  renoncer  à  sa  folle  idée  de  louer  le 
théâtre  Ventadour  et  d"y  monter  son  œuvre  à  ses 
risques  et  périls.  C'aurait  été  un  bien  autre  hourvari  que  pour  Tann- 
hœuser.  Mais  il  pensa  que  cela  devait  marcher  tout  seul  en  Allemagne; 
comme  il  faisait  erreur!  En  fait,  les  trois  années  comprises  entre  son 
retour  de  France  et  son  appel  à  Munich  furent  peut-être  les  plus 
déplorables  de  sa  vie  entière.  Il  n'avait  qu'une  pensée,  et  tous  les 
efforts  qu'il  tentait  pour  la  réaliser  étaient  comme  frappés  d'impuis- 
sance. 11  échoua  d'abord  auprès  du  grand-duc  de  Bade,  qui  ne  refusa 
pas  tout  net  de  laisser  Jouer  Tristan  et  Iseult  pour  son  anniversaire, 
mais  qui  n'en  reparla  jamais.  A  Vienne,  on  avait  en  principe  accepté 
de  le  monter  ;  mais,  après  cinquante-sept  répétitions,  l'insufîisance 
flagrante  du  ténor  Ander  força  d'y  renoncer.  A  Carlsruhe,  à  Prague, 
à  'Weiniar,  il  s'en  fallait  qu'on  allât  jusqu'à  répéter  :  on  refusait  de 
prime  abord. 

A  ce  moment-là,  Wagner  était  à  bout  de  ressources,  et,  pour  sou- 
tenir sa  précaire  existence,  il  dut  organiser  une  série  de  concerts  où  il 
conduisait  principalement  les  symphonies  de  Beethoven  et  des  fragments 
des    Alaitres    Chanteurs    et    des    Nibelungen^.    De    décembre    1862    à 


I.  Quelques  renseignements  pécuniaires  ne  seront  pas  de  trop  ici.  En  Allemagne,  les  honoraires 
habituels  pour  la  première  représentation  d'un  ouvrage  variaient  de  lo  à  5o  ou  60  louis  d'or  (soit  de 
200  à  1,-ioo  fr.),  selon  le  rang  et  la  grandeur  du  théâtre.  Pour  les  représentations  suivantes,  la  part  de 
l'auteur  consistait  dans  une  petite  somme  convenue  d'avance  et  dans  un  petit  tant  pour  cent  sur  la 
recette,  le  plus  souvent  cinq,  parfois  sept,  jamais  plus  de  dix.  La  plupart  des  villes  allemandes  ayant 
un  théiitrc,  un  opéra  heureux  dans  sa  première  tournée  pouvait  produire  une  somme  considérable 
mais  après,  le  rendement  baissait  vite  :  on  ne  pouvait  pas  jouer  longtemps  la  même  pièce  dans  un 
théâtre  de  cour  ou  de  ville,  où  les  prix  sont  toujours  très  bas  et  où  le  système  des  abonnements  tend 
à  réduire  le  nombre  des  représentations  d'un  ouvrage,  n  Mes  opéras  pouvaient  être  joués  de  diftercnts 
Cotés,  dit  Richard  Wagner,  mais  je  ne  pouvais  pas  vivre  avec  leur  produit.  A  Dresde,  où  le  Hollandais 
volant  et  Tannluvuscr  avaient  eu  du  succès,  on  me  dit  que  je  n'avais  aucun  droit  parce  qu'ils  avaient 


RICHARD    WAGNER  ,47 

décembre  i863,  il  courut  le  monde,  dirigeant  des  festivals  de  ce 
genre  à  Leipzig,  à  Vienne,  à  Prague,  à  Saint-Pétersbourg,  à  Moscou, 
à  Pesth,  à  Breslau  et  de  nouveau  à  Vienne,  où  il  redonna  plusieurs 
concerts  au  théâtre  An  der  Wicn,  où  il  émerveilla  le  public  par  une 
exécution,  tout  à  fait  dans  la  vraie  tradition,  de  l'ouverture  du  Frcischi'tti. 
Et  lui-même  a  résumé  d'un  mot  cette  vie  de  Juif  errant  de  la 
musique  :  «  Ce  curieux  concert,  dit-il  en  parlant  de  celui  de  Leipzig, 
où  la  salle  était  vide  à  moitié,  fut  le  premier  d'une  longue  série  de 
pareilles  entreprises  absurdes  auxquelles  la  gêne  et  la  misère  me 
réduisirent.  Dans  d'autres  villes  au  moins,  le  public  vint  en  masse  et 
je  remportai  un  véritable  succès  artistique  ;  mais  c'est  seulement  en 
Russie  que  les  résultats  pécuniaires  valurent  qu'on  en  parlât.  »  Ces 
concerts,  en  somme,  avaient  fait  beaucoup  pour  sa  réputation  et  le 
monde  accourait  partout  pour  le  voir,  mais  il  n'était  toujours  pas 
parvenu  à  faire  jouer  Tristan  et  Iseult. 

Après  cet  heureux  voyage  en  Russie,  où  la  grande-duchesse  Hélène, 
amateur  passionné  de  musique,  avait  témoigné  son  admiration  à  ce 
«  Messie  du  laid  »,  comme  dit  Fétis,  avec  une  magnificence  toute 
royale,  Wagner  prit  ses  quartiers  à  Vienne,  où  il  gaspilla  en  folles 
dépenses  tous  les  bénéfices  de  sa  tournée  dans  le  Nord,  environ  trente- 
cinq  mille  roubles,  qui  représentaient  alors  plus  de  cent  mille  francs. 
Il  s'était  imaginé  qu'il  ne  verrait  jamais  la  fin  de  cette  fortune  et  avait 
donné  libre  cours  à  ses  goûts  fastueux  :  on  parlait  d'un  canapé  tendu 
de  soie  richement  brodée  et  payé  trois  mille  florins,  plus  de  six  mille 
francs.  A  la  devanture  d'un  grand  marchand  de  Vienne,  on  se  montrait 
de  magnifiques  tapisseries  que  Wagner  avait  fait  tisser  tout  exprès 
pour  sa  villa  de  Suisse  :  en  un  rien  de  temps,  les  trente-cinq  mille 
roubles  furent  mangés.  Vers  cette  époque,  et  comme  il  n'avait  déjà 
plus  le  sou,  des  voleurs  s'introduisirent  chez  lui  et,  trouvant  maigre 
butin,  emportèrent  une  riche  tabatière  qu'il  avait  reçue  des  mains  de 
la  grande-duchesse  et  sur  laquelle  il  comptait  probablement  pour  durer 
quelque  temps.  Cela  fit  rire,  et  plusieurs  journaux,  en  relatant  ce  vol, 
ajoutèrent  plaisamment  :  a  Quant  aux  manuscrits  de  Tristan  et  des 
Nibeliingen,  les  voleurs  n'y  ont  pas  touché.   » 

La  légende  de  Tristan  et  Iseult,  si  fameuse  au  Moyen-Age,  est 
d'origine  celtique  et  par  conséquent  d'essence  française.  On  la  rencontre 
pour  la  première  fois  sous  une  forme  littéraire,  dans  un  roman  écrit  au 

été  représentés  pendant  que  j'étais  maître  de  chapelle,  et  qu'un  maître  de  chapelle  de  la  cour  de  Saxe 
doit  produire  un  opéra  par  an.  Quand  ensuite,  à  Dresde,  on  désira  avoir  Tristan,  je  ne  voulus  le  donner 
que  si  l'on  consentait  à  me  payer  Tanniuvuser,  et  l'on  me  refusa;  mais  lorsque  le  public  insista  pour 
avoir  les  Maîtres  Chanteurs ,  j'obtins  ce  que  j'avais  demandé.  »  [Dictionnaire  de  Grove,  article  : 
Ricliard  Wagner,  par  M.  Dannreuther.) 


,48  RICHARD    WAGNER 

x\f  siècle,  en  prose  normande,  par  Luc  de  Gast.  De  France,  elle  passa 
rapidement  en  Allemagne  et,  en  1210,  Gottfried  de  Strasbourg  en  fît  une 
épopée  chevaleresque,  à  laquelle  Richard  Wagner  emprunta  la  donnée 
première  de  son  drame,  en  la  modifiant  beaucoup  pour  Tapproprier  à 
la  scène  et  surtout  y  introduire  les  théories  philosophiques  dont  il 
avait  alors  le  cerveau  plein.  Dans  Tétat  d'isolement  douloureux  et 
d'absolu  découragement  où  il  se  trouvait  en  exil,  son  esprit,  porté 
vers  les  spéculations  philosophiques  et  jusqu'alors  imbu  surtout  des 
doctrines  panthéistiques  de  Hegel  et  de  Schelling,  s'était  laissé  gagner 
par  les  théories  de  Schopenhauer  qui  ne  sont  autres  que  les  idées 
religieuses  des  Hindous,  du  Nirvana  :  le  déooùt  de  la  vie  inutile  et 
l'horreur  du  jour  aveuglant,  l'aspiration  à  la  nuit  calme,  à  la  mort 
bienfaisante,  à  l'anéantissement. 

«  Comme  Schopenhauer,  écrit  Gasperini  dans  son  plaidoyer  très 
chaleureux,  Wagner  crut  trouver  un  refuse  contre  les  agitations  d'un 
monde  mobile  et  tumultueux,  dans  ce  grand  détachement  que  l'Inde 
préconise.  C'est  de  ce  côté  qu'il  se  tourna,  c'est  au  bouddhisme  qu'il 
demanda  l'apaisement  de  son  âme,  c'est  en  renonçant  au  combat,  en  se 
donnant  tout  entier  à  la  foi  nouvelle,  qu'il  espéra  se  préserver  à  jamais 
des  désenchantements  terrestres,  des  surprises  violentes  qui  l'avaient 
jeté  à  bas.  Par  une  contradiction  étrange  et  dont  il  serait  trop  long 
de  rechercher  les  causes,  le  bouddhisme,  qui  prêche  l'extinction, 
l'anéantissement,  proclame  la  puissance  de  la  volonté,  et  glorifie  la 
volonté  sans  limites.  Par  là,  du  moins,  "Wagner  se  retrouvait  dans  son 
élément,  il  pouvait  se  sentir  vivre  dans  cette  nuit  épaisse,  dans  cette 
torpeur  morne  où  il  venait  de  s'abîmer'.   » 

Que  Richard  Wagner  eût  puisé  dans  une  théorie  philosophique, 
décourageante  entre  toutes,  le  courage  et  la  volonté  nécessaires  pour 
se  relever  des  abattements  de  l'exil,  rien  de  mieux;  —  il  n'y  avait 
rien  là  de  comparable  à  la  contradiction  de  Schopenhauer  lui-même, 
prêchant  l'extinction  de  la  race  et  procréant  de  nombreux  enfants;  — 
mais  qu'il  allât  jusqu'à  faire  de  ses  héros,  de  deux  amants  comme  Iseult 
et  Tristan,  les  interprètes  de  l'école  philosophique  alors  agissant  sur 
lui-même,  et  qu'en  guise  de  chant  d'amour  il  leur  fît  lancer  des  impré- 
cations au  jour  pervers,  au  jour  menteur,  à  toutes  les  faussetés  de  la 
lumière  :  gloire,  honneur,  beauté;  qu'il  les  fit  aspirer  aux  ténèbres, 
au  repos  éternel  de  la  mort,  au  néant;  que  le  suprême  élan  d'amour 
de  Tristan  fût  celui-ci  :  a  C'est  moi-même  qui  suis  le  monde  »,  ainsi 
que  Schopenhauer  avait  dit  en  termes  plus  abstraits  :  «  Le  monde  est 
ma    représentation    »,   —    voilà    qui    montre    un  esprit    singulièrement 

1.  La  Nuiwelle  Allemaf^nc  musicale  :  Richard  Wagner,  par  A.  de  Gasperini,  p.  145. 


KICIIAKI)    WAONKK 


'49 


trouble    par    les   rêveries   philosophiques    et    détourné    du    sain    concept 
dramatique  et  musical. 

Cependant  Tristan  et  Iscii/l  ne  voyait  toujours  pas  la  lumière  et 
c'était  comme  un  épouvantai!  pour  tout  le  monde.  A  la  lin  de  Tannée 
i863,  l'intendance  du  théâtre  de  la  cour,  à  Dresde,  avait  entame  des 
néçociations  pour  engager  Richard  Wagner  comme  chef  d'orchestre. 
On  passait  par  toutes  ses  conditions,  si  exorbitantes  qu'elles  fussent  : 
six  mille  livres  de  pension  viagère,  appartement  au  château  grand-ducal, 
loge  au  théâtre,  équipage  de  la  cour  à  sa  disposition,  etc.,  etc.;  on 
allait  conclure,  lorsqu'à  toutes  ces  clauses  il  ajouta  la  représentation 
dans  un  très  bref  délai  de  Tristan  et  Iscitlt  :  alors,  tout  craqua,  et, 
devant  cette  nouvelle  exigence,  on  rompit 
les  pourparlers.  Las,  découragé  de  tant 
d'efforts  superflus,  Wagner  allait  prendre 
une  retraite  définive  en  Suisse,  lorsque 
la  mort  de  Maximilien  II  de  Bavière 
amena  sur  le  trône,  en  mars  1864,  un 
jeune  prince  âgé  de  dix-neuf  ans,  vision- 
naire et  mystique,  ardemment  épris  des 
théories  d'art  dramatique  et  national  tant 
de  fois  exposées  par  Richard  Wagner, 
passionné  pour  Loliengriii ,  qu'il  avait 
entendu  dès  sa  seizième  année,  et  qui, 
un  an  avant  de  monter  sur  le  trône, 
avait  cru  voir  un  avertissement  du  ciel 
dans  les  dernières  lignes  d'un  suprême 
appel  de  Richard  Wagner  à  ses  amis. 

Cet  écrit,  est  daté  de  Vienne,  avril  iS()3,  et  sert  de  préface  au  texte 
définitif  de  l'Anneau  du  Nibelung.  Wagner  y  reprend  en  termes  plus 
précis,  avec  des  détails  très  étudiés,  le  plan  déjà  esquissé  dans  la  Com- 
munication à  mes  amis  et  leur  adresse  un  dernier  appel  pour  la  réali- 
sation de  son  œuvre  d'art,  pour  l'édification  d'un  théâtre  spécial  avec 
orchestre  invisible,  représentations  solennelles  à  des  intervalles  régu- 
liers, etc.  «  C'est,  dit-il,  un  événement  considérable  et  fertile  en 
conséquences  que  je  prépare,  quand  je  cherche  à  me  procurer  les 
moyens  nécessaires  pour  une  première  représentation  du  grand  drame 
solennel  fBûhrienfestspielJ.  Comme  je  possède  l'expérience  et  la  capacité 
nécessaires  pour  assurer  le  -succès  de  la  partie  artistique,  il  ne  reste 
plus  qu'à  pourvoir  au\  moyens  matériels.  Deux  voies  se  présentent  à 
moi.  Une  association  d'amateurs  riches,  des  deux  sexes,  pour  fournir 
les  sommes    nécessaires  à  la  production  de  mon  œuvre;  mais  quand  je 


U  N  K     SCENE     DE     I'  A  T  ]  N  .\  G  E  . 

Kind,  de  Munich.  —  \'ous,''|là-bas,  si 
vous  portez  la  tùlc  si  haute,  faites  atten- 
tion, vous  allez  tomber  dans  le  trou. 
{Punscli,  de  Munich,  ic)  février  186.'.) 


i5o  RICHARD    WAGNER 

fais  rctlexion  combien  les  Allemands  ont  peu  d'entrain  pour  de  pareils 
appels  de  fonds,  ce  premier  mode  de  procéder  ne  m'offre  pas  grand 
espoir.  Par  contre,  il  serait  très  facile  à  un  prince  allemand,  sans 
augmenter  son  budget  et  par  un  simple  virement,  d'appliquer  à  mon 
entreprise  les  fonds  destinés  à  l'entretien  d'institutions  musicales 
détestables,  telles  que  les  théâtres  d'opéra,  qui  pervertissent  si  profon- 
dément le  groùt  musical  allemand.  Oue  si  les  amateurs  forcenés  de 
théâtre  exigeaient  des  représentations  quotidiennes,  le  prince  de  mes 
rêves  en  laisserait  les  frais  à  leur  charge  ;  car  en  les  prenant  à  son 
compte,  ce  n'est  ni  la  musique  ni  le  drame  qu'il  protégerait,  mais  bien 
l'opéra,  c'est-à-dire  une  machine  outrageant  de  la  façon  la  plus  grave 
et  le  drame  et  le  sens  musical  allemand.  Si  je  parvenais  à  former  la 
conviction  de  ce  prince,  les  sommes  destinées  chaque  année  à  l'Opéra 
profiteraient  au  grand  drame  solennel,  dont  les  représentations  auraient 
lieu  tous  les  ans  ou  à  des  intervalles  plus  éloignés,  suivant  les  res- 
sources. Par  là,  se  trouverait  fondée  une  institution  d'infinie  portée 
pour  le  développement  de  l'art  en  Allemagne  et  la  formation  d'un 
esprit  vraiment  et  purement  national  :  le  prince  assurerait  ainsi  à  son 
nom  une  gloire  impérissable.   Ce  prince  se  rencontrera-t-il?  » 

Ce  prince  se  rencontra,  —  et  plus  tard  se  formera  aussi  cette  association 
de  riches  amateurs  ;  car  il  est  à  remarquer  que  'Wagner,  alors  telle- 
ment désespéré  et  qui  ajoutait  avec  une  douloureuse  résignation  :  «  Je 
n'espère  plus  vivre  assez  pour  assister  à  l'exécution  de  mon  œuvre, 
et  souhaite  seulement  d'avoir  la  force  d'en  achever  la  composition 
musicale  »,  eut  la  bonne  fortune  de  voir  son  double  souhait  se  réaliser. 
Le  premier  acte  du  jeune  roi  Louis  II,  en  montant  sur  le  trône,  fut 
d'envoyer  à  Vienne  un  secrétaire  particulier  pour  remettre  à  Wagner 
ce  simple  billet  :  a  Venez  ici  et  terminez  votre  travail.  »  Mais  Wagner, 
à  bout  d'expédients ,  venait  justement  de  quitter  Vienne  et  fuyait 
des  créanciers  assez  mal  élevés  pour  le  poursuivre  ;  il  s'était  dirigé 
sur  Zurich  en  passant  par  Munich,  puis  avait  tourné  du-  côté  de 
Stuttgart  où  son  ami,  le  chef  d'orchestre  Eckert,  lui  offrait  un  asile 
sur.  L'envoyé  le  poursuivit  d'étape  en  étape  et  parvint  à  découvrir  sa 
retraite  ;  quel  coup  du  ciel  ce  fut  pour  Wagner,  quand  il  reçut  ce 
messager  de  la  fortune  !  Après  l'entrevue,  il  se  jeta  au  cou  du  fidèle 
Eckert  en  s'écriant  :  «  Je  croyais  tout  perdu,  voici  que  tout  est  sauvé. 
Toutes  mes  espérances  sont  dépassées.  Le  roi  met  à  ma.  disposition 
tous  les  moyens  dont  il  dispose  I    » 

Peu  de  jours  après,  Richard  Wagner  arrivait  à  Munich  et  tombait 
dans  les  bras  de  son  protecteur  qui  l'installait  non  loin  de  la  résidence 
royale   de    Starnberg  et   lui   assurait   une    pension    de  2,5oo  francs  sur 


RICHARD    \VA(JNER  ,3i 

sa  boLirsc  privée  :  ce  n'était  là  qu'un  iM-cmicr  secours.  «  Mes  créanciers 
furent  tranquillisés,  écrivait  Wagner  en  1877,  je  pus  continuer  mon 
travail,  et  la  confiance  de  ce  noble  jeune  homme  me  rendit  heureux. 
J'ai  eu  beaucoup  d'ennuis  depuis,  qui  ne  sont  ni  de  son  fait  ni  du  mien, 
mais,  en  dépit  de  ces  ennuis,  je  suis  libre  aujourd'hui  encore,  et  par 
sa  grâce.  »  A  l'entrée  de  l'hiver,  quand  le  roi  revint  à  Munich,  il  mit 
à  la  disposition  de  son  favori  une  petite  maison  située  en  face  des 
Propylées,  au  bout  de  la  ville,  et  augnîenta  sa  pension  dans  de 
fortes  proportions. 

Alors  Wagner,  souverain  maître  en  Bavière  et  plus  roi  que  le  roi 
lui-même,  écrivit,  pour  rendre  hommage  à  son  protecteur,  son  Hiddi- 
f[iinf['s  Marscli  avant  de  se  remettre  à  la  composition  des  Nibcluugcii, 
depuis  longtemps  interrompue;  à  la  demande  du  roi,  il  rédigeait  un 
essai  sur  l'Etat  et  la  Reliision  ;  il  élaborait  les  statuts  d'une  école  de 
chant,  semblable  à  celle  qu'il  rêvait  autrefois  d'établir  à  Dresde,  et  le 
roi  fermait  le  vieux  Conservatoire  en  juillet  i865,  puis  nommait  une 
commission  pour  examiner  le  projet  d'une  école  établie  sur  un  nouveau 
plan;  mais  ces  propositions  n'eurent  pas  de  résultats  appréciables,  par 
suite  du  mauvais  vouloir  de  Franz  Lachner  et  autres  musiciens  de  Munich, 
et  aussi  faute  de  ressources  pécuniaires'.  De  plus,  Wagner  mandait  à 
Munich  Gottfried  Semper,  que  le  roi  voulait  consulter  pour  édifier, 
selon  les  indications  du  maître,  un  théâtre  propre  aux  représentations 
des  Nibelungeii;  enfin,  il  faisait  engager  exprès  pour  Tristan  et  pour 
Iseult  M.  et  M""-'  Schnorr  de  Carolsfeld,  en  indemnisant  leur  directeur 
de  Dresde;  il  faisait  venir  de  Berlin  son  bien-aimé  disciple  Hans  de 
Biilow,  auquel  était  conféré  le  titre  de  pianiste  du  roi  de  Bavière,  et 
dans  ces  conditions,  il  consentait  à  laisser  mettre  en  répétitions  Tristan 
et  Iseult. 

Entre  temps,  pour  faire  patienter  son  royal  maître,  il  faisait  rejouer 
Tannha'iise)%  montait  le  Hollandais  volant  (4  décembre  1864)  qu'on 
n'avait  pas  encore  entendu  à  Munich,  et  rappelait,  à  ce  propos,  non 
sans  malice,  le  jugement  de  xM.  de  Kùstner  qui,  vingt-quatre  ans 
plus  tôt,  avait  refusé  cet  ouvrage  envoyé  de  Paris,  comme  étant  «  peu 
conforme  au  p-oût  allemand  ».  Enfin  il  dirigeait  des  concerts  exclusivement 
composés  de  ses  œuvres;  dès  le  11  décembre,  il  en  combinait  un  pour 
donner  à  son  protecteur  quelque  avant-goùt  de  ses  créations  nouvelles, 

I.  Le  8  octobre  i863,  la  Ga-^ctte  musicale  de  Paris  recevait  et  publiait  l'avis  suivant  lie  .Vlunicli  : 
»  La  difection  de  notre  Conservatoire,  réorganise  d'après  le  plan  —  considérablement  modifié  —  de 
M.  Richard  Wagner,  a  été  contiéc  à  M.  de  Perfall;  les  classes  rouvriront  au  mois  de  novembre.  C'est 
le  3  du  même  mois  que  doit  être  inauguré  le  nouveau  Théâtre  du  peuple,  fondé  par  actions.  »  A  propos 
de  ces  remaniements,  un  journal  satirique  de  Munich  écrivait  :  n  Le  bruit  s'est  répandu  que,  dans  la 
nouvelle  écule  de  chant,  on  se  servirait  de  la  vapeur  pour  l'émission  du  son;  la  nouvelle  ne  parait 
pas  se  confirmer.  » 


,52  RICHARD    WAGNER 

telles  que  Tristan  et  Iseiilt  et  les  Maîtres  Chanteurs  ;  mais  les  Muni- 
chois,  par  un  commencement  de  mauvaise  humeur  contre  leur  roi,  le 
laissèrent  jouir  de  son  plaisir  dans  la  grande  salle  du  théâtre  presque 
vide,  et  les  partisans  de  Richard  Wagner,  pour  se  consoler  de  cette 
hostilité,  allaient  répétant  que  <(  le  terrain  n'était  pas  encore  assez 
préparé  ».  C'était  bien  plutôt  le  mécontentement  qui  n'était  pas  encore 
assez  fort  pour  provoquer  un  conflit  décisif. 

Cependant  la  première  représentation  de  Tristan  et  Iseiilt  était 
proche  et  tous  les  artistes  luttaient  à  qui  pénétrerait  le  plus  avant  dans 
la  pensée  du  maître,  à  qui  donnerait  le  mieux  l'accent  juste  à  chaque 
mot,  tous,  depuis  M.  et  M"'''  Schnorr  (Tristan  et  Iseult)',  jusqu'à 
M"""  Deinet  (Brangœne),  jusqu'à  MM.  Gottmayer,  Mitterwurzer  et  Hein- 
rich  (le  roi  Marke,  Kurwenal  et  Melot).  L'annonce  de  cette  solennité 
avait  attiré  à  Munich  une  affluence  énorme  de  tous  les  points  de 
l'Allemagne  et  de  l'Europe;  mais  l'auteur,  en  homme  ayant  profité  de 
l'insuccès  de  Tannhcviiser,  avait  pris  ses  précautions  pour  interdire 
l'entrée  à  tous  les  gens  suspects  d'opposition.  11  ne  s'en  était  pas 
caché,  bien  au  contraire,  en  convoquant  ses  amis  du  monde  entier  par 
lettre  rendue  publique  à  ces  représentations  modèles,  comme  il  les 
qualifiait  lui-même,  et  réservées  aux  seuls  adeptes;  on  verrait  plus 
tard  s'il  y  avait  lieu  d'admettre  la  niasse  du  public  à  jouir  «  de  ce 
qu'il  y  a  de  plus  élevé  et  de  plus   profond  dans  l'art  d. 

Cette  Invitation  à  mes  amis  pour  assister  à  la  première  représenta- 
tion de  Tristan,  publiée  en  avril  i865  dans  le  Messager  de  Vienne, 
lettre  extrêmement  singulière  et  comme  il  pouvait  seul  en  écrire  une, 
débutait  par  ce  cri  de  reconnaissance  envers  Louis  11  :  «  Alors  que 
tout  m'abandonnait,  un  noble  cœur  n'en  battit  que  plus  fort  et  plus 
chaudement  pour  l'idéal  de  mon  art.  Ce  fut  lui  qui  cria  à  l'artiste 
aventuré  :  «  Ce  que  toi  tu  crées,  moi  je  le  veux  !  »  et  cette  fois  la  volonté 
était  toute-puissante,  car  c'était  la  volonté  d'un  roi.  »  Ensuite  il  parlait 
d  une  quantité  de  choses  à  propos  de  cette  action  en  trois  actes,  - — 
c'est  le  mot  qu'il  substitue  à  celui  à'opéra,  —  revenait  sur  le  temps 
de  son  séjour  chez  nous  et  se  félicitait  chaudement  de  l'insuccès 
de   Tannhœiiser  :  langage    bien    différent  de   celui   qu'il   tiendra   par  la 

I.  En  ce  qui  c<jiKerin:  ces  deux  artistes  hors  ligne,  On  ne  vit  jamais,  pai-ait-il,  une  leile  idcnlilica- 
iion  des  acteurs  avec  leurs  personnages  :  c'était  à  craindre,  en  certains  endroits,  de  les  voir  succomber 
a  leurs  émotions  presque  surhumaines.  Un  tel  degré  d'oulMi  du  monde  réel,  un  sicomplet  abandon 
en  scène  paraissent  tout  au  plus  acceptables  en  AUeniagnc,  et  seulement  entre  époux.  Richard  Wagner 
a  paye  un  juste  tribut  d'hommages  et  de  regrets  à  Schnorr,  qu'une  fièvre  maligne  enleva  aussitôt 
après  les  représentations  de  Tristan  et  Iseult,  le  21  juillet  iS65.  C'est  ainsiqu'à  peine  entrevu,  Tristan 
rentra  dans  l'ombre  pendant  quatre  années,  jusqu'au  jour  où  M.  et  M'""  VogI  le  chantèrent  avec  grand 
succès,  toujours  à  Munich,  en  juin  1HG9.  Voir  le  chapitre  intitulé':  Mes  som'cnirs  siw  Louis  Schnorr  de 
Carolsfeld,  dans  les  Souvenirs  de  Wagner,  p.  187. 


KEPUESENTATION     II  E     Cl    TRISTAN     ET     ISEUI.T    »     A     MUNICH,     EN      lS03. 
Scène  linalc  du  promicr  acte.  —  D'aprcs  une  sravuie  du  temps. 


i54  RICHARD    WAGNER 

suite  dans  ses  causeries  avec  M""^  Judith  Gautier  et  dans  sa  lettre 
à  M.  Monod'. 

Du  i5  mai  i865,  la  première  représentation,  déjà  affichée,  fut 
reportée  au  lo  juin  par  suite  d'un  fort  enrouement  de  M"''^  Schnorr,  et 
rhostilité  commençait  si  bien  à  gronder  contre  Richard  Wagner,  qu'on 
le  rendait  responsable  de  cet  accroc  ;  on  lui  reprochait  aussi  d'avoir 
fait  supprimer  tout  un  rang  de  stalles  pour  augmenter  l'orchestre,  et, 
dès  le  29  mai,  un  petit  théâtre  populaire,  qui  avait  préparé  une  parodie 
de  Tristan,  ne  voulait  pas  attendre  davantage  et  la  lançait  avant  la 
représentation  de  l'opéra  parodié.  C'est  sous  ces  fâcheux  auspices  que 
Tristan  vit  le  jour  :  il  y  eut  en  tout  quatre  représentations,  toutes 
quatre  admirablement  dirigées  par  Hans  de  Bùlow  et  toutes  quatre 
applaudies  avec  frénésie  :  aux  deux  premières,  c'était  le  roi  lui-même 
qui  donnait,  après  chaque  acte,  le  signal  des  acclamations". 

L'écho  de  ces  bravos  retentit  jusqu'en  France,  oîi  l'on  en  rit  beau- 
coup. La  palme,  en  fait  de  raillerie,  appartient  à  M.  Blaze  de  Bury, 
qui  fit  grande  dépense  d'esprit  et  contre  l'ouvrage  et  contre  Vlni'ilatioii 
à  mes  amis,  sorte  d'encyclique  adressée  au  monde  wagnérisant^  qui  avait 
servi  de  préface  aux  représentations  de  Munich.  «  Heureuse  Bavière  1 
Bavaria  felix  !  Elle  avait  la  peinture  et  la  statuaire,  elle  avait  Cor- 
nélius, Kaulbach  et  Schwanthaler  ;  mais  Gluck  manquait  encore  à  son 
bonheur  :  on  le  lui  donne.  Respectons  les  illusions  généreuses  et  ne 
reprochons  jamais  à  un  souverain  ses  excès  de  zèle  en  pareille  cause; 
mieux  vaut  encore  prendre  M.  Richard  Wagner  pour  un  Gluck  et 
pour   un   Eschyle    que   de   ne   connaître    ni    Eschyle   ni   Gluck,    ce   qui 

parfois  s'est  vu,  même  chez  de  puissants  monarques Au  fond,  tout 

ce  rabâchage  d'une  personnalité  ivre  d'elle-même  nous  touche  médio- 
crement, n'était  pourtant  une  phrase  trop  bouffonne  pour  ne  pas  être 
relevée.  Parlant  de  sa  campagne  de  France  et  de  toute  une  longue 
année  de  son  existence  sottement  gaspillée  à  cette  occasion,  M.  Wagner 
entame  la  question  de  Tannhœuser  à  l'Opéra,,  et,  loin  de  se  plaindre 
de  sa  mésaventure,  de  déplorer  la  catastrophe,  se  demande,  l'ironie  et 
l'amertume  aux  lèvres,  s'il  ne  vaut  pas  mieux,  après  tout,  que  les 
choses  se  soient  ainsi  passées,   «  car,  dit-il,  d'un  grand  succès,  s'il  eût 

1.  IMus  lard,  les  jnuniaux  d'Allemagne  évaluèrent  à  So.ooo  florins  la  somme  dépensée  pour  mon- 
ter Lolicngrin  à  Munich,  et  a.  une  somme  encore  plus  élevée  les  frais  de  Tristan  et  Iseidt,  sans  parler 
de  dilTércnts  cadeaux  en  argent  et  en  nature  s'élevant  au  total  de  25o,ooo  florins.  La  Galette  de 
Cologne,  en  particulier,  annonçait  un  jour  que  le  roi  venait  d'offrir  à  son  musicien  favori  une  canne 
dont  la  pomme  était  un  cygne  en  or  ciselé    et  enrichi  de  brillants  valant  plusieurs  milliers  de  ducats. 

2.  La  salle  du  théâtre  de  Munich,  rappelant  en  beaucoup  plus  grand  le  Vaudeville  de  Paris,  était 
niédiocremcnl  éclairée  et  d'aspect  assez  triste.  Au  premier  étage,  en  face  de  la  scène  et  flanquée  de 
deux  cariatides,  la  loge  royale,  éclairée  d'un  petit  lustre;  au-dessus  du  rideau  de  la  scène,  à  la  place 
des  armes  ou  emblèmes  usités  chez  nous,  une  horloge  indiquant' parfaitement  l'heure;  enlîn  le  chef 
d'orchestre  était  placé  au  centre  de  son  orchestre,  au  lieu  d'être  auprès  de  la  rampe,  et  dirigeait  debout. 


RICHARD    WAGNKR  ,55 

«  ctc  possible,  en  vérité  je  n'aurais  su  qu'eu  faire  ».  (Test  Thistoire  de  ce 
joueur  qui,  nj  gagnant  pas,  aime  mieux  perdre.   Réussir  à  Paris,  dans 

cette  capitale  de  l'empire  des  Iroquois,  voyez  un  peu  tpiel  embarras! 

Si  par  hasard  M.  Richard  Wagner,  ce  grand  dégoûté,  ne  savait  que 
faire  de  ce  succès,  tous  ceux  qui  ont  lu  sa  Lettre  à  uu  ami  savent 
du  moins  comment  on  Ta  fait,  k  I.es  représentations,  dont  trois  sont 
K  complètement  assurées,  auront  lieu  en  dehors  de  tous  les  usages 
«  ordinaires  et  seront  des  représentations  modèles.  »  Impossible  de 
s'expliquer  plus  clairement  sur  le  public  auquel  on  s'adresse.  11  demeu- 
rait donc  bien    convenu    que,    dans    ces  trois    fameuses  représentations, 

tout    se    passerait    entre    amis,    en  famille On    ignore    trop    ce   que 

peuvent  pour  la  gloire  d'un  seul  grand  homme  deux  cents  amis  dûment 
groupés  et  qui  manœuvrent  sous  l'infatigable  direction  de  huit  ou  dix 
journalistes  jouant  du  fifre  et  du  tambour.  Ils  ne  sont  que  deux  cents 
à  peine,  et  vous  croiriez  qu'ils  sont  dix  mille.  Voyez  au  théâtre  du 
Châtelet  les  magnifiques  défilés  qu'on  obtient  avec  quelques  comparses 
passant  et  repassant,  toujours  les  mêmes  !  Ainsi  de  ce  succès  de 
Tristan  et  Iseult.  La  salle  ne  désemplissait  pas,  et  quels  bravos,  quels 

enthousiasmes,    quels  trépignements!    Quels   rappels  surtout! Mais 

de  toute  cette  fantasmagorie,  que  reste-t-il  après  trois  jours?  Ce  qui 
reste  d'une  fusée  d'artifice  après  qu'on  l'a  tirée.  Hélas!  M.  Richard 
Wagner  a  dit  une  chose  plus  mélancolique  qu'il  ne  pense  lui-même  : 
ce  sont  des  représentations  modèles,  des  représentations  comme  il  n'y 
en  a  pas,  comme  il  n'y  en  aura  plus,  un  art  sans  veille  et  sans  lende- 
main.  De  l'agitation,  des  discours    qu'entre   compères   on    échange,    du 

brouhaha,    puis    plus    rien! Tristan    et   Iseult,    à    Munich,    ou    le 

Tannhœuser,  à  Paris,  deux  soirées  qui,  chacune  dans  son  genre, 
peuvent,  en  elïet,  compter  pour  des  représentations  modèles  !  '   » 

Ce  n'était  pas  une  petite  affaire,  il  faut  l'avouer,  même  pour  un 
auditoire  préparé  et  trié  sur  le  volet,  comme  celui  de  Munich, 
d'entendre  ainsi  trois  actes  pendant  lesquels  il  n'y  a  pas  le  plus  petit 
intervalle  ou  repos  pour  applaudir  ou  respirer,  où  tout  s'enchaîne  et 
se  tient  si  bien  que  l'oreille  ne  perçoit  aucun  point  de  soudure  en 
cette  symphonie  ininterrompue,  au-dessus  de  laquelle  les  personnages 
déclament  et  chantent  leur  partie  avec  une  intensité  d'expression 
superbe  et  sans  jamais  se  plus  répéter  qu'on  ne  ferait  dans  un  drame 
sans  musique.  Il  ne  faudrait  pas  croire,  cependant,  que  cette  non- 
répétition  des  paroles  nuit  au  développement  symphonique  de  la  pensée 
musicale;  elle  y  aide  au  contraire  et  en  accentue  la  portée.  L'auteur, 
du    reste,   en   donnant    comme    pivot   à   son    œuvre    entière    une    phrase 

I.  Revue  des  Deux- Mondes,  i"  juillet  i8(J5. 


,5(-,  RICHARD    WAGNER 

exquise  et  passionnée,  sur  laquelle  est  bâti  le  prélude,  établit  d'avance 
an  courant  secret  qui  échauffe  ses  auditeurs  et  les  associe  à  la  pensée 
oénératrice  du  drame.  Aussi  faut-il  voir  de  quels  bravos  enthousiastes 
on  salue,  entre  autres  points  lumineux,  le  magnifique  couronnement  du 
premier  acte,  cette  conclusion  rayonnante  à  laquelle  on  tend,  vers 
laquelle  on  se  sent  entraîné  par  la  force  supérieure  du  génie,  amassée 
et  décuplée  au  courant  d'un  acte  entier  :  il  y  a  là  un  effet  inouï 
d'accumulation  d'électricité  musicale  et  tel  qu'il  faut,  pour  se  le  repré- 
senter, en  avoir  subi  le  choc. 

Cette  fusion  intime  entre  le  poème  et  la  musique,  ou  pour  mieux 
dire,  cette  simultanéité  de  conception  impliquant  une  seule  pensée 
créatrice  et  la  double  faculté  musicale  et  poétique  dans  un  même 
cerveau,  est  un  des  points  auxquels  Wagner  s'attache  le  plus,  avec 
raison.  «  L'exécution  musicale  de  Tristan,  dit-il,  n'offre  plus  une  seule 
répétition  de  mots,  le  tissu  des  paroles  a  toute  l'étendue  destinée  à 
la  mélodie;  en  un  mot,  la  mélodie  est  déjà  construite  poétiquement.  » 
La  forme  musicale  se  trouvant  ainsi  figurée  d'avance  dans  le  poème  et 
lui  donnant  une  valeur  particulière  qui  répond  exactement  au  but 
poétique,  il  reste  à  savoir  si  l'invention  mélodique  n'y  perd  rien  de  la 
liberté  d'allures  nécessaire  à  son  développement. 

Et  Wagner,  sitôt  cette  question  soulevée,  y  répond  avec  une 
certitude  absolue  :  «  Au  contraire,  la  mélodie  et  sa  forme  comportent, 
grâce  à  ce  procédé,  une  richesse  de  développement  inépuisable  et  dont 
on  ne  pouvait,  avant  d'y  avoir  recours,  se  faire  une  idée.  »  Il 
l'affirmait,  et  l'on  pouvait  déjà  s'en  fier  à  lui  ;  mais  l'audition  de  son 
œuvre  apporte  une  telle  preuve  à  l'appui  de  son  affirmation  qu'on 
reste  confondu,  non  seulement  du  génie  du  compositeur,  mais  de  la 
puissance  et  de  la  lucidité  d'esprit  de  l'homme  qui  a  conçu  cette  nou- 
velle «  œuvre  d'art  »,  ainsi  qu'il  l'appelle.  On  ne  sait,  après  audition 
de  Tristan,  ce  qu'il  faut  admirer  le  plus  en  Wagner,  de  la  conception 
MU  de  l'exécution  :  c'est  le  génie,  en  tout  cas,  dans  ce  qu'il  peut 
avoir  de  plus  audacieux  et  de  plus  puissant. 

De  l'aveu  même  de  Richard  Wagner,  Tristan  et  Jsciilt  est  l'expres- 
sion la  plus  fidèle  et  la  plus  vivante  de  ses  idées  théoriques.  Malgré 
leui-  haute  valeur,  le  Vaisseau  fantôme,  Tannhœuser  et  Lohengrin  ne 
sont  que  les  créations  admirables  d'un  génie  ignorant  encore  à  quel 
point  de  prodigieuse  audace  il  lui  sera  donné  d'atteindre.  «  On  m'accor- 
dera, dit-il,  que  j'ai  fait  un  plus  grand  pas  de  Tannhœuser  à  Tristan 
que  pour  passer  de  mon  premier  point  de  vue,  celui  de  l'opéra 
ordinaire,  à  Tannliantser.  »  Dans  Tristan,  enfin,  son  idéal  s'est  clairement 
dégagé,  et    l'art   nouveau    dont  il  s'est  fait   le  fondateur  et  l'apôtre,    en 


RICHARD    WACNF.R 


15: 


s'inspirant,  dit-il,  des  plus  gnands  maîtres,  s'y  impose  avec  une  autorité 
qui  ne  souffre  pas  de  compromis. 

Wagner  a  écrit  quelque  part  qu'on  pouvait  juger  Tristan  d'après 
les  lois  les  plus  rigoureuses  qui  découlent  de  ses  affirmations  théoriques, 
—  tant  il  est  sûr  de  les  avoir  suivies  d'instinct,  —  mais  il  avoue  qu'il 


*  W     w. ,_^  ^.  '^  A- 


H. 


RICHARD     W  A  G  N  F.  R     VERS      1  ô  0  3 . 
Dessin  de  M.  Renuir,  d'aprcs  une  photographie. 


s'était,  en  composant,  affranchi  de  toute  idée  spéculative  et  qu'il  sen- 
tait même,  à  mesure  qu'il  avançait  dans  son  œuvre,  combien  son  essor 
faisait  éclater  les  formules  de  son  système  écrit.  «  11  n'y  a  pas,  ajoute- 
t-il  avec  quelque  nuance  de  regret,  de  félicité  supérieure  à  cette 
parfaite  spontanéité  de  l'artiste  dans  la  création,  et  je  l'ai  connue  en 
composant  mon   Tristciii.  »  Il  en  fut  de  même,  à  ce  qu'on   peut  croire. 


i58  RICHARD   WAGNER 

quand  il  termina  l'Anneau   du   Nibelung,   interrompu    pour    Tristan,  et 
quand  il  écrivit  les  Maîtres  Chanteurs  et  Parsifal. 

Tristan,  Tcnfant  de  la  Bretagne,  est  passé  en  Cornouaillcs,  où  règne 
le  roi  Marke,  son  oncle;  il  a  délivré  sa  patrie  adoptive  du  tribut 
qu'elle  payait  à  l'Irlande  et  tué  en  combat  singulier  Morold,  neveu  du 
roi  d'Irlande  et  fiancé  de  la  belle  Iseult.  Mais,  dans  ce  combat  terrible, 
Tristan  a  reçu  une  blessure  à  la  tête;  il  est  soigné  par  Iseult  elle- 
même,  cjui  reconnaît  en  lui ,  malgré  le  faux  nom  de  Tantris,  le  meur- 
trier de  son  fiancé  Morold  ;  elle  va  pour  le  tuer  à  son  tour,  lorsque 
ses  yeux  rencontrent  ceux  du  jeune  héros  :  à  ce  regard,  elle  se  sent 
désarmée.  Elle  le  laisse,  une  fois  guéri,  retourner  à  la  cour  de 
Cornouailles.  Mais  bientôt  Tristan  est  renvoyé  par  le  vieux  roi 
Marke,  son  oncle,  en  ambassadeur  pour  demander  la  main  de  la 
princesse  Iseult.  Celle-ci  est  accordée  par  son  père  au  souverain  vic- 
torieux en  gage  d'alliance,  et  lorsque  le  drame  commence,  on  est  sur 
le  vaisseau  qui  conduit  Iseult  en    Cornouailles. 

Tristan,  fidèle  à  sa    mission,    veille   sur  la  jeune  fille  et  la  remettra 
pure  au  roi    Marke;  il  entend  bien  gronder  en  sa  poitrine  une  passion 
terrible,   mais  il  résiste   avec  héroïsme  et  se  tient  résolument  à  l'écart 
d'Iseult.  De  son  côté,  celle-ci  se  sent  fiévreusement  poussée  vers  Tris- 
tan;   mais,   se  révoltant   à  l'idée  qu'elle    puisse   aimer  le   vainqueur  de 
son    premier  fiancé,  ce  vainqueur  orgueilleux  qui  n'a  pour  elle    que  de 
l'indifférence,   elle    ouvre   son   cœur  à  son   amie  et  suivante  Brangœne. 
Elle  lui  raconte,  avec  une  ardeur  concentrée,  tout  ce  drame  antérieur; 
elle   lui   commande   alors   d'aller   quérir   Tristan,    immobile   à   l'arrière 
du  navire.  Celui-ci,  mis  en  garde  par  le  prudent  Kurwenal,  son  fidèle 
écuyer,    refuse    d'abord    de   quitter   son   poste  ;   il  finit   par   obéir  à   la 
princesse,    et   lorsque  celle-ci  lui   propose  de  boire  en   signe    d'alliance 
et    de    pardon,    il    pressent    qu'elle    veut    l'empoisonner    pour    venger 
Morold  ;    cependant   il    accepte    et    boit.    Mais    Brangœne,    éperdue,    a 
remis   à   sa    maîtresse    un   philtre   amoureux   au   lieu    du    breuvage    de 
mort  ;    Iseult  et   Tristan   vident  la  coupe   et  tombent   dans  une  extase 
indicible.  A  ce    moment,   le    navire   aborde,  et  de  toutes  parts  éclatent 
les   cris,  les  vivats  saluant  le  roi  Marke,  qu'on  aperçoit  sur  le  rivage, 
attendant  sa  fiancée.  A  peine,  à  ces  clameurs  de  joie,  Iseult  et  Tristan 
s'éveillent-ils  de  leur  délire  enivrant,  qu'on  ofTre  à  la  souveraine  Iseult 
la  couronne  et  le  manteau  royal.  Une  fin  d'acte  admirable  et  d'un  effet 
dramatique  entraînant. 

Ceux  qui  n'osent  plus  nier  en  Wagner  le  musicien  s'attaquent  au 
poète,  et  trouvent  le  premier  acte  de  Tristan,  qui  se  passe  tout  entier 
sur  un   vaisseau,  vide  et   pauvre.    Moins   pauvre  et  moins  vide,    à  coup 


RICHARD    WA(}NER  iStj 

sûr,  que  le  troisième  acte  de  l'Africaine.  Et  puis,  est-il  tellement  vide 
et  ne  contient- il  pas  tous  les  éléments  d'un  drame  intéressant?  Ne 
suit-on  pas  là  clairement  les  progrès  d'une  passion,  d'abord  contenue 
et  débordante  ensuite,  qui  va  entraîner  les  deux  héros  jusqu'à  l'oubli  de 
la  foi  jurée,  à  l'outrage  envers  le  vieux  roi  Marke,  enfin  jusqu'à 
la  mort? 

Au  deuxième  acte,  il  fait  nuit.  On  entend  la  chasse  du  roi  qui 
s'éloigne,  et  quand  tout  bruit  a  cessé,  Iseult,  impatiente,  saisit  la 
torche  qui  brûle  et  l'éteint,  malgré  les    conseils  de  la  sage  Brangœnc. 

A  ce  signal,  Tristan  accourt;  Iseult  se   précipite   au-devant   de   lui 

Brangœne  n'a  plus  qu'à  faire  le  guet  pendant  cette  longue  scène 
d'amour  ;  mais  elle  le  fait  assez  mal,  car  le  roi,  prévenu  par  le  traître 
Melot,  revient  à  l'improviste  et  surprend  Tristan  et  Iseult  perdus  dans 
une  ineifable  étreinte  ;  il  reproche  douloureusement  cette  trahison  à  son 
neveu.  Tristan  demeure  d'abord  interdit,  puis  se  jette  sur  Melot,  dont 
l'épée  le  blesse  grièvement;  il  tombe,  et  le  vieux  Kurwcnal  l'emporte 
en  Bretagne,  au  manoir  de  ses  ancêtres. 

Là,  blessé,  sur  de  bientôt  mourir,  Tristan  attend  avec  fièvre  l'ar- 
rivée d'Iseult,  que  le  bon  Kurwenal  a  dû  prévenir.  Celui-ci  console 
affectueusement  son  maître  et  cherche  à  lui  rendre  l'espoir;  mais 
Tristan  ne  désire  pas  vivre  ;  il  aspire  à  la  mort  et  ne  demande  qu'à 
revoir  sa  bien-aimée  avant  d'expirer.  Tout  à  coup  éclate  une  joyeuse 
mélodie  :  c'est  un  pâtre,  placé  en  guetteur  sur  le  rempart,  qui  signale 
au  loin  le  navire  attendu.  Déjà  Iseult  aborde  et  s'élance;  Tristan, 
réunissant  toutes  ses  forces,  se  soulève  et  va  pour  se  jeter  dans  ses 
bras  ;  mais  ce  suprême  effort  le  brise  :  il  rend  l'àme  en  revoyant  Iseult. 
Le  vieux  roi  Marke,  instruit  par  Brangœne  que  cette  passion  folle 
était  l'effet  d'un  philtre  magique,  arrive  à  son  tour  pour  pardonner  et 
pour  unir  les  deux  amants  ;  mais  il  ne  trouve  devant  lui  qu'un  cadavre 
et  Iseult,  évanouie  auprès.  A  la  voix  de  Brangœne,  elle  se  relève  comme 
en  extase  et  semble  déjà  prête  à  quitter  la  terre.  Étrangère  à  tout  ce 
qui  l'entoure,  elle  n'entend,  elle  ne  voit  que  Tristan  par  delà  l'infini  ; 
elle  aspire  à  lui  à  travers  les  sphères  lumineuses,  et  lentement  retombe, 
inanimée,    sur  le  corps  du  bien-aimé. 

Que  dire  de  la  partition  ?  Chaque  acte,  pris  en  soi,  forme  une  scène 
gigantesque,  d'une  intensité  d'expression  merveilleuse,  et  l'œuvre  entière 
se  condense  puissamment  dans  ce  prélude  incomparable,  incompris  de 
Berlioz,  dans  ce  prélude  admirablement  bâti  sur  cette  phrase  ascen- 
dante   en    demi-tons,    d'une    tendresse  infinie',    «i    11    est    singulier,    dit 

I.  Pourquoi  no  pus  rappeler  ici  certaine  annotation  de  Voltaire;  11  écrivait  un  jour  :  n  I.c  chroma- 
tique procède  pur  plusieurs  scnii-tuns  consécutifs,   ce  qui  produit  une  musique  etltiniiatc,   très  conve- 


,,,o  RICHARD    WAGNER 

Berlioz  après  l'avoir  entendu  aux  Italiens,  que  l'auteur  ait  fait  exécuter 
ce  prélude  au  même  concert  que  l'introduction  de  Lohengriu,  car  il  a 
suivi  le  même  plan  dans  l'un  et  dans  1  autre.  Il  s'agit  de  nouveau 
d'un  morceau  lent,  commencé  pianissimo,  s'élevant  peu  à  peu  jusqu'au 
fortissimo,  et  retombant  à  la  nuance  de  son  point  de  départ,  sans 
autre  thème  qu'une  sorte  de  gémissement  chromatique,  mais  rempli 
d'accords  dissonants,  dont  de  longues  appogiatures,  remplaçant  la  note 
réelle  de  riiarmonie,  augmentent  encore  la  cruauté.  J'ai  lu  et  relu 
cette  page  étrange  ;  je  l'ai  écoutée  avec  l'attention  la  plus  profonde 
et  un  vif  désir  d'en  découvrir  le  sens;  eh  bien  I  il  faut  l'avouer,  je 
n'ai  pas  encore  la  moindre  idée  de  ce  que  l'auteur  a  voulu  faire.  «  Au 
contraire,  il  trouvait  admirable  en  tout  point  le  prélude  de  Loheugrin. 
Le  moyen  d'accorder  ces  contrariétés  ? 

L'héro'fque  loyauté  de  Tristan,  chargé  d'amener  la  princesse  Iseult 
au  vieux  roi  Marke,  et  qui,  sentant  gronder  en  son  cœur  une  ardente 
passion,  se  tient  loin  d'elle,  à  l'arrière  du  navire,  et  se  refuse  à  l'aborder 
quand  elle  l'envoie  quérir;  —  la  colère  et  le  dépit  d'Iseult,  confuse  de 
l'invincible  amour  qui  la  pousse  vers  le  chevalier  qui  a  tué  son  premier 
fiancé,  Morold  ;  irritée  de  ne  rencontrer  que  muette  indifférence  en 
cet  orgueilleux  vainqueur  et  résolue  à  l'empoisonner  pour  venger 
Morold;  —  à  côté  d'eux,  le  dévouement  complet,  absolu,  représenté 
par  l'écuyer  Kurwenal  et  l'aimable  Brangœne;  —  les  sages  conseils 
de  ceux-ci,  tantôt  ironiques,  tantôt  affectueux;  —  la  réserve  obstinée 
de  Tristan ,  la  passion  croissante  d'Iseult  et  sa  soif  de  vengeance  ; 
l'irrésistible  élan  qui  les  jette  dans  les  bras  l'un  de  l'autre  après  qu'ils 
ont  bu  le  philtre  amoureux,  servi  par  Brangœne,  au  lieu  du  breuvage 
de  mort  qu'lseult  croyait  verser  à  Tristan;  —  leur  enivrante  extase  et 
leur  douloureux  réveil  lorsque  le  navire  aborde  et  que  les  cris  des 
matelots  saluent  le  roi  Marke  attendant  sa  fiancée  au  rivage  :  —  voilà 
pour  les  épisodes  du  premier  acte,  que  l'auteur  a  traduits  avec  une 
vérité  et  une  variété  dont  on  ne  peut  civoir  aucune  idée,  à  moins  de 
l'entendre.  A  la  deuxième  représentation,  à  Munich,  ce  finale,  d'une 
joie  débordante,  souleva  de  tels  transports  que  l'auditoire,  en  masse, 
était  debout,  applaudissant,  acclamant  l'auteur  sans  se  lasser. 

La  suite  de  l'œuvre  est  pour  le  moins  égale  à  ce  qui  précède,  et 
le  troisième  acte,  en  particulier,  rempli  tout  entier  par  les  plaintes  et 
les  élans  de  Tristan  qui  va  mourir,  est  d'une  conception  tellement 
puissante,   si  riche  en   traits   de   génie,  en  combinaisons   merveilleuses, 

nablc  à  raiiiinir.  u  Voltaire,  aussi  peu  musicien  que  possible  et  souverainement  rebelle  à  la  musiciue, 
avait-il  ilouc  prévu,  deviné,  pressenti  Tristan  et  Iseult?  Ce  serait  comique  —  et  mfime  humiliant  pour 
aucuns. 


RICHARD    WAGNKR 


i6i 


qu'il  en  perd  toute  monotonie  et  vous  ctrcint  d'une  angoisse  inex- 
primable. Les  appels  douloureux  de  Tristan,  son  retour  attendri  sur 
sa  jeunesse,  alors  que  le  chalumeau  du  pâtre  fait  entendre  le  même 
chant  plaintif  qu'au  jour  oi!i  mourut  son  père;  et  les  rudes  consolations 
de  Kurwenal,  et  l'affolement  d'amour,  les  sursauts  terribles  de  passion 
qui  secouent  le  malheureux  dès   qu'on   signale  en  mer  le  vaisseau   qui 


-'  -->iii&^-' 


M.      ET     M™"^    VOGL    DANS     «    TRISTAN     ET     ISEULT    »,     A     MUNICH,     EN      iStJO. 


ramène  Iseult  ;  et  son  dernier  cri  d'amour  en  la  voyant,  et  la  transfi- 
guration d'Iseult,  «  se  fondant  dans  les  grandes  ondes  de  l'océan  de 
délices,  dans  la  sonore  harmonie  des  vagues  de  parfums,  dans  l'haleine 
infinie  de  l'âme  universelle  «;  de  ces  divers  éléments  réunis,  Wagner 
a  su  former  un  tout  poétique  et  musical  d'une  profondeur  d'accent  et 
d'une  force  d'étreinte  incomparables. 

Quant  au  deuxième  acte,  qui  s'ouvre  \y.w  une  scène  charmante  entre 


iCz  RICHARD    WAGNER 

Iseult  et  la  douce  Brangœne,  où  les  voix  se  détachent  si  bien  sur  les 
fanfares  de  la  chasse  et  les  infinis  bruissements  de  la  foret  pendant  la 
nuit;  ce  deuxième  acte,  qui  finit  d'une  façon  si  grandiose  sur  les 
|)aternels  reproches  du  roi  Marke  à  Tristan,  renferme  aussi  ce  long  duo 
d'amour  —  mieux  qu'un  duo,  tout  un  poème  et  tout  un  drame  —  qui 
est  certainement  la  conception  musicale  et  dramatique  la  plus  extraor- 
dinaire. Cet  élan  des  deux  amants  l'un  vers  l'autre,  leur  amour  effréné, 
leurs  ressouvenirs,  leur  hymne  à  la  nuit  qui  les  rassemble,  les  lointains 
avertissements  de  Brangœne,  enfin  leur  suprême  abandon  d'où  nulle 
prudence  humaine  ne  les  peut  tirer  :  autant  d'épisodes  du  drame,  autant 
de  secrets  mouvements  de  l'àme  et  du  cœur  que  le  musicien-poète  a  su 
traduire  et  condenser  en  une  page  où  les  motifs  caractéristiques  s'en- 
chaînent et  se  superposent  de  la  façon  la  plus  merveilleuse,  où  des 
mélodies  sans  cesse  renaissantes  viennent  fleurir  à  la  surface  de  cet 
océan  symphonique.  Un  chef-d'œuvre,  à  n'en  pas  douter.  Mais  l'auteur 
a-t-il  créé  ce  chef-d'œuvre  en  déduction  directe  de  ses  théories  et  de 
ses  vues  sur  l'art  ?  C'est  ce  qu'il  convient  d'examiner. 

C'est  là,  c'est  dans  ce  morceau  qu'il  a  surtout  développé  les  idées 
de  Schopenhauer,  et  l'on  avouera  que  le  moment  du  drame  est  au  moins 
singulièrement  choisi.  Vit-on  jamais  amants  passionnés  s'étreindre  en  un 
transport  purement  cérébral  et  s'enlacer  fiévreusement  pour  mieux  philo- 
so|)hcr  touchant  la  supériorité  de  la  nuit  sur  la  lumière  et  de  la  mort 
sur  la  vie?  k  Ces  prétendus  amants,  dit  Gasperini,  sont  deux  élèves  de 
Kant,  de  Schopenhauer,  de  l'école  indienne,  ce  ne  sont  pas  des  créatures 
humaines  ;  jamais,  grâce  au  ciel,  l'amour  n'a  parlé  cette  langue  ampoulée 
et  barbare  ;  jamais  il  ne  s'est  précipité  dans  le  deuil,  dans  la  mort  avec 
cette  rage  de  délabrement  et  de  submersion.  »  Va  pour  leur  premier 
cri  d'amour  !  Cet  élan  de  reconnaissance  envers  la  nuit  qui  les  rapproche, 
celte  haine  pour  le  jour  qui  les  sépare,  formaient  une  antithèse  poétique 
heureuse  ;  mais  le  développement  qui  suit  n'est  plus  qu'une  dissertation 
philosophique,  et  voici  ce  c]ue  'Wagner  leur  fait  chanter  au  moment  le 
plus  délicieux  de  leur  étreinte  amoureuse  :  «  Descends  sur  nous,  nuit 
de  l'amour,  donne-moi  l'oubli  de  la  vie,  recueille-moi  dans  ton  sein, 
affranchis-moi  de  l'univers.  Déjà  s'éloignent  les  dernières  lumières; 
ce  que  nous  avons  pensé,  ce  que  nous  avons  cru  voir,  les  souvenirs  et 
les  images  des  choses,  les  restes  de  l'illusion,  l'auguste  pressentiment 
des  saintes  ténèbres  éteint  tout  cela  en  nous  affranchissant  du  monde. 
Dès  que  le  soleil  s'est  retiré  dans  notre  sein,  les  étoiles  de  la  félicité 
épandent  leur  riante  lumière...  Le  monde  et  la  fascination  pâlissent,  le 
monde  que  la  lune  éclaire  de  sa  lueur  trompeuse,  le  monde,  spectre 
décevant  que  le  joui'    i)lacc   devant   moi  ;   et  c'est   moi-même  qui  suis  le 


RICHARD    WAGNER  ,,-,3 

monde.  \  ic  sainte  d'amour,  auguste  création  de  volupté,  désir  délicieux 
de  l'éternel  sommeil  sans  apparence  et  sans  réveil  !   » 

Tout  ce  morceau,  je  le  répète,  est  un  chef-d'œuvre.  Mais  précisément 
parce  que  Wagner,  en  mettant  dans  la  bouche  des  deux  amants  des  idées 
inexprimables  par  le  langage  musical,  s'est  involontairement  réduit  à  ne 
plus  traduire  par  sa  musique  que  l'idée  générale  d'amour  et  d'enlace- 
ment voluptueux.  «  Je  me  plongeai,  dit-il  de  bonne  foi,  avec  une 
intime  confiance  dans  les  profondeurs  de  Tàme,  dans  ses  mystères,  et 
de  ce  centre  intérieur  du  monde,  je  vis  s'épanouir  sa  forme  extérieure.  « 
Se  peut-il  une  illusion  plus  grande  ?  Au  lieu  de  peindre  avec  une  pré- 
cision impossible  à  obtenir  des  sons,  les  motifs  intérieurs  qu'il  supposait 
agir  dans  l'âme  de  ses  amants,  il  a  tout  simplement  rendu  leurs  mouve- 
ments extérieurs  et  l'amoureux  transport  qui  les  saisit.  Sa  création 
musicale  aurait-elle  dilïéré  s'il  avait  prêté  à  ses  héros  les  idées  philo- 
sophiques de  Pascal  ou  de  Spinosa,  de  Kant  ou  de  Hegel  au  lieu  de 
celles  de  Schopenhauer  ?  Assurément  non. 

Dès  lors,  plus  de  philosophie.  Il  a  uniquement  traduit  —  avec 
un  génie  incomparable  —  une  idée  générale  :  l'amour;  une  situation 
assez  commune  :  un  rendez-vous  nocturne  entre  amants.  Par  quelle 
déviation  d'esprit  a-t-il  pu  croire  qu'il  arriverait  à  rendre  autre  chose 
en  musique,  et  par  quelle  aberration  a-t-il  pu  imaginer  de  substituer 
ici  la  philosophie  à  l'amour  ?  Mystère.  Heureusement  qu'il  n'y  a  pas 
réussi,  et  qu'à  force  de  vouloir  pousser  son  idée  à  l'extrême,  il  s'est 
heurté  à  l'impossible.  Il  n'a  donc  pas  écrit  cette  page  véritablement 
unique  en  application  directe  de  son  système,  mais  à  côté,  presque  à 
rebours,  puisque  les  mobiles  intérieurs  sur  lesquels  il  prétendait  se 
guider  échappaient  à  l'art  musical  et  qu'il  en  arrivait,  sans  s'en  aper- 
cevoir, à  ne  plus  exprimer  qu'un  sentiment  très  banal,  qu'une  situation 
très  ordinaire.  Il  ne  croyait  pas  dire  aussi  vrai  quand  il  avouait  «  avoir 
oublié  toute  théorie  en  composant  Tristan  et  Iseult  et  n'avoir  senti 
que  ce  jour-là  combien  son  essor  créateur  brisait  les  barrières  de  son 
système  écrit  y>. 

Il  faut  le  bien  préciser  :  cette  discussion  est  purement  musicale  et 
ne  tend  à  prouver  autre  chose,  sinon  que,  pour  rendre  l'amour  en 
musique,  il  convient  de  s'en  tenir  aux  «  lieux  communs  de  morale 
lubrique  )>  dont  parle  Boileau.  La  musique,  le  plus  vague  des  arts, 
ne  peut,  en  fait  de  mouvements  de  l'àme  ou  du  cœur,  exprimer  que 
des  généralités.  11  en  serait  autrement  dans  une  composition  littéraire, 
où  la  pensée  acquiert  une  précision  sans  rivale  ;  une  scène  d  amour 
entre  Hélo'ise  et  Abélard,  par  exemple,  pourrait  être  heureusement 
traversée     de     querelles    d'école     et    d'argumentations     philosophiques. 


,64  RICHAr<n   WAGNER 

Chaque  époque,  en  effet,  redit  à  sa  manière  le  thème  éternel  de 
l'amour,  et  les  lettres  d'Héloïse  et  d'Abélard  prouvent  que  ce  docteur 
en  robe  et  ce  docteur  en  jupons  entretenaient  leur  flamme  en  s"argu- 
mentant  sur  le  réel  et  le  nominal,  etc.;  c'est  ce  qu'a  excellemment 
rendu  M.  de  Rémusat  dans  son  beau  drame  cVAbélard,  où  revit  l'âme 
entière  du  xii''  siècle.  Mais  encore  une  fois,  une  composition  littéraire 
est  une  chose,  une  œuvre  musicale  en  est  une  autre,  et  qu'il  s'agisse 
d'Héloïse  et  d'Abélard,  de  Roméo  et  Juliette  ou  de  Tristan  et  Iseult, 
la  musique  est  foncièrement  impropre  à  traduire  autre  chose  que  le 
«  lieu  commun  »  d'amour,  sans  acception  d'époque  ou  de  personne. 
Wagner  a  rêvé  d'une  chimère  en  croyant  qu'il  étendrait  indéfiniment 
la  sphère  d'action  de  la  musique  ;  et  ni  lui  ni  personne  n'y  saurait 
réussir. 

«  Ce  n'est  pas  sans  de  longues  méditations  —  a  dit  un  admirateur 
instinctif  de  Richard  Wagner  —  sans  des  études  approfondies  et  une 
infatigable  estimation  des  éléments  qu'il  emploie,  que  Wagner  est  arrivé 
à  dompter  radicalement  les  agents  divers  du  drame  lyrique.  Pour  domi- 
ner ainsi  les  exigences  harmoniques,  associer  ces  rythmes  brisés,  fondre 
ces  modulations  féroces,  fusionner  enfin  en  un  cristal  unique  tous  ces 
cristaux  partiels  si  dissemblables,  il  faut  non  seulement  une  volonté  de 
fer,  mais  aussi  une  pénétration  inouïe  des  ressources  inhérentes  à  chaque 
élément  de  l'action.  11  ne  suffit  pas  d'être  rompu  à  la  science  et  de  se 
faire  obéir  :  il  faut  être  artiste,  et  cette  dispersion  de  la  vie  centrale, 
de  l'expression  générale  dans  toutes  les  parties  de  l'édifice  commun,  ne 
se  fait  pas  sans  un  sentiment  profond  de  la  vérité  et  de  la  passion,  où 
l'àme  éclate  et  rayonne.  »  En  un  mot,  c'est  le  génie,  et  le  génie  dans 
ce  qu'il  a  de  plus  spontané  et  de  plus  humain. 

Gasperini  continue  en  disant  que  Wagner,  dans  Tristan  et  Iseult, 
a  réagi  contre  cette  tendance  funeste  des  écoles  italienne  et  française, 
lesquelles  absorbent  volontiers  le  tout  au  profit  des  divers  éléments 
constitutifs  et  se  préoccupent  moins  de  faire  vivre  une  œuvre  que 
d'animer  les  parties  accessoires.  «  Ce  faisant,  ajoute-t-il,  il  a  vigoureuse- 
ment tourné  les  esprits  du  côté  d'une  réforme  urgente  et  montré  la 
vraie  route  à  suivre.  Comme  penseur,  il  aura  déblayé  le  terrain  encom- 
bré et  inculte  avant  lui  ;  il  aura  facilité  à  ceux  qui  le  suivront  les  voies 
à  suivre  pour  l'art  libre  et  un  tout  ensemble.  Comme  artiste,  il  aura 
enrichi  dans  une  proportion  énorme  l'arsenal  où  les  compositeurs  vien- 
dront puiser  leurs  inspirations  et  leurs  armes.  »  La  prédiction  s'est  déjà 
vérifiée,  et  combien  de  musiciens  dans  le  monde  ont  tâché  de  s'appro- 
prier ses  formules,  son  style,  en  un  mot  le  côté  matériel  de  l'œuvre 
d'art  de  Richard  Wagner,  qui  n'avaient  malheureusement  pas  son  génie 


RICHARD    WAfiNF.R 


i65 


et  qui,  n'ayant  rien  pu  produire  avec  cet  appareil  emprunté,  se  sont 
retournés  contre  le  novateur  dès  qu'ils  Tont  vu  ga£i-ner  tant  soit  peu  de 
terrain  en  France  et  devenir,  sinon  une  menace  immédiate,  à  tout  le 
moins  un  lointain  danger  ! 

Il  n'y  a  que  deux  alternatives  à  l'audition  de  cette  œuvre,  de 
l'aveu  même  de  ceux  qui  l'admirent  le  plus  :  il  faut  la  sulnr  ou  la 
repousser  entièrement.  Qu'elle  vous  saisisse  au  début,  on  la  suivra 
jusqu'au  bout  ;  sinon  elle  restera  lettre  close.  Et  M.  Schuré,  se  rap- 
pelant l'ineflFable  impression  ressentie  aux  mémorables  soirées  de  Munich, 
en  i865,  est  le  premier  à  confesser  que  de  telles  représentations  sont 
presque  aussi  rares  que  les  oeuvres  de  génie  qui  les  provoquent.  Elles 
ne  sont  possibles  que  par  l'union  de  tous  les  exécutants  en  une  seule 
pensée  et  par  la  puissance  de  l'enthousiasme.  A  quoi  bon,  objectent 
alors  certains  critiques,  des  œuvres  qui  réclament  tant  d'elforts  et  qui, 
d'ailleurs,  sont  comprises  par  si  peu  de  gens  ?  A  cela  on  peut  répondre  : 
Tout  ce  qui  est  grand  est  difficile  et  rare  ;  ou  mieux  encore,  pour  parler 
avec  Berlioz  :  «  Il  serait  vraiment  déplorable  que  certaines  œuvres 
fussent  admirées  par  certaines  gens.   « 

Ces  critiques-là  ne  sont  plus  nombreux  aujourd'hui  ;  mais  comme  ils 
font  tout  ce  qu'il  faut  pour  justifier  le  mot  si  cruel  de  Berjioz  ! 


AU     COMBLE     DU     B  O  N  H  K  U  R. 

Le  rcvc  harili  se  réalise;  l'impossible  s'accomplit  ! 
Tristan  et  Isetilt  va  être  exécuté.  Toutes  les  douleurs 
sont  oubliées.  Les  temps  sont  venus.  Le  Moyen-Age 
el  les  souverains  absolus  ont  donc  encore  du  bon  ? 

iPimsch.  de  Miinicli.  ïo  .avril  iSfi?.) 


CHAPITRE   XI 

DÉPART     DE     BAVIÈRE.     SEJOUR     A     TRIEBSCHEN 

LES     MAÎTRES     CHANTEURS     A     MUNICH 


E  monarque  de  vingt  ans  avait  conçu  pour  son 
idole  une  telle  admiration  que,  non  content  de 
s'entourer,  soit  à  Munich,  soit  à  Starnberg,  de 
tableaux  et  d'estampes  représentant  des  scènes  des 
œuvres  de  Richard  Wagner,  il  prenait  plaisir  à 
revêtir  tour  à  tour  les  costumes  des  différents  héros, 
voire  des  héroïnes,  de  ses  poèmes.  Plus  tard,  sur 
la  fin  de  sa  vie,  il  se  fera  construire  une  nacelle 
traînée  par  deux  cygnes  très  habilement  machinés  et,  portant  le  cos- 
tume de  Lohengrin,  il  naviguera  dans  cet  équipage  sur  le  lac  de 
Starnberg,  se  figurant  qu'il  descend  des  pures  régions  et  qu'il  arrive 
au  secours  d'une  nouvelle  Eisa.  Cette  admiration  poussée,  comme  on 
le  voit,  à  un  degré  voisin  de  l'égarement  et  dont  les  marques  furent 
plus  d'une  fois  surprises  par  ses  ministres,  devint  bientôt  en  Bavière 
un  objet  de  scandale  politique  et  religieux,  car  les  conseillers  du 
jeune  roi  n'ignoraient  pas  que  Wagner,  dans  ses  diff'érents  ouvrages, 
—  livres  et  opéras  —  s'était  montré  tour  à  tour  athée  avec  Feuerbach, 
panthéiste  avec  Hegel,  bouddhiste  avec  Schopenhauer. 

Au  fond,  il  n'était  rien  de  plus  qu'un  artiste,  en  philosophie  comme 
en  politique,  et  ceux  qui  s'indignent  de  ce  qu'un  «  ancien  révolution- 
naire ait  consenti  à  vivre  ainsi  des  bienfaits  d'un  souverain  »  marquent 
une  candeur  singulière.  11  est  possible  que  l'influence  exercée  sur  lui, 
dans  son  adolescence,  par  les  idées  révolutionnaires  en  faveur  dans  les 
universités  ait  fait  pencher  de  ce  côté  ses  sympathies;  mais,  en  pre- 
nant part  à  l'insurrection  de  Dresde,  il  avait  surtout  cédé  à  l'ambition 
déçue  et  s'était  laissé  guider  par  le  soin  de  sa  fortune.  Il  avait  cru 
trouver  de  ce  coté  la  réalisation  à  bref  délai  de  ses  idées  en  matière 
d'art,  partant  la  suprématie  qu'il  rêvait  d'exercer  dans  le  monde  musi- 
cal ;  mais  la  mobilité  même  de  ses  opinions  politiques,  religieuses  et 
philosophiques,  tournant  toujours  au  gré  de  sa  fantaisie  d'artiste  ou  de 
son  ambition,  montre  assez  clairement  qu'en  politique  aussi  bien  qu'en 
philosophie  il  était  fort  loin  d'un  enthousiasme  sincère  et  désintéressé. 


RICHARD    WAGNER  m,- 


Quoi  qu'il  en  soit,  ses  ennemis  trouvaient  prétexte  à  l'attaquer  dans 
ses  palinodies  antérieures,  et  ses  ennemis  étaient  nombreux,  car  son 
arrivée  en  Bavière  avait  tout  mis  sens  dessus  dessous,  tant  il  avait 
montre  dès  l'abord  ses  goûts  dispendieux  et  son  caractère  envahissant. 
Peu  importait  qu'il  se  fût  fait  naturaliser  sujet  bavarois.  Les  catholiques 
l'attaquaient  comme  athée  et  les  autonomistes  comme  étranger;  les 
uns  et  les  autres  comme  révolutionnaire  ;  les  gens  sans  opinion  arrêtée 
s'indignaient  de  ses  luxueuses  extravagances  qui  mettaient  à  sec  le 
trésor  public,  et  les  employés  du  gouvernement  étaient  outrés  de  lui 
voir  attribuer  tout  l'excédent  des  recettes,  dont  ils  bénéficiaient  aupa- 
ravant ;  bref,  toutes  les  opinions  et  tous  les  intérêts  se  trouvèrent  un 
beau  jour  ligués  contre  lui. 

Alors  les  feuilles  satiriques  s'en  mêlèrent  et  divertirent  le  peuple 
en  l'excitant  contre  le  «  grand  compositeur  Tintamarre  ».  On  rappelait 
tous  les  bouleversements  qu'il  avait  causés  :  Hans  de  Biilow  appelé 
de  Berlin,  Peter  Cornélius  de  Vienne  et  Frédéric  Schmidt  de  Leipzig; 
tant  de  professeurs  déplacés  au  Conservatoire  et  le  directeur  brusque- 
ment mis  à  la  retraite  afin  de  caser  tous  les  amis  du  nouveau  favori  ; 
on  exagérait,  si  faire  se  pouvait,  son  faste  et  sa  dépense;  on  répétait 
qu'il  changeait  son  ameublement  tous  les  six  mois,  on  décrivait  par  le 
menu  sa  garde-robe,  on  signalait  son  fameux  béret  de  vieil-allemand, 
tant(')t  azur,  tantôt  sang  de  bœuf;  il  était  partout  et  toujours  la  cause 
de  tous  les  maux,  de  tous  les  accidents;  se  donnait-il  un  concert  mili- 
taire, le  jour  de  la  naissance  du  roi,  au  milieu  duquel  un  vieux  musi- 
cien tombait  frappé  d'apoplexie,  aussitôt  on  le  rendait  responsable  de 
cette  mort. 

Lorsqu'on  janvier  i865,  l'architecte  Semper,  l'ami  des  jours  de 
bataille  à  Dresde,  fut  mandé  par  Wagner  et  reçu  par  le  roi  qui  dési- 
rait l'entretenir  d'un  nouveau  grand  théâtre  à  construire,  l'agitation 
contre  ce  bourreau  d'argent  ne  connut  plus  de  bornes  ;  les  gens  qui 
émargeaient  à  la  liste  civile,  se  sentant  menacés  par  ces  projets  ruineux, 
cherchèrent  à  exciter  encore  la  méfiance  du  peuple  et  y  furent  aidés 
par  les  journaux  avec  une  ardeur  unanime.  Ils  eurent  un  moment  de 
fausse  joie  parce  que  la  loge  royale  était  restée  vide  et  sombre  à 
certaines  représentations  du  Vaisseau  fantôme  et  de  Tannhœuser,  mais 
il  en  fallut  bientôt  rabattre  et  les  attaques  reprirent  de  plus  belle 
après  cet  espoir  déçu. 

On  répandit  alors  sur  l'intrus  les  propos  les  plus  outrageants,  on  alla 
jusqu'à  lui  reprocher  de  laisser  mourir  de  faim  sa  femme,  retirée  à 
Dresde,  tandis  qu'il  menait  une  vie  fastueuse  à  Munich.  Il  fallut  que 
celle-ci    le    disculpât    publiquement    d'une    aussi    grave    accusation    en 


itiS 


RICHARD    \VA(;NER 


adressant  une  lettre  aux  journaux  calomniateurs.  En  propres  termes,  on 
avait  imprimé  qu'elle  en  était  réduite  à  exercer  le  misérable  état  de 
laveuse  de  vaisselle  ;  alors,  M'"''  Wagner,  si  faible  qu'elle  fût  quinze 
jours  avant  de  mourir,  écrivit  la  protestation  suivante^  datée  de  Dresde, 
le  9  janvier  1866  :  «  Les  bruits  malveillants  que  publient  depuis 
quelque  temps  certaines  feuilles  de  Vienne  et  de  Munich,  touchant 
mon    mari,    m'obligent  à  déclarer  que  jai  reçu  de  lui,  jusqu'à  ce  jour, 

une  pension  qui  suffit 
amplement  à  mon  exis- 
tence. Je  saisis  cette  oc- 
casion avec  d'autant  plus 
de  plaisir,  qu'elle  me  per- 
met de  détruire  au  moins 
une  des  nombreuses  ca- 
lomnies que  l'on  se  plaît  à 
lancer  contre  mon  mari.  » 
Cette  dénégation  d'une 


moribonde  ne  suffisant 
pas  à  calmer  l'opinion 
publique,  qui  ne  voulait 
entendre  aucune  raison, 
Hans  de  Bulow,  puis 
Wagner  en  personne  eu- 
rent la  simplicité  d'inter- 
venir et  de  répondre  à 
leur  tour,  a  J'ai  vu,  disait 
Wagner  dans  une  protes- 
tation publiée  en  Alle- 
magne, en  France,  en 
Angleterre ,  j'ai  vu  les 
journaux  se  moquer  sans 
pitié  de  mes  travaux  et  de  mes  tendances,  mon  œuvre  traînée  dans  la 
boue  et  sifflée  au  théâtre  ;  mais  il  me  restait  à  voir  ma  personne, 
mon  caractère,  ma  vie  privée  diffamés  de  la  façon  la  plus  outrageante 
dans  le  pays  même  où  mes  œuvres  étaient  admirées  et  où  l'on  recon- 
naissait à  mes  efforts  une  énergie  virile  et  une  haute  signification.  » 
Le  roi,  fidèle  à  l'amitié,  résista  d'abord.  Mais  on  insista  tellement 
sur  le  rôle  politique  de  Wagner  en  Saxe  et  sur  son  exil  ;  la  noblesse 
et  le  clergé  pesèrent  si  instamment  sur  l'esprit  du  roi;  ses  conseillers 
lui  reprochèrent  avec  tant  d'amertume  de  compromettre  la  tranquillité 
publique  en  voulant  défendre  à  tout  prix  un  homme  antipathique  à  tous. 


fô._taâic:-r 


LE     ROI     LOHENGKIN. 

l'oitiail  du  rui  de  !ia\  iCrc  sous  le  coslnmc  et  dans  la  nacelle  de  Lolienj^rin. 

{Dcr  Flolt,  de  Vienne,  3o  aont  i8S5.) 


KlCIIAkl)    WAGNK 


itjg 


UN     NOUVEL     O  R  I'  H  E  E  . 

Le  vieil  Orphée  animait  les  rochers  ;  le 
nouveau  fait  danser  les  écus  —  et  encore  sur 
vine  «  mclodie  infinie  v. 

(/'hh.vc7i,  de  Muiiicli,  lo  diîccmbrc  i8ii.i.) 


que    le    jeune    prince    céda    «    pour    prouver,    disail-il    dans    une    lettre 

adressée    à    Fun   de    ses  ministres,  que    la    confiance  et    1  amour  de  son 

peuple  bien-aimé  primaient  tout  à  ses 
yeux.  »  Il  pria  donc  Wagner  de  quit- 
ter Munich  pour  quelques  mois,  et 
tout  aussit(')t  les  i^ens,  ravis,  firent 
courir  le  bruit  d'un  éloiynement  défi- 
nitif; Wagner,  lui,  sachant  bien  que 
cette  disgrâce  était  plus  apparente  que 
réelle,  avait  repris  tranquillement  le 
chemin  de  l'exil.  En  tait,  la  laveur 
du  roi  ne  lui  fit  jamais  défaut,  mais 
jamais  non  plus  l'hostilité  du  pays  ne 
désarma  à  son  égard  ;  d'un  mot,  pour 
les  Bavarois,  il  était  déjà  «  le  Prus- 
sien »,  comme  il  le  fut  plus  tard  pour 
les  Français. 

Le  roi   prit    cette    décision    pénible 
au  mois    de    décembre    i8()5,    lorsqu'il 
revint  à  Munich,  après  un  séJDur  pro- 
longé à  son  château  de  Hohenschwangau, 

et     qu'il    trouva     les     esprits     tellement 

montés    qu'une    émeute    était   à  craindre 

contre    lui-même    et    contre    son    favori. 

Celui-ci    cependant    ne    partit    pas    sans 

que  ses  amis  ne  protestassent  à  leur  tour, 

et,  tout  de   suite   après    son    départ,    les 

Munchener.    TagebUvtter     publièrent     la 

pièce  suivante    en    réponse    à    la   procla- 
mation   du    roi    :    «    En    déclarant    qu'il 

mettait   au-dessus  de   tout    l'amour  et  la 

confiance   de   son    peuple    bien-aimé,    le 

Roi    vient    d'ordonner    l'éloionement    du 

compositeur  Richard  Wagner.  Ces  mots 

nous  prouvent  clairement  que  l'on  a  fait 

accroire     au     Roi     que     la    présence    de 

Wagner  avait    contribué  à  l'émotion    du 

peuple   et    avait    diminué   son  amour   et 

sa  confiance    dans  le  souverain.   Par  ces 

allégations,   le   Roi   a    été    grossièrement 

trompé  sur  les  véritables  sentiments  du  j^euple.  La  présence  de  Wagner 


un    (i    pau  v  k  e    v  o  v  a  g  e  u  r    ». 
oh!    que    non    pas! 

Wagner,  en  faux  mendiant  de  grand 
chemin,  quitte  la  Bavière  et  prend  la 
route  de  Cîenéve.  11  tient  à  la  main  un 
billet  indiquant  le  chiftre  qu'il  touchait 
par  an  à  Munich  :  cS,ooo  llorins  (environ 
iSjOoo  francs). 

{l'iiiisfli,  de  Mmiicli,  17  dtvcmbrc  iSôi.) 


,-0  RICHARD    WAGNER 

n'a  diminué  en  rien  la  confiance  et  Tamour  du  pays  pour  son  Roi,  et 
réloio-nemcnt  de  Wagner  n"a  pas  plus  amené  la  pacification  des  esprits 
qu'elle  n'a  satisfait  les  mécontents.  La  personne  de  Wagner  n'a  aucun 
rapport  avec  les  affaires  du  pays  et  les  tendances  du  parti  progres- 
siste '.  » 

Dans  son  désir  de  s'isoler,  d'être  oublié  lui-même  et  de  tout 
oublier,  dans  la  crainte  aussi  des  créanciers  qu'il  avait  un  peu  partout, 
Wao-ner  chercha  la  solitude  et  le  calme  en  Suisse.  De  Munich,  il  se 
rendit  d'abord  à  Vevey,  puis  à  Genève  où  il  pensait  s'établir;  mais  il 
n'y  était  pas  depuis  un  mois  que  le  feu  prenait  dans  une  chambre  de 
sa  villa  :  les  dommages  ne  furent  pas  grands  ;  cependant,  pour  éviter 
le  tracas  des  travaux  nécessaires,  il  se  décida  à  suivre  l'avis  de  son 
médecin  qui  l'engageait  à  faire  un  voyage  dans  le  midi  de  la  France. 
11  visita  Avignon,  Toulon,  Marseille,  etc.  ;  c'est  dans  cette  dernière 
ville  qu'il  apprit  la  mort  de  sa  femme,  décédée  subitement  à  Dresde, 
d'un  accident  au  cœur,  le  25  janvier  i866. 

Une  vaillante  créature,  dit  l'un  ;  une  brave  femme,  dit  l'autre  ;  à 
coup  sûr  une  femme  excellente  et  très  dévouée  à  son  mari,  mais 
n'ayant  pas  su  se  mettre  en  communion  spirituelle  avec  lui  et  qui 
cherchait  surtout  à  obtenir  des  concessions  au  public  qu'il  ne  pouvait 
ni  ne  voulait  faire.  Mariés  depuis  près  de  trente  ans,  ils  n'étaient 
séparés  que  depuis  cinq  ;  car  elle  était  à  Paris  au  moment  de  Tann- 
hœuser,  et  c'est  seulement  dans  le  courant  de  cette  année  i86i  quelle 
alla  vivre  à  Dresde  :  alors  comment  lit-on  dans  certains  livres  qu'ils 
s'étaient  quittés  très  vite  après  leur  mariage  et  que  Wagner,  dès  la 
composition  de  Tannhœuser.  c'est-à-dire  en  1843,  était  brouillé  avec  sa 
femme  et  voulait  symboliser  l'extinction  de  cet  amour  profane  dans 
l'abandon  de  Vénus  par  Tannha^user- ? 

Au  mois  de  février  1866,  le  voyageur  était  de  retour  en  Suisse. 
11  y  établissait  ses  quartiers  définitifs  à  Triebschen,  près  de  Lucerne,  et 

!.  Guide  musical,  17  juin  iSS'i.  Article  de  M.  Maurice  Kufferath  sur  le  roi  Louis  H. —  D'après  des 
renseignements  du  temps,  ne'gligés  dans  cet  article,  l'origine  ou  plutôt  le  prétexte  arrange'  de  ce  renvoi  fut 
le  refus  de  Richard  Wagner  d'accepter  l'ordre  de  Maximilien,  que  le  roi  lui  avait  gracieusement  confère. 
11  en  serait  re'sultc  un  conflit  entre  le  ministre  et  Wagner,  à  la  suite  duquel  le  roi  aurait  exprime  au 
compositeur  son  de'sir  de  le  voir  sortir  de  Bavière.  Et  celui-ci  aurait  quitte  Munich  dès  le  lendemain, 
dans  l'après-midi,  pour  se  rendre  à  Genève.  A  la  première  apparition  qu'il  fit  en  public  après  sa 
déclaration,  le  roi  fut  l'objet  d'une  ovation  enthousiaste,  et  plusieurs  cercles  de  la  capitale  lui  hrcni 
parvenir  des  adresses  de  remerciement. 

2.  La  vérité  est  qu'il  n'v  eut  jamais  de  mésintelligence  entre  les  deux  époux.  Lorsque  Wagner, 
rêvant  monts  et  merveilles,  la  fortune  et  la  gloire,  une  série  de  triomphes  sans  fin  sur  la  seule  accep- 
tation de  Tannhœuser  à  l'Opéra  de  Paris,  avait  fait  venir  sa  femme  auprès  de  lui,  elle  était  déjà  très 
atteinte  de  la  maladie  de  cœur  qui  devait  l'emporter.  Leurs  rapports  réciproques  étaient  presque 
touchants  :  elle  le  traitait  comme  un  grand  enfant  qu'il  fut  toute  sa  vie,  et  il  marquait  à  la  malade  une 
tendresse  à  la  fois  filiale  et  paternelle.  Après,  quand  ils  retournèrent  en  Allemagne,  elle  se  fixa  à  Dresde 
parce  qu'elle  était  trop  faible  pour  suivre  un  homme  dont  la  destinée  était  de  courir  le  monde;  mais 
elle  entretint  toujours  de  loin  les  meilleurs  rapports  avec  lui. 


r<ICHARI)    WA(iNi;  R  ,-, 

voyait  bientck  arriver  le  fidèle  Hans  de  Bulow,  chassé  de  Munich  par 
le  parti  ennemi  qui  se  débarrassait  de  tous  les  partisans  de  Wai^mer. 
Mais  cette  heureuse  réunion  dura  peu  :  Hans  de  Biilow  dut  aller 
gagner  sa  vie  à  Bàle  en  y  donnant  des  leçons  de  piano  ;  toutefois, 
avant  de  s'éloigner,  il  installa  auprès  de  Wagner,  en  qualité  de  secré- 
taire, un  jeune  musicien  du  nom  de  Hans  Richter,  qui  allait  devenir 
un  des  plus  chauds  partisans  du  maître. 

A  Munich  réijnait  une  satisfaction  ijénérale  :  on  était  tout  au  con- 
tentement  d'avoir  éconduit  cet  hôte  encombrant  ;  mais  quelle  fut  la 
stupéfaction  générale  quand  au  printemps  de  1866  on  apprit  que  le 
roi,  malgré  les  menaces  d'une  guerre  imminente,  avait  quitté  subite- 
ment sa  capitale  et  ses  Etats  pour  aller  souhaiter  un  glorieux  anniver- 
saire à  son  musicien  favori  !  Cette  visite  inattendue,  en  même  temps 
qu'elle  réconfortait  l'exilé,  raffermit  le  souverain  dans  sa  passion 
wagnérienne  :  en  éloignant  le  musicien,  il  n'avait  nullement  promis 
de  renoncer  à  sa  musique,  et  Wagner,  plus  sur  que  jamais  de  ce  royal 
appui,  se  remit  tout  joyeux  à  la  composition  des  Maîtres  C/miiteiirs  qui 
demandèrent  encore  une  grande  année  de  travail  assidu. 

La  guerre  et  les  événements  de  1866,  en  tournant  les  esprits  vers 
la  politique,  avaient  contribué  à  faire  le  calme  autour  de  la  personne 
de  Wagner;  et,  dès  l'année  suivante,  il  fut  convenu  qu'on  donnerait 
à  Munich  des  représentations  modèles  de  Tatuihœuser  et  de  Loheiigrin. 
Ne  croyant  pas  encore  pouvoir  faire  un  long  séjour  à  Munich,  le  maître 
avait  désigné,  pour  diriger  les  études,  Hans  de  Biilow  qu'un  décret 
royal  du  3o  décembre  1866  nommait  maître  de  la  chapelle  royale  en 
service  extraordinaire,  et  celui-ci  se  donnait  tout  entier  à  sa  nouvelle 
tâche.  Il  exigeait  de  nombreuses  répétitions  partielles  pour  toutes  les 
familles  d'instruments;  il  passait  bien  dix  heures  par  jour  au  théâtre  : 
peut-être  même  y  couchait-il,  disait-on,  car  il  était  toujours  le  premier 
à  son  poste,  et  le  dernier. 

A  la  fin  de  mars  1867,  la  présence  de  Wagner  était  signalée  à 
Munich  et  Ion  remarquait  qu'il  avait  été  reçu  par  le  roi  dès  le  lende- 
main de  son  arrivée  ;  il  y  restait  plus  de  huit  jours,  qu'il  passait  à 
conférer  avec  l'intendant  pour  la  mise  en  scène  de  ses  deux  anciens 
opéras  et  des  futurs  Maîtres  Chanteurs.  En  vue  de  ces  représentations 
modèles,  non  seulement  on  avait  renforcé  l'orchestre  et  les  chœurs, 
renouvelé  le  matériel  de  la  scène  et  brossé  de  nouveaux  décors,  mais 
on  avait  recruté  par  toute  l'Allemagne  les  meilleurs  chanteurs.  Pour 
jouer  Frédéric,  on  avait  appelé  de  Berlin,  où  il  brillait  déjà  depuis 
quelque  temps,  un  jeune  artiste,  Franz  Betz,  qui  s'était  formé  à 
l'école    de    Schnoir;     l]lsa,    ce    devait    être    M"^    Mathiide    Mallinger; 


RICHARD    WAGNER 


enfin,  pour  Ortrude  et  Lohengrin,  le  maître  avait  spécialement  désigné 
M'"''  Bcrtram-Mayer,  de  Nuremberg,  et  son  vieil  ami  Tichatschek. 

Wagner,  tout  en  ayant  pleine  confiance  en  Bûlow,  se  promettait 
bien  de  revenir  surveiller  les  dernières  répétitions  ;  mais,  afin  de  n'eflfa- 
roucher  personne,  il  descendit  cette  tois  à  l'hôtel  et  marqua  l'intention 
de  passer  seulement  quelque  temps  aux  environs  de  Munich.  Le  22  mai 
1867,  à  l'occasion  de  son  anniversaire,  une  première  manifestation  eut 
lieu  en  son  honneur  et  un  concert  composé  exclusivement  de  ses 
œuvres  réussit  au  gré  de  ses  partisans.  Tout  semblait  donc  aller  à 
souhait,  lorsqu'il  se  produisit  un  incident  qui  prouvait  que  le  parti  hostile 
était   aux   aguets   et  qui  décida  Wagner  à  repartir  aussitôt. 

La  répétition  générale  avait  eu  lieu  le  1 1  juin  devant  le  roi,  l'au- 
teur et  de  nombreux  invités  ;  elle  avait 
bien  marché,  sans  aucune  coupure,  et 
Wagner,  émerveillé  de  la  voix  toujours 
éclatante  et  jeune  de  Tichatschek,  n'avait 
pu  se  tenir  de  sauter  au  cou  de  cet  ami 
des  premiers  jours,  lorsque  le  lendemain, 
le  roi  «  cédant,  disait-il,  aux  instances  de 
fidèles  sujets  qui  voyaient  avec  chagrin 
des  artistes  étrangers  supplanter  ainsi  les 
chanteurs  aimés  du  public  »,  congédia 
M'"'  Bertram-Mayer  et  Tichatschek  et 
décida  leur  remplacement  par  deux  jeunes 
artistes  qui  plaisaient  déjà  au  public  mu- 
nichois  et  qui  devaient  briller  plus  tard 
dans  les  rôles  de  Tristan  et  d'Iseult  : 
Heinrich  Vogl  et  sa  future  femme,  Thé- 
rèse Thoma.  Wagner,  alors,  entra  en  défiance,  et,  simulant  une  vive 
irritation  de  voir  sa  partition  confiée  pour  tous  les  rôles  à  de  jeunes 
recrues,  quitta  brusquement  la  ville  et  reprit  la  route  de  Lucerne. 
Peut-être  aussi  ce  départ  précipité  fut-il  le  résultat  d'une  entente  entre 
le  compositeur  et  le  roi  pour  procurer  à  l'un  une  sortie  honorable  et 
pour  mettre  l'autre  à  l'abri  de  violentes  réclamations  populaires.  Quoi 
qu'il  en  soit,  le  maître  était  déjà  loin  quand  eut  lieu  la  première 
représentation,  le  dimanche   16  juin,  avec  un  éclatant  succès'. 

1.  A  qiiclijuc  temps  de  là,  au  mois  d'oclubrc  liSf^y,  une  union  projetée  entre  le  roi  Louis  II  et  sa 
cousine  Sophie  e'choua  par  suite  d'incompatibilité  d'humeur  de  plus  en  plus  marquée  entre  les  jeunes 
fiancés;  le  père  de  la  princesse  dut  retirer  sa  promesse,  et  l'engouement  du  roi  pour  la  musique  dite 
alors  de  l'avenir  ne  fut  pas  pour  peu  de  chose,  à  ce  qu'on  dit,  dans  cette  rupture  itt  extremis, 
après  parole  échangée  et  cadeaux  envoyés.  Telles  sont  les  raisons  qu'on  donna  officiellement  ;  mais 
on  parla  sous  le  manteau  ifune  aventure  extrêmement  scandaleuse  et  qui  justifiait  anipleiucnt  le  recul 
du  rni. 


UNE    SIMPLE    VISITE    EN    PASSANT. 

Allusion    aux    nombreux   emprunts 
de  Richard  \N'agncr  au  trésor  royal. 
\Punsch,  d(.'  MuiiiL-li.  17  mars  iS'(l7.i 


■o 


D   ::■■ 


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"     cl. 


,y4  RICHARD   WAGNER 

Le  roi  Louis  avait  décidé  que  rannée  1868  ne  se  passerait  pas  sans 
qu'il  entendit  les  Maîtres  Chanteurs  à  la  scène,  et  tout  fut  dirigé 
dans  ce  sens.  D'ailleurs,  un  revirement  se  faisait  dans  l'opinion  publique 
en  faveur  de  Wagner,  de  sorte  que,  tout  en  conservant  son  domicile 
en  Suisse,  il  put  venir  fréquemment  à  Munich  et  y  séjourner  aussi 
longtemps  qu'il  voulut  pour  diriger  les  études  de  son  œuvre  :  Hans  de 
Biilow  l'aidait  avec  un  dévouement  filial,  et  les  répétitions  marchèrent 
assez  bien  pour  qu'on  pût  fixer  la  représentation  au  mois  de  juin. 
Comme  il  était  arrivé  à  Munich  avant  la  fin  de  mai,  le  roi  voulut 
fêter  le  22  de  ce  mois,  qui  était  le  cinquante-cinquième  anniversaire 
de  la  naissance  de  Richard  Wagner,  en  passant  toute  une  journée 
avec  le  maître  au  château  de  Berg.  Et  les  railleries,  comme 
ravivées  par  cette  marque  de  faveur,  plurent  sur  le  compositeur.  11 
avait,  disait-on,  le  mauvais  œil;  il  avait  déjà  tué  Edmond  Roche,  en 
lui  faisant  traduire  Tannhœuser,  Louis  Schnorr,  en  lui  faisant 
chanter   Tristan;  qui  donc  allait-il  expédier  avec  les  Maîtres  Chanteurs? 

Après  bien  des  hésitations,  Wagner,  à  la  place  du  regretté  Schnorr, 
avait  désigné  pour  Walther  le  ténor  Nachbaur,  de  l'Opéra  de  Darm- 
stadt,  chanteur  à  la  voix  délicieuse,  à  la  tournure  élégante.  On  avait 
réuni  d'ailleurs  les  artistes  les  plus  estimés  des  différentes  villes  d'Alle- 
magne, et,  cette  fois,  le  roi  n'imagina  pas  de  les  congédier  la  veille 
de  la  représentation  pour  complaire  encore  à  ses  «  fidèles  sujets  ». 
M.  Betz,  qui  s'était  fort  distingué  dans  Frédéric  et  qui  fit  un  Hans 
Sachs  incomparable,  appartenait  à  l'Opéra  de  Berlin  ;  M.  Hœlzel, 
excellent  dans  Beckmesser,  arrivait  de  Vienne;  M'"  Mallinger,  une 
poétique  Éva,  était  de  Munich  môme,  ainsi  que  M"""  Dietz,  Madeleine  ; 
enfin  M.  Schlosser,  le  ténor  léger  chargé  du  rôle  de  David,  venait 
d'Augsbourg,  mais  d'une  boulangerie,  non  du  théâtre.  Il  chantait  dans 
cette  ville  avec  succès,  lorsqu'il  s'éprit  de  la  fille  d'un  boulanger  qui, 
pour  consentir  au  mariage,  exigea  que  son  futur  gendre  abandonnât  le 
théâtre  et  prît  la  pelle  à  four.  L'amoureux  ténor  accepta  ;  mais  lorsque 
Wagner  réclama  son  aide,  il  accourut  à  Munich,  quitte  à  regagner 
après  son  fournil.  Enfin,  les  moindres  rôles  étaient  tenus  par  des  chan- 
teurs de  mérite  :  MM.  Bausewein,  Heinrich,  Sigl,  Fischer,  etc.  ;  et 
Hans  de  Biilow  n'aurait  cédé  à  nul  autre  sa  place  à  la  tête  de  l'or- 
chestre ;  il  avait  bien  quelques  droits  à  cet  honneur  pour  la  façon 
dont  il  avait  déjà  dirigé  les  représentations  de   Tristan  et  Iseiilt. 

La  première  représentation,  suivie  de  cinq  autres  consécutives,  eut 
lieu  le  21  juin  186S,  et  l'aftluence,  en  raison  de  la  force  acquise  et 
des  partisans  gagnés,  était  encore  plus  grande  que  pour  Tristati  et 
Iseiilt.     Wagner    avait    convoqué  à    Munich    le    ban    et   l'arricre-ban  de 


RICHARD    WACiNER  ,y5 

ses  admirateurs;  critiques,  ocns  de  lettres,  artistes  et  musiciens  conquis 
à  la  cause  wagnérienne    avaient   reçu  une   invitation   pour  cette   solen- 
nité, à  laquelle  assistaient  seulement  trois  Français  :  MM.  Pasdeloup, 
Victorin    Joncières    et   Léon    Leroy.    Le    spectacle    était   annoncé    pour 
six  heures;  dès  six  heures  moins  un  quart  la  salle  était  remplie;  quel- 
ques   minutes   avant   Theure    fixée,    le    roi    prenait    place   dans  sa  loge, 
sans    apprêt,   sans  pose,    en   simple   bourgeois.    Peu  après  l'ouverture, 
Richard  Wagner   venait  à  son  tour  s'asseoir   auprès    du    jeune   roi,  qui 
semblait  ainsi  le  protéger  contre  un  orage  possible  :  inutile  précaution, 
car  le  succès   se  dessinait    très   franc   dès   le   début,   et,   après   chaque 
acte,  l'auteur  devait  venir  saluer  le  public  dans  la   loge  royale.  A  la  fin, 
ce  fut  une  ovation  sans  pareille  et  pour   Wagner   et  pour   son    protec- 
teur :  bravos,    acclamations,    couronnes,    discours,   rien  n'y  manqua,  et 
d'ailleurs  ce   n'était  que  justice,  en  présence   de  l'œuvre   qui   venait  de 
se  révéler  au  public  enthousiasmé'. 

Les  Maîtres  Chanteurs,  comme  Tristan  et  Isciilt,  ont  été  écrits  par 
Richard  Wagner  en  manière  de  délassement,  au  travers  de  la  concep- 
tion et  de  la  mise  au  jour  de  la  tétralogie  des  Nibehmgen.  Wagner, 
étant  revenu  passer  quelque  temps  à  Paris  dans  l'hiver  de  1861-1862, 
après  son  long  séjour  à  propos  de  Tannhœuser,  y  termina  le  poème  des 
Maîtres  Chanteurs,  qu'il  avait  esquissé  dès  1845,  puis  abandonné  pour 
Lohengrin  :  la  maison  Schott  s'assura  aussitôt  la  propriété  du  nouvel 
ouvrage  et  fit  imprimer  le  poème  au  courant  de  1862,  sans  le  mettre 
encore  en  vente.  Pour  commencer  la  musique,  il  alla  s'installer  sur  les 
bords  du  Rhin,  en  face  de  Mayence,  à  Biebrich,  et,  dès  le  mois  de 
novembre  de  cette  année,  il  dirigeait  l'ouverture  des  Maîtres  Chanteurs 
dans  un  concert  donné  par  Wendelin  Weisshemer,  au  Gewandhaus  de 
Leipzig.  La  salle  était  vide  à  moitié,  pas  un  musicien  de  profession 
n'avait  eu  la  curiosité  de  venir,  et  cependant  l'effet  fut  tellement 
foudroyant  que  le  public  et  l'orchestre  réunis  bissèrent  le  morceau 
par  acclamation-.  Au  milieu  de  l'année  i863,  il  se  rendit  à  Penzing, 
près  Vienne,  espérant  y  trouver  le  calme  et  le  loisir  nécessaires  ;  bref, 
après  de  nombreuses  reprises  de  travail,  toujours  traversées  par  des 
accidents  inattendus,  les  Maîtres  Chanteurs  furent  complètement  ache- 

I.  .\près  Munich,  les  Maîtres  Clianteiirs  furent  représentés  à  Carlsruhe  le  5  février  1869  (Hans 
Sachs,  M.  Hauscr;  Walther,  M.  Nachbuur;  Éva,  M""  Ehrhardt;  chef  d'orchestre,  M.  Le'vy);  puis  à 
Dresde  et  à  Dessau,  H  Mannheim  et  à  Wçimar;  en  1870,  ils  se  jouèrent  à  Berlin,  Kœnigsberg,  Stettin, 
Vienne,  etc.,  etc.  C'est  un  des  ouvrages  de  Richard  Wagner  qui  obtinrent  le  succès  le  plus  rapide, 
en  dépit  d'exécutions  défectueuses  que  le  maître  était  loin  d'approuver.  «  Si  j'avais  la  chance  de  monter 
les  Maîtres  Chanteurs  avec  une  troupe  intelligente  de  jeunes  gens,  disait-il  à  M.  Dannreuther 
en  1877,  i'^  l'^U'"  demanderais  d'abord  de  lire  et  de  jouer  la  pièce;  après,  je  leur  ferais  étudier  la 
musique,  et  je  suis  assuré  que,  de  la  sorte,  on  obtiendrait  très  vite  une  excellente  exécution.  » 

■2.  Souvenirs  personnels  de  M.  Dannreuther  dans  son  article  sur  Wagner.  I Dictionnaire  de  Grove.) 


176  RICHARD    WAGNER 

vés,  à  Triebschen,  le  20  octobre  1867,  vingt-deux  ans  après  leur 
première  ébauche,  et  le  manuscrit  en  fut  aussitôt  dirigé  sur  le  théâtre 
de  Munich. 

Une  fois  quitte  de  ce  long  travail,  Richard  Wagner  s'en  vint  passer 
quelques  jours  à  Paris,  peut-être  attiré  par  les  derniers  feux  de  l'Ex- 
position universelle.  Et  dès  que  sa  présence  ici  fut  signalée,  les  plai- 
santeries reprirent  de  plus  belle  en  souvenir  des  joyeuses  soirées  de 
Tannhœuser.  Pour  donner  une  idée  des  sornettes  avec  lesquelles  on 
pensait  alors  le  battre  en  brèche  et  le  démolir,  il  suffira  de  citer  ce 
fait-divers  facétieux  qui  lit  le  tour  de  la  presse  parisienne  :  «  Un  critique 
distingué  de  Dresde,  M.  Otto  Kamp,  avait  prétendu  dans  un  article 
que  Richard  Wagner,  tirant  de  son  propre  cerveau  ses  poèmes  et  sa 
musique,  il  y  avait  lieu  de  le  placer  au-dessus  de  Schiller  et  de 
Beethoven.  Grand  émoi,  grand  scandale;  le  journaliste  fut  accablé  de 
lettres,  de  réclamations,  d'injures.  On  publia  brochures  sur  brochures, 
M.  Otto  Kamp  laissa  dire  et  fit  le  mort.  Puis,  quand  l'irritation  fut  à 
son  comble,  il  inséra  un  nouvel  article  qui  se  terminait  ainsi  :  «  On 
«  n'a  pas  compris  le  fond  de  ma  pensée;  je  m'explique  :  Oui,  Richard 
((  Wagner  est  supérieur  à  Beethoven  — •  en  tant  que  poète  ;  —  oui,  il 
«  est  supérieur  à  Schiller  —  en  tant  que  musicien.  »  —  Procédés 
d'attaque  et  quolibets  vieux  de  douze  ans,  qui  remontaient  au  temps 
de  Lohengriii,  lorsque  Wagner  lui-même  écrivait  en  riant  :  «  Les 
musiciens    n'avaient    pas    d'objection  à  ce  que  je  me  mêlasse  de  poésie 

et  les  poètes  ne  répugnaient  pas  à  confesser  mon  talent  de  musicien » 

Rien  de  nouveau  sous  le  soleil,  ni  sous  la  plume  de  M.  Albéric 
Second. 

On    se    souvient    que    Wagner    avait    d'abord    voulu    faire,    avec    les 
Maîtres  Chanteurs,  une   contre-partie   comique   de    Tannhœuser  ;   mais 
il  avait  modifié  ce  projet  primitif  et  s'y    était  représenté   lui-même,   en 
symbolisant  dans  le   chevalier  Walther   de    Stolzing  le   libre  génie  aux 
prises  avec  les  pédants  de  l'école  routinière,    et  triomphant   de   la   cri- 
tique incarnée  en   Beckmesser,  par  la  seule  force  de  l'inspiration.  Voilà 
qui  va  de  soi;  pourtant,  des  glossateurs  plus  raffinés  ont  voulu  découvrir 
en   outre   dans   l'ingénue    Éva  la  Poésie  immaculée,  et  dans  le  savetier 
Hans  Sachs,  qui  protège  Walther,  le  roi  Louis  II  ;  d'autres  encore,  sans 
quitter  le  terrain  musical,  ont  reconnu  dans    Hans   Sachs   Franz    Liszt, 
que   Wagner   a   salué   souvent   comme    son   bon   génie,   et  dans   Beck- 
messer, le  plus  pédant  des  greffiers    et   le   moins   inspiré   des    hommes, 
le  savant  Ferdinand  Hiller,  compositeur  sans  génie  et  qui  fut  toujours 
des    plus    acharnés   contre    Richard    Wagner.    De   ces  commentaires-là, 
qui    amusent   la   galerie   à   l'origine    et    aiguisent   la  curiosité    publique, 


iiiiiîiiïi^^^^^^^^^^^^^^^^^^^ 


UICIIAUD     WAGNliR     VEUS      iSÔS. 
D'après  uno  photographie. 


23 


178  RICHARD    WAGNER 

autant  en  emporte  le  vent.  Mais  Tœuvre  entière  reste  debout  en  face 
de  la  critique  épuisée  —  et  c'est  là  le  principal'. 

Les  Maîtres  Chanteurs  et  Tristan  se  font  pendants,  en  ce  sens  que  ce 
sont  les  deux  ouvrages  de  courte  durée  • —  l'un  historique  et  comique, 
l'autre  légendaire  et  héroïque  —  dans  lesquels  Richard  Wagner,  impatient 
de  produire  une  œuvre  d'art  conforme  à  son  idéal  sans  attendre  l'achève- 
ment de  la  tétralogie,  est  arrivé  à  réaliser  une  œuvre  à  la  fois  théâtrale 
et  musicale  en  tout  point  soumise  ans.  lois  les  plus  rigoureuses  qui 
découlaient  de  ses  affirmations  théoriques.  Drame  musical  tiré  de 
la  légende  ou  comédie  en  musique  empruntée  à  la  vie  commune,  c'est 
tout  un  :  c'est  toujours  l'œuvre  d'art,  telle  qu'elle  s'était  peu  à  peu 
développée  dans  cet  esprit  supérieur,  en  se  dégageant  de  toutes  les 
formes  précédemment  adoptées,  pour  arriver  à  ces  conditions  essen- 
tielles :  cohésion  intime  entre  la  parole  et  le  chant,  le  mot  rigou- 
reusement adéquat  à  la  note,  égale  et  réciproque  pénétration  de  la 
musique  et  de  la  poésie.  Et  ce  que  l'auteur  dit  de  Tristan  dans  sa 
Lettre  sur  la  musique  est  également  vrai  des  Maîtres  Chanteurs,  à 
savoir  :  qu'en  composant  cet  ouvrage  il  avait  oublié  toute  théorie  et  qu'il 
éprouvait  la  suprême  félicité  réservée  à  l'artiste,  celle  qui  résulte  de  la 
spontanéité  complète  dans  la  création. 

Faut-il  d'ailleurs  répéter  encore  une  fois  que  jamais  le  mot  de 
«  système  »  ne  fut  plus  mal  appliqué  qu'à  Richard  Wagner,  puisqu'il 
produisit  d'instinct  ses  quatre  premiers  ouvrages,  en  tendant  vers  le 
drame  idéal,  dont  la  conception  se  faisait  peu  à  peu  plus  nette  dans 
son  esprit,  et  que  c'est  seulement  après  avoir  écrit  Tannhœuser  et 
Lohengrin  qu'il  voulut  se  rendre  compte  de  la  route  parcourue,  qu'il 
essaya,  la  plume  à  la  main,  d'expliquer  le  travail  qui  s'était  fait 
progressivement  dans  sa  tète  et  qui  l'avait  conduit  au  point  où  il 
en  était  arrive,  c'est-à-dire  aux  Nibelungen?  Contrairement  à  ce 
qu  enseignent  tant  de  gens,  ses  drames  n'ont  pas  été  écrits  en  vue  de 
confirmer  des  théories  préétablies,  comme  il  est  arrivé  par  exemple  à 
Lessing  :  ce  sont  ces  théories,  au  contraire,  qui  ont  découlé  des  œuvres, 
après  que  le  maître  eut  affranchi  son  génie  de  toute  influence  étrangère 
pour  l'amener  à  son  complet  épanouissement.  Il  conçut  et  écrivit  Tristan 
lorsqu'il    avait    déjà   compose    une   bonne    partie   de    la    tétralogie  ;    et, 

I.  Cet.  O'cirA  An  Maîtres  CliMiteufs  osl  le  qualriciiie,  et  jusqu'à  présent  le  lieniier  ouvi'ai;c  de 
RicharJ  Wagner  qui  ait  été  représenté  intégralement  en  langue  française.  Très  habilement  traduits  par 
M.  Victor  Wilder,  qui  a  entrepris  le  même  travail  pour  Tristan,  pour  la  tétralogie  et  pour  ParsifaI, 
les  Maîtres  Chanteurs  furent  représentés  le  7  mars  i885,  à  Bruxelles,  au  théâtre  de  la  Monnaie,  avec 
un  succès  très  réel.  Les  rôles  étaient  ainsi  distribués  :  Éva  et  Madeleine,  M™"  Rose  Caron  et  Blanche 
beschainps;  Walthcr  de  Stoizing,  M.  Jourdain;  Hans  Sachs,  M.  Séguin;  Bcckmesser,  M.  Soulacroix; 
Pogner,  M.  Durât;  David,  M.  Dclaquerrièrc  ;  Kothner,  M.  Renaud;  Vogelsang,  M.  \'oulct  ;  Nachtigal, 
M.  \'anderlinJeii  ;  Zorn,  M.  Desy  ;  un  veilleur  de  nuit,  M.  Frankin. 


lUCIIARI)    \VA(iNF.  R  17g 

quant  aux  J\Jiiitix's  Chanteurs,  s'il  en  avait  achevé  le  poème  à  Paris 
après  l'aventure  de  Taiiiiluviiscr,  il  n'en  termina  la  musique  et  ne  mit 
l'œuvre  entièrement  sur  pied  qu'après  que   Tristan  eut  vu  le  jour. 

Ces  deux  créations  si  dissemblables  ont  donc  mûri  simultanément 
dans  sa  tète;  elles  sont  comme  jumelles  et  tout  porte  à  penser  qu'en 
choisissant  un  sujet  aussi  dilïérent  de  ceux  qu'il  traitait  d  habitude,  en 
faisant  chanter  de  braves  bourgeois,  de  simples  artisans,  après  l'héroïque 
chevalier  breton  et  la  fière  princesse  d'Irlande,  il  voulait  d'instinct  se 
bien  prouver  que  les  doctrines  formulées  en  déduction  de  ses  précédents 
ouvrages  s'appliquaient  à  l'opéra-comique  aussi  bien  qu'à  l'opéra,  et 
qu'elles  étaient,  par  conséquent,  capables  de  résister  à  toutes  les  atta- 
ques de  la  routine  et  du  parti  pris. 

Les  Maîtres  Chanteurs  sont  une  comédie  musicale  avec  quelques 
échappées  sur  le  burlesque  et  d'assez  fréquents  retours  vers  la  grande 
poésie.  Ce  poème,  assurément,  n'a  pris  définitivement  corps  dans 
l'esprit  de  Richard  Wagner  que  lorsqu'il  eut  trouvé  la  magistrale  figure 
de  Hans  Sachs,  le  poète  familier,  aux  libres  aspirations,  pour  en  faire 
le  principal  personnage;  Hans  Sachs,  le  cordonnier-poète,  incarnant 
le  chant  populaire  en  face  du  chevalier  Walther  de  Stolzing  figurant 
la  poésie  supérieure;  Hans  Sachs,  l'ami  de  Luther  et  d'Albert  Durer, 
en  qui  Gœthc  et  Wieland  avaient  déjà  salué  un  ancêtre,  et  dont  la 
célébrité  littéraire  a  pour  consécration  suprême  l'œuvre  de  Wagner. 
En  se  transportant  en  plein  xvi'=  siècle,  au  sein  de  la  corporation  des 
maîtres  chanteurs,  en  vouant  au  ridicule  et  leurs  sottes  prétentions  et 
leur  asservissement  aux  règles  étroites  et  surannées  d'un  code  barbare, 
appelé  tabiilature,  il  a  certainement  voulu  joindre  la  satire  à  la 
comédie,  et  il  n'y  a  pas  là  de  quoi  surprendre  quand  on  sait  quelles 
luttes  il  avait  à  subir  dans  son  propre  pays,  quand  on  remarque  que 
les  Maîtres  Chanteurs  furent  écrits  peu  de  temps  après  le  lamentable 
échec  de  Tannhœuser  à  Paris. 

En  face  de  ces  gens  routiniers,  attachés  au  rituel  le  plus  baroque  et 
dont  les  séances  solennelles  devaient  off'rir  un  tableau  fort  comique  de 
l'école  stationnaire,  exclusive,  ennemie  de  toute  inspiration  libre,  il 
personnifie  en  Walther  le  poète  de  race,  plein  de  jeunesse  et  de 
flamme,  qui  ne  connaît  d'autre  règle  que  son  génie.  Cette  antithèse 
et  cette  lutte  sont  le  fond  même  du  drame,  où  le  noble,  le  beau,  le 
vrai,  finissent  par  triompher  du  petit,  du  ridicule  et  du  faux,  par  leur 
seule  puissance  d'expansion.  Cette  belle  idée  a  été  mise  en  action 
avec  une  \ariété  de  caractères,  une  abondance  d'épisodes,  une  fécon- 
dité d'invention  poétique,  une  richesse  mélodique  et  instrumentale  qui 
font   de    ce    drame    une    œuvre  prodigieuse  en  son  genre.  Ainsi  parlait 


,So  RICHARD    WAGNER 

M.  Schurc  il  y  a  déjà  dix-huit  ans,  après  l'apparition  des  Maîtres 
Chanteurs  à  Munich,  en  1868;  ainsi  pensent  aujourd'hui  tous  ceux  qui 
en  ont  suivi  la  représentation  en  quelque  ville  que  ce  soit  '. 

Les  séances  des  maîtres  chanteurs  de  Nuremberg  se  tenaient  dans 
réglise  même,  à  Tissue  du  service  divin  :  c'est  dans  ce  beau  décor  que 
Wagner  nous  les  présente,  et  son  premier  acte  débute  par  une  réunion 
préparatoire  au  grand  concours  qui  doit  avoir  lieu  le  lendemain,  jour 
de  la  Saint-Jean.  Le  chevalier  Walther  de  Stolzing  est  épris  de  la 
charmante  Éva,  lllie  du  riche  orfèvre  Pogner,  chez  lequel  il  ilcmcurc, 
et  comme  ce  dernier,  zélé  maitre  chanteur,  a  promis  la  main  de  sa 
fille  à  qui  triompherait  au  concours  de  la  Saint-Jean,  Walther  sollicite 
d'abord  le  titre  de  maître.  Mais  il  ignore  absolument  la  tabulaturc, 
et  quelques  conseils  que  lui  donne  David,  le  jeune  et  turbulent  apprenti 
de  Hans  Sachs,  ne  l'empêchent  jias  d'essuyer  une  déroute  complète 
devant  les  maîtres  assemblés.  Son  rival,  le  grellier  Sixtus  Beckmesser, 
cuistre  et  pédant  s'il  en  fut,  qui  lorgne  aussi  la  belle  Éva,  le  charge 
à  plaisir  et  note  bruyamment  sur  le  tableau  noir  ses  moindres  fautes 
contre  le  code  poétique;  alors  tous  les  maîtres  le  déclarent  indigne  et 
le  repoussent,  tandis  que  Sachs  seul  devine  et  pressent  la  force  et  la 
valeur  d'un  tel  poète. 

Lorsque  commence  le  deuxième  acte,  la  nuit  tombe.  Kva,  rentrant 
avec  son  père  au  logis,  ne  se  tient  pas  d'aller  consulter  Hans  Sachs 
sur  l'issue  de  l'épreuve,  sous  prétexte  de  chaussures  à  corriger.  Ici  se 
place  une  charmante  scène  de  coquetterie  naïve  de  la  part  de  la  jeune 
lille  qui  veut  tirer  les  vers  du  nez  à  l'astucieux  cordonnier.  Celui-ci, 
qui  n'est  pas  loin  d'aimer  Eva,  voit  ce  manège  et  s'y  prête;  il  finit 
cependant  par  lui  annoncer  l'échec  du  chevalier  et  Éva  s'emporte  contre 
la  sottise  de  tous  ces  vieux  pédants.  Walther,  n'ayant  plus  aucun 
espoir  de  vaincre,  va  pour  enlever  Eva;  mais  Hans  Sachs,  qui  veille 
sur  les  deux  enfants,  arrête  leur  fuite  et  fait  entrer  Walther  chez  lui. 
La  nuit  est  venue.  A  peine  le  veilleur  de  nuit  est-il  passé,  psalmodiant 
son  refrain,  que  le  sot  Beckmesser  arrive  pour  donner  une  sérénade  à 
Eva;  aux  cris  qu'il  pousse  afin  de  dominer  le  bruit  que  le  savetier  fait 
tout  exprès  pour  le  gêner,  les  voisins  se  réveillent,  prennent  parti  qui 
pour  l'un  qui  pour  l'autre,  en  viennent  aux  mains  et  se  battent 
allreuscment.  La  trompe  du  veilleur  de  nuit  retentit  au  loin,  tous  se 
sauvent  et  quand  celui-ci  reparaît,  tranquille  et  répétant  son  somnolent 
appel,  la  ville  entière  a  repris  son  calme  habituel  :  tout  dort. 

La  nuit  ramène  le  calme  en  ces  esprits  troublés.  Au  troisième  acte, 

I.  l.:i  (incti:|UC  élude  de  M.  Edouard  Schuré,  d'abord  publiée  à  la  Rcviic  des  Deux  Mondes,  .1 
reparu  depuis  dans  son  bel  ouvrage  en  deux  volumes  :  le  Drame  musical  (iH-l'i  el  iSS5). 


RICHARD    WACNKR 


iSi 


Hans  Sachs,  poursuivant  son  rôle  de  protecteur  envers  les  deux  amou- 
reux, et  sacrifiant  son  amour  iriiommc  un  peu  trop  mùr  au  bonheur  des 
deux  jeunes  gens,  initie  Walther  aux  principaux  secrets  du  bel  art  des 
maîtres  chanteurs.  Le  jour  du  concours  solennel  devant  tout  le  peuple 
assemblé  dans  une  prairie,    aux    bords    de    la    Pcgnitz,    est  enfin  venu. 


EVA     DANS     L    ATELIER     I)  K     HANS     SAC.US. 
Acle  III  des  M.ùtivs  Cli.mti'iirs.  —  I)\lplc^  le  l:ilileau  de  M.  .1.  Flûs^en  1. 

Le  fâcheux  Beckmesser,  qui  avait  cru  taire   merveille  en  s'cmparant  du 
texte  tout  sec  de  la  poésie  esquissée  par  Walther  et  corrioée  par  Hans 


I.  M.  Joseph  Flûggen ,  rameur  de  cette  jolie  composition,  a  la  haute  main  sur  toute  la  partie 
décorative  à  l'Opéra  de  Munich  el  c'est  lui  qui,  cette  année,  a  été  chargé  de  dessiner  les  costumes  pour 
les  représentations  de  Tristan  et  Iseiilt,  à  Bayrcuth. 


i82  RICHARD    WAGNER 

Sachs,  ne  peut  pas  en  sortir  quand  il  la  veut  chanter  à  son  tour,  et  se 
fait  huer  par  la  foule.  Walther  est  facilement  proclamé  vainqueur  et 
gagne  ainsi  la  main  d'Eva,  tout  en  reportant  l'honneur  de  sa  victoire 
à  l'excellent  Sachs. 

A  propos  de  cet  ouvrage,  essentiellement  historique,  il  se  pose  une 
question.  Cette  exclusion  de  l'histoire,  prononcée  par  Richard  Wagner 
au  profit  de  la  légende,  n'est-elle  pas  singulière  et  n"a-t-elle  pas  un 
caractère  trop  absolu,  même  à  ne  considérer  que  ses  propres  opéras? 
Sur  ce  point,  deux  écrivains  français  qui  ont  su  composer  sur  Richard 
Wagner  un  livre  ingénieux  et  clair,  chose  rare,  émettent  de  justes 
réflexions.  Il  leur  paraît  d'abord  que  le  mérite  d'un  poème  dramatique 
provient  moins  du  choix  du  milieu  où  se  meut  l'action  que  de  la  manière 
dont  elle  se  meut  dans  ce  milieu,  quel  qu'il  soit  :  il  est,  en  effet,  des 
livrets  historiques  excellents,  comme  aussi  de  pitoyables  livrets  légen- 
daires. «  Et  puis,  disent-ils,  qu'est-ce  que  la  légende?  N'est-ce  pas  le 
plus  souvent  de  l'histoire  non  contrôlée,  la  fausse  monnaie  de  l'histoire, 
une  variante  avec  broderies?  Qui  décidera  où  commence  l'une  et  où 
finit  l'autre?  Wagner  paraît  se  faire  fort  d'établir  la  distinction;  il  se 
prononce  hardiment;  il  rejette  l'histoire;  il  lui  faut  la  légende,  la  légende 

toujours.  Or,  son   œuvre   entier   dément  en  partie  cette  prétention 

Lohengrin  et  Tristan  sont  des  chevaliers  vivant  à  une  époque  et  dans 
un  pays  que  l'auteur  lui-même  a  soin  de  préciser,  et  les  accessoires 
dont  il  les  entoure  sont  fournis  par  l'histoire,  non  par  la  légende. 
Tannha;user,  frère  cadet  de  Robert  le  Diable,  nous  dévoile  un  coin  du 
jMoyen-Age  où  les  chevaliers-chanteurs  accomplissaient  des  exploits  qui 
n'ont  rien  de  fabuleux  :  le  Venusberg  n'est  qu'un  tableau  servant  de 
prologue.  Quant  aux  maîtres  chanteurs,  fut-il  jamais  reconstitution  du 
passé  plus  précise,  plus  curieuse,  plus  conforme  aux  procédés  de  l'his- 
toire? '   ))  Assurément  non. 

Donc,  ce  poème,  qui  renferme  des  scènes  charmantes,  des  situations 
vraiment  comiques,  est  tout  à  la  fois,  pittoresque  en  tant  qu'évocation 
d'une  ville  allemande  au  xvi'  siècle,  avec  ses  mœurs,  ses  corporations 
et  ses  fctes  populaires,  et  curieux  par  ses  données  d'une  rare  précision 
sur  les  épreuves  à  subir  pour  passer  maitre  chanteur.  Ceux  auxquels  ces 
détails  sembleraient  un  peu  longs  pourraient  se  délasser  en  écoutant 
une  orchestration  qui  n'a  pas  sa  pareille  et  dans  laquelle  on  découvre 
à  chaque  audition  de  nouveaux  trésors.  Ce  merveilleux  travail  d'orchestre  . 
est  tel,  qu'il  frappe  d'admiration  jusqu'aux  derniers  détracteurs  de 
Richard    Wagner;    mais    ils  ajoutent    malicieusement   qu'ils    aimeraient 

I.  L'CEuvi-e  dramatique  de  Ricliard  V,'ai;ner.  par  iMM.  Albert  Soubics  et  Charles  Malherbe  (un  vol. 
iii-i8,  chez  I''i.schbachcr,  iS86). 


RICHARD    WAGNER  ,83 

mieux  la  symphonie  sans  la  partie  chantée,  ijuc  Wagner,  disent-ils, 
traite  avec  une  grande  sécheresse  et  comme  un  récit  sans  accent.  11 
n'est  rien  de  plus  faux  :  pour  n'observer  aucune  coupe  déterminée  à 
l'avance,  pour  n'être  coulée  dans  aucun  moule  et  pour  suivre  exacte- 
ment la  parole,  chaque  phrase  confiée  aux  voix,  courte  ou  longue, 
tendre  ou  grandiose,  a,  toutes  les  fois  qu'il  le  faut,  une  forme  mélo- 
dique parfaitement  appréciable,  et  distincte  de  la  polyphonie  orchestrale. 
Est-il  rien  de  plus  délicieux,  par  exemple,  que  les  douces  paroles  échan- 
gées entre  Walther  et  Éva,  à  l'issue  de  la  messe,  que  l'allocution  de 
Pogner  annonçant  qu'il  donnera  sa  fille  au  vainqueur  du  concours,  que 
le  premier  chant  de  Walther,  que  le  dialogue  à  mots  couverts  de  Sachs 
et  d'Eva  à  la  tombée  de  la  nuit,  etc.? 

Mais  ce  travail  d'orchestre,  auquel  tous  rendent  hommage,  est  une 
conception  tellement  nouvelle  qu'il  convient  de  l'expliquer  aussi  claire- 
ment que  possible.  Tout  le  discours  symphonique,  ininterrompu  tant 
que  dure  l'acte,  est  bâti  en  majeure  partie  sur  certaines  phrases  typiques, 
ou  motifs  conducteurs  [Leitmotire).  Au  lieu  de  conserver  l'ancienne 
forme  de  l'opéra,  où  chaque  air,  chaque  ensemble  ou  chaque  morceau 
se  bornait  à  traduire  à  peu  près  les  sentiments  exprimés  à  tel  moment 
par  tel  personnage  en  scène,  en  négligeant  totalement  son  caractère 
général,  "Wagner  prétend  dépeindre  la  nature  et  le  caractère  de  ces 
personnages  par  des  motifs  qui  s'attachent  à  eux,  les  enserrent  et 
finissent  par  les  personnifier. 

Ces  motifs  typiques  ou  caractéristiques,  comme  on  voudra  les 
appeler,  diffèrent  entre  eux  et  par  leur  essence  et  par  la  façon  dont 
ils  sont  traités.  Certains  ont  leur  plein  développement  dès  qu'on  les 
entend  pour  la  première  fois  :  tel  celui  des  maîtres  chanteurs.  D'autres, 
exposés  d'abord  d'une  façon  fragmentaire,  vont  se  développant,  se 
superposant,  se  combinant  entre  eux  à  mesure  que  le  personnage 
auquel  ils  se  rapportent  dévoile  un  peu  plus  son  caractère  et  se  trouve 
entraîné  par  les  événements  extérieurs.  Tels,  les  motifs  typiques  de 
"Walther  et  d'Éva,  qui  rendent  à  merveille  la  progression  de  leur 
amour  :  d'abord  la  tendresse  naissante,  puis  l'ardeur  impatiente,  enfin 
la  passion  déclarée,  et  qui  montent,  croissent,  s'enchevêtrent  jusqu'à  ce 
qu'ils  éclatent  dans  toute  leur  plénitude  par  une  superbe  explosion. 

11  n'y  a  pas  à  dire  :  il  s'agit  là  d'un  art  entièrement  nouveau,  créé 
de  toutes  pièces  par  Richard  Wagner  et  qui  n'a  plus  aucun  rapport 
avec  l'opéra  proprement  dit,  tel  qu'il  a  été  conçu  jusqu'à  nos  jours. 
Comme  on  l'a  déjà  remarqué  à  propos  de  Tristan,  il  faut  subir  ce 
nouveau  genre  et  y  goûter  un  plaisir  extrême  ou  bien  le  repousser 
entièrement.    Point    de   tergiversation    possible.    Je   reconnais   volontiers 


i84 


RICHARD    WAGNER 


quune  œuvre  d'art  aussi  complètement  originale  et  londéc  sur  un 
travail  musical  aussi  complexe  exige  une  initiation,  comme  toute 
création  de  génie  ;  mais  cette  initiation  deviendra  graduellement  moins 
laborieuse  à  mesure  que  l'esprit  s'habituera  à  cette  nouvelle  forme 
d'art,  comme  il  s'est  habitué  à  l'ancien  opéra.  Dès  à  présent,  d'ailleurs, 
tous  ceux  epii,  selon  le  désir  de  Wagner,  écoutent  son  œuvre  en  dehors 
de  toute  idée  préconçue  et  se  laissent  simplement  dominer,  charmer, 
entraîner  par  le  génie,  en  ressentent  la  même  impression  captivante 
et  souveraine  à  l'exclusion  de  toute  autre. 

Et  comment  en  puurrait-il  être  autrement  avec  une  création  qui, 
outre  les  passages  déjà  cités,  renferme  des  épisodes  aussi  gais  que  la 
ronde  des  apprentis,  ou  la  sérénade  burlesque  de  Beckmesser  cou- 
ronnée par  ce  prodigieux  charivari  de  toute  une  ville  éveillée  en  sur- 
saut; des  pages  aussi  grandioses  que  l'ensemble  final  du  premier  acte, 
la  rêverie  et  le  monologue  de  Hans  Sachs,  l'ensemble  à  cinq  voix  du 
dernier  acte'  et  tout  le  tableau  final  du  concours,  sans  parler  de 
cette  admirable  ouverture  qu'on  applaudit  à  tout  rompre  actuellement, 
même  à  Paris,  et  qu'on  y  sifllait  avec  rage  en   1869? 

,  Il  parait  dillkilc  à  qui  rJllJchit  que  Wa.^ncr  ait  pu  c.n.poscr  ce  m,.,ccau  des  Alailrcs  Chanteurs, 
un  vci-ilablc  quinlc.tc  ayant  une  fo.-me  aétern.ince,  un  pe^^o  conca-lantc,  diraient  les  Italiens,  après 
avoir  formulé  un  systùu.e  aussi  absolu  que  celui  qu'il  développe  dans  Opéra  et  Drame  On  suppose 
alors  que  cette  paye  était  de  composition  très  antérieure,  on  dit  même  qu'il  voulut  la  déchirer  après 
avoir  terminé  les  huîtres  Chanteurs,  mais  que  sa  future  femme  parvint  a  l'en  empechci . 


RICHARD     WAUNKR,     PAR     KLIC. 
{llumorislisclic  Uhrttcr,  de  Vienne,  iS  mai  187;'.) 


CHAPITRE    XII 

SUITE     DU     SÉJOUR     A     TRIEBSCHEN.     RIENZI    A     PARIS 

LE    RHEINGOLD    ET    LA    VALKYRIE    A    MUNICH 
INSTALLATION    A    BAYREUTH    ET    CONSTRUCTION    DU    THEATRE 


usTE  au  moment  de  la  représentation  des  Maîtres 
Chanteurs,  en  juin  1868,  Richard  Wagner,  habitant 
toujours  Lucerne,  avait  pubHé,  d'abord  en  articles 
dans  la  Presse  de  l'Allemagne  du  Sud,  de  Munich, 
puis  en  brochure,  à  Leipzig,  un  important  travail  : 
Art  allemand  et  politique  allemande,  dont  on  connaît 
le  titre,  mais  que  personne,  ou  peu  s'en  faut,  n'a 
jamais  lu  en  dehors  des  pays  allemands'.  Cet  écrit  de 
longue  haleine  est  surtout  dirigé  contre  la  France,  ou  du  moins  contre 
l'influence  prépondérante  que  notre  pays  lui  paraissait  exercer  jusqu'en 
Allemagne,  et,  malgré  l'indifférence  affectée  de  l'auteur,  il  est  bien  permis 
de  penser  que  le  souvenir  de  l'échec  de  Tannhœuser  à  Paris  entrait  pour 
beaucoup  dans  cette  croisade  anti-française.  Obéissait-il  d'instinct  à 
quelque  aversion  de  race,  cédait-il  à  la  haine  sourde  qui  couvait  en 
Allemagne  alors  contre  nous  et  qui  allait  aboutir  à  une  guerre  désas- 
treuse, ou  bien  agit-il  par  calcul  en  épousant  cette  antipathie,  en 
l'incarnant  en  quelque  sorte  afin  que  son  œuvre  et  son  nom  devinssent 
la  personnification  du  génie  allemand  révolté  contre  la  civilisation 
française  ;  autant  vaut  ne  pas  soulever  cette  question,  que  personne, 
aujourd'hui,  ne  saurait  résoudre.  Il  aurait  fallu  pour  cela  lire  au  plus 
profond  de  son  esprit  et  encore  n'est-il  pas  bien  sûr  qu'on  y  eût  décou- 
vert quelque  chose;  il  est  très  possible,  en  effet,  qu'il  ne  se  rendît  pas 
compte  lui-même  des  secrets  mobiles  auxquels  il  obéissait  ou  semblait 
obéir  en  mainte  occasion. 

Tout  ce  travail  est  le  développement  d'un  passage  des  Recherches 
sur  l'équilibre  européen,  oia  l'économiste   Constantin  Franz  expose  l'in- 

I.  Dès  le  mois  de  septembre  1S67,  on  avait  annonce  lie  Munich  que  Wagner  renonçait  à  son 
idée  d'exposer  ses  théories  dans  une  feuille  spéciale  fondée  et  dirigée  par  lui  et  qu'il  rédigerait  sim- 
plement le  feuilleton  musical  du  nouveau  journal  Die  Sitddcutsche  Zeitung,  qui  allait  paraître  au 
I"  octobre.  Un  des  principaux  propriétaires  de  ce  journal  était  son  ancien  collègue  à  Dresde,  le 
directeur  de  musique  Auguste  Rœckel,  ce  qui  explique  son  concours  ;  mais,  dans  le  fait,  la  collabo- 
ration annoncée  se  réduisit  aux  articles  ci-dessus  indiqués  sur  la  politique  et  l'art  allemands. 

24 


,86  RICHARD    WAGNER 

llucnce  exercée  sur  le  système  européen  par  la  politique  française, 
telle  quelle  se  manifeste  dans  la  propagande  napoléonienne  :  «  Cette 
propagande,  dit-il,  ne  repose  sur  rien  autre  chose  que  sur  la  puissance 
de  la  civilisation  française,  sans  laquelle  elle  serait  elle-même  tout  à 
fait  impuissante.  Aussi  la  seule  digue  efficace  à  lui  opposer  consiste- 
t-elle  à  se  soustraire  à  l'empire  de  cette  civilisation  matérialiste.  Or, 
c'est  là  précisément  la  mission  de  l'Allemagne,  parce  que,  parmi  tous 
les  pays  du  continent,  l'Allemagne  seule  possède  les  dispositions,  la 
vigueur  d'esprit  et  la  force  d'âme  requises  pour  faire  prévaloir  une 
culture  plus  élevée,  contre  laquelle  la  civilisation  française  n'aura  plus 
aucun  pouvoir.  Ce  serait  là  la  véritable  propagande  allemande  qui 
contribuerait  très  essentiellement  au  rétablissement  de  l'équilibre  euro- 
péen. ))  Rien  qu'à  lire  cette  maxime  en  tête  d'un  écrit  où  l'auteur 
veut  étudier  les  rapports  entre  l'art  et  la  politique  en  général,  et  parti- 
culièrement entre  les  tentatives  de  l'art  allemand  et  les  prétentions  de 
l'Allemagne  à  une  plus  haute  importance  politique,  on  pressent  les 
développements  qui  vont  venir. 

Les  armées  alliées  ont  délivré  l'Allemagne  et  l'Europe  du  joug 
odieu.x  de  Napoléon  ;  mais  qu'importe  que  la  France  ait  été  matérielle- 
ment vaincue  si  elle  a  elle-même  vaincu  ses  vainqueurs  par  l'influence 
souveraine  des  lettres  et  des  arts?  Pour  repousser  cette  invasion  morale, 
il  ne  suffit  plus  de  baïonnettes  et  de  canons,  il  faut  créer  de  toutes 
pièces  et  soutenir  par  tous  les  moyens  l'art  national  allemand  en  face 
de  l'art  français.  Mais  pourquoi  cet  art  national  est-il  encore  à  créer? 
C'est  parce  que  la  scène  allemande  est  sous  la  domination  de  la  scène 
française  et  qu'elle  a  vainement  essayé  de  secouer  ce  joug  par  le  triple 
effort  de  Lessinof,  de  Goethe  et  de  Schiller.  Le  mal  remonte  en  France 
à  Louis  XIV,  «  qui  avait  érigé  les  règles  de  ce  qui  passerait  pour  beau, 
règles  dont  les  Français  ne  sont  pas  encore  débarrassés  sous  Napo- 
léon III  «,  et  en  Allemagne  à  Frédéric  le  Grand,  qui  subissait  aveu- 
glément l'influence  française  et  ne  montrait  que  du  dédain  pour  la 
culture  germanique,  a  Honneur  à  Schiller,  dit-il  en  substance,  pour 
avoir  donné  à  l'esprit  régénéré  la  forme  de  Vadolescent  allemand  qui 
regarde  avec  mépris  la  suffisance  britannique  et  les  séductions  pari- 
siennes; mais  les  princes  allemands  ne  tinrent  aucun  compte  de  ce 
réveil  de  l'esprit  national;  au  fond,  ils  n'ont  jamais  compris  autre  chose, 
sous  le  nom  de  culture  des  arts,  que  l'introduction  d'un  ballet  français 
ou  d'un  opéra  italien,  et,  à  le  bien  prendre,  ils  en  sont  encore  là  aujour- 
d'hui ;  c'a  été  une  véritable  trahison  envers  l'esprit  de  leur  peuple,  et, 
pour  l'expier,  il  faudra  plus  d'un  acte  de  bonté,  de  noblesse  et  de 
dévouement  de  leur  part.    y>  C'est,    ajoutc-t-il,    parce    qu'il    compte    sur 


RICHARD    WAGNER  •  ,87 

ces  actes,   qu'il    leur   signale  aussi  clairement    la    faute    commise   et   le 
moyen  de  la   réparer. 

Le  théâtre  est  à  ses  yeux  le  grand  agent  d'éducation  du  peuple, 
parce  que  c'est  là  que  le  génie  allemand  trouve  son  expansion  la  plus 
irrésistible.  C'est  par  le  théâtre  que  Lessing  avait  commencé  la  lutte 
contre  la  domination  française;  au  théâtre,  que  Schiller  l'avait  cou- 
ronnée de  la  plus  belle  victoire;  mais  Napoléon,  pour  dépayser 
l'esprit  allemand,  avait  repris  la  scène  aux  héritiers  de  Gœthe  et  de 
Schiller:  ici  l'opéra,  là  le  ballet;  Rossini,  Spontini.  Par  bonheur,  le 
génie  allemand  se  réveilla  encore  une  fois;  si  la  poésie  était  muette, 
la  mélodie  résonna,  et  le  souffle  de  Y  adolescent  allemand  passa  dans 
les  magnifiques  chants  de  Weber.  Il  faut  donc  se  détourner  à  jamais 
des  Français,  chez  lesquels  on  ne  trouve  que  pure  virtuosité  théâtrale, 
avec  un  don  particulier  d'imitation,  d'art  mimique,  et  qui  ne  cherchent 
qu'une  distraction  toute  frivole  dans  les  jeux  de  la  scène;  il  faut  remédier 
à  l'abaissement  du  théâtre  allemand,  qui  descendit  par  deux  fois  au 
degré  le  plus  bas,  en  adoptant  le  Guillaume  Tell  parodié  de  Schiller 
par  Rossini,  puis  le  Faust  parodié  de  Gœthe  par  Gounod  ;  il  faut  se 
retremper  entièrement  dans  l'esprit  du  peuple  allemand,  de  ce  peuple 
si  intelligent  et  si  moral,  et  qui  n'a  nullement  besoin  des  règles  fran- 
çaises, tant  la  bienséance  est  inhérente  à  la  pureté  et  à  l'intimité  de 
son  être. 

«  Demandons-nous,  dit-il,  quelle  richesse  inou'ie,  vraiment  incommen- 
surable, d'organisation  vivifiante  la  politique  de  l'Allemagne  posséde- 
rait en  elle-même  si^  par  analogie  avec  l'organisation  de  l'armée 
prussienne,  dont  nous  avons  cité  l'exemple,  les  éléments  propres  à  la 
culture  et  à  la  vraie  civilisation  étaient  attirés  dans  l'orbite  du  pouvoir 
où  les  gouvernements  se  tiennent  aujourd'hui  bureaucratiquement  ren- 
fermés. En  résumé,  les  dispositions  de  l'esprit  allemand  pour  l'art  sont 
universelles,  comme  la  mission  du  peuple  allemand  depuis  son  entrée 
dans  l'histoire.  C'est  à  ceux  qui  ont  dans  leurs  mains  les  destinées 
politiques  de  la  nation  à  donner  l'exemple  de  l'appropriation  de  cette 
renaissance  à  l'ennoblissement  de  la  vie  intellectuelle  du  peuple,  à 
la  fondation  d'une  nouvelle  civilisation  germanique,  qui  étendra  ses 
bienfaits  jusqu'au  delà  des  frontières  de  l'Allemagne.  »  Cet  appel 
s'adresse  à  tous  les  princes  allemands;  mais  celui-ci  est  plus  spécial  : 
«  Un  mot  du  vainqueur  de  Kœnigsgr^tz-  (Sadowa),  et  une  nouvelle 
force  entre  dans  l'histoire,'  une  force  devant  laquelle  la  civilisation 
française  pâlira  pour  toujours.   » 

En  un  mot  comme  en  cent,  faites  représenter  les  Xit>eluugen. 

A  la    première   représentation  des  Maîtres  Chanteurs  à  Munich,   il 


i88 


niCHARn    WAGNER 


n'y  avait  que  trois  Français,  avons-nous  dit,  et  M.  Pasdeloup  était 
l'un  des  trois.  Le  courageux  fondateur  des  Concerts  populaires,  pris 
d'une  belle  passion  pour  la  musique  de  Richard  Wagner,  avait  fait 
tout  ce  qui  dépendait  de  lui  pour  la  faire  apprécier  du  public  français; 
mais  sa  propagande  était  forcément  restreinte  aux  fragments  sympho- 
niques.  Lorsqu'il  prit  la  direction  du  Théâtre-Lyrique,  en  octobre  1868, 
il  voulut  aussitôt  nous  faire  entendre  un  ou  deux  opéras  complets  du 
maître,  afin  de  réparer,  dans  la  mesure  du  possible,  l'échec  de   Tann- 

hœiiser,  et  il  choisit,  pour  com- 
mencer,  Rienii    qui,    ne    sor- 
tant  pas  du   moule   ordinaire, 
paraissait  assez  propre  à  accli- 
mater tout  doucement  "Wagner 
chez  nous.  Celui-ci  refusant  de 
se    déranger  pour   si    peu    de 
chose,  M.  Pasdeloup  fit  même 
le  voyage   de   Paris  à  Zurich 
afin  de  s'entendre  avec  lui  sur 
ses  intentions,  de  prendre  ses 
mouvements,  etc.  Mais  il  avait 
compté     sans     l'ignorance     et 
l'entêtement    des    journalistes 
et  des  amateurs  français,  qui, 
sans    même   examiner  le  style 
de    l'œuvre   ou    s'informer    de 
sa  date,  attaquèrent  ou  défen- 
dirent    Rienii,     selon     qu'ils 
avaient     attaqué    ou    défendu 
d'autres    œuvres    signées    du 
même   auteur  :  on   applaudis- 
sait ou  Ton  sifflait  de  confiance 
et    sur    le    seul    nom    de    Wagner.    Cette    représentation ,     donnée    le 
6   avril    1869,    ne    modifia    donc    en    rien    l'état    de    l'opinion    publique 
envers    Richard   Wagner    et   la   tentative   honorable   de   M.    Pasdeloup 
n'eut  aucun  résultat  en    bien  ni  en  mal,  malgré  le  succès   qui  accueillit 
les    parties    purement    mélodiques,    comme    la   cavatine    d'Adriano,   la 
prière  de  Rienzi  et,  par-dessus  tout,  le  chœur  des  messagers  de  paix'. 

I.  La  traduction  française  était  de  MM.  Nuitter  et  Guilliaume.  Monjauze  chantait  avec  éclat  le  rulc 
de  Rienzi;  M"°'  Borghèse  et  Sternberg  représentaient  Adriano  et  Irène  d'une  façon  très  satisfaisante, 
enfin  une  jeune  élève  du  Conservatoire,  M"°  Polliart  (depuis  Priola),  ravissait  tout  le  monde  en  chan- 
tant le  petit  solo  dans  le  chœur  des  messagers  de  paix.  MM.  Lutz  (Orsino),  Giraudet  (Colonna),  Massy 
(Baroncelli),  Bacquié  (Cecco),  et  Labat  (Raimondo)  complétaient  un  ensemble  assez  bon. 


RICH.\RD     WAGNER,     PAR     GILL. 
[Éclipse,   18  avril  1S69.) 


3      j.-. 
C     -, 


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—      ^ 


,go  RICHARD    WAGNER 

Par  aflfectation  crimpartialité,  c'étaient  surtout  les  ennemis  de 
Richard  Wagner  qui  provoquaient  le  directeur  à  représenter  un  opéra 
plus  décisif  que  Riei!{i  — •  Lohengrin  par  exemple  —  afin  de  faire  une 
bonne  fois  justice  des  prétentions  du  prétendu  réformateur.  «  Quand 
trente  ou  quarante  mille  personnes  auront  été  scalpées  par  ce  sono- 
risme  de  Peau-Rouge,  écrivait  un  furieux,  la  libre  critique,  dont  la 
splendeur  du  véritable  art  est  le  seul  mobile,  ne  sera  plus  accusée  de 
parti  pris  à  l'égard  du  trop  célèbre  mélodiste  de  la  forêt,  et  le  wagné- 
risme  sera  tenu,  par  l'immense  majorité  des  dilettantes,  pour  ce  qu'il 
est  en  réalité,  c'est-à-dire  pour  la  plus  retentissante  des  mystifications.  » 
Celui-là  est  mort  fou.  Bref,  la  grande  masse  du  public,  indifférente 
entre  les  défenseurs  et  les  détracteurs  de  parti  pris,  s'ennuyant  surtout 
et  ne  voyant  là  qu'un  opéra  aussi  brillant,  aussi  bruyant,  mais  non 
plus  original  que  d'autres,  ne  marqua  pas  d'empressement  à  l'aller 
entendre  et,  malgré  le  bruit  qui  se  faisait  autour,  Rieii^i  ne  put  durer 
au  delà  de  vingt-six  représentations. 

D'ailleurs,  Wagner,  très  bien  conseillé  par  ses  amis  de  Paris  et 
tout  en  faisant  des  vœux,  cela  va  de  soi,  pour  le  succès  de  l'entreprise, 
avait,  par  lettre  rendue  publique,  afl:ecté  de  s'en  désintéresser.  «  ...  Ma 
présence  et  ma  participation  à  la  représentation  qui  se  prépare,  — 
écrivait-il  à  M"'"  Judith  Mendès,  —  pourraient  donner  lieu  à  un  malen- 
tendu. J'aurais  l'air  de  me  mettre  à  la  tête  d'une  entreprise  théâtrale 
dans  le  but  de  regagner  par  Rieii{i  ce  que  j'ai  perdu  par  Tannhœuser  ; 
c'est  du  moins,  sans  nul  doute,  ainsi  que  la  presse  interpréterait  ma 
venue.  Or,  la  mise  en  scène  de  RieiT{i  au  Théâtre-Lyrique  n'a  été 
qu'une  question  toute  personnelle  entre  M.  Pasdeloup  et  moi.  A  la 
suite  de  la  représentation  des  Maîtres  Chanteurs  à  Munich  et  de 
l'attention  dont  elle  a  été  l'objet,  plusieurs  propositions  m'ont  été 
faites.  On  a  d'abord  parlé  d'une  troupe  allemande  devant  donner  l'un 
après  l'autre  mes  six  opéras  à  Paris  ;  puis  on  a  voulu  tenter  Lohengrin 
en  italien;  puis  encore  Lohengrin  en  français,  que  sais-je?  Bref,  il 
n'était  pas  question,  cet  été,  de  moins  de  cinq  projets  concernant  la 
représentation  de  mes  œuvres  à  Paris  ;  cependant  je  n'en  ai  point 
encouragé  un  seul.  Quand  M.  Pasdeloup  est  venu  me  dire  qu'il  prenait 
la  direction  du  Théâtre-Lyrique  dans  l'intention  de  donner  plusieurs 
de  mes  ouvrages,  je  ne  crus  pas  pouvoir  refuser  à  cet  ami  zélé  et 
capable  l'autorisation  de  les  représenter  et,  comme  il  désirait  débuter 
par  Rien^i,  je  lui  dis  qu'en  eff'et  c'était  celui  de  mes  opéras  qui  m'avait 
toujours  paru  devoir  s'adapter  le  plus  aisément  à  une  scène  française. 
Écrit,  il  y  a  de  cela  trente  ans,  en  vue  du  Grand-Opéra,  Rien{i  ne 
présente  aux  chanteurs  aucune  des  difficultés  et  n'offre  au  public  pari- 


RICHARD    WAGNER  uji 

sien  aucune  des  ctrangetés  des  œuvres  qui  l'ont  suivi  :  tant  par  son 
sujet    que    par    sa    forme    musicale,    il    se    rattache    aux    opéras    depuis 

longtemps  populaires  à  Paris Ou  Rien{i  fera  son  chemin  sans  moi, 

ou,  s'il  n'est  pas  capable  de  le  faire  ainsi,  mon  assistance  ne  saurait 
l'y  aider  ;  telle  est,  en  peu  de  mots,  ma  façon  de  voir  et  la  ligne  de 
conduite  que  je  suis  décidé  ou,  pour  mieux  dire,  appelé  à  suivre  en 
ce  qui  concerne  la  représentation  de  mes  ouvrages  à  Paris,  tous  tant 
qu'ils  sont  ' » 

Grâce  à  cette  habile  politique,  il  ne  fut  nullement  atteint  par  ce 
succès  médiocre  et  put  facilement  s'en  consoler.  D'ailleurs,  des  ques- 
tions bien  autrement  palpitantes  pour  lui  se  débattaient  alors  en 
Allemagne  :  il  ne  s'agissait  de  rien  moins  que  de  mettre  à  la  scène  — 
enfin  !  —  les  Nibelungen.  Le  roi  de  Bavière,  dans  l'impatience  de  con- 
naître une  partie  ou  deux  de  la  nouvelle  création  de  Richard  Wagner, 
avait  décidé  qu'une  première  exécution  par  fragments  aurait  lieu  le 
25  août  i86g,  jour  de  sa  fête-,  et  dès  la  fin  de  juin  le  Grand-Théâtre 
avait  fermé  ses  portes,  la  scène  avait  été  mise  sens  dessus  dessous 
pour  y  installer  la  machinerie  nécessaire  à  la  représentation  d'une  œuvre 
qui  oflFrait  des  difficultés  inouïes,  presque  insurmontables.  Pendant  ces 
préparatifs  matériels,  les  artistes  de  l'orchestre  et  des  chœurs  travail- 
laient activement  sous  la  direction  de  Hans  Richter,  musicien  hors 
ligne  et  dévoué  du  fond  de  l'âme  aux  intérêts  de  Richard  Wagner. 

Les  choses  marchaient  donc  régulièrement  pour  la  musique  et 
cependant,  en  dépit  de  tous  les  efforts,  de  retard  en  retard,  on  avait  dû 
reculer  la  représentation  du  Rheingold  jusqu'au  i*^''  septembre.  A  l'ap- 
proche de  cette  date,  des  inquiétudes  très  vives  commencèrent  à  se 
produire  parmi  les  amis  de  l'auteur  au  sujet  de  la  mise  en  scène  et 
des  effets  décoratifs  :  tout  allait  de  travers  et  les  profondeurs  du  Rhin 
comme  les  splendeurs  du  Walhalla  étaient  d'un  ridicule  achevé.  Quel- 
ques zélateurs  pressés  télégraphièrent  à  Wagner  de  venir  à  Munich 
afin  d'en  juger  par  lui-même.  Il  arriva  aussitôt  et  fit  faire  une  répéti- 
tion   générale,    à   laquelle   on    admit    les    nombreux    fidèles,    dont    une 


1.  11  va  sans  dire  que  les  lettres  ou  c'crits  eu  frauyais  de  Richard  Wagner  destines  à  être  rendus 
publics  étaient  revus  et  corrigés  ;  mais,  avec  le  temps,  il  était  arrivé  à  parler  notre  langue  sans  de 
trop  grosses  incorrections.  Il  a  passé,  cette  année,  en  vente  publique  à  Berlin  une  pièce  in-folio  de 
32  lignes,  signée  seulement  de  l'initiale  R.  ;  ce  brouillon  d'une  lettre  écrite  en  français  (vers  1839)  à 
propos  de  la  traduction  du  livret  de  Rieii^^i,  montrera  quel  singulier  français  il  parlait  alors. 
«  Monsieur,  j'espère  bien  que  vous  aurier-la  bonté  de  tînir  votre  travail  pris  pour  moi  et  pour  mon 
avantage  de  corriger  ma  mauvaise  traduction  de  mon  sujet  d'un  grand  opéra  :  Rieii^i.  En  c'espérant, 
je  vous  prie,  Monsieur,  bien  fort  de  m'envoyer  cette  ouvrage  à  Mitau  sur  mon  adresse  si  bientôt  que 
possible.  »  Ce  curieux  spécimen  du  premier  français  de  Wagner  s'est  vendu  40  marks. 

2.  Au  commencement  de  l'année  précédente,  on  avait  déjà  répandu  le  bruit  que  le  roi  mettait  à  la 
disposition  de  Wagner  le  Palais  de  Cristal  de  Munich,  transformé  en  théâtre  à  sa  convenance,  et 
l'on  avait  beaucoup  ri  par  avance  de  l'aquarium  où  devaient  barboter  les  filles  du  Rhin. 


192 


RICHARD    WAGNER 


vingtaine  de  Parisiens,  accourus  pour  cette  représentation  solennelle  et 
qui  languissaient  à  Munich  :  ce  fut  une  véritable  débâcle,  et  Wagner 
voulut  exiger  une  mise  en  scène  un  peu  moins  grotesque.  Mais  à  ses 
protestations  l'intendant  royal  répondit  par  Tordre  de  passer  outre, 
aHn    de    donner    satisfaction  à  son   jeune    maître.    De    plus,  la    nouvelle 


COSTUME     DE       BRUNEHILD     DANS     «    LA     VAI.KYRIE    )l  , 


de  Farrivce  de  Richard  Wagner  avait  réveillé  d'anciennes  inimitiés 
politiques  et  Ton  ne  parlait  de  rien  moins  que  de  lui  donner  un  chari- 
vari pour  le  punir  de  sa  brochure  dirigée  contre  les  Juifs. 

Ainsi,  Richard  Wagner  se  trouvait  pris,  comme  protestant,  entre  les 
catholiques,  qui  ne  lui  pardonnaient  pas  raftection  du  roi,  et  les  Juifs, 
qui  avaient  sa  brochure  sur  le  cœur;  comme  auteur,  entre  un  inten- 
dant aveugle  et  des  décorateurs  maladroits.   Ce   qu"il  avait  de  mieux  à 


SI  EG  LIN  DE 
aide  Sicginiind  à  arracher  l'cpée  Ju  frciie,  sur  lequel  ils 
ont  gravé  leurs  initiales  dans  deux  cœurs  enflammes. 
(Tire  de  Sc/iiill:;c  et  Miillcr 
à  l'Aimcau  Ju  Nibcluii''.   1881.) 


RICHARD    WAGNER  ,^3 

faire  dans  cette  situation  tendue,  était  de  retourner  à  Lucerne  et  c'est 
à  quoi  ses  amis  le  décidèrent  sans  peine.  Hans  Hichtcr,  de  son  côté, 
n'hésitait  pas,  malgré  sa  position  précaire,  h.  sacrifier  le  poste  inespéré 
de  maître  de  chapelle  à  Munich,  et  refusait  de  conduire  une  repré- 
sentation aussi  mal  préparée;  quant  au  chanteur  Betz,  pour  se 
soustraire  à  de  vaines  sollicitations,  il 
repartit  pour  Berlin  le  jour  même. 
Malgré  ces  graves  défections,  l'inten- 
dant royal  s'efforçait  de  répondre  au 
désir  du  roi  qui  voulait  connaître  à 
tout  prix  le  Rheingold  et  il  allait  de- 
mandant basse  chantante  et  chef  d'or- 
chestre à  tous  les  échos  :  il  suppliait 
d'abord  M.  Camille  Saint-Saëns,  ensuite 
un  chef  de  Weimar,  de  remplacer  Hans 
Richter  à  la  tète  de  l'orchestre,  et 
des  deux  côtés  il  éprouvait  un  refus 
péremptoire.   Hans  de  Bûlow,  de  plus, 

se  disait  malade.  En  fin  de  compte,  après  avoir  épuisé  les  tentatives 
d'arrangement  les  plus  baroques,  il  dut  avouer  au  roi  l'impossibilité 
radicale  où  l'on  se  trouvait  de  représenter  le  Rheingold  avant  la  fin  de 
septembre,  au  plus  tôt. 

Cette  série  de  contre-temps   ne  fut  qu'un  stimulant  à  l'affection   du 

souverain  pour  le  compositeur,  et, 
malgré  les  efforts  de  ses  conseillers, 
trop  habiles  pour  ne  pas  exploiter 
cet  incident,  le  roi  n'eut  de  repos 
que  lorsqu'il  fut  sur  le  point  d'en- 
tendre le  Rheingold.  Pour  ne  pas 
perdre  tout  le  fruit  des  études  faites 
et  de  l'argent  dépensé,  on  s'adressa 
bien  vite  au  machiniste  Brandt,  de 
Darmstadt,  qui  vint  corriger  l'œuvre 
maladroite  des  machinistes  de  Mu- 
nich ;  le  baryton  Kindermann  prit  la 
succession  de  Betz,  et  le  répétiteur 
Éberle  fut  chargé  de  poursuivre  les  études  à  la  place  de  Hans  Richter, 
destitué  sur  l'heure.  Avant  la  fin  du  mois,  la  volonté  royale  était 
remplie  :  la  première  représentation  put  avoir  lieu  le  22  septembre, 
grâce  au  travail  ardu  que  s'étaient  imposé  quinze  jours  durant  Wûllner, 
le    nouveau    chef   d'orchestre,    les    chanteurs   Vogl    et    Kindermann   et 


LOGE,     LE     DIEU     DU     FEU, 
emporté  par  son  énorme  manteau  rouge 
(Tiré  de  Schicll\c  et  Midlcr 
à  i'Aniicju  du  Xihclinig,  1881.) 


194  RICHARD    WAGNER 

l'habile  machiniste  Brandt.  Le  but  matériel  de  tant  d'efforts  était 
atteint,  mais  l'effet  moral  était  douteux;  le  public  de  la  première 
représentation  demeura  indécis,  presque  hostile,  et  la  patience  allemande, 
si  justement  reconnue  pourtant,  ne  supporta  pas  sans  broncher  quatre 
interminables  tableaux,  sans  entractes  ni  repos.  Il  faut  dire  que  ce 
retard  d'un  mois  avait  bien  changé  la  composition  de  la  salle  ;  que 
beaucoup  des  plus  fidèles  partisans,  après  avoir  fait  si  longtemps  le 
pied  de  grue  au  mois  d'août,  n'avaient  pas  pu  ou  voulu  revenir  en 
septembre,  de  façon  que  le  R/ieiiigold  fut  joué  devant  un  public  moins 
entraîné,  moins  acquis  au  compositeur  et  même  en  partie  défavorable 
à  ses  innovations.  Quoi  qu'il  en  fût,  l'œuvre  avait  toujours  été  repré- 
sentée, et  c'était  un  grand  point  :   l'honneur  était  sauf. 

Un  romancier-poète,  en  narrant  ces  incidents  dans  lesquels  il 
s'attribue  un  rcMe  décisif,  avance  que  l'Or  du  Rhin  fut  retardé  d'une 
année  entière  :  un  tel  manquement  de  mémoire  sur  le  point  capital 
montre  assez  combien  il  faut  se  défier  de  ces  récits  de  poète.  En 
revanche,  il  a  tracé  de  Wagner  à  cette  époque  un  portrait   tout  à  fait 

vivant    :    a  Quelquefois   nous   étions    assis,   mais   lui,    jamais!    Non, 

il  ne  me  souvient  pas  de  l'avoir  vu  assis  une  seule  fois,  si  ce  n'est  au 
piano  ou  à  table.  Allant,  venant  par  la  grande  pièce,  remuant  les 
chaises,  changeant  les  fauteuils  de  place,  cherchant  dans  toutes  ses 
poches  sa  tabatière  toujours  perdue  ou  ses  lunettes,  qui  étaient  quel- 
quefois accrochées  aux  pendeloques  des  candélabres,  mais  qui  n'étaient 
jamais  sur  son  nez,  empoignant  le  béret  de  velours  qui  lui  pendait  sur 
l'œil  gauche  avec  l'air  d'une  crête  noire,  le  triturant  entre  ses  poings 
crispés,  le  fourrant  dans  son  gilet,  le  retirant,  le  replaçant  sur  ses 
cheveux,  il  parlait,  parlait,  parlait  ! 11  s'envolait  dans  des  emporte- 
ments :  sublimes  images,  calembours,  barbarismes,  un  flot  incessant, 
toujours  heurté,  toujours  renouvelé,  de  paroles  superbes,  tendres,  vio- 
lentes ou  bouffonnes.  Et,  tantôt  riant  à  se  décrocher  la  mâchoire, 
tantôt  s'attend rissant  jusqu'aux  pleurs,  tantôt  se  haussant  jusqu'à 
l'extase  prophétique,  il  mêlait  tout  dans  son  extraordinaire  improvisa- 
tion :  les  drames  rêvés,  le  roi  de  Bavière  qui  n'était  pas  un  incchaiit 
garçon,  les  tours  que  lui  jouaient  les  maîtres  de  chapelle  juifs,  les 
abonnés  qui  avaient  sifflé  Tannhœiiser,  M""  de  Metternich,  ces  gueux 
d'éditeurs,  la  réponse  qu'il  voulait  faire  à  la  Gaiettc  d'Augsboiirg,  le 
théâtre  qu'il  ferait  bâtir  sur  une  colline,  près  d'une  ville,  et  oij 
viendraient  de  tous  les  pays  tous  les  peuples ,  Sébastien  Bach , 
M.  Auber,  etc.,  etc.  '   » 

L'année  suivante,  après  l'Or  du  Rhin,   c'était  naturellement  le  tour 

1.  Richard  Wagner,  par  M.  CaUillc  .Vlcndès  (i   vol.  in-iS,  Charpentier,   1886). 


r^r.'-'^iit.iWWft.vj.M»..  . 


li^V- 


'%^. 

r,  ;^-^ 


RICHARD    WACNKR  ,o5 

de  la  Val  kyrie,  dont  quelques  fragments  importants,  mais  seulement 
des  fragments,  comme  la  scène  finale  du  premier  acte  et  la  chevauchée 
des  Valkyries,  avaient  été  exécutés  à  Munich,  à  A'icnne,  en  \8G3  et 
1864.  Cette  fois,  les  mesures  furent  si  bien  prises  que  la  représenta- 
tion eut  lieu  juste  au  jour  promis,  le  26  juin  1870,  et  qu'on  ne  fut  pas 
contraint  de  renvoyer  d'ardents  auditeurs,  venus  de  tous  les  coins  de 
l'Europe  :  on  avait  trop  perdu  à  les  voir  partir  avant  le  Rheingold. 
Aussi  le  résultat  fut-il  infiniment  meilleur  :  il  faut  ajouter  que  la 
pièce  rentrait  mieux  dans  le  cadre  habituel,  que  la  Valkyric  présentait 
une  lutte  de  passions  humaines  autrement  vivante  et  intéressante  que  les 
solennelles  évolutions  du  Rheingold,  et  que  Wagner,  poète,  avait 
remarquablement  servi  Wagner,  musicien,  en  lui  oftVant  de  véritables 
«  situations  »  dramatiques  à  mettre  en  musique.  Le  musicien,  à  son 
tour,  avait  secondé  le  poète  admirablement  dans  cet  épisode  si  passionné 
de  la  reconnaissance  de  Sieglinde  et  de  Siegmund  au  premier  acte, 
dans  les  scènes  de  Brunehild  au  deuxième,  surtout  celle  avec  Siegmund  ; 
dans  la  chevauchée  des  Valkyries,  les  adieux  de  Wotan  à  Brunehild 
et  cet  audacieux  embrasement  final,  qu'on  réprouvait  aux  répétitions 
pour  toutes  sortes  de  bonnes  raisons  et  qui  gagna  sa  cause,  en  dernier 
ressort,  devant  le  public. 

Ce  fut  donc  un  succès,  malgré  de  fâcheux  pronostics,  un  grand 
succès,  auquel  de  timides  coups  de  sifflet,  lancés  surtout  pendant  les 
longues  scènes  du  deuxième  acte,  ajoutèrent  quelque  agrément.  Lexé- 
cution  était  de  tout  point  parfaite  :  M"""  Stehle  (Brunehild),  M.  et 
M'""  Vogl  (Siegmund  et  Sieglinde),  MM.  Kindermann  (Wotan),  Bause- 
wein  (Hunding)  et  M""  Kaufmann  (Fricka)  avaient  tous,  mais  surtout 
M"*^  Stelhe,  montré  une  rare  intelligence  dramatique  et  avaient  remar- 
quablement rendu  le  caractère  de  leurs  personnages;  les  huit  Valkyries, 
soeurs  de  Brunehild,  étaient  représentées  par  M""^  Possard,  M""  Leo- 
noff,  MûUer,  Hornauer,  Eichheim,  Ritter,  E.  Seehofer  et  Tyroler. 
L'orchestre  aussi,  dirigé  par  F'ranz  Wiillner,  comme  pour  le  Rheingold, 
se  montra  parfait  d'entrain  et  d'ensemble  :  il  était  augmenté  d'un  tiers 
—  120  exécutants  au  moins  —  et  était  placé  en  contre-bas  du  parterre, 
hors  de  la  vue  du  spectateur,  conformément  aux  indications  de  Wagner, 
qui  avait  pu  enfin  réaliser  une  réforme  à  laquelle  il  tenait  essentielle- 
ment. La  mise  en  scène,  très  luxueuse  et  fort  ingénieusement  conçue, 
était  due  au  machiniste  Brandt  et  au  peintre-décorateur  Jank  :  le  tout 
pour  la  bagatelle  de  cinquante  mille  florins. 

C'était  le  roi  qui  payait  ;  c'était  le  roi  qui  rendait  seul  possible  une 
telle  e.xécution  des  ouvrages  de  Richard  Wagner,  et  cependant  il 
n'assistait  pas  à  cette  première   représentation.  Il  se  réservait  de  venir 


,f)5  RICHARD    WAGNER 

à  la  troisième,  et,  pour  en  mieux  jouir,  il  exigeait  que,  trois  jours 
auparavant,  on  lui  jouât  le  Rhciiigold  :  ce  n'est  pas  lui  qui  aurait 
jamais  trouvé  qu'on  lui  en  donnait  trop  à  entendre;  au  contraire,  il 
n'en  avait  jamais  assez.  Wagner,  alors,  pour  exprimer  ses  sentiments 
de  profonde  reconnaissance  à  son  royal  ami,  composait  une  pièce  de 
vers  vraiment  émue  et  la  faisait  imprimer  en  tète  de  la  première  par- 
tition de  la  Valkyrie  ;  il  la  supprima  par  la  suite  pour  la  remplacer 
par  une  dédicace  générale  de  la  tétralogie  à  son  bienfaiteur  : 

O  Roi  !  noble  protecteur  de  ma  vie  ! 
O  toi  !  suprême  refuge  d'une  bonté  inépuisable, 
Arrivé  maintenant  au  but  de  ma  vie,  je  lutte 
Pour  trouver  le  mot  digne  de  tes  bienfaits. 


Ce  que  tu  fus  pour  moi,  moi  seul,  je  puis  le  mesurer 
En  voyant  ce  que  j'étais  sans  toi. 

Pas  une  étoile  ne  m'apparaissait  qu'elle  ne  pâlit  aussitôt. 
Les  espérances  suprêmes,  je  les  ai  perdues  une  à  une... 

El  maintenant,  je  vais,  fier  et  heureux,  par  de  nouveaux  sentiers 
Dans  le  royaume  ensoleillé  de  ta  Grâce  '  ! 

Deux  mois  après  l'apparition  de  la  Valkyrie  à  Munich,  le 
25  août  1870,  Richard  Wagner,  veuf  depuis  quatre  ans  et  demi,  épou- 
sait à  Lucerne  M"^'-'  Hans  de  Biilow,  qui  venait  de  divorcer  avec  son 
mari  pour  s'unir  à  l'homme  qu'elle  aimait  et  qu'elle  admirait  par- 
dessus tout;  ce  mariage  eut  lieu  le  plus  simplement  du  monde,  en.  pré- 
sence du  fidèle  Hans  Richter  et  de  deux  ou  trois  amis.  M"'"  Hans  de 
Biilow,  née  Cosima  Liszt,  était  la  tille  du  grand  pianiste  et  de 
M'"''  d'Agoult.  Elle  avait  alors  vingt-neuf  ans  ;  elle  apportait  à  son 
nouveau  mari  une  âme  aimante,  un  esprit  viril  et  très  cultivé,  un 
dévouement  inépuisable,  dont  elle  lui  avait  déjà  donné  maintes  preuves 
depuis  si  longtemps  qu'elle  le  soutenait  dans  la  vie.  En  se  remariant, 
M""-"  de  Biilow  gardait  auprès  d'elle  quatre  jeunes  filles  charmantes  nées 
'de  son  premier  mariage  et  dont  l'aînée,  M'''^  Blandine  de  Biilow,  a 
épousé  depuis  le  comte  italien  Gravina,  tandis  que  sa  sœur  Daniela 
s'unissait,  cette  année  même,  à  M.  de  Thode,  privat-docent  à  l'uni- 
versité de  Bonn. 

Richard  Wagner,  en  appelant  Hans  de  Biilow  partout  où  il  allait, 
à  Zurich,  à  Munich,  à  Lucerne,  avait  fait  en  quelque  sorte  la  fortune 
artistique  des  deux  époux.  Hans  de  Biilow,  très  distingué,  très  ins- 
truit, qu'on  destinait  d'abord  à  la  diplomatie  et  qui  s'était  voué  à  la 
musique  sur  l'arrêt  rendu  par  Liszt  et  par  Richard  Wagner,  musicien 
prodigieux   qui    portait    une    admiration    religieuse    à    son    idole    et    qui 

I    Guide  musical  '17  juin   iSM\i.  Arlicle  ntcrologique  de  M.  Maurice  KulVcralh  sur  le  roi  Louis  II. 


RICHARD     WAGNER     VERS      1S74. 
Dessin  Je  M.  H.  de  Liphart. 


igS  RICHARD    WAGNER 

retenait  par  cœur  les  moindres  essais  ébauchés  par  Wagner,  était 
tout  à  fait  son  esclave  et  sa  chose.  11  n'est  pas  étonnant  que  sa  femme, 
au  contact  de  cette  adoration  brûlante,  ait  senti  croître  en  elle  une 
passion  qui  se  trahit  lors  des  représentations  de  Tristan,  en  i865,  si 
merveilleusement  dirigées  par  Hans  de  Bûlow  avec  un  zèle  d'apôtre, 
qui  s'accrut  encore  au  moment  des  Maîtres  Chanteurs,  et  qui  la 
porta  enfin  à  abandonner  son  mari  pour  aller  à  Lucerne.  Ce  départ 
précipité  fut  un  coup  de  foudre  pour  l'homme  et  l'artiste  ;  des  lueurs 
sanglantes  passèrent  devant  ses  yeux,  mais  l'artiste  eut  raison  de 
l'homme.    «    Si    c'était   quelqu'un    qu'il   fût   permis   de  tuer,   dit-il  avec 

une  résignation  héroïque,  je  l'aurais  déjà  frappé »  Il  ne  revit  jamais 

le  maître  auquel  il  avait  tant  donné  de  sa  vie  et  de  son  cœur,  mais  il 
ne  garda  pas  rancune  au  génie,  et  plus  tard,  quand  sa  douleur  fut 
apaisée,  il  se  remaria  lui-même  et  se  dépensa  plus  activement  que 
jamais  pour  le  triomphe  de  la  cause  wagnérienne  ;  on  le  vit  bien 
lorsqu'il  s'agit  de  souscrire  et  de  pousser  aux  représentations  de  la 
tétralogie  à  Bayreuth  '. 

Dès    1S69,    une    Française,    éprise   avec    passion  de  la   musique   de 
Richard  Wagner,  allait   lui    rendre   visite  à  Lucerne    et    décrivait   ainsi 
sa  retraite  et  son   calme  intérieur  de  famille  :   «  Au  coucher  du  soleil, 
j'abordai  à  Triebschen,  à  ce  coin  de  terre  béni,  où  j'ai  passé  depuis  de 
si   charmantes   heures.    C'était   une    sorte   de   promontoire,   très    pitto- 
resque, qui  s'avançait  dans  le  lac;  Il  n'y  avait   ni    grille,    ni    porte;    le 
jardin  n'avait  pas  de  limites  marquées  et  se  prolongeait,  à  l'infini,  sur 
les    montagnes   voisines.    La    maison    était   très   simple   extérieurement, 
grise  avec  un  toit  de  tuiles  sombres;  mais,  dans  l'intérieur,  d'un  arran- 
gement plein  de  goût  et  d'élégance,  on  sentait   la  main   d'une   femme. 
jyjme    Wagner    m'apparut   au    milieu    de   ses    enfants,    blonde,    grande, 
gracieuse  avec    un    beau   sourire   et   les   yeux   bleus,    doux   et    rêveurs. 
Cette  soirée  fut  délicieuse  :  le  maître  montra    un  entrain,   une   gaieté, 
une  verve  incomparables.  Je  ne    m'attendais   pas  à  cette   vivacité   d'es- 
prit, à  ces  saillies,  à  ces  finesses  de  langage.   Il"  parla   de    Paris   où    il 
avait    beaucoup     souffert,    mais    qu'il    aimait    encore,    et    sans    aucune 
amertume  de  la  grande  bataille  de  Tannhœuser'-.   » 

1.  Deux  ans  après,  a  la  tin  de  l'annce  1872,  la  consécration  religieuse  fut  donnée  en  présence  de 
Liszt,  de  Vabbé  Liszt,  à  Punion  de  Richard  Wagner  avec  M'""  de  Bulow,  celle-ci,  née  catholique,  ayant 
adopté  la  religion  luthérienne,  qui  était  celle  de  son  nouveau  mari.  —  Wagner  n'avait  pas  divorcé,  mais 
il  avait  profité  du  divorce,  et  cela  lui  valut  un  honneur  dont  il  se  serait  bien  passe.  Pour  ses  étrenncs 
de  l'année  1881,  le  commandeur  Épailly,  président  de  la  Société  des  Amis  du  divorce,  ayant  son 
siège  à  Paris,  71,  rue  Saint-Sauveur,  lui  donnait  avis  que  la  Société  l'avait  nommé  «  membre 
honoraire  à  titre  d'hommage  ».  Et  force  fut  à  Wagner  de  remercier  ledit  commandeur  et  la  Société 
«  de  l'attention  dont  il  était  l'objet  u  par  une  lettre  assez  sèche  et  dont  le  commandeur  s'est  volontiers 
dessaisi  d'ailleurs,  car  elle  a  passé  dernièrement  en  vente  publique,  à  Paris. 

2.  Richard  Wagner  et  son  œuvre  poétique,   par  M'""  Judith  Gaiiticr  (in-12,  chez  Charavay,  1882). 


RICHARD    WAGNER  199 

Après  quinze  jours  de  quasi-résidence  à  Triebschcn,  la  visiteuse 
était  liée  avec  ses  hôtes  d'une  telle  amitié  qu'elle  partait  le  cœur  gros, 
en  leur  promettant  bien  de  revenir  l'année  suivante.  Elle  y  retourna 
en  etïet  ;  de  plus,  elle  acceptait  avec  bonheur  d'être  marraine  du  fils 
qui  naissait  alors  à  Richard  Wagner  et  que  celui-ci,  fort  occupé  de  la 
composition  de  Siegfried,  baptisait  du  nom  de  son  héros  :  Siegfried 
Wagner.  Mais  elle  ne  put  être  marraine  du  bambin  que  de  loin,  et  la 
dernière  lettre  qu'elle  recevait  de  Wagner  avant  le  siège  de  Paris, 
lettre  datée  du  5  septembre  1870,  parlait  justement  de  la  cérémonie  : 
«  Au  moment  de  la  bénédiction,  disait  Wagner,  un  orage  nous  envoya 
des  éclairs  et  des  coups  de  tonnerre  bruyants.  Il  parait  que  les  coups 
de  foudre  joueront  leur  rôle  dans  la  vie  de  ce  terrible  garçon.  Mais 
j'aime  ces  augures  du  ciel,  tandis  que  je  prends  en  aversion  ces  coups 
terrestres  qui  nous  ont  privés  de  votre  assistance.  Je  garde  notre 
silence  convenu  de  si  bon  sens.  Oui,  heureusement,  il  y  a  une  région 
d'existence  où  nous  sommes  et  restons  toujours  unis.  Tout  ce  qui  nous 
sépare,  même  dans  nos  Jugements  sur  les  choses  qui  appartiennent  à 
cette  région,  ne  peut  contribuer  qu'à  nous  rapprocher  davantage  et 
plus  intimement  avec  le  temps.  «  Il  s'agit,  dans  ces  dernières  lignes, 
de  la  guerre  qui  commençait  et  sur  laquelle  il  avait  été  convenu  que 
les  chers  amis  tarderaient  un  silence  absolu. 

En  cette  même  année  1870,  et  comme  pour  profiter  du  bruit  que 
faisait  autour  de  son  nom  la  réédition  du  Judaïsme  dans  la  musique, 
signé  cette  fois  en  toutes  lettres,  Wagner  publiait  deux  de  ses  écrits 
critiques  les  plus  intéressants  sous  une  forme  assez  brève.  C'était 
d'abord  sa  brochure  :  Ueber  das  Dirigireii  fSur  la  direction  de 
l'orchestre)  qui  n'eut  pas  d'écho  hors  d'Allemagne,  mais  qui,  visant 
directement  plusieurs  maîtres  de  chapelle  en  renom,  enflamma  bien 
des  colères  et  raviva  les  discussions  les  plus  violentes  contre  ou  pour 
Richard  Wagner;  même  en  dehors  de  ces  attaques,  cette  étude  est 
l'une  de  ses  meilleures  :  c'est  tout  un  petit  traité  sur  le  style,  où  il 
expose  ses  vues  sur  la  meilleure  manière  de  rendre  la  musique  classique, 
avec  de  nombreux  exemples   tirés  de  Beethoven,    Mozart,    Weber,  etc. 

L'autre  travail  :  Beethoven,  paru  le  2  décembre  à  Leipzig,  est  un 
singulier  amalgame  de  métaphysique  et  de  musique;  il  résume,  en 
quelque  sorte,  tous  les  écrits  sur  la  métaphysique  de  la  musique  et 
découle  des  idées  de  Schopenhauer  sur  l'art  musical,  idées  que  ce  phi- 
losophe avouait  ne  pouvoir  nullement  prouver,  quoiqu'elles  le  satis- 
fissent. Wagner,  non  content  de  les  admettre,  y  ajoute  encore  des 
citations  empruntées  à  l'essai  de  Schopenhauer  sur  les  visions  et  les 
matières  qui  s'y  rapportent,  et  ces  citations   sont   au    moins    sujettes   à 


2O0 


RICHARD   WAGNER 


caution  ;  mais,  abstraction  faite  de  ce  gribouillis  philosophique,  il  y  a 
dans  cette  brochure  un  exposé  des  pensées  de  "Wagner  sur  le  sens  de 
la  musique  de  Beethoven,  qui  vaut  d'être  attentivement  lu  par  les 
oens  sérieux  :  c'est  l'écrit  d'un  musicien  judicieux  encore  et  clairvoyant, 
malgré  Schopenhauer. 

En  1871,  Richard  Wagner,  voulant  faire  une  surprise  à  sa  femme 
pour  le  jour  de  sa  naissance  et  célébrer  aussi  le  premier  anniversaire 
de  son  fils  âgé  d'un  an,  écrivit  en  cachette  un  morceau  tout  intime 
et  familial  ;  il  l'intitula  :  Siegfried-Idyll,  et  prit  soin  d'expliquer,  dans 

une  préface  versifiée,  qu'il  s'était 
proposé  de  rendre  l'impression 
des  sentiments  purs  et  sereins 
qu'on  éprouve  auprès  du  ber- 
ceau d'un  tout  jeune  enfant. 
Cette  idylle ,  écrite  pour  petit 
orchestre,  est  bâtie  sur  deux  ou 
trois  thèmes  saillants  de  la  par- 
tition de  Siegfried  (notamment 
le  motif  d'amour  en  /;//  mineur 
de  la  dernière  scène)  auxquels 
se  mêle  une  berceuse  populaire 
allemande  :  ce  morceau,  qui 
reste  tout  le  temps  dans  une 
demi-teinte  rêveuse  et  tendre, 
est  réellement  exceptionnel  sous 
la  plume  du  maître  et  déroute 
aussi  bien  ses  admirateurs  que 
ses  détracteurs  par  ce  parti 
pris  de  rêverie  et  de  douceur. 
Wagner,  pour  que  la  surprise 
fût  complète,  avait  tout  com- 
biné secrètement  avec  Hans  Richter,  qui  séjournait  alors  en  Suisse  et 
qui  prépara  l'exécution  en  recrutant  à  Zurich  un  petit  orchestre  et  en 
le  faisant  répéter. 

Au  jour  marqué,  Hans  Richter  amena  ses  musiciens  à  Trieb- 
schen,  les  groupa  tant  bien  que  mal  sur  le  perron,  se  chargea  de 
jouer  lui-même  les  quelques  mesures  de  trompette  et  Wagner  prit 
la  direction  de  la  petite  bande  :  à  la  première  attaque,  M'""^  Wagner 
sortait  de  sa  chambre  et  jouissait  avec  ravissement  de  la  touchante  atten- 
tion de  son  mari.  Cette  composition,  naturellement  dédiée  à  M"'"  Wagner 
et  qu'on  appelle  assez  souvent  :  Morceau  de  l'escalier,  en  souvenir  de 


LE     MESSIE     DES    JUIFS,      DERNIERE     MANIERE. 

Entrée  de  Liszt  à  Jérusalem  entre  les  deux  maris  de 
sa  fille  :  Hans  de  Bûlow  et  Richard  Wagner. 

[Dcr  Floli,  de  Vienne,   1S81.) 


lUCHAKI)    \VA(iNi:i<. 


sa  première  éxecution,  fut  rejouée  en  1871  à  Mannlieim,  et  en  1877 
à  Meinini;en,  à  la  cour  du  grand-duc,  toujours  sous  la  direction  de 
Fauteur;  mais  c'est  seulement  en  1S78  qui!  se  décida  à  la  publier,  — 
et  deux  ans  après  on  en  avait  connaissance  à   Paris. 

En  réalité,  M'"""  Wagner  ne  dut  éprouver  cpfune  surprise  très 
relative,  car  ces  sortes  de  concerts,  ces  célébrations  d'anniversaires  en 
musique  sont  d'un  fréquent  usage  en  Allemagne,  et  Richard  Wagner 
n'y  manquait  jamais  pour  sa  part,  exhumant  quelque  œuvre  de  jeunesse 
oubliée,  offrant  quelque  composition  nouvelle  en  primeur  :  c'est  ainsi 
qu'en  1878,  toujours  pour  l'an- 
niversaire de  sa  femme,  il  lui 
faisait  entendre,  avant  tout  le 
monde,  à  Bayreuth,  le  prélude 
de  Parsifal,  puis  qu'il  se  don- 
nait ensuite  à  lui-même  le 
plaisir  de  diriger  la  symphonie 
en  ///  mineur.  Et  quand  il  pré- 
parait ces  surprises  musicales, 
il  devait  se  rappeler  celle  que 
le  roi  Louis  II  lui  avait  ména- 
gée, une  certaine  fois,  pour 
fêter  son  propre  anniversaire. 
C'était  le  22  mai  i86g.  A  cette 
date  étaient  arrivés  chez  Wa- 
gner, à  Triebschen,  quatre  ins- 
trumentistes français  qui  pas- 
saient à  juste  titre  pour  les 
meilleurs  interprètes  des  der- 
niers quatuors  de  Beethoven  : 
MM.  Maurin,  Colblain,  Mas 
et  Jacquart,  ce  dernier  rempla- 
çant  Chevillard    qui    n'avait    pu    se    joindre    à    ses    partners    habituels. 

Ces  messieurs  étaient  reçus  en  secret  par  un  tiers  informé  des 
intentions  du  roi  de  Bavière  ;  ils  préparèrent  leurs  instruments  et 
n'attendirent  que  le  signal.  Quelle  fut  la  surprise  du  maître,  lorsque, 
entrant  dans  son  salon  en  robe  de  chambre  assez  négligée,  il  aperçut 
nos  quatre  artistes  au  port  d'armes!  Il  demeura  d'abord  bouche  bée, 
puis,  reconnaissant  xMaurin,  cju'il  avait  entrevu  à  Paris,  il  l'accueillit  à 
bras  ouverts  et  leur  fit  fête  à  tous,  avec  une  joie  sincère.  .\Iors  ceu.\-ci 
lui  jouèrent  plusieurs  quatuors,  notamment  le  8%  le  14'  et  le  15". 
La  journée    se    passa   ainsi    le    plus   cordialement    du   monde,   avec   des 


LtS  MODERNES  CHEVALIERS   DU  (3KAAI.  . 

Liszt.  Richard  Wagner.  Bulow. 

(Dit  h'ioli,  de  Viciiiii;,  Ho  iiiiu  1SS2.) 


iO 


202  RICHARD    WAGNER 

cntr'actes  pour  se  rafraîchir  et  bavarder.  Dans  un  de  ces  moments 
d'arrêt,  Wagner  porta  deux  toasts,  Tun  à  son  royal  protecteur,  Tautre 
«  au  plus  grand  musicien  français,  à  Camille  Saint-Saëns  »,  —  le  même 
Saint-Saëns  qui  depuis...  mais  passons.  Wagner  avait  conservé  le 
souvenir  le  plus  vivace  de  cette  fête  inattendue,  et,  quelques  années 
avant  sa  mort,  il  disait  encore  à  Tun  de  ses  amis  de  Paris  qu'il  n'avait 
jamais  entendu  mieux  jouer  les  derniers  quatuors  de  Beethoven  que 
par  ces  quatre  artistes  français. 

Cependant,  ces  exécutions  espacées  d'année  en  année  des  différentes 
parties  de  la  tétralogie  répondaient  assez  mal  au  désir  de  l'auteur,  car, 
en  les  jouant  ainsi  comme  des  opéras  distincts,  on  rentrait  dans  l'ordre 
habituel  ;  et  Wagner  avait  voulu,  tout  au  contraire,  en  composant  ce 
grand  ensemble,  «  exprimer  l'antagonisme  de  ses  tendances  artistiques 
et  des  institutions  théâtrales  existantes  »  ;  lancer  une  protestation, 
presque  un  défi  contre  la  condition  actuelle  des  théâtres  d'opéra  :  or,  du 
moment  qu'on  traitait  chaque  fragment  de  ce  tout  comme  un  ouvrage 
ordinaire,  il  n'y  avait  plus  ni  protestation,  ni  défi.  Wagner,  dès  lors, 
fut  hanté  d'une  idée  fixe  :  avoir  un  théâtre  où  il  régnât  en  maître 
absolu,  où  son  œuvre  pût  être  exécutée  dans  des  conditions  pour  ainsi 
dire  adéquates  et  identiques  à  celles  de  la   conception. 

Dès  1867,  il  caressait  cette  idée,  et  son  ami,  l'architecte  Gottfried 
Semper,  avait  alors  dessiné  sur  les  ordres  du  roi  Louis  un  plan 
qu'on  avait  pu  voir  à  l'Exposition  de  Zurich  ;  mais  ce  plan  gigan- 
tesque, qui  ne  tenait  compte  d'aucune  difficulté  de  terrain  ou  autre, 
devait  entraîner  à  des  dépenses  tellement  ruineuses  que  le  roi  s'en 
effraya  :  sa  cassette  aurait  été  vidée  à  peine  au  quart  des  travaux,  et 
les  Chambres  n'eussent  sûrement  pas  voté  le  moindre  crédit  pour  tout 
bouleverser  à  l'intention  de  Richard  Wagner.  L'hostilité  de  son  peuple 
et  de  ses  ministres  avait  déjà  contraint  Louis  II  à  laisser  fermer,  après 
deux  mois  d'essai,  l'école  de  chant  établie  selon  les  idées  de  Richard 
Wagner  pour  lui  former  des  chanteurs.  Qu'aurait-ce  été  s'il  s'était  agi 
de  dépenser  des  sommes  énormes  en  vue  d'édifier  le  théâtre-modèle? 
Alors,  Wagner  reconnut  que  cette  protection  royale  était  insuffisante 
pour  lui  procurer  le  théâtre  spécial  nécessaire  à  la  représentation  de 
la  tétralogie  telle  qu'il  l'avait  conçue,  —  et  il  résolut  de  recourir  au 
peuple  en  exaltant  son  patriotisme  artistique  et  son  orgueil  national. 

Le  terrain  était  merveilleusement  préparé,  à  ce  point  de  vue,  après  la 
guerre  de  1870,  et  l'orgueil  surexcité  du  peuple  allemand  devait  accueil- 
lir avec  plus  de  chaleur  les  prédications  de  Wagner  contre  l'art  welche 
et  pour  l'art  germanique.  Un  instant,  il  s'était  bercé  de  l'espoir  de  trou- 
ver  dans  le  nouvel  empereur  une  aide  autrement  effective  que  celle  du 


RICHARD    WAGNER  2o3 

roi  de  Bavière;  mais  Guillaume  I",  assez  peu  porté  vers  la  musique,  lui 
avait  simplement  envoyé  trois  cents  thalers,  peut-être  en  remerciement 
de  la  marche  fKaisermarschJ,  que  Wagner  avait  composée  pour  célé- 
brer le  couronnement  du  nouvel  empereur  d'Allemagne  et  qu'on  avait 
exécutée  pour  la  première  fois  à  Berlin  le  14  avril  1S71  ;  c'est  d'ailleurs 
une  composition  magnillque,  tout  à  fait  inspirée  de  Bach  et  de  Beetho- 
ven, mais  il  est  douteux  que  l'empereur  s'en  inquiétât  beaucoup.  Trois 
cents  thalers,  c'était  peu  auprès  de  ce  que  l'auteur  espérait,  et  il  ne 
cache   pas   son   mécontentement   dans  ces  lignes  qu'il  fait  bon  méditer. 

c(  Rien  de  pareil,  écrit-il  avec  amertume,  à  ce  que  j'avais  projeté, 
et,  en  dernier  lieu,  commencé  avec  confiance,  grâce  au  concours  d'amis 
enthousiastes,  n'avait  jamais  encore  été  entrepris  :  c'eût  été  essentielle- 
ment digne  de  l'appui  de  notre  jeune  gouvernement  impérial,  qui  ne 
pouvait  inaugurer  son  brillant  règne  plus  glorieusement  qu'en  donnant 
l'aide  la  plus  franche  à  un  objet  désintéressé  et  pour  un  motif  pure- 
ment idéal.  On  pouvait  avoir  d'autant  plus  volontiers  confiance  en  lui 
que  le  peuple  allemand  même  est  pauvre  et  n'a  pas  de  vastes  ressources 
à  sa  disposition  pour  satisfaire  ses  besoins  intellectuels,  taudis  que  le 
gouvernement  était,  à  cette  époque,  riche  jusqu'au  superflu  par  les  termes 
du  traité  avec  son  voisin  vaincu.  Mais  les  pouvoirs  qui  régnaient  en 
Allemagne,  négligents  comme  à  l'ordinaire  des  intérêts  de  l'art  véri- 
table, ne  virent  alors  dans  mes  efforts,  comme  ils  n'y  avaient  toujours 
vu  auparavant,  que  l'expression  de  la  plus  extrême  ambition  person- 
nelle, et,  dans  l'institution  que  je  projetais,  rien  que  la  demande  extra- 
vagante d'une  représentation  extraordinaire  et  inusitée  de  mes  propres 
ouvrages,  pour  ma  seule  satisfaction  d'amour-propre  personnel.  L'achè- 
vement de  mon  entreprise  fut  dès  lors  laissé  entièrement  à  moi  et  à 
mes  amis  '.   » 

Pendant  les  derniers  temps  de  son  séjour  en  Suisse,  en  décembre 
1870,  il  avait  publié  sa  belle  étude  sur  Beethoven,  dans  laquelle  il 
rattachait  habilement  l'œuvre  du  maitre  des  maîtres  à  la  sienne,  en 
expliquant  que  Beethoven  avait  été  irrésistiblement  amené,  par  la  pro- 
gression continue  de  son  génie,  à  joindre  la  parole  à  l'orchestre  dans 
sa  dernière  symphonie,  et  que  lui,  Wagner,  avait  repris  l'idée  suprême 
du  maître  en  fondant  la  toute-puissance  symphonique  de  l'orchestre  et 
la  toute-puissance   de   la   parole  dans  sa  nouvelle  œuvre  d'art.   Il  avait 

I.  Richard  Wagner,  lŒuvre  et  la  mission  de  m.i  vie,  autobiographie  traduite  par  M.  Edmond 
Hippcau  {1884).  —  Wagner  s'était  donc  inge'nunicnt  Hatté  qu'une  partie  des  milliards  payés  parles 
Français  seraient  affectés  à  la  fondation  de  son  Théâtre  idéal.  Certains  biographes  allemands  assurent 
même  qu'en  1870  il  aurait,  par  ressentiment  de  l'échec  di^Tannbceiiser  à  Paris,  vivement  poussé  le  roi 
Louis  H  à  s'allier  à  la  Prusse.  Mais  le  moyen  de  croire  qu'il  ait  dépendu  du  rui  et  de  son  musicien 
que  la  Bavière  prît  ou  non  parti  contre  nous,  quand  la  Prusse  ordonnait,  et  ne  peut-on  relever  assez 
de  griefs  dans  les  écrits  authentiques  de  Wagner,  sans  recourir  à  de  pareilles  imaginations  ? 


204 


RICHARD    WAGNER 


également  fait  paraître  vers  la  même  époque,  en  avril  1870,  une 
brochure  sur  Texccution  du  festival  théâtral  l'Anneau  du  Nibching,  où 
il  expliquait  toutes  les  conditions  qu'il  croyait  indispensables  pour 
atteindre  au  but  suprême  de  l'art,  qui  était,  selon  lui,  d'arracher 
entièrement  le  spectateur  à  la  réalité  et  de  le  transporter  dans  un 
monde  imaginaire,  en  le  faisant  vivre  de  la  vie  des  héros  en  scène. 

Il  ne  se  contentait  plus,  pour  cela,  des  ressources  ordinaires  de  Tart 
musical  ;  il  avait  recours  à  des  moyens  purement  matériels  et  modifiait 
la  disposition  même  du  théâtre.  En  faisant  l'obscurité  presque  complète 
dans  la  salle,  il  isolait  chaque  spectateur  du  reste  de  l'assistance  et 
le  forçait  à  concentrer  toute  son  attention  sur  la  scène  où  les  per- 
sonnages, éclairés  suivant 
l'usage,  de  face  et  par  en 
bas,  des  coulisses  et  du 
cintre,  auraient  l'air  de  se 
mouvoir  dans  un  monde 
inconnu,  surnaturel.  De 
plus,  afin  de  supprimer  tout 
ce  qui  pouvait  rappeler  la 
vie  ordinaire  ou  l'artifice 
du  théâtre,  il  rendait  l'or- 
chestre invisible  pour  les 
spectateurs,  en  le  plaçant 
en  avant  de  la  scène,  dans 
une  excavation  décorée  du 
nom  singulier  d'abîme 
mystique^  et  d'où  les  ondes 
sonores,  adoucies  et  mieux 
fondues,  devaient  se  ré- 
pandre insensiblement  par  toute  la  salle,  envelopper  chaque  auditeur  d'ef- 
fluves mystérieux.  Et  c'est  d'après  ces  indications  que  Gottfried  Sempcr 
avait  édifié  sur  le  papier  ce  théâtre  incomparable  en  vue  des  Nibelungen  '. 


,.,^^^;-^IlMLMOM'  imn  n  i 


M.    IIANS    RICHTHR    DIRIGEANT    l.  OUCHKSTKE    A    llAVREU'Ill. 
D'après  un  croquis  original. 


I.  Cet  orchestre  invisible,  dcjiit  i'ide'e  première,  à  la  rigueur,  peut  découler  de  Grctry,  —  ce  qui 
fait  honneur  à  sa  perspicacité  sans  dépre'cier  l'innovation  de  Wagner  —  est  bien  placé,  comme  d'ordi- 
naire, en  avant  de  la  scène;  mais  il  s'étend  beaucoup  en  dessous,  les  instruments  les  plus  bruyants 
s'enfonçant  de  plus  en  plus  sous  le  plancher.  Une  sorte  de  demi-voûte  légère,  en  bois,  semblable  aux 
boites  de  nos  souffleurs,  s'étend  tout  le  long  de  la  scène  et  cache  entièrement  au  public  l'orchestre  et 
son  chef;  celui-ci,  au  contraire,  est  très  bien  vu  de  tous  les  musiciens  et  chanteurs.  L'expérience,  au 
résumé,  fut  entièrement  favorable,  n  On  avait  craint,  dit  M.  Dannreuther,  que  cette  disposition 
n'étouffât  les  effets  délicats  d'orchestre;  il  se  trouva,  tout  à  rebours,  que  les  détails  les  plus  subtils  se 
percevaient  à  merveille  et  que  les  instruments  de  bois  s'entendaient  plus  distinctement  que  jamais; 
de  plus,  ]cs  furte,  qui  semblent  toujours,  en  l'état  habituel,  provenir  d'une  explosion  subite  de  trom- 
pettes et  de  trombones,  étaient  d'un  éclat  moins  brutal  et  répondaient  de  la  sorte  au  désir  de  Wagner.  » 
Parfois  même,  cela  semblait  un  peu  trop  terne  et  doux  à  certains  auditeurs. 


2o6  RICHARD   WAGNER 

Mais  ce  théâtre-modèle,  où  le  construire?  Ici,  Wagner  hésitait. 
Tout  en  désirant  rester  sur  le  territoire  bavarois,  pour  garder  les 
avantages  que  lui  offrait  la  protection  royale,  il  ne  voulait  pas  de 
Munich,  dont  la  population  lui  était  toujours  hostile;  car  ce  qu'il  cher- 
chait avant  tout,  c'était  à  assurer  l'exécution  de  sa  tétralogie,  en 
dehors  de  toutes  compétitions  politiques,  religieuses  ou  autres.  C'est 
ce  qui  le  décida  à  se  fixer  dans  une  petite  ville  de  20,000  âmes,  soit 
au  milieu  d'une  population  insuffisante  pour  former  un  public,  loin  de 
toute  inimitié,  à  l'abri  de  tous  les  préjugés,  de  toutes  les  traditions, 
de  toutes  les  habitudes.  Au  mois  d'avril  1871,  il  s'en  vint  visiter  la 
ville  de  Bayreuth,  dans  la  Haute-Franconie,  à  laquelle  on  n'arrivait 
que  par  un  détour,  de  Nuremberg  ou  de  Bamberg,  et,  le  9  novembre 
de  la  même  année,  après  avoir  pris  conseil  d'amis  éprouvés,  tels  que 
MM.  Feustel,  Gross,  etc.,  il  décidait  que  son  théâtre-modèle  serait 
érigé  dans  cette  ville  écartée  et  tranquille. 

11  convient  d'ajouter  —  point  essentiel  —  que  la  municipalité  de 
Bayreuth,  ville  aux  trois  quarts  protestante  et  dévouée  au  parti  national 
libéral,  ne  pouvait  manquer  de  s'intéresser  à  ce  projet,  qui  devait 
réveiller  en  elle  la  vie  artistique,  éteinte  depuis  longtemps,  et  qu'elle 
faisait  gracieusement  don  à  Wagner  des  deux  terrains  nécessaires  pour 
son  théâtre  et  pour  la  maison  qu'il  devait  se  faire  bâtir  dans  les 
environs.  C'est  en  1872  que  Lucerne  fut  abandonné  pour  Bayreuth, 
et  M""^  Wagner  écrivait  le  22  avril  à  M™"  Mendès-Gautier  :  «  Un 
dernier  mot  de  Triebschen,  ma  chère  amie,  que  nous  quittons  le  cœur 
gros,  et  avec  l'esprit  inquiet.  Demain  Wagner  se  rend  à  Bayreuth;  je 
le  suis  avec  les  enfants  et  Rus  dans  huit  jours.  Nous  ne  voulons  pas 
partir   sans  vous  envoyer   notre  souvenir  et  nos  tendresses...  '  » 

Pour  réaliser  la  somme  nécessaire,  évaluée  à  3oo,ooo  thalers 
(1,125,000  francs),  Wagner  adopta  le  plan  d'un  de  ses  plus  zélés 
partisans,  le  pianiste  Cari  Tausig,  qui  mettait  en  souscription  mille 
actions  de  3oo  thalers  (1,1 25  francs),  donnant  le  droit  d'assister  aux  trois 
séries  de  représentations  de  la  tétralogie,  à  douze  soirées  en  tout;  des 
tiers  d'action  donneraient  le  droit  d'assister  à  une  seule  série.  Un 
certain  nombre  de  ces  parts  de  fondateurs  étaient  déjà  souscrites  lorsque 

I.  Richard  Wagner,  par  M""  Judith  Gautier.  —  Le  membre  de  la  famille  qui  re'pondait  au  nom 
de  Rus  était  un  magnifique  terre-neuve  noir,  auquel  Wagner  portait  une  affection  toute  pater- 
nelle. Il  avait  d'ailleurs  la  passion  des  bêtes,  des  chiens  en  particulier,  et  l'on  a  souvent  raconte 
que  la  composition  des  Maîtres  Chanteurs  fut  arrûte'e  assez  longtemps  par  suite  d'une  morsure  que 
lui  avait  faite  à  la  main  droite  un  misérable  chien  errant  recueilli  et  soigné  par  'Wagner  à  Zurich. 
La  plaie  était  devenue  assez  douloureuse  pour  l'empêcher  d'écrire,  et  comme  il  ne  pouvait  dicter  sa 
musique,  il  fut  réduit  à  une  inaction  qui  dut  terriblement  l'impatienter,  mais  le  malheureux  chien 
malade  n'en  fut  pas  moins  bien  soigné.  «  Quand  un  chien  a  reçu  une  bonne  éducation,  dit  le  Wagner 
de  Faust,  il  intéresse  même  un  sage,  u 


RICHARD    WAGNKR  207 

Tausig  mourut,  emporte  par  la  fièvre  typhoïde,  en  juillet  1871.  De 
plus,  le  10  juin  de  cette  même  année,  M.  Emile  Heckcl  avait  imafrinc 
le  système  des  associations  wagnériennes,  et  il  en  avait  fondé  lui- 
même  une  à  Mannheim;  Texpérience,  aussitôt,  prouva  qu'il  y  avait 
dans  toute  l'Allemagne,  et  même  au  delà,  quantité  de  gens  prêts  à 
fournir  leur  part  de  travail  et  d'argent ,  qui  n'auraient  cependant  pas 
pu  verser   les  3oo  thalers. 

Alors  un  comité  de  patronage,  présidé  par  M.  Frédéric  Feustel, 
riche  banquier  de  l'Allemagne  du  Sud,  et  composé  de  MM.  Adolphe 
Gross,  Théodore  Muncker,  Emile  Heckcl  et  Frédéric  Schœn,  donna 
l'impulsion  la  plus  vive  aux  sociétés  qui  se  formaient  dans  toute  TAlle- 
niagne  et  ses  colonies,  puis  à  Saint-Pétersbourg,  Varsovie,  New- York, 
Amsterdam,  Bruxelles,  Paris,  Stockholm,  le  (>aire,  Milan,  Londres, 
enfin  dans  le  monde  entier,  pour  provoquer  des  adhésions  et  recueillir 
les  moindres  souscriptions  en  vue  de  la  représentation  des  Nibelungen. 
Les  membres  de  ces  associations,  réunies  sous  le  nom  de  Wagnerve- 
rein,  organisaient  aussi  des  représentations  au  profit  de  l'œuvre,  et  le 
maître,  à  son  tour,  se  mettait  à  parcourir  l'Allemagne,  donnant  des 
concerts  composés  de  fragments  de  la  tétralogie,  à  Mannheim,  Vienne, 
Hambourg,  Schwerin,  Berlin,  Cologne,  etc.;  assistant  à  des  banquets 
et  prononçant  des  discours  pour  enflammer  le  zèle  des  souscripteurs. 
11  ne  s'agissait  toujours,  c'est  important  à  noter,  que  de  construire  un 
théâtre  exprès  pour  y  représenter  trois  fois  la  tétralogie.  Alors  Wagner 
est  à  son  apogée,  et  tout  l'univers,  spectacle  merveilleux,  s'agite  afin 
de  réaliser  ses  gigantesques  projets. 

La  première  pierre  du  Théâtre  des  Festivals  fut  posée  en  grande 
pompe  par  Richard  Wagner,  au  haut  de  la  colline  de  Bayrcuth,  le 
22  mai  1872,  de  façon  que  la  naissance  de  ce  monument  concordât 
avec  celle  de  son  fondateur,  —  à  soixante-neuf  ans  de  distance,  —  et, 
le  jour  même,  il  recevait  un  télégramme  du  roi  Louis  II  :  «  Du  plus 
profond  de  mon  cœur  je  vous  exprime,  cher  ami,  en  ce  jour  d'une  si 
haute  portée  pour  toute  l'Allemagne,  mes  félicitations  les  plus  chaudes 
et  les  plus  sincères.  Salut  et  bénédiction  à  la  grande  entreprise  de 
l'année  prochaine.  Je  suis  aujourd'hui,  plus  que  jamais,  en  esprit  avec 
vous.  »  Près  de  deux  mille  musiciens  et  chanteurs  étaient  venus  assister 
à  cette  cérémonie  et  avaient,  de  la  sorte,  encouragé  les  illusions  du 
compositeur,  qui  se  flattait  de  pouvoir  représenter  sa  tétralogie  au 
printemps  de  1874. 

Pour  célébrer  dignement  ce  grand  jour,  on  donna  un  concert  dans 
l'ancien  théâtre,  si  coquet  et  si  joli,  des  Margraves  de  Bayrcuth,  où 
Richard   Wagner  dirigea  l'exécution  de  sa  marche    impériale   (Kaiser- 


2oS 


RICHARD   WAGNKR 


marscli)  et  de  la  Neuvième  Syniplioiiic  arranq^éc  à  sa  guise,  avec 
addition  de  cors  et  trompettes  à  pistons  dans  le  passage  du  Scherzo, 
où  il  trouvait  que  les  instruments  de  bois  ne  suffisaient  pas;  transpo- 
sition à  l'octave  supérieure  de  plusieurs  traits  de  ilùte,  etc.  «  Cette 
symphonie  était,  dit-il,  la  pierre  d'assise  idéale  de  lart  national,  qui  allait 
donner  au  peuple  allemand  victorieux  le  premier  exemple  d'une  grande 
solennité  scénique,  d'une  représentation  dramatique  et  musicale  qui 
fût  la  perfection  môme.  »  Quelques  jours  après.  M"'"'  Wagner  écrivait, 
toujours  à  M™"^  Gautier  :  «  Notre  fête  est  passée,  et,  en  dépit  d'un  fort 
mauvais  temps,  elle  a  été  magnifique.  Ce  que  Beethoven  nous  chantait  : 


Tous    les    hommes    deviennent   frères 


s'était    réalisé    durant    ces 


quelques  jours  à  Bayreuth,  où  de  tous  les  coins  du  monde  sont 
accourus  nos  amis,  connus  ou  inconnus,  ayant  tous  une  même  pensée, 
une  même   foi...   « 

Wagner,  pour  donner  un  grand  lustre  à  cette  cérémonie,  avait  fait 
appel  aux  musiciens  et  chanteurs  de  bonne  volonté  de  l'Allemagne 
entière;  il  n'en  demandait  que  trois  cents  :  plus  de  quatre  cents 
s'étaient  mis  à  ses  ordres.  I']t  quand  la  fête  fut  finie,  il  rédigea  une 
sorte  de  proclamation  à  son  peuple,  en  véritable  souverain  de  ce  royaume 
musical  :  «  Il  m'a  été  impossible  de  serrer  la  main,  en  leur  disant 
adieu,  à  chacun  des  membres  de  cette  superbe  réunion  d'artistes  qui, 
dans  ces  heureux  jours  de  mai,  venant  de  maintes  contrées  lointaines, 
se  sont  groupés  autour  âc  moi  ])our  célébrer  notre  grand  Beethoven, 
et  il  m'est  également  difficile  maintenant  de  leur  adresser,  même  par 
écrit,  ce  salut  d'adieu.  Je  remercie  mes  amis,  chanteurs  et  musiciens, 
qui,  du  nord  et  du  sud,  de  l'est  et  de  l'ouest,  de  Berlin  jusqu'à  Vienne, 
de  Pesth  jusqu'à  Mannheim,  ont  répondu  à  mon  invitation  pour  cette 
noble  solennité  artistique.    » 

Fait,  écrit  et  publié  à  Bayreuth,  le  24  mai   1S72. 


SIEGFRIED    ET    LE    DRAGON    ATTENUANT    I,  HEURE    DU    COMBAT. 
(Tiré  de  ScInilyC  cl  Millier  à  l'Anneau  du  Nibelunf;,  iSS3.) 


CHAPl'l'RE    XIU 


L   ANNEAU     DU     NIBKl.UNG      A      BAYKEUTH 


"losr  moi  et  mes  amis,  écrit  fièrement  Wagner  dans 
idùirrc  et  la  mission  de  ma  rie,  en  iHyc),  qui 
avons  pu  mener  à  bien  une  aussi  colossale  entre- 
prise. Puis  il  insiste  en  développant  sa  pensée  : 
«  Jamais  ime  pareille  œuvre  ne  s'était  accomplie  au 
milieu  de  plus  grandes  diflicultés  et  d'anxiétés  plus 
vives,  en  dépit  de  la  plus  mesquine  opposition,  quand 
s'éleva  enfin  le  Théâtre  idéal  à  Bayreuth.  On  y 
voulut  réunir  tout  ce  qui  pouvait  être  minutieusement  ajouté  parmi  les 
plus  précieuses  ressources  de  la  scène,  pour  la  première  célébration 
d'un  grand  festival  dramatique  allemand,  pour  une  solennité  qui, 
malgré  toutes  les  entraves,  fut  essentiellement  conforme  aux  véritables 
principes  de  l'art  :  la  représentation  trois  fois  renouvelée  des  quatre 
parties  de  mon  Anneau  du  Nibelung  dans  l'été  de  l'année  1S76.  »  Enivré 
par  son  triomphe,  il  oubliait  apparemment  ce  qu  il  avait  écrit  dix 
ans  plus  tôt,  dans  sa  lettre  à  propos  de  Rien{i  :  «  Ma  nature  autant 
que  ma  destinée  m'ont  voué  à  la  concentration  et  à  la  solitude  du  tra- 
vail, et  je  me  sens  absolument  impropre  à  toute  entreprise  extérieure.  » 
Orgueil  bien  légitime  à  tout  prendre,  après  tant  de  difificultés 
vaincues,  d'obstacles  surmontés.  Cette  cérémonie  du  22  mai  1S72,  qui 
semblait  annoncer  le  succès  définitif  de  Richard  Wagner,  provoqua  un 
violent  retour  oflFensif  contre  lui.  Ses  ennemis,  surtout  les  Juifs, 
n'avaient  pas  désarmé  :  ils  furent  exaspérés  par  la  perspective  de  son 
prochain  triomphe  et  lui  portèrent  des  coups  furieux.  Dès  la  fin 
de  l'année,  un  médecin  dont  le  nom  indicjue  assez  la  race,  le  ducteur 
Puschmann,  rendait  publique  une  consultation  que  personne  ne  lui 
avait  demandée  et  qui  concluait  à  la  folie,  ni  plus  ni  moins,  de  Richard 
Wagner.  11  proclamait  qu'il  avait  fort  admiré  le  Wagner  de  Tann- 
Iiœuser  et  de  Loliengrin,  mais  que  la  force  créatrice  du  maître  était 
comme  épuisée  depuis  son  séjour  à  Munich,  où  s'étaient  déclarés  les 
premiers  symptômes  de  la  folie.  A  dater  de  cette  époque,  assurait-il, 
l'artiste  avait  eu  le  douloureux  sentiment  de  son  impuissance,  et  tous 
les   eflbrts  qu'il    avait  tentés  pour   réveiller   son    génie  n'avaient  abouti 

27 


210  RICHARD   WAGNER 

qu'à  des  résultats  désordonnés  et  incohérents.  Ce  docteur  sans  pareil 
assurait  aussi  qu'il  avait  reconnu  deux  signes  diagnostiques  de  la  folie  en 
Richard  Wagner  :  d'abord  l'orgueil  excessif  et  la  manie  des  grandeurs 
qui  avait  éteint  chez  le  malade  le  sentiment  de  tout  ce  qu'il  y  avait 
d'élevé  en  dehors  de  lui,  ensuite  et  surtout  le  délire  de  la  persécution 
qui  lui  faisait  découvrir  «  un  Juif  embusqué  partout  où  ses  productions 
n'obtenaient  pas  le  grand  succès  dont  il  se  croyait  sûr...  »  Arrêtons- 
nous  sur  ce  propos  révélateur  :  il  fallait  remettre  au  jour  d'aussi  odieuses 
attaques,  publiées  même  par  des  journaux  sérieux  d'Allemagne,  pour 
montrer  à  quel  degré  de  haine  on  en  était  venu  contre  lui. 

Dans  le  même  temps,  comme  on  annonçait  que  le  maître  allait  se 
rendre  à  Cologne  et  s'aventurer  ainsi  dans  le  camp  de  ses  ennemis  les 
plus  acharnés,  Ferdinand  Hiller,  qu'une  vieille  inimitié  de  race  et  d'école 
éloignait  de  lui,  écrivit  aigrement  quil  n'y  avait  aucun  courage  de  la 
part  de  Wagner  à  venir  dans  une  ville  comme  Cologne,  où  Tann- 
hœuser  et  Lohengriu  se  jouaient  couramment  avec  un  grand  succès, 
et  qu'il  y  serait  accueilli  sûrement  en  triomphateur.  «  Mais,  ajoutait-il, 
comme  le  parti  me  fait  l'honneur  de  me  traiter  en  adversaire  et  me 
proscrit  en  cette  qualité,  je  n'ai  garde  de  nier  non  plus  que  la  majeure 
partie  de  ce  qu'écrit,  compose  et  entreprend  M.  Wagner,  m'agace 
infiniment.  Je  dois  cependant  rappeler  que  j'ai  fait  connaître  au  public, 
par  d'excellentes  exécutions,  ses  principales  compositions  de  concert. 
Voir  M.  Wagner  diriger  une  de  ses  œuvres  doit  intéresser  ses  adver- 
saires comme  ses  partisans,  d'autant  plus  qu'il  se  sert,  à  cet  effet, 
d'un  bâton  de  chef  d'orchestre  et  non  de  la  prose  allemande.  »  11 
paraît,  à  ce  trait  final,  que  Ferdinand  Hiller,  d'origine  Israélite, 
n'était  pas  d'humeur  à  passer  à  Richard  Wagner  ses  violentes  attaques 
contre  les  Juifs. 

Cette  levée  de  boucliers  n"empêchait  pas  le  théâtre  de  Bayreuth  de  se 
bâtir.  Mais  il  ne  suffisait  pas  d'une  première  pierre  et,  malgré  tout  le  zèle 
des  disciples  et  des  adhérents,  les  souscriptions  n'arrivaient  pas  suffisantes 
et  les  ressources  fournies  par  les  concerts  avaient  seulement  permis  de 
terminer  le  gros  oeuvre,  en  laissant  tout  à  faire  à  l'intérieur.  Sur  les 
3oo,ooo  thalers  que  devaient  fournir  les  mille  «  actions  de  patronage  », 
on  avait  assez  promptemcnt  réuni  le  tiers  de  la  somme,  et  les  travaux 
avaient  aussitôt  commencé  ;  mais,  une  fois  ce  chiffre  atteint,  la  source 
tarit  tout  à  coup  :  la  confiance  semblait  s'être  perdue.  Alors  le  bon 
génie  de  Wagner,  le  roi  Louis  IJ,  vint  encore  à  son  aide  :  il  avança 
les  200,000  thalers  qui  manquaient,  sous  condition  de  se  récupérer  sur 
la  vente  future  des  actions.  Le  succès  final  de  l'entreprise  était  donc 
assuré  :  les  traités  pour  les  décors,  la  machinerie  et  les  aménagements 


RICHARD    WAG  NKR  21, 

intérieurs  purent  être  exécutés;  les  travaux  reçurent  une  impulsion 
nouvelle  et  les  représentations  furent  définitivement  fixées  au  printemps 
de  1876. 

Wagner,  cependant,  même  après  cette  détermination  du  roi,  pour- 
suivait une  propagande  active  en  faveur  de  Bayreuth.  Au  commence- 
ment de  mars  iSyS,  il  allait  à  Pesth  et  donnait  en  commun  avec  Liszt 
un  grand  concert  au  profit  de  son  théâtre  :  il  paraît  même  que  le 
beau-père  et  le  gendre  traînaient  après  eux  chacun  sa  cohorte  d'admi- 
rateurs prompts  à  lutter  de  flatteries,  d'hommages  enthousiastes,  et 
que  celle  de  Liszt  l'emporta  haut  la  main,  si  bien  que  Wagner  en 
conçut  quelque  dépit  et  quitta  brusquement  la  ville,  non  sans  contre- 
mander  le  banquet  qu'on  devait  donner  en  son  honneur.  Quelques 
jours  après,  il  était  à  Vienne,  où  il  dirigeait  plusieurs  concerts  pour 
l'œuvre  de  Bayreuth  et  se  voyait  vivement  reprocher  par  certains 
journaux  le  croc-en-jambe  qu'il  donnait  lui-même  à  ses  théories  en 
dépeçant  ses  ouvrages,  afin  d'en  produire  des  morceaux  détachés  dans 
les  concerts.  «  La  pénurie  d'argent,  —  disait-on  méchamment,  sous 
couleur  de  l'excuser,  —  la  nécessité  d'être  prêt  pour  l'échéance  d'hon- 
neur qu'il  s'était  fixée  à  lui-même,  pouvaient  seules  le  contraindre  à 
s'infliger  un  démenti  aussi  formel.  » 

A  la  fin  de  cette  même  année  iSyS,  Wagner  revenait  à  Vienne, 
afin  de  surveiller  une  reprise  de  son  opéra  de  Tannhœiiser,  avec  des 
modifications  nouvelles  pour  l'Allemagne.  D'une  part,  il  avait  introduit 
la  grande  bacchanale  écrite  à  Paris  pour  le  premier  tableau,  ce  qui 
se  comprenait  fort  bien,  puisque  ce  morceau  était  tout  à  fait  conforme 
à  sa  plus  récente  manière;  mais,  en  outre,  il  avait  réduit  l'ouverture 
aux  proportions  d'une  simple  introduction  faisant  corps  avec  la  pre- 
mière scène  de  l'ouvrage,  à  laquelle  elle  se  reliait  par  le  développement 
symphonique  des  motifs  du  Venusberg  :  la  reprise  du  chant  des 
pèlerins  était  donc  supprimée,  ainsi  que  le  fameux  trait  des  violons, 
répété  plus  de  cent  fois,  qui  avait  provoqué  de  si  violentes  discussions. 
A  la  fin  de  la  représentation,  Wagner,  qui  se  trouvait  dans  une  loge 
d'avant-scène,  crut  devoir  répondre  aux  applaudissements  par  un  petit 
discours  ;  il  remercia  le  public  de  son  attitude,  les  artistes  de  leur 
zèle,  et  termina  par  ces  mots  inattendus  :  «  Que  le  succès  continue, 
au  moins  dans  la  mesure  des  talents   qu'on  a  mis  à   ma  disposition  !   » 

Là-dessus,  grand  émoi  dans  le  monde  musical  de  Vienne,  auquel 
ces  façons  par  trop  superbes  et  dédaigneuses  n'allaient  guère,  et  refroi- 
dissement sensible  du  public,  déjà  tout  désorienté  par  cette  mutilation 
d'une  ouverture  consacrée.  On  ne  put  jouer  Taunhœiiser,  ainsi  remanié, 
que  deux  fois,  et,  quelques  jours  après,  on  se  rejetait  sur  Loheugnn  : 


2,2  RICHARD    WAGNER 

Wagner  avait  bien  encore  présidé  à  la  mise  en  scène  ;  mais  il  quittait 
Vienne  dès  le  lendemain  de  la  représentation,  sans  avoir,  cette  fois, 
adressé  de  speech  à  personne.  Enfin,  en  mars  1S76,  il  allait  surveiller 
à  Berlin  la  représentation  de  Tristan  et  Iseiilt,  qu'on  exécutait  pour 
la  première  fois  dans  cette  ville  et  qui  était  chanté  par  Niemann,  par 
jyjme  ^}g  Voggenhuber  et  M""  Brandt,  par  Betz  et  Schmidt  (le  roi 
Marke    et    Kurwenal).    Le    maître   assistait    à    cette   soirée    solennelle, 

dirigée  par  Eckert,  et  recevait 
après  le  premier  acte  une  chaleu- 
reuse ovation  ;  mais  ce  qui  dut 
le  toucher  plus  encore  que  les 
bravos,  c'est  que  l'empereur,  pré- 
sent avec  toute  la  cour,  avait 
permis  d'affecter  la  recette  entière 
à  l'entreprise  colossale  de  Bay- 
reuth  :  cinq  mois  encore,  et  le 
rêve  allait  devenir  une  réalité  '  ! 

Entre  temps,  Wagner  avait 
reçu  d'au-delà  de  l'Atlantique  une 
proposition  fort  avantageuse  au 
point  de  vue  pécuniaire  et  bien 
flatteuse,  en  ce  qu'elle  montrait 
combien  d'adhérents  et  d'admi- 
rateurs il  comptait  au  Nouveau- 
Monde  '.  Les  États-Unis  s'ap- 
prètaiejit  à  célébrer,  en  1876, 
l'anniversaire  de  la  proclamation 
de  leur  indépendance,  et,  pour 
fcter  dignement  ce  centenaire,  des 
partisans  fanatiques  de  Richard 
Wagner  avaient  eu  l'idée  de  lui  demander  de  composer  une  Grande 
Marche  de  Fête  qu'on  pût  jouer  à  l'ouverture  de  l'Exposition  internatio- 


UN     COIN     DU     THEATRE      DE     BAYREUTH. 
D'aprcs  un  croquis  original. 


1.  Sur  le  dessin  ci-contre,  il  faut  observer  que  la  façade  arrondie  a  été  modifiée  par  la  suite,  ainsi 
qu'il  est  expliqué  plus  loin.  La  partie  haute  du  théâtre,  correspondante  à  la  scène,  est  ici  trop  élevée 
proportionnellement  au  reste  de  l'édifice;  quant  à  la  décoration  du  terre-plein  en  avant  du  théâtre  avec 
balustrades  de  marbre,  statues  et  jets  d'eau,  elle  existait  peut-être  dans  les  projets  sur  le  papier,  mais 
elle  n'a  pas  été  réalisée  :  on  accède  au  théâtre  par  de  simples  rampes  contournant  un  talus  pjazonné 
et  planté  de  petits  arbres,  comme  on  peut  le  voir  sur  le  dessin  de  la  page  2o5.  Le  petit  croquis  ajouté 
en  haut  représente  le  s^raffito  qui  se  trouve  au-dessus  de  la  porte  principale  de  la  maison  de  Vk^agner, 
a  Bayreuth  :  il  en  est  donné  une  reproduction  plus  grande  k  la  page  -i^-j. 

2.  Antérieurement,  dès  1872,  la  ville  de  Chicago,  le  considérant  un  peu  comme  une  bête  curieuse, 
lui  avait  offert  cinq  cent  mille  francs  pour  venir  diriger  plusieurs  de  ses  ouvrages;  mais  il  avait 
décliné  cette  offre,  en  alléguant  que  la  fondation  du  théâtre  de  Bayreuth  absorbait  t"us  ses  instants  et 
lui  interdisait  un  aussi  long  voyage. 


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pliiil!!ï"Él!illillillll|l!Él 


214 


RICHARD   WAGNER 


nale  de  Philadelphie  :  ils  offraient  de  la  lui  payer  la  somme  énorme  de 
5,000  dollars,  soit  25,ooo  francs.  Quel  coup  de  fortune  inespéré  !  Wagner 
accepta  sans  marchander  et  en  donna  aux  Américains  pour  leur  argent. 
Cette  marche,  exécutée  à  Philadelphie  le  10  mai  1876,  est  une  compo- 
sition très  brillante  et  très  bruyante,  destinée  à  être  entendue  en  plein 
air  et  qui  fait  éclater  les  salles  de  concert  ;  le  début,  bâti  sur  un 
thème  yankee,  présente  un  travail  d'orchestration  superbe  et  la  conclu- 
sion atteint  à  un  effet  grandiose,  par  l'accouplement  de  ce  motif  popu- 
laire avec  le  chant  de  fête 
imaginé  par  Wagner.  Il  dé- 
dia galamment  cette  marche 
au  comité  de  fête  des  dames 
de  Philadelphie,  avec  une 
épigraphe  empruntée  à 
Gœthe  :  «  Celui-là  seul  mé- 
rite la  liberté  comme  la  vie, 
qui  tous  les  jours  doit  la 
conquérir.  »  Pour  5, 000  dol- 
lars, elles  auraient  peut-être 
aimé  mieux  danser,  les  belles 
dames  américaines,  avec  ou 
sans  citation  de  Gœthe'. 

Wagner    avait    encaissé 
une  belle  somme,  et  comme 
il  était  toujours  pressé  d'ar- 
gent,   tout     était     pour    le 
mieux.  Mais  il  sentait  bien 
où  le  bât  le  blessait,  et  plus 
tard,  quand  cette  marche  fut 
exécutée  à  Londres  en  1877, 
il  jugea  bon  de  s'en   expli- 
quer avec  ses  amis  dans  une  causerie  où  il  leur  dit,  entre  autres  choses 
intéressantes  :  «  Je  ne  suis  pas  un  musicien  savant  ;  je  n'ai  jamais  eu 
occasion  de  faire  des  recherches  d'antiquaire  et  les  périodes  de  transition 

I.  La  vue  ci-contre  du  théâtre  de  Bayreuth  est  très  exacte  pour  Tarchitecture,  et  c'est,  en  somme, 
celle  qui  donne  la  plus  juste  ide'e  de  l'ensemble;  mais  que  d'inexactitudes  dans  les  détails!  D'abord, 
l'auditoire  est  tout  de  fantaisie.  Outre  que  les  spectateurs  n'étaient  pas  en  tenue  de  soirée  et  qu'ils  ne 
circulaient  pas  dans  les  rangs  pendant  le  spectacle,  il  faisait  presque  nuit,  pour  obéir  aux  prescriptions 
de  Wagner,  et  il  aurait  été  bien  impossible  de  distinguer  tant  de  belles  robes  et  de  beaux  uniformes. 
De  plus,  le  vomitoire  indiqué  au  milieu  des  gradins  n'existe  pas.  Sur  la  scène  il  faudrait,  pour  que 
tout  fût  vrai,  que  le  vélum,  d'un  ton  gris  mat  avec  bandes  verticales  rouge  et  or,  fût  entièrement  ouvert 
dans  sa  partie  supérieure,  afin  de  disparaître  aux  yeux  du  public,  et  qu'on  ne  vit  pas  d'instruments 
de  cuivre  dans  l'excavation  de  l'orchestre,  ceux-ci  étant  relégués  sous  la  scène;  ù  leur  place,  il  aurait 
fallu  dessiner  le  chef  d'orchestre,  visible  seulement  pour  les  chanteurs. 


PLAN  DU  THEATRE  DE  BAVREUTH. 


E.     Entrées. 

L.     Loges. 

G.    Amphithéâtre. 


0.  Orchestre. 
V.  Vestibules. 
S.     Scène. 


(Les  deux  vomitoires  indiqués  en  haut  des  gradins  de  l'iimpliithéàtre 
n'ont  pas  e'té  exécutes.) 


Kmm^^wm- 


^-  î^-'^îa^,.- 


2iG  RICHARD    WAGNER 

m'intéressent  médiocrement.  J"ai  été  tout  droit  de  Palestrina  à  Bach, 
de  Bach  à  Gkick  et  à  Mozart,  ou,  si  mieux  vous  aimez,  j'ai  parcouru 
les  mêmes  étapes,  en  remontant  de  Mozart  à  Palestrina.  11  me  conve- 
nait personnellement  de  me  contenter  de  la  connaissance  des  principaux 
maîtres,  —  des  héros,  —  et  de  leurs  créations  capitales.  Que  ce  sys- 
tème ait  eu  ses  inconvénients,  cela  se  peut  ;  dans  tous  les  cas,  mon 
esprit  n'a  jamais  été  bourré  de  musique  en  général...  »  Tout  ce  déve- 
loppement n'était  que  pour  amener  la  conclusion  suivante,  essentielle  à 
SCS  yeux  :  «  N'étant  point  un  musicien  savant,  je  n'ai  jamais  pu  écrire 
sur  commande.  Si  un  sujet  ne  m'intéresse  pas  et  ne  m'absorbe  pas 
complètement,  je  suis  incapable  de  noter  vingt  mesures  qui  vaillent  la 
peine  d'être  entendues.  »  11  se  devait  de  le  dire  :  on  en  croira  ce 
qu'on  voudra. 

Après  une  longue  période  d'incubation  pendant  laquelle  le  maître 
avait  choisi  par  toute  l'Allemagne  les  artistes  les  plus  propres  à  person- 
nifier ses  dieux  et  ses  héros',  après  deux  mois  de  répétitions  prépara- 
toires, il  devint  évident  que  la  première  représentation  des  quatre 
séries  de  rAinieau  du  Nibelung  pourrait  avoir  lieu  définitivement  du 
i3  au  16  août  1876;  deux  autres  exécutions  de  la  tétralogie  entière 
seraient  données  du  20  au  2j'  et  du  27  au  3o.  Dès  le  6  du  mois,  le  roi 
de  Bavière  arrivait  à  Bayreuth  pour  suivre  les  répétitions  générales. 
11  entendait  d'abord  être  seul  ;  mais  l'acoustique,  dans  le  vide,  était 
si  mauvaise  qu'on  le  supplia  de  s'attendrir  :  il  répondit  de  laisser 
entrer  tmit  le  monde  et  de  faire  absolument  comme  s'il  n'était  pas  là. 
Alors,  il  se  produisit  une  cohue  énorme  et  l'on  dut  requérir  la  police  afin 
de  rétablir  un  peu  d'ordre;  puis  on  eut  l'idée  lumineuse  de  faire  payer 
20  marks,  soit  25  francs,  pour  assister  aux  répétitions  suivantes,  ce 
qui  produisit  une  recette  supplémentaire  de  20,000  marks. 

Les  répétitions  avaient  ravi  le  roi  Louis  11.  Le  12  août  au  soir,  alors 
que  la  petite  ville  franconienne  regorgeait  de  partisans  fanatiques  venus 
de  tous  les  pays,  ou  de  simples  curieux  attirés  par  ce  que  l'entreprise 
offrait  d'inusité,  —  le  contingent  principal,  outre  soixante-treize  chefs 
d'orchestre,  était  fourni  par  des  intendants,  directeurs,  acteurs  ou 
autres    personnes    du     monde    théâtral,    —    un     train    spécial    amenait 

1.  Les  journaux  colportaient  mcnic  à  ce  propos  toutes  sortes  de  mauvais  bruits.  On  assurait  que 
Wagner  demandait  aux  chanteurs  qu'il  honorait  de  son  choix,  de  faire  pendant  deux  ans  toutes  les 
répétitions  nécessaires,  et  de  concourir  enfin  aux  représentations  solennelles  sans  rien  toucher,  par 
dévouement  pour  sa  personne  et  pour  ses  œuvres.  On  ajoutait  que  certains  artistes,  grassement  rentes 
d'ailleurs.  M"°  Oppenheimer,  MM.  Niemann,  Betz  et  Scaria,  avaient  consenti,  mais  que  d'autres, 
n'ayant  pas,  comme  ceux-ci,  de  gros  appointements  a  Vienne  ou  à  Berlin,  s'étaient  vus  contraints  de 
refuser,  et  que  M"'"  Wagner,  à  ce  propos,  écrivait  des  lettres  indignées  où  elle  fulminait  contre  Ici  race 
égoïste  des  comédiens,  manquant  de  tout  essor  idéal.  Tous  ces  méchants  bruits  tendaient  à  rendre  la 
tache  encore  plus  difficile  au  maitre,  en  soulevant  des  conflits  d'amour-propre  ou  d'intérêts,  en 
excitant  la  susceptibilité  des  artistes,  etc.  Et  pourtant  rien  de  tout  cela  ne  devait  aboutir  ! 


RE  !■  KÊ  SENTA  T  ION      DE    «    l'aNNEAU      DU      NIBELUNG    »    A     UAYREUTH,     EN      1876. 
Alberich  et  les  Filles  du   Rhin,    scène  première  de  l'Or   du  Rhin.  —  D'après  un   dessin  de   M.    Knul   Ekwall. 


28 


3l8 


RICHARD    WAGNER 


rempercur  d'Allemagne,  que  le  comte  de  Holnstein  alla  recevoir  et 
complimenter  au  nom  du  roi  ;  l'empereur  serra  la  main  au  comte,  au 
bouromestre  de  Bayreuth,  aux  autres  personnages  ofliciels  et  même  à 
Richard  Wagner  qui  se  trouvait  là  comme  par  hasard.  Et  tout  aussitôt 
le  roi  de  Bavière  quitta  Bayreuth,  offensé,  dit-on,  que  l'empereur 
neùt  pas  accepté  son  invitation  pour  les  répétitions  générales  ou  tout 
simplement  parce  qu'il  préférait  ne  pas  se  rencontrer  avec  le  vieux 
souverain,  par  rancune  ou  par  orgueil  :  il  se  privait  ainsi  d'assister 
à  la  première  série  des  représentations  et  se  réservait  de  revenir  plus 
tard  ' . 

D'ailleurs    il    ne    manquait    pas    de   tètes    couronnées    à    ce    festival, 
Richard  Wagner  ayant  sollicité  des  adhésions  auprès  de  tous  les  prin- 

cipicules  d'Allemagne  et  auprès  des 
souverains  étrangers,  sans  oublier  le 
vice-roi  d'Egypte  et  le  sultan  Abd-ul- 
Aziz.  Dans  la  salle  érigée  par  les 
architectes  de  Bayreuth  sur  les  plans 
de  l'architecte  de  Leipzig,  Bruckwald, 
et  qui  se  rapprochait  autant  que  pos- 
sible de  l'amphithéâtre  grec  pour 
répondre  aux  idées  néo-helléniques 
de  Wagner,  une  grande  loge  d'hon- 
neur [Fursten-Gallerie)  était  réservée  ■ 
aux  souverains  et  princes  convoqués. 
Le  théâtre  comprend  treize  cent 
quarante-cinq  places  de  parquet 
(chaque  fauteuil  est  en  canne  tressée)  dont  les  rangées  s'élèvent  en 
amphithéâtre  jusqu'à  la  loge  des  princes,  occupant  toute  la  largeur 
de  la  salle,  à  l'extrémité  opposée  à  la  scène.  Au-dessus  de  la  loge  des 
princes  —  qui  se  subdivise  en  neuf  loges  —  se  trouve  une  galerie 
poavant  contenir  environ  deux  cents  personnes  et  destinée  aux  petites 
entrées  de  faveur  ;  la  salle  entière  comprend  donc  environ  quinze  cents 
places.  Ni  loges  latérales,  ni  gradins  sur  les  côtés,  rien  que  des 
colonnes  dans  le  style  de  la  Renaissance  pour  rompre  l'aspect  monotone 
et  nu  des  murs,  et  de  larges  baies  (seize  entrées  en  tout)  qui  per- 
mettent   au   public    et    aux    musiciens    de   l'orchestre    de    s'écouler   en 


APPAREIL    NATATOIRE    DES    FILLES    L>U    RHIS. 


I.  Au  moment  de  la  tétralogie,  ensuite  pour  Parsifal,  à  chaque  reprise  enfin  des  représentations 
de  Bayreuth,  il  s'est  publie',  ainsi  qu'on  le  fait  dans  les  villes  d'eaux,  une  liste  quotidienne  des  étran- 
gers, avec  l'indication  de  leur  domicile  ordinaire  et  leur  adresse  à  Bayreuth  :  cela  se  criait  en  ville  et 
se  trouvait  chez  tous  les  libraires.  Ces  listes  d'étrangers,  malgré  bien  des  omissions  et  des  fautes  dans 
l'orthographe  des  noms,  sont  curieuses  à  feuilleter  et  fournissent  des  données  intéressantes  sur  le 
mouvement  toujours  croissant  d»s  voyageurs  wagnérisants  à  Bayreuth. 


RICHARD    WACJNER 


219 


moins  de  deux  minutes.  Peu  ou  point  de  dorures,  pas  une  draperie 
dans  la  salle,  pas  de  lustre  ni  de  candélabres  ;  en  haut,  quelques  globes 
dépolis  qui  donnent  juste  la  clarté  nécessaire  pour  que  les  spectateurs 
puissent  gagner  leurs  places  et  qu'on  baisse  absolument  quand  le  spec- 
tacle commence.  Pas  de  rideau  rouge  ;  un  l'eliim  grisâtre  qui  souvrc 
par  le  milieu  ;  pas  de  trou  du  souffleur,  pas  de  rampe  visible  de  !a 
salle;  enfin  suppression  radicale  de  tout  ce  qui  rappelle  la  convention 
du  théâtre,  afin  de  plonger  le  spectateur  dans  l'illusion  la  plus  complète. 
Après  l'empereur  d'Allemagne,  occupant  la  place  d'honneur  dans  la 
loge  réservée  aux  spectateurs  princiers,    on   pouvait  voir  l'empereur  et 


LA  MANŒUVRE  DES  VILLES  DU   RHIN,  VUE  DU  FOND  DE  LA  SCENh'. 

l'impératrice  du  Brésil,  le  grand-duc   et  la  grande-duchesse  de  Rade,  le 
duc    de    Mecklembourg-Schwerin,    le    duc    d'Anhalt-Dessau,    le    prince 


I.  Ce  petit  dessin  technique  fait  bien  saisir  par  quel  ingénieux  mécanisme  on  obtenait  ce 
merveilleux  tableau  des  Filles  du  Rhin  chantant  en  nageant,  qu'on  avait  déclaré  d'avance  irréalisable. 
Deux  hommes  faisaient  rouler  en  tous  sens  l'appareil  dans  lequel  les  chanteuses  étaient  maintenues 
par  les  jambes,  tandis  qu'au  moyen  d'un  contrepoids,  un  troisième  mécanicien  faisait  monter  ou 
descendre,  s'incliner  ou  se  relever  l'appareil  lui-même,  et  donnait  aux  ondines  l'air  de  (lotter.  Toute 
cette  manœuvre  s'exécutait  en  contre-bas  de  la  scène,  de  façon  que  l'appareil  était  caché  aux  spectateurs 
par  les  amas  de  rochers  figurant  le  fond  du  fleuve;  Albcrich,  se  présentant  de  dos  aux  spectateurs, 
n'était  aussi  vu  qu'à  mi-corps  et  paraissait  sortir  de  ces  rochers;  de  plus,  toute  l'ouverture  de  la  scène 
était  remplie  par  une  gaze  verdàtre,  derrière  laquelle  se  mouvaient  tous  les  personnages,  comme  dans 
l'eau  même,  et  qui  atténuait  sensiblement  ce  que  leurs  exercices  auraient  pu  avoir  d'un  peu  raide.  Le 
souffleur,  comme  on  peut  voir,  s'asseyait  tout  près  des  chanteuses  pour  mieux  être  à  leur  portée,  et  un 
jet  de  lumière,  parti  d'en  bas,  allait  frapper  l'anneau  placé  au  haut  du  rocher  central;  mais,  à  force 
d'habileté  et  d'adresse  à  suivre  les  mouvements  des  objets  éclairés,  ces  objets  paraissaient  produire 
eux-mêmes  la  lumière,  au  lieu  de  la  recevoir. 


RICHARD    WAGNER 


Georo-es  de  Prusse,  enfin  le  grand-duc  de  Saxe-Weimar,  ami  de 
Liszt,  partisan  décidé  de  Wagner,  qui  se  faisait  donner  deux  ans 
auparavant  des  représentations  modèles  de  Tristan  et  Tseult,  dirigées 
\rdr  son  capclliueister,  compositeur  en  renom  lui-même,  Edouard 
Lasscn'.  Par  malheur,  l'empereur  d'Allemagne,  assez  peu  sensible  à  la 
musique  et  qui  s'était  laissé  persuader  qu'il  fallait  assister  à  cette 
(■randc  manifestation  de  l'art  national  allemand,  n'y  put  durer  et  quitta 
la  partie  après  le  second  jour,  —  ce  que  Richard  'Wagner  n'était  pas 
homme  à  jamais  pardonner.  Le  vice-roi  d'Egypte  et  le  sultan  n'étaient 
pas  venus  :  il  est  bon  d'ajouter  qu'entre  temps  ce  dernier  avait  subi- 
tement  perdu  son  trône  et  passé,  non  sans  mystère,   de  vie  à  trépas  ■. 

La  première  pensée  de  l'An- 
li.Il^,^kM  nean  du  Nibcliing,  dont  le  sujet 

est  emprunté  aux  anciennes 
légendes  Scandinaves  et  germa- 
niques des  Eddas,  des  Nibe- 
luugen  et  de  Giidrun,  remonte 
à  l'année  184S.  C'est  alors  que 
Wagner,  pendant  un  séjour 
d'été  à  la  campagne,  avait  écrit 
le  poème  de  la  Mort  de  Sici^- 
fricd,  qui  devint  plus  tard  le 
Crépuscule  des  Dieux;  mais  à 
cette  époque,  il  ne  songeait 
nullement  à  en  faire  une  trilo- 
gie. Après  que  le  succès  de 
Loliengriii  et  la  chaude  amitié 
de  Liszt  lui  eurent  rendu  le 
courage,  il  caressa  un  moment,  nous  l'avons  vu,  le  projet  de  com- 
poser un  Wieland  le  furgeruu  ;  mais  il  abandonna  cette  idée  et  revint 
aux  Nibcluugeu  :  le  plan  général  en  est  indiqué  dans  sa  Cuininujiica- 
tidii  a  mes  amis,    parue  en  novembre    iiS5i,    où  il  retraçait    les    princi- 


\V  A  G  N  f  R     T  IM  ■   (1  IJ  A  N  T     A  Y  IC  C    SES    AMIS. 
Duprcs  un  cioqilis  inij;ili;il. 


1.  A  ces  ruprcscnlalioiis  de  Tristan  et  Iseiill  à  Weimar,  dont  la  premièi-c  avait  eu  lieu  le 
14  juin  iS;4,  1l-s  rôles  étaient  ainsi  distfihués  :  Ti'istan  et  Iseult,  M.  et  M""  NO^l  ;  Brangœne, 
M""  Diitter;  Kurweiial  et  MarUe,  MM.  Milde  el  BraiidstctUner. 

2.  A  la  prcniièie  série,  <in  dut  niettfc  un  jiiur  d'intervalle  entre  la  Wilkyric  et  Siegfried  par  suite 
d'une  iiulisposiiiim  de  M.  Betz,  chargé  du  rnlc  de  W'otan  ;  mais,  aux  deux  autres  séries,  les  quatre 
parties  se  jouèrent  de  suite  en  quatre  jours.  Les  représentations  cuninienv-aient  d'habitude  à  quatre 
heures,  saut  pour  le  Rheingold,  qui,  durant  deux  heures  un  quart,  sans  arrêt,  commençait  seulement 
à  sept  heures  un  q'iari.  Dans  la  Valkvrie,  il  y  avait  un  entr'acte  d'une  heure  entre  le  premier  acte  et 
le  deuxième  acte.  Pour  tontes  les  pièces,  à  tous  les  commencenieiils  d'acte,  au  lieu  de  frapper  les 
trois  coups  traditionnels,  on  lançait  une  courte  sonnerie  de  tronipeltes  d'une  des  galeries  extérieures 
de  la  salle,  sonnerie  reproduisant  certains  motifs  caractéristiques  de  ri.eu\re  et  qui  s'entendait 
même  de  l'intérieur. 


RICHARD    WAGNF.R 


22  1 


paux  cvcncmcnts  de  sa  vie  et  les  motifs  (]ui  l'avaient  conduit  à  cotte 
conception  du  drame  musical.  11  comptait,  disait-il,  exécuter  la  donnée 
du  mythe  en  trois  drames  complets,  précédés  d'un  grand  prolooue  ; 
chacun  de  ces    drames,    bien    que    formant    un    tout    distinct,    ne  devait 


rzL. 


pas  devenir  un 
"        morceau  de  ré- 
pertoire,    au     sens 
absolu   du  mot  ;  au 
contraire,    il    exigeait    des 
conditions  toutes   différen- 
tes   d'exécution    pour    son 
cycle  et  entendait    que  les 
trois    ouvrages   et    le    pro- 
logue   fussent    représentés 
dans  des  fêtes  solennelles  durant  quatre  jours  consécutifs. 

De  plus,  et  cette  affirmation  n'est  pas  sans  importance,  il  jugerait 
le  but  de  cette  tentative  atteint  s'il  arrivait,  en  quatie  jours,  à  com- 
muniquer sinon  l'intelligence  critique,  au  moins  le  sentiment  de  son 
œuvre,  aux  gens  qui  se  seraient  réunis  pour  l'entendre,  et  toute 
exécution    supplémentaire    lui  paraîtrait    radicalement    inutile.    «   Tel  est 


Al.l'.lCRICH     F,T     I.RS     FU.  LES     DU      RHIN. 
Dessin  original  Je  M.  K.  de  I.iplKirt. 


222  RICHARD    WAGNER 

mon  plan,  concluait-il,  et  mes  amis  doivent  voir  dès  à  présent  qu'il  ne 
peut  pas  se  réaliser  dans  les  conditions  du  théâtre  actuel  ;  s'ils  se 
mettent  bien  cette  idée  dans  la  tête  et  qu'ils  réfléchissent  à  la  façon 
dont  ce  projet  devrait  être  exécuté,  ils  pourront  beaucoup  m'y  aider.  Je 
leur  donne  donc  le  temps  et  le  loisir  d'y  penser,  car  je  ne  leur  en 
parlerai  plus  qu'une  fois  l'ouvrage  achevé'.  »  En  i853,  il  avait  fait 
imprimer  pour  son  particulier  son  poème  entièrement  fini  et  l'avait 
donné  seulement  à  quelques  amis;  il  en  envoyait,  par  exemple,  un 
exemplaire  à  Schopenhauer,  qui  le  couvrait  aussitôt  de  notes  littéraires, 
philologiques  et  philosophiques;  enfin,  en  i863,  le  poème  définitif  de 
l'Anneau  du  Nibelung  était  mis  en  vente  et  Wagner  jetait  dans  l'avant- 
propos  ce  cri  d'appel  désespéré  :  Ce  prince  se  trouvera-t-il?  qui  retentit 
comme  une  voix  d'en  haut  à  l'oreille  d'un  prince  de  dix-huit  ans. 

Wagner,  par  ce  poème   des   Nibelungen,    achevait   de   faire    revivre 
sur  la  scène  les  traditions  historiques,  poétiques,  légendaires  et  môme 
mythiques  du  peuple  allemand.  Jusque-là,  il  s'en  était  tenu  au  Moyen- 
Age,  représentant   dans   Tannhœuser,  dans  Lohengrin,  dans    Tristan  et 
Iseult  la  vie   chevaleresque  et  féodale,  dans  les  Maîtres  Chanteurs   la 
vie  municipale  et  bourgeoise  ;  pour  écrire  l'Anneau  du  Nibelung^  il  a 
remonté  jusqu'aux  plus  anciennes  traditions  germaniques,  jusqu'à  l'époque 
héroïque  et  même   mythologique.   Il   ne   s'est   pas,  en  effet,  arrêté  à  la 
légende  des  Nibelungen,  telle  qu'elle  se  trouve  dans  le  poème  allemand 
du  x\f  siècle,  où  déjà  les  anciens  dieux  ont  disparu  pour  faire  place  au 
christianisme,    où    les  idées    du    monde   chevaleresque    et   chrétien    ont 
adouci  la  rudesse  des  vieilles   mœurs  ;  il  l'a  cherchée  dans   ses  formes 
les   plus   primitives,   dans  les  Eddas   et  les   Sagas  islandaises,    où  l'on 
retrouve  la  création  spontanée  de  l'imagination  populaire,   sans  aucune 
composition    littéraire,    et    où   les    mœurs    barbares    se    donnent    cours 
dans    leur    grandiose    sauvagerie.    Wagner    s'est    donc   placé    en    pleine 
mythologie,  en  plein  surnaturel,  tout  en  donnant  à  ses  personnages  un 
développement  moral   supérieur  à  celui  des  héros  des  temps  barbares, 
en  en  faisant  dès   lors  des   personnages    plus  complets,    plus    humains, 
et  en   ajoutant  aux    péripéties   du   drame  un  sens  philosophique  que  la 
légende    ne   renfermait    qu'en    puissance.    Pour    donner,   en    effet,    aux 
événements    comme    aux    personnages    cette    haute    portée   symbolique, 
tout  en  leur  conservant  leur  couleur  locale  et  leur  caractère  héroïque,  il 
fallait    absolument    les    placer    dans    un  cadre  à  demi  fantastique  —  et 
c'est  ce  que  l'auteur  a  très  justement  compris'. 

1.  Les   plus  dévoues  et  les  plus   actifs  nmis  de  l'auteur,  à  cette  époc(iie,   étaient  Th.   Uhlig,   Franz 
Brendcl,  Peter  Cornélius,  Schnorr  de  Carolsfcld,  Cari  Tausig,  M""  de  MuchanolT,  etc.,  etc. 

2.  G.  Monod,  l'Anneau  du  Nibelun^;,  étude  dans  le  Courrier  Uttcraire  (lo  octobre  187G). 


RICHARD    WAGNKR  223 

Aux  temps  Icgcndaires  où  Taction  se  passe,  trois  races  peuplaient  le 
monde  :  les  Nains  [Nibeliingen)  dans  les  profondeurs  de  la  terre,  les 
Géants  (Riesen)  sur  la  surface  du  globe,  et  les  Dieux  (Gœtter)  dans  le 
ciel.  Tous  vivent  encore  en  paix,  mais  la  lutte  est  prochaine,  et  la 
possession  de  Tor,  emblème  de  la  puissance,  de  l'or  jusque-là  enfoui 
dans  les  entrailles  de  la  terre  ou  dans  le  lit  des  fleuves,  sera  cause  de 
tous  les  malheurs.  Les  Dieux,  les  Géants  et  les  Nains  se  le  dispute- 
ront, et  c'est  précisément  la  lutte  de  ces  trois  races  que  Wagner  a 
voulu  dramatiser  dans  sa  tétralogie.  Au  début  du  drame,  Tor  est  en  la 
possession  des  Dieux,  et  leur  maître  à  tous,  Wotan  (Odin),  a  confié  à 
la  garde  de  trois  filles  du  Rhin  ce  trésor  d'autant  plus  précieux  que  la 
toute-puissance  appartiendra  à  qui  saura  forger  un  anneau  avec  cet  or  et 
maudira  l'amour  en  renonçant  pour  toujours  aux  séductions  de  la  volupté. 

Le  chef  des  Nains,  Alberich,  qui  a  surpris  ce  secret,  remplit  les 
conditions  requises,  s'empare  de  l'or  et  disparaît  aux  cris  désespérés 
des  trois  sœurs.  Cependant  Wotan  a  commandé  la  construction  d'un 
magnifique  palais  pour  les  Dieux,  le  Walhalla,  aux  Géants  qui  viennent 
d'accomplir  leur  œuvre  et  qui  réclament  pour  salaire  qu'on  leur  livre 
Freia,  déesse  de  la  jeunesse.  Les  Dieux  ne  veulent  pas  se  séparer  de 
celle  cjui  les  fait  éternellement  jeunes  et  forts,  mais  Wotan,  engagé 
par  sa  parole,  va  pour  livrer  la  déesse  aux  géants  Fasolt  et  Fafner, 
lorsque  ceux-ci,  enflammés  par  les  récits  de  Loge,  dieu  de  la  ruse  et 
du  feu,  consentent  à  abandonner  Freia  si  on  leur  livre  tout  le  trésor 
des  Nibelungen;  par  prudence  ils  emmènent  la  déesse  en  otage,  et  tout 
aussitôt  les  dieux  se  sentent  affaiblir  et  vieillir.  Alors  Wotan,  suivi  de 
Loge,  descend  au  Nibelheim  pour  s'emparer  du  trésor  qu'Alberich  le 
nain  vient  de  ravir  aux  filles  du  Rhin  et  qui  lui  a  donné  le  souverain 
pouvoir  sur  tous  ceux  de  sa  race. 

Ce  dernier,  confiant  en  sa  force,  montre  orgueilleusement  ses  talents 
et  ses  trésors  aux  deux  visiteurs,  entre  autres  un  casque  magique  qui 
rend  invisible  le  guerrier  qui  le  porte,  et,  pour  prouver  son  dire,  il 
disparait  puis  se  métamorphose  en  serpent;  l'astucieux  Loge  lui  tend 
un  piège  en  lui  demandant  s'il  pourrait  se  changer  en  crapaud;  Alberich 
se  transforme;  aussitôt  Wotan  le  maintient  avec  son  pied.  Loge  s'empare 
du  casque  magique,  et  tous  deux,  ayant  garrotté  Alberich,  l'emmènent 
au  royaume  des  Dieux.  Une  fois  prisonnier,  Alberich  n'a  plus  qu'à 
obéir;  il  fait  apporter  tous  les  trésors  du  Nibelheim  pour  que  les 
Dieux  puissent  retrouver  leur  jeunesse  en  rachetant  Freia;  Wotan  lui 
arrache  jusqu'à  l'anneau  magique  et  Alberich,  furieux,  lance  cet  ana- 
thème  :  «  En  maudissant,  j'ai  forgé  cet  anneau  ;  qu  il  soit  à  jamais 
maudit  dans   le    monde  et  donne  désormais  la  mort  à  son  maître  !   » 


224  RICHARD    WAGNER 

Wocan,  que  les  scrupules  n'embarrassent  guère,  a  donc  l'anneau; 
mais  les  Géants,  malgré  tout  l'or  amoncelé,  refusent  de  rendre  Freia 
si  l'anneau  ne  leur  est  remis  et  Wotan  est  forcé  de  céder,  non  sans 
avoir  consulté  la  prophétesse  Erda,  déesse  de  la  terre  et  mère  des 
Dieux.  A  peine  les  Géants  ont-ils  touché  l'anneau  que  la  terrible  pré- 
diction  d'Alberich    s'accomplit  :    Fasolt   et    Fafner,    les    deux   frères,    se 

battent  pour  l'avoir,  et  Fafner 
tue  Fasolt.  Le  meurtre  est  entré 
dans  le  monde  et  ce  crime  re- 
tentit douloureusement  dans  la 
conscience  de  Wotan.  Mais  P'reia 
reste  avec  les  Dieux  ;  ils  ont 
!|  reconquis  la  jeunesse,  ils  ont  vu 
leur  palais  bâti  :  sur  un  coup  de 
Donner,  dieu  du  tonnerre,  un 
arc-en-ciel  brille  à  travers  les 
cieux  purifiés  et  sert  de  chemin 
triomphal  aux  Dieux  pour  entrer 
dans  le  'Walhalla,  tandis  que  du 
fond  du  fleuve  s'élève  le  chant 
désolé  des  nymphes  du  Rhin 
dépossédées  de  leur  trésor.  Tel 
est  le  prologue  de  la  tétralogie, 
intitulé  Rhcingvld  ou  POr  du 
Rhin. 

D'importants  événements  se 
sont  accomplis  depuis  le  pro- 
logue lorsque  commence  la  Val- 
hyrie,  première  partie  de  la 
tétralogie.  La  prophétesse  Erda, 
consultée  de  nouveau  par  Wotan, 
lui  a  prédit  la  fin  prochaine  des 
Dieux  ;  elle  lui  a  aussi  dévoilé 
que  de  ses  amours  avec  une 
mortelle  il  naîtrait  un  héros  destiné  à  régénérer  le  monde  par  ses 
exploits,  à  reconquérir  le  trésor  des  Nibelungen,  devenu  la  proie  du 
géant  Fafner.  Des  amours  de  Wotan  avec  une  femme  de  la  terre 
sont  nés  deux  jumeaux  :  la  mère  a  été  tuée;  la  fille,  Sieglinde,  prison- 
nière, est  devenue  par  force  l'épouse  et  l'esclave  du  chasseur  Hunding; 
le  fils,  Siegmund,  court  les  aventures;  les  deux  jeunes  gens  ne  se  sont 
jamais  revus  depuis  lenfance  et  ne  se  connaissent  pas.  Mais,  au  moment 


W  A  G  N  i;  1< 

f.iibaiu  rcpcior  à  lîctz  lu  lole  de  Wotiin. 

D'jprls  un  Liuquib  original. 


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29 


226  RICHARD    WAGNER 

même  du  mariaoe  de  Sieglinde,  Wotan  est  apparu  à  sa  fille  et,  plan- 
tant une  lourde  épée  au  flanc  d'un  frêne,  il  lui  a  annonce  que  cette 
arme  assurerait  la  victoire  à  riiommc  assez  fort  pour  Tarracher  de 
Tarbre  et  que  celui-là  délivrerait  Sieglinde.  Elle  attend  toujours  son 
libérateur. 

Au  début  de  la  pièce,  un  homme  accourt,  blessé,  les  vêtements  en 
lambeaux  :  c'est  Siegmund  qui  fuit  les  coups  de  ses  ennemis  et  que 
les  hasards  de  sa  course  amènent  dans  la  demeure  de  sa  sœur.  Sieglinde 
accueille  le  fugitif  et  le  soigne,  ignorant  que  c'est  son  frère,  et  tous 
les  deux,  se  racontant  leurs  malheurs,  sentent  poindre  en  leur  cœur 
la  sympathie  la  plus  vive.  A  ce  moment  arrive  Hunding  qui,  trouvant 
l'ennemi  de  sa  race  à  son  foyer,  le  provoque  au  combat  pour  le  len- 
demain, les  lois  de  Thospitalité  voulant  qu'il  lui  donne  asile  au  moins 
pendant  la  nuit.  II  sort,  emmenant  Sieglinde;  mais  celle-ci  quitte  la 
couche  de  l'époux  endormi,  vient  retrouver  Siegmund  et  se  laisse  aller 
à  tous  les  élans  de  sa  passion;  Siegmund,  brûlant  d'une  égale  ardeur, 
bondit  vers  le  frêne  et  d'un  suprême  effort  en  arrache  l'épée  qu'il 
baptise  aussitôt  du  triste  nom  de  Nothiing  (détresse),  en  souvenir  de 
sa  vie  passée.  A  ce  coup  d'éclat  :  «  Je  te  reconnais,  s'écrie  Sieglinde, 
tu  es  Siegmund,  le  frère  bien-aimé  que  mes  rêves  appelaient,  je 
t'appartiens  !  »  Et  Siegmund,  fou  d'amour  :  «  Tu  l'as  dit,  la  sœur  et 
l'amante,  je  les  retrouve  à  la  fois  !  »  Les  deux  amants  s'enfuient  et 
Hunding  se  lance  à  leur  poursuite  en  mari  trompé,  mais  furieux. 

Au  deuxième  acte,  grand  conseil  des  Dieux  assemblés  dans  leur 
palais  :  Wotan,  bien  disposé  pour  son  fils  Siegmund,  veut  le  défendre 
dans  sa  lutte  contre  Hunding.  Et  parmi  les  neuf  filles  qu'il  a  eues  de 
la  déesse  Erda,  les  Valkyries,  les  neuf  vierges  guerrières  qui  sou- 
tiennent les  héros  dans  les  combats  et  les  emportent  après  leur  mort 
au  'Walhalla,  il  appelle  à  lui  la  plus  vaillante  et  la  plus  belle,  Brunehild, 
et  lui  commande  de  descendre  sur  la  terre  afin  de  protéger  Siegmund 
dans  son  combat  sinoulier  contre  Hunding-.  Mais  il  change  bientôt 
d'avis  sur  les  remontrances  de  son  épouse  légitime  Fricka  (Junon), 
indignée  du  sacrilège  commis  par  Siegmund  et  de  sa  lâche  fuite  devant 
Hunding.  C'est  décidé,  Siegmund  périra  et  c'est  Brunehild,  la  Valkyrie, 
qui  veillera  à  l'exécution  de  cet  arrêt.  Elle  se  laisse  pourtant  toucher 
par  la  noblesse  de  l'amour  du  jeune  héros  et,  dans  le  plus  fort  du 
combat,  infidèle  à  l'ordre  de  Wotan,  elle  pare  avec  son  bouclier  les 
coups  portés  par  Hunding  à  Siegmund.  Mais  Wotan,  apparaissant 
soudain  dans  la  nuée,  brise  de  sa  lance  toute-puissante  l'épée  de  Sieg- 
mund, qui  tombe  mortellement  frappé  par  Hunding. 

Brunehild,   de   plus  en   plus  rebelle  aux  ordres  paternels,  s'empare 


RICHARD    WAGNER  227 

des  tronçons  de  l'épée  et  s'enfuit  en  entraînant  Sieçlinde  évanouie,  elle 
s'en  va  retrouver  ses  soeurs  sur  les  rochers  du  Brunhildcnstein.  Là,  Sie- 
glinde  veut  mourir,  mais  Brunehild  lui  commande  de  vivre  pour  le 
héros  qui  naîtra  d'elle.  Sieglinde,  alors,  s'enl'uit  sur  le  cheval  de  Bru- 
nehild, emportant  l'épée  brisée,  et  la  Valkyric  reste  exposée  au  cour- 
roux de  son  père.  Celui-ci  résiste  aux  supplications  des  sœurs  de  la 
coupable  et,  pour  la  punir  d'avoir  enfreint  ses  ordres,  tout  ému  lui-même, 
il  la  déclare  déchue  de  sa  qualité  de  Valkyrie  et  destinée  à  subir  l'amour 
comme  une  simple  mortelle  :  elle  obtient  seulement  de  ne  pouvoir  être 
conquise  que  par  un  homme  n'ayant  jamais  connu  la  peur;  alors  son 
père  l'endort  d'un  baiser  et  la  condamne  à  demeurer  ainsi  sur  la  mon- 
tagne, endormie,  entourée  de  flammes  inextinguibles,  jusqu'au  jour  où 
le  héros  annoncé  par  Erda,  surgissant  enfin,  viendra  l'éveiller. 

Ce  héros,  ce  sera  Siegfried  ou  Sigurd,  tîls  de  Siegmund  et  de  Sie- 
glinde  et   petit-fils   de   Wotan,    par   conséquent    neveu    de    Brunehild. 
Après  les  amours  de  frère  à  sœur,  ceux  de  tante   à   neveu.    Siegfried, 
dont    la    naissance   a   coûté   la   vie   à   sa   mère,    est    élevé  par   le    nain 
Mime,   frère  d'Alberich,  qui  songe  uniquement  à  reconquérir  le  trésor 
des   Nibelungen,    toujours   gardé   par   le   géant    Fafner,    transformé  en 
dragon.   En  voyant  se  développer  la  force  et  le   courage  de   Siegfried, 
l'astucieux  Mime  a  vite  compris  que  ce  descendant  de  Wotan  était  seul 
capable    de    tuer    Fafner;    après    quoi,    lui.    Mime,    aura   bient(')t    fait 
de  l'endormir  d'un  sommeil  léthargique  et  de  l'égorger  pour  lui   ravir 
le  casque  magique  et  l'anneau  qu'il  aura  conquis.  Mais,  pour  occire  le 
dragon,  il  faut  une  épée  redoutable  entre  toutes  :  Mime  en  forge  plu- 
sieurs  que   Siegfried    brise   comme   des  fétus;  mais  celui-ci  parvient  à 
s'en   forger   une   invincible   avec   les   tronçons  de  l'épée  de   Siegmund, 
que  Sieglinde  expirante  avait  confiée  à  Mime  en  même  temps  que  l'enfant. 
Siegfried   part   à   la   conquête   du   souverain  trésor,   à  la  recherche 
de   son   redoutable   ennemi  ;   mais,    au    moment    (i'attaquer    Fafner,    il 
s'assied  rêveur  à  l'ombre  d'un  tilleul,   écoute  les  bruits  de  la  forêt  qui 
lui  font  oublier  Fafner  et  s'essaie  à  imiter  le  chant  des  oiseaux;  puis  il 
s'éveille  enfin  de  ce  doux  rêve  et  sonne  une  fanfare  sur  son  cor  d'argent. 
A  ce  bruyant  appel,   le  dragon    apparaît;   Siegfried  le   provoque  et  le 
transperce   de   son   épée.    Quelques  gouttes   de   sang   du   monstre   ont 
jailli    sur   la    main    du   vainqueur.    Il   la   porte   involontairement   à    ses 
lèvres,    et    aussitôt,    o    merveille  !    il    comprend    le   clair   langage    des 
oiseaux.    L'un    d'eux   lui    révèle   les   méchants    projets   de   Mime  et  la 
présence  du  trésor  envie  dans  la  caverne  :   il  tue  Mime  et  conquiert  le 
trésor.    Mais,    aussitôt,   le   même   oiseau   jaseur    éveille   en    son    cœur 
l'amour   de   la  plus  belle   des   femmes  et  s'ollVe  à  le  guider  vers  l'en- 


RICHARD    WAGNER 


droit  où  Brunehild  est  retenue  prisonnière;  Siegfried  vole  à  ce  nouvel 
exploit. 

A  ce  coup  inattendu,  Wotan,  déjà  las  de  sa  divinité  et  qui  par- 
court le  monde  en  voyageur  inconnu,  craint  que  le  héros  qu'il  a  suscité 
pour  le  salut  des  Dieux  ne  cause  leur  perte  définitive;  il  évoque  encore 
Erda  et  veut  la  forcer  à  lui  révéler  l'avenir;  mais  Erda  ne  peut  plus 
rien  dire,  et  Wotan,  irrité,  la  replonge  en  un  sommeil  éternel.  Il  veut 
s'opposer  en  personne  à  la  marche  triomphale  de  Siegfried  ;  mais  sa  lance 

de  bois  se  brise  sous  les  coups 
de  répée  quelle  a  brisée  elle- 
même  entre  les  mains  de  Sieg- 
mund,  et  Siegfried,  franchissant 
le  brasier,  arrive  auprès  de  Bru- 
nehild, la  réveille  avec  un  baiser, 
comme  Wotan  l'avait  endormie. 
Aussit(')t  la  vierge  du  Walhalla 
et  son  libérateur  se  sentent  saisis 
au  cœur  d'un  délicieux  amour  Tun 
pour  l'autre  et  l'expriment  avec 
passion  :  Siegfried  a  délivré  Bru- 
nehild ;  de  par  les  lois  de  la  des- 
tinée, elle  doit  être  à  lui. 

La  dernière  partie,  qui  retrace 
la  catastrophe  du  vieux  monde 
mythologique  et  la  fin  des  dieux 
des  Eddas  — ■  d'oi!i  le  titre  :  le 
Crépuscule  des  Dieux,  —  nous 
ramène  d'abord  sur  terre.  Sieg- 
fried abandonne  Brunehild  pour 
accomplir  de  nouveaux  exploits  à 
travers  le  monde,  et  il  lui  laisse, 
comme  gage  de  sa  foi,  l'anneau 
magique  conquis  sur  Fafner.  II  arrive  au  palais  des  Gibichungen,  où 
il  trouve  attablés  et  buvant  le  iirince  Gunther,  sa  sœur  Gutrune  et 
son  demi-frère  Hauen,  tous  trois  fils  de  la  reine  Criemhild  ;  mais 
Gunther  et  Gutrune  sont  les  enfants  légitimes  du  roi  Gibich,  tandis 
que  Hagen,  fds  adultérin  de  la  reine  et  du  nain  Miijrich,  a  hérité  de 
ce  dernier  toutes  les  haines,  toutes  les  perfidies,  tous  les  instincts 
criminels.  Hagen,  sachant  par  son  père  que  Siegfried  possède  actuel- 
lement l'anneau,  imagine  de  le  perdre  en  le  rendant  amoureux  de 
(jutrune  et  en  inspirant  à  Gunther   de    l'amour    pour    Brunehild.    Dans 


UN      KEVK     IiE     RICHARD     \V  .\  G  N  E  R  . 

.lupitcr,  cscoriJ  Ae.  X'c'nus,  rcmel  son  tjiincrrc  et 
fait  soumission,  au  nom  de  l'ancien  Olympe,  à 
Wotan,  sous  les  traits  de  Richard  Wagner,  qui  va 
pouvoir  e'tourdir  le  monde  à  son  tour,"  tandis  que 
dame  Freia  (\'cnus)  recueillera  la  pluie  d'or. 

(Giiulz.  l)cr  Floli.  de  Vienne,  20  août  1^7(3.) 


RICHARD    WAGNER 


229 


RICHARD    WAGNER,    PAR    MARS. 

—  Public  idolâtre, 

Si  vous  voulez  un  art,  vous  aurez 


cette  vue,  il  imagine  de  lairc  servir  à  Siegfried  un  breuvage  d'oubli  par 
Gutrune,  et  Siegfried,   aussitôt   pris  de  pas- 
sion pour  la  sœur  de  Gunther,  jure  à  celui-ci 
de  lui  amener   Brunchild,   afin  de  conquérir 
sa  sœur. 

Que  fait  Brunehild  pendant  ce  temps-là? 
Elle  reçoit  une  de  ses  sœurs  envoyée  par 
Wotan  pour  lui  conseiller  de  rendre  au.\ 
filles  du  Rhin  Tanneau  magique  auquel  est 
attaché  le  salut  des  Dieu.x  ;  mais  elle  refuse, 
en  dépositaire  fidèle  :  elle  attend  Siegfried. 
Tout  à  coup,  celui-ci  parait,  méconnaissable, 
ayant  pris  l'aspect  de  Gunther,  grâce  au 
tarnhelm,  le  casque  enchanté  dont  Alberich 
se  servait  si  maladroitement  naguère  ;  il  s'em- 
pare  violemment  de   Brunehild,    lui   arrache     un  art!  Mon  art  est  encombrant,  je 

,  11-  '     /■'  l'admets;    il    assourdit   les   uns,    je 

1  anneau  et  1  entraîne   pour  la  livrer  a  Gun-     raccorde;  il  assomme  tout  simpie- 
ther.    Far  l'effet  du  philtre,  il  Ta  totalement     ""'"'  '"  ■'"'^"'  i'*^"  conviens;  ii 

'  .  est  d'un  emploi  coûteux,  je  le  veux 

oubliée,    à    ce    point    que,    lorsque     Brunehild,       bien  encore;  mais  il  émane  de  mon 

unie  à  Gunther  sous  la  forme  de  Siegfried,     s-->-'^-  '■:■—' un  cour,  prene.... 

"  '        mon  art  ! 

reconnaît     l'anneau     magique    au    doigt    du       ,.,„„,„.,/  .„„„,„„,, ,,  ^cnembre  1S76.) 

vrai     Siegfried,     devine     ainsi    la     trahison 

dont  il  s'est  rendu  coupable  et  l'ac- 
cable des  reproches  les  plus  san- 
glants, il  reste  insensible  et  ne  se 
rappelle  absolument  rien  du  passé. 
Brunchild,  alors,  dans  un  accès  de 
fureur  jalouse  et  plutôt  que -de  voir 
Gutrune  unie  à  Siegfried,  se  joint  à 
Gunther  et  à  Hagen  pour  comploter 
la  mort  de  son  infidèle  amant. 

On  le  tuera  pendant  une  chasse 
à  laquelle  ses  ennemis  le  convient 
par  honneur.  Le  rendez-vous  est  aux 
bords  du  Rhin  :  Siegfried  arrive  le 
premier,  sonnant  du  cor;  les  ondines 
apparaissent  à  la  surface  des  eau.x 
et  le  raillent  en  lui  réclamant  l'an- 
neau ;  Siegfried  les  repousse  au  fond 
du  fleuve  à  coups  de  pierres.  Hagen, 
puis  les  chasseurs,  viennent  le  rejoindre,  et  le  traître,  attaché  à  sa  proie, 


LISZT    ET    RICHARD    WAGNER    AU    BANQUET. 

Un  malin,  l'abbc  Liszt.  N'embrasse  Richard 
Wagner  que  pour  se  faufiler  sous  sa  couronne 
d'argent  et  en  avoir  sa  part. 

(Cham,  Clurifayi,  3  septembre  1876. ) 


23o  RICHARD    WAGNER 

lui  verse  un  nouveau  breuvage,  celui  du  souvenir,  en  l'invitant  à 
raconter  ses  aventures  passées.  Siegfried  boit  et  tout  lui  revient  en 
mémoire  :    il   chante   son    enfance   dans  la   forêt,    son   combat   avec   le 

dragon,  la  conquête  de  Brunehild A  ce  nom,  le  voile  se  déchire  et 

le  remords  étreint  son  cœur.   «  Brunehild,  ô  bien-aimée  !  »  s'écrie-t-il, 
et  Hagen,   qui    n'attendait    que  ce  cri    d'amour,  le  perce    de   sa    lance. 
On  emporte  son  cadavre  chez  Gunther  aux  sons  d'une  marche  funèbre 
qui    redit  toute  l'existence    du    héros    expiré.    Brunehild    accourt,    tou- 
jours  aimante    et    blessée   au   cœur   du   coup  qui  a  tué  Siegfried  ;   elle 
fait   élever  un   bûcher   pour   le  bien-aimé  et  s'y  précipite,   montée  sur 
son  cheval  de  combat  Grane,  en  jetant  l'anathème  au  Walhalla  et  aux 
Dieux  désormais  impuissants.  Le  règne  des  Dieux  est  fini,  le  règne  de 
l'homme  commence  !  Les  flammes  s'étendent  partout  :  au  fond  du  fleuve 
on  voit  les  ondincs  jouer  souriantes  avec  l'anneau  que  Brunehild  leur  a 
rejeté.  Gunther  voudrait  s'en  emparer,  mais  il  est  tué  par  Hagen,  qui 
se  noie  à  son    tour   en    essayant   d'arracher  le  trésor  maudit  aux    filles 
du  Rhin.  Le  fleuve  déborde  et  submerge  la  demeure  des  hommes;  le 
feu  gagne  le  Walhalla  et  détruit  le  palais  des  Dieux.  Tout  est  consumé. 
Que  s'il  fallait  prouver  combien  Wagner  s'est  rapproché  de  l'antique 
Edda  Scandinave  bien  plus  que  du  poème  germanique  des  Nibelungen,  on 
ferait  observer  que  dans  ce  poème,  qui  date  du  xii^  siècle,  l'intérêt  se  con- 
centre non  pas  sur  Brunehild,  comme  dans  la  légende  primitive  et  dans 
l'opéra,  mais  sur  Criemhild  qui  prend  la  place  de  la  Gudrune  de  VEdda. 
Siegfried,    dans   ce    poème   intermédiaire   entre    la   légende    et    l'opéra, 
n'a    jamais    connu    Brunehild    avant    de   la    conquérir  pour  Gunther;    il 
n'aime    que   Criemhild,    et   Brunehild   non   plus   n'aime  pas    Siegfried    : 
c'est  par  un  simple  sentiment  de  vengeance  qu'elle  le  fait  tuer.  Wagner 
a  mis    en    œuvre  avec  une  grande  habileté  ces  vieilles  traditions  islan- 
daises qui  se  répètent  ou  se  contredisent  dans  les  deux  Eddas  et  dans 
les  Sagas;   il   a  dû  se   livrer  à   une   besogne  très  difficile  pour  former 
un    tout  simple,  suivi  et  intéressant,  avec  les  récits  très  confus  et  très 
compliqués  qui  lui  servaient  de  base,  et  il  y  a  ajouté  souvent  des  détails 
d'une    heureuse    invention.    Tout    ce  travail    littéraire,    en    un    mot,   est 
pour  lui  faire  honneur. 

«  Quant  à  la  forme  même  du  poème,  continue  en  termes  précis 
M.  G.  Monod  dans  son  étude  approfondie  sur  les  origines  et  la  langue 
de  la  tétralogie,  il  est  bien  difficile  pour  un  étranger  de  la  juger.  11 
est  écrit  dans  une  langue  remplie  d'archaïsmes,  pleine  d'allusions  sou- 
vent obscures  à  l'ancienne  mythologie.  La  versification  est  non  moins 
étrange;  des  séries  de  vers  de  deux  pieds  sont  suivies  d'un  ou  deux 
vers   de   trois   pieds,    sans    qu'aucune  règle  bien   stricte  préside  à  leur 


RICHARD    WAGNER 


23t 


alternance.  Ces  vers  ne  sont  pas  rimes  deux  par  deux,  mais  ils  ren- 
ferment des  syllabes  qui  riment  entre  elles  par  allitération.  En  i^cnéral, 
ces  allitérations  consistent  en  ce  que  les  syllabes  accentuées  des  mots 
importants,  dans  chaque  vers,  commencent  par  la  même  consonne  et 
présentent  quelque  analogie  de  son.  C'est  ce  qu'on  appelle  Slabreim, 
et  l'effet  en  est  assez 
aofréable.  Ces  allitérations 
attirent  l'attention  sur  les 
mots  essentiels  de  la  phrase 
et  les  accentuent  pour  ainsi 
dire  avec  plus  de  puissance. 
Malgré  les  nombreuses 
difficultés  et  les  obscurités 
du  poème  de  Wagner,  la 
langue  m'en  a  paru  très 
expressive  et  pleine  de 
couleur  ;  les  passages  dra- 
matiques atteignent  sou- 
vent à  une  véritable  gran- 
deur'.  » 

Tout  le  long  de  la 
tétralogie,  excepté  dans  de 
très  courts  passages  comme 
la  scène  du  réveil  de  Bru- 
nehild  et  celle  de  la  chasse 
où  Hagen  tue  Siegfried, 
Wagner  a  répudié  complè- 
tement l'emploi  simultané 
de  deux  ou  plusieurs  voix  : 
il  a  eu  recours  unique- 
ment à  une  déclamation 
continue,  à  une  sorte  de 
récitation  mesurée  sur  une 
trame   symphonique   tissée 

avec  un  art  infini  de  tous  les  motifs  musicaux  caractéristiques  qui 
s'attachent  à  chaque  personnage,  à  chaque  idée,  à  chaque  sentiment. 
Jamais  la  science,  le  génie  de  l'orchestre  et  l'art  de  la  polyphonie 
instrumentale  n'ont  été  poussés  aussi  loin  ;  mais  au-dessus  de  ce  for- 
midable   orchestre,  si    coloré,  si    varié,  si    riche,  si    puissant,    il  y  a  la 


ytL^J^  -^ 


COSTUME     DE     WOTAN     EN     VOYAGEUR, 
dans  Sici^fricd. 


I.  Le  Dmme  musical:  l'Anneau  du  Sibelung,  Jans  le  Courrier  idtéraire{\o  oc\i-A'>rc  187G).  —  \'oir, 
à  la  page  S7,  ce  que  j'ai  dL-jii  Jit  de  l'assonance  et  de  l'allitération. 


232  RICHARD    WAGNER 

parole  déclamée  dont  Tauditeur  ne  doit  pas  perdre  une  syllabe  et  qui 
exige  un  effort  tout  spécial  de  la  part  des  chanteurs  :  il  ne  leur  faut 
plus  chanter,  mais  dire,  en  quelque  sorte,  une  déclamation  notée  et 
qui  exige  autant  de  voix,  que  de  précision  dans  la  mesure  et  de  netteté 
dans  l'articulation. 

La  partition  du  Rheingold  débute  par  un  enchantement,  par  la 
scène  des  nymphes  du  Rhin  nageant  autour  du  trésor  confié  à  leur 
garde.  Ici  Wagner,  qui  ne  recule  devant  aucune  hardiesse,  a  osé 
placer  une  pédale  de  mi  bémol  qui  règne  pendant  près  de  deux  cents 
mesures,  soutenant  la  symphonie  et  la  voix  des  ondines  :  Telfet  en  est 
délicieux,  grâce  aux  huit  cors  employés  pour  peindre  l'ondulation 
monotone  de  l'eau;  par-dessus  cette  pédale,  la  variété  des  timbres 
arrive  à  donner  l'illusion  de  la  transparence  liquide  et  les  renflements 
de  sonorité  sont  comme  autant  de  flots  qui  s'écoulent  les  uns  sur  les 
autres.  D'ailleurs  c'est  un  charme  exquis  chaque  fois  que  reparaissent 
les  sirènes,  et  dans  la  quatrième  partie,  quand  elles  se  raillent  de 
Siegfried,  elles  donnent  lieu  encore  à  une  page  charmante,  qui  tranche 
à  merveille  sur  les  scènes  dramatiques  qui  vont  suivre.  En  général, 
Wagner  a  été  très  heureusement  inspiré  par  les  épisodes  pittoresques 
de  son  vaste  poème  :  autant  il  y  a  de  grandeur  dans  les  récits  de 
Wotan  célébrant  l'édification  du  Walhalla,  de  rudesse  et  de  lourdeur 
dans  les  apostrophes  menaçantes  des  géants  Fafner  et  Fasolt,  autant 
on  sent  de  vivacité  moqueuse  dans  les  récits  de  Loge,  où  l'auteur 
ramène  et  fond  tour  à  tour  dans  l'accompagnement  les  principaux 
motifs  des  situations  précédentes. 

Le  tableau  de  la  forge  d'Alberich,  où  Ton  fait  connaissance  avec 
le  thème  retentissant  de  la  forge  qui  reparaîtra  si  souvent  par  la 
suite,  est  habilement  conçu  pour  former  contraste  avec  les  premières 
scènes.  La  malédiction  d'Alberich,  quand  Wotan  lui  arrache  l'anneau, 
est  véritablement  superbe.  Une  jolie  mélodie  de  P'roh,  le  dieu  de  la 
joie,  exprimant  la  féUcité  causée  par  le  retour  de  Freia,  puis  une 
sombre  mélopée  de  la  prophétesse  Erda  et  une  phrase  ample  et 
magnifique  de  Donner,  dieu  du  tonnerre,  aboutissent  au  finale  où 
résonne  dans  son  plein  développement  la  marche  des  Dieux  vers  le 
Walhalla,  qu'on  avait  déjà  entendue  entre  le  tableau  des  filles  du  Rhin 
et  celui  des  Dieux.  Bref,  la  première  impression  produite  par  le  Rhein- 
gold fut  si  favorable  qu'on  n'était  pas  sans  crainte  pour  la  Valkyrie  : 
après  avoir  eu  plus  qu'on  n'espérait  du  prologue,  on  redoutait  une  décep- 
tion de  la  partie  sur  laquelle  on  fondait  d'abord  le  plus  d'espoir. 

Lt  cependant,  l'impression  produite  par  la  Valkyrie  fut  peut-être 
encore   plus   profonde,   en    dépit   de   longueurs   dans  les  deux  premiers 


REPRÉSENTATION     DE    «    l'aNNEAU     DU      Nir.EL'UNG    »    A      BAYREUTH,     EN      187G. 
Mort  de  Siegmiind,  deuxitrme  acte  de  la  l'alkyrie.  —  D'après  un  dessin  de  M.  Knut  Ekwall. 


234  ■  RICHARD   WAGNER 

actes,  surtout  dans  le  deuxième,  où  se  trouve  un  interminable  récit  de 
Wotan.  Cette  partie  est  celle  qui  s'éloigne  le  moins  de' nos  habitudes 
dramatiques  et  qui,  par  conséquent,  peut  le  plus  rapidement  trouver 
faveur  auprès  d'un  public  encore  assez  peu  pénétré  des  idées  du  réfor- 
mateur, —  et  le  succès  qu'elle  a  remporté  par  la  suite,  en  différentes 
villes,  en  est  la  preuve  irrécusable.  Après  un  court  prélude  impétueux 
qui  retrace  la  course  haletante  de  Siegmund,  commence  un  acte  qui 
dure  une  heure  entière  et  qui  paraît  court,  tant  il  renferme  de  beautés 
accumulées  et  toujours  grandissantes  jusqu'au  point  suprême,  la 
superbe  scène  entre  le  frère  et  la  sœur,  Siegmund  et  Sieglinde  :  leur 
amour  s'épanche  en  un  chant  d'un  contour  net,  d'une  expression  brû- 
lante, et  l'hymne  au  printemps,  que  chante  Siegmund  lorsque  les 
rayons   de  la  lune    pénètrent    dans    la    salle,    est   d'un    charme   exquis. 

Le  deuxième  acte,  moins  bien  rempli  au  point  de  vue  dramatique, 
et  languissant  tant  que  Wotan  converse  avec  sa  fille  Brunehild  ou 
avec  Fricka,  sa  femme,  s'anime  seulement  à  l'entrée  de  Siegmund, 
lorsqu'en  refusant  la  gloire  et  les  honneurs  du  Walhalla,  s'il  y  doit 
arriver  mort,  sans  Sieglinde,  il  éveille  un  premier  sentiment  d'amour 
au  cœur  de  Brunehild.  L'épisode  du  combat  entre  Hunding  et  Siegmund 
est  aussi  traité  de  main  de  maître  et  termine  l'acte  infiniment  mieux 
qu'il  n'a  commencé. 

Le  troisième  acte  est  un  chef-d'œuvre  en  entier.  Après  la  scène 
violente  et  sublime  de  la  chevauchée  des  Valkyries  arrivant  toutes 
au  rendez-vous,  déchirant  l'air  de  leurs  cris  de  guerre  et  dominant 
la  tempête  elle-même,  on  suit  avec  anxiété  l'émouvant  dialogue 
entre  Brunehild  implorant  grâce  et  son  père  implacable;  on  est  frappé 
d'admiration  par  les  sublimes  adieux  du  père  à  sa  fille,  dans  cette  scène 
fantastique  de  la  mer  de  feu  qui  monte  et  crépite  autour  de  la  déesse 
endormie.  L'opéra  tout  entier  se  distingue  du  Rheiugold  par  une  allure 
plus  hardie,  par  une  inspiration  plus  hautaine  et  plus  franche,  traversée 
d'éclairs  de  tendresse  et  de  sensibilité  d'un  éclat  surprenant.  Chef- 
d'œuvre,  en  vérité,  que  ce  troisième  acte,  et  deux  fois  chef-d'œuvre, 
aussi  bien  par  l'éblouissement  et  la  fureur  de  l'orchestre  dans  la  course 
effrénée  des  Valkyries,  que  par  l'intensité  de  l'expression  vocale  et 
la  puissance  d'émotion  dans  l'admirable  scène  entre  Brunehild  et  Wotan. 

Le  premier  acte  de  Siegfried  fut  un  des  grands  succès  de  la  tétra- 
logie :  tout  y  est  vie  et  mouvement.  Le  sombre  monologue  de  Mime, 
la  joyeuse  entrée  de  Siegfried,  la  scène,  d'une  énergie  singulière, 
où  le  jeune  héros  forge  son  épée  avec  tant  d'ardeur  et  de  gaieté, 
tandis  que  grondent  à  côté  de  lui  les  espérances  jalouses  et  les  noirs 
desseins    de   Mime,   avaient  entraîné  dans  un    succès   général    certains 


RICHAl^D    WAGNER 


235 


dialogues  languissants,  malgré  de  beaux  passages  symphoniques,   entre 
Mime   et  Wotan   sous   les  habits   d'un   voyageur. 

De  même,  au  second  acte,  après  chaque  épisode  un  peu  traînant 
il  en  arrive  un  délicieux,  d'une  poésie  adorable  et  qui  fait  oublier 
au  public  les  longueurs  précédentes.  Par  exemple,  après  la  rencontre 
d'Alberich  avec  son  vieil  ennemi  Wotan,  c'est  le  joli  passage  où  Sieg- 
fried écoute  les  bruits  de  la  foret  et  s'essaie  à  imiter  le  chant  des 
oiseaux  avec  un  roseau;  après  le  combat  effroyablement  bruyant  de 
Siegfried  contre  le  monstre,  viennent  ce  dialogue  exquis  entre  Siegfried 
et    l'oiseau   jaseur,    qui    l'avertit    des   astucieux    projets  de  Mime,   puis 


1)  flhno  Ein(ri((st5ilc  hat  Niemand 
zu  den  âusseren  und  iimeren 
Ràumen  des  Theatere  Zutritt. 

2)  Das  Raurhf  n  ist  auch  in  den  âus- 
seren fiàumen  des  Theaters  auf 
das  Strengste  untersagt 

3)  DerBegiiiiijedes  Actes  wirddiirch 
eii  TrompeteD-Sigial  bekumt  g^ 
gebei.  Dacb  welcheiD  die  Pliitze 
sofort  einzinelmeD  siid 

4)  Die  horlivrrehrtrn  Domrn  \ind  aof 
das  Frrandliclisfr  irehctdi.  naih  Rin- 
nahmrdrrSifzpIcilzrdlcOjllrffofâl- 
lijTsI  ahznnrhmrn. 

5|  BeiiD  Verlassen  der  Plalze  wird 
gebetei.  die  Sitze  aofziiklappei 

BAÏREUTH    Inpst  18711 

D«  Tenfnltiiiigsrath. 


1)  Personne  n'est  admis  dans  l'inté- 
rieur du  théâtre  ni  aux  galeries 
extérieures  sans  carte  d'entré. 

2)  D  est  s«TrreiDent  drfendo  de  ter 

dans  les  galeries  extérieures 
comme  a  l'intèrieui  du  théâtre. 

3)  Le  comnieiciinieDt  de  chaque  acte 
est  aimoDce  par  des  fanfares  On 
est  prie  de  repreidre  sa  place 
immédiatement  après. 

4)  l.i's  danrs  soul  rnprrlnrosrniriil 
prirr.v  d'ôlrr  Iran  chaprant  après 
avoir  orrape  \nn  plarrs. 

b)  Oi  est  pries  derrlever  les  sirges 
eo  les  quittait 

BAÏREUTH,  ioQl  im 

L«  comité  l'sdnUtstiatloa. 


1)  No  admission  exœpt  by  ticket 

2)  Smoking  strictly  prohibitwl  in 
the  corridors. 

3)  Tbe  beginmiig  of  eacb  act  vill  be 
anioimced  b;  a  call  of  tnn- 
pets,  spog  wbicli  tbe  seats  sboild 

'  be  taJien  at  once 

4)  l.adirs  are  rpsprriroll)  rrqorsird 
l«  Iakr  lit'  Ihf  ir  bunarts  dirinir  Ibr 
performances. 

5|  AU  seats  are  te  be  raised  on 
gettiig  np  , 

BAÏREUla   ij»  L"  o(  Iuctsi  ICT         ,    , 

n«  •dalalstr«tt«a. 


AFFICHE     cor, LEE      SOUS     LE      PROMENOIR     EXTERIEUR     DU    THE.\TRE     DE     BAYREUTH 
Pour  les  reprcscnlalions  de  la  tétralogie,  en  1876. 


la  scène  si  nouvelle,  où  Wagner,  par  une  trouvaille  de  génie,  fait 
dé"yoiler  à  Mime  ses  mauvais  desseins  de  l'air  le  plus  aimable  et  le  plus 
insinuant;  cette  façon  d'exprimer  la  fausseté  de  Mime  envers  Siegfried 
est  d'une  invention  curieuse  et  remarquablement  rendue  au  double 
point  de  vue  poétique  et  musical. 

Au  troisième  acte ,  l'évocation  d'Erda  par  Wotan  est  supérieure  à 
la  scène  analogue  du  Rheingold  et  du  plus  grand  effet  ;  l'épisode  où 
Wotan  veut  arrêter  l'élan  de  Siegfried  n'offre  pas  grand  intérêt;»  puis 
l'on  arrive  au  réveil  de  Brunehild,  dont  le  salut  à  la  nature  retrouvée 
est  de  tout  point  magnifique,  et  aboutit  à  un  duo  entre  elle  et  Sieg- 
fried,   un    duo    véritable,    où    la   passion    éclate    avec    une    force,    une 


236  RICHARD    WAGNER 

intensité  vraiment  surhumaine.  Il  y  a  trois  qualités  maîtresses  dans 
Siegfried,  poussées  toutes  les  trois  au  degré  suprême  :  la  gaieté 
juvénile,  éclatante  au  premier  acte,  la  fantaisie  aérienne  au  deuxième 
et  l'ardeur  la  plus  passionnée  au  dernier;  c'est  là  ce  qui  rendit  plus 
rapides  les  scènes  intermédiaires,  légèrement  fastidieuses,  et  ce  qui 
causa  le   succès   imprévu  de  Siegfried. 

Le  Crépuscule  des  Dieux,  en  revanche,  avait  complètement  refroidi 
l'auditoire,  au  moins  jusqu'au  dernier  acte.  Le  lugubre  chant  des 
Nornes  tissant  le  fil  de  la  destinée  des  Dieux  qui  finit  par  se  briser, 
la  séparation  de  Brunehild  et  de  Siegfried,  l'arrivée  de  celui-ci  chez 
Gunther  et  la  scène  où  il  boit  le  breuvage  d'oubli,  puis  l'entrevue  de 
Brunehild  avec  sa  sœur  Waltraute,  envoyée  par  Wotan,  suivie  de 
l'enlèvement  de  Brunehild  par  Siegfried  pour  le  compte  de  Gunther, 
toutes  ces  scènes  qui,  ramassées  en  un  acte,  durent  bien  près  de  deux 
heures,  valent  surtout  par  des  rappels  ingénieux  et  des  combinaisons 
saisissantes  de  motifs  précédemment  exposés.  Au  deuxième  déjà, 
l'entrée  brillante  et  fière  de  Gunther  avec  Brunehild,  celle  de  Siegfried 
et  de  (jutrune,  tendre  et  caressante,  suivies  de  l'unique  chceur  et  de 
l'unique  trio  qui  se  trouvent  dans  la  tétralogie,  avaient  déjà  réchaulle 
les  auditeurs;  mais  c'est  surtout  le  troisième  acte,  une  merveille  en 
son  entier,  qui  éleva  l'enthousiasme  au  niveau  des  soirées  précédentes 
et    transforma    la    fin   de    la    tétralogie  en    un  triomphe  incontesté. 

D'abord,  la  jolie  scène  de  Siegfried  sur  les  bords  du  Rhin,  lorsque 
les  ondines  le  raillent,  puis  les  ressouvenirs  de  sa  vie  entière  qui  lui 
reviennent  en  mémoire,  jusqu'au  cri  d'amour  :  k  Brunehild,  ô  bien- 
aimée  1  »,  sa  mort  et  la  superbe  marche  funèbre  qui  suit  ;  enfin  l'ana- 
thème  et  la  mort  de  la  Valkyrie,  avec  l'anéantissement  final,  forment, 
dans  leur  ensemble,  une  des  plus  belles  choses  qu'on  ait  jamais  écrites 
pour  la  scène  lyrique,  de  quelque  nom  qu'on  veuille  qualifier  cette 
création  de  génie  :  drame,  mythe,  poème  ou  simplement  opéra.  L'im- 
portant est  que  le  tableau  tout  entier  présente  une  élévation  de  pensée, 
une  richesse  d'inspiration  mélodique,  une  puissance  de  combinaisons 
symphoniques  véritablement  géniales,  et  qu'après  un  tel  acte,  il  n'y  a 
qu'à  s'incliner  devant  l'artiste  assez  merveilleusement  doué  pour  le 
créer  '. 

Somme    toute    et    malgré    de    durs   moments,    c'était  là  une    victoire 

I.  Les  décorations  de  la  tétralogie  avaient  été  brossées  par  les  frères  Brùckner,  de  Cobourg, 
d'après  les  maquettes  du  peintre  Hoffmann,  de  Vienne;  le  professeur  Dœppler,  de  Berlin,  avait  dessiné 
les  costumes;  les  armures  sortaient  des  fabriques  de  Meiningen,  et  les  machines  avaient  été  combinées 
par  M.  Brandt,  de  Darmstadt,  qui  avait  surveillé  avec  un  soin  particulier  tout  ce  qui  concernait 
l'éclairage  de  la  scène,  afin  d'obtenir  des  résultats  saisissants,  des  cflets  de  lumière  et  de  nuit  corres- 
pondant aux  jeux  du  théâtre  avec  une  merveilleuse  exactitude. 


238  RICHARD    WAGNER 

éclatante  pour  ce  créateur  à  la  volonté  de  fer  qui  suivait  son  projet 
depuis  vingt-cinq  ans,  qui  avait  réalisé  l'irréalisable  et  qui  donnait  au 
monde  entier  le  spectacle  stupéfiant  de  sa  propre  apothéose.  Aussi 
comprend-on  presque,  à  tout  bien  peser,  la  prodigieuse  infatuation  de 
riiomme  et  son  terrible  orgueil  :  aux  cris  d'un  auditoire  enthousiasmé 
qui  veut  saluer  le  maître  et  fêter  ses  interprètes  dévoués,  il  reparaît 
seul  en  redingote,  en  pantalon  de  toile,  et  remercie  spectateurs  et 
artistes  dans  un  speech  qu'il  termine  par  ces  paroles  qui  manquaient 
au  moins  de  clarté  :  «  Nous  vous  avons  montré  ce  que  nous  voulons 
et  ce  que  nous  pouvons,  quand  toutes  les  volontés  sont  tendues  vers 
un  môme  but  ;  si  de  votre  côté  vous  nous  soutenez,  alors  nous  aurons 
un  art.  »  Quelle  déplorable  manie  de  parler,  quand  on  a  si  peu  la  parole 
à  commandement  et  qu'elle  trahit  toujours  votre  pensée  !  A  ces  mots, 
qui  sonnaient  étrangement  dans  le  pays  de  Bach  et  de  Beethoven, 
d'Haydn  et  de  Mozart,  de  Weber  et  de  Schumann ,  l'auditoire  reste 
interloqué  ;  mais  il  veut  payer  sa  dette  aux  artistes  et  les  réclame  à 
grands   cris,    surtout    Richter,    le   chef  d'orchestre,    et    M"""    Materna. 

Wagner  reparaît,  toujours  seul,  et  semble  ainsi  vouloir  affirmer  que 
tout  s'efface  autour  de  lui  dans  ce  Jour  de  triomphe  :  alors,  folle 
d'enthousiasme,  une  Italienne,  M""  Lucca,  le  salue  de  cette  bizarre 
exclamation  :  a  Viva  il  maestro,  le  plus  grand  de  tous  les  maestros, 
je  suis  très  contente;  nous  vous  remercions  tous!  »  Puis  le  rideau  se 
referme  sans  qu'aucun  artiste  ait  pu  répondre  à  l'appel  du  public.  Et 
cependant  n'eùt-il  pas  été  convenable  que  Wagner  associât  dès  le  pre- 
mier Jour  à  son  succès  ceux  qui  y  avaient  travaillé  avec  tant  d'ardeur 
et  de  passion,  des  artistes  comme  Betz,  superbe  en  tout  point  dans  le 
rôle  de  Wotan,  écrit  malheureusement  trop  bas  pour  lui;  comme 
M""  Materna,  incomparable  en  Brunehild;  comme  M.  Vogl,  étourdis- 
sant de  vie  et  d'entrain  dans  Loge,  le  dieu  du  feu;  comme  M.  Niemann 
qui  n'avait  plus  que  les  restes  d'une  belle  voix,  mais  qui  Jouait  Sieg- 
mund  d'une  façon  très  dramatique;  ou  comme  M.  Unger,  chanteur  peu 
expérimenté,  mais  énergique  et  vigoureux  dans  Siegfried.  Et  M""=  Jaïde 
(Erda),  et  M.  Niering  (Hunding),  et  M""=  Scheffzki  (Sieglinde),  et 
MM.  Schlosser,  Gura,  Kœgel  et  Hill  (Mime,  Gunther,  Hagen,  Albe- 
rich),  et  M'""  Grun  et  Haupt  (Fricka  et  Freia),  et  M""  Lilli  et  Marie 
Lehmann   et  M'"'^  Lammert,  les  trois  délicieuses  filles  du  Rhin! 

Le  i8  août,  un  banquet  d'honneur  était  offert,  —  formule  consacrée, 
—  à  Richard  Wagner  et  aux  artistes  par  les  soi-disant  patrons  de 
1  œuvre  et  par  ceux  des  spectateurs  qui  avaient  voulu  s'y  associer,  car, 
en  arrivant  la  veille  dans  la  salle  de  spectacle,  chacun  avait  pu  trouver 
a  sa  place  uns  invitation   à   souscrire   à  ce   repas ,   moyennant   5   marks 


REPRÉSENTATION     DE    «    l'aNNEAU     DU     NIBELUNG    »    A     BAYREUTH,     EN     1S76. 
Le  réveil  de  Brunehild,  troisième  acte  de  Siegfried.  —  D'aprls  un  dessin  de  M.  Knm  Ekwall. 


240  RICHARD    WAGNER 

(6  fr.  25)  par  tête'.  Le  héros  de  la  fête  ne  se  tenait  pas  d'impatience 
de  parler  et,  dès  qu'il  en  trouva  roccasion,  il  se  leva  pour  remercier 
les  assistants  de  leurs  sympathies,  les  exécutants  de  leur  collaboration 
désintéressée  et  surtout  les  premiers  patrons  de  l'entreprise ,  qui 
n'avaient  pas  douté  de  Tavenir  de  son  œuvre,  à  une  époque  où  la 
presse  et  le  public  se  liguaient  pour  le  combattre  et  l'écraser. 

Et  comme  on  lui  avait  rapporté  le  mauvais  effet  produit  par  sa  brève 
allocution  de  la  veille,  il  s'en  expliqua  le  plus  simplement  du  monde, 
avec  une  bonhomie  charmante  :  il  n'avait  nullement  voulu  dire,  ainsi 
qu'on  l'avait  compris,  qu'avant  sa  venue  l'art  musical  n'existait  pas  en 
Allemagne;  il  avait  seulement  répété  ce  qu  il  avait  dit  cent  fois  :  à  savoir 
que  l'opéra  allemand  n'avait  pas  jusqu'alors  une  physionomie  propre, 
un  caractère  individuel  comparable  à  celui  de  l'opéra  français  ou  de 
l'opéra  italien.  Le  monde  entier,  dit-il  en  substance,  connaît  l'opéra 
italien,  l'opéra  français;  il  connaît  aussi  des  opéras  allemands,  mais  non 
l'opéra  allemand.  La  création  de  l'opéra  allemand,  du  théâtre  qui  carac- 
térise la  race  germanique  dans  sa  plus  haute  manifestation  d'art,  telle 
est  l'œuvre  à  laquelle  Richard  Wagner  convie  tous  ses  compatriotes, 
et  c'est  pour  cela  qu'il  leur  dit  :  «  Voulez-vous  un  art?  cela  dépend 
de  vous.  Ayez  une  volonté,  vous  aurez  un  art,  un  art  nouveau,  un 
théâtre  national'-.    )>  A  la  bonne  heure,   et  voilà  qui   peut    se    soutenir. 

Après  ce  petit  discours,  Wagner  fit  le  tour  de  la  table,  en  donnant 
le  bras  à  la  comtesse  de  Schleinitz  qui  avait  fait  une  propagande  acharnée 
en  sa  faveur  dans  les  hautes  classes  de  Berlin  ;  puis,  M"'*'  Lucca  lui 
ayant  posé  sur  la  tête  une  couronne  d'argent,  il  acheva  sa  tournée 
avec  cet  ornement,  en  riant  lui-même,  otant  sa  couronne  pour  saluer 
et  se  couronnant  derechef,  heureux,  radieux  et  bon  enfant.  M.  Duncker, 
membre  du  Parlement,  dit  alors  quelques  paroles  sur  le  caractère 
national  de  cette  œuvre  d'art,  puis  le  comte  Apponyi,  de  Buda-Pesth, 
parlant  au  nom  des  étrangers,  prononça  ce  petit  discours,  d'un  jet 
éloquent  et  poétique  :  «  Pareil  à  Siegfried,  Wagner  marche  sans  crainte 
à  la  conquête  d'une  femme  céleste,  la  tragédie.    Comme  le  héros  alle- 


1.  Le  texte  de  cette  circulaire,  e'manant  de  Wagner  lui-même,  ou  du  restaurateur  et  qu'aucun 
patron  n'avait  signée,  est  au  moins  curieux  à  conserver  :  n  M.  Richard  Wagner  désire  se  trouver 
réuni,  dans  an  souper,  a  ses  patrons,  protecteurs  et  amis,  en  compagnie  des  artistes  et  toutes  autres 
personnes  ayant  concouru  aux  représentations  actuelles.  Pour  répondre  à  ce  désir,  nous  avons  l'hon- 
neur de  vous  in\-iter  cordialement  à  prendre  part  au  souper  qui  aura  lieu  le  17  août,  à  sept  heures  et 
demie,  dans  la  grande  salle  du  restaurant  du  théâtre.  Le  prix  de  la  souscription  est  fixé  à  5  marks  par 
tûie  (sans  le  vin,  bien  entendu).  On  est  prié  d'envoyer  son  adhésion  le  17,  à  neuf  heures  du  matin  au 
plus  tard.  »  Voilà  comment  s'organise  une  manifestation  n  spontanée  »  en  l'honneur  d'un  grand 
homme.  Si  l'appel  n'avait  pas  été  entendu,  on  désavouait  le  restaurateur  qui  avait  battu  la  caisse  pour 
soB  propre  compte,  et  tout  était  dit.  —  Du  17,  le  banquet  dut  être  reporté  au  18  août,  par  suite  de 
rindisposition  de  Betz  qui  avait  fait  reculer  les  deux  dernières  parties  de  la  tétralogie  au  i5  et  au  17. 

2.  Lettres  de  Bayreuth  :  l'Anneau  du  Nihelung,  par  M.  Ch.  Tardieu  (Bruxelles,  chez.  Schott,  i883). 


RICHARD     WAGNER     EN     1877. 
D'après  le  portrait  de  M.  Herkomer,  grave  par  lui-même  à  l'eau-forte. 


242  RICHARD    WAGNER 

mand,  il  passa,  sans  trembler,  au  travers  des  flammes  ardentes  de 
Tenvie  et  de  la  haine.  Comme  lui,  il  a  réveillé  la  belle  endormie  qui, 
depuis  des  siècles,  fut  le  but  inaccessible  des  eff'orts  de  tant  de  génies. 
Wagner  aussi  a  forgé  un  glaive,  a  brandi  une  épée.  Nothung,  c'est  sa 
divine  musique  oii  il  a  fondu  les  tronçons  des  arts  de  tous  les  peuples  ! 
Et  nous,  ses  admirateurs  et  ses  amis,  nous  pouvons  lui  répéter  ce  que 
Bruneliild  disait  à  celui  qui  la  réveilla  :  «  Gloire  à  toi,  lumière  triom- 
«  pliante  !  » 

Enfin,  après  peu  de  mots  de  M.  Ludwig  Nohl,  après  une  allocution 
d'un  spectateur  russe  qui  s'exprima  dans  sa  langue  et  ne  fut  entendu 
de  personne,  'Wagner  reprit  la  parole  afin  de  remercier  tous  les 
orateurs,  et  surtout  son  plus  fidèle  ami,  son  protecteur,  le  premier 
de  ses  patrons  à  coup  sûr,  celui  qui  avait  relevé  son  courage  à 
l'heure  du  plus  profond  abattement,  qui  avait  lutté  et  vaincu  pour  lui 
dans  le  temps  de  l'exil  :  Franz  Liszt.  Et  le  beau-père  et  le  gendre, 
émus  et  joyeux,  tombèrent  dans  les  bras  l'un  de  l'autre,  aux  acclama- 
tions de  cinq  cents  convives  attendris. 

Le  lendemain  il  y  eut  grande  soirée  chez  Richard  Wagner  :  Liszt 
et  sa  fille  en  faisaient  les  honneurs  avec  lui.  Cette  réception  priée 
réunit  autour  du  maître,  de  neuf  heures  à  minuit,  soixante  à  quatre- 
vingts  invités,  heureux  de  fêter  avec  lui  sa  victoire  :  artistes,  chan- 
teurs, chefs  d'orchestre,  amis  d'ancienne  date,  patrons  de  l'œuvre,  etc. 
11  y  avait  dans  le  nombre  une  Française,  M""^  Judith  Gautier,  et 
quatre  ou  cinq  Français,  entre  lesquels  brillait  M.  Saint-Saëns.  Wagner, 
d'excellente  humeur,  causait  le  plus  gaiement  du  monde  et  se  démenait 
comme  un  diable  :  il  entonnait  le  chant  du  Walhalla  à  tue-tête,  il 
grimpait  sur  une  chaise  afin  d'atteindre  à  l'oreille  de  cet  admirateur 
russe,  haut  de  six  pieds,  qui  lui  avait  porté  la  veille  un  toast  des  plus 
chaleureux;  on  l'entendit  même,  en  voyant  ces  Français  s'associer 
sincèrement  à  son  triomphe,  atténuer  le  fâcheux  effet  produit  par 
certains  écrits  et  dire  dans  un  accès  de  franchise  :  «  Eh!  mon  Dieu 
oui!  nous  autres  Allemands,  nous  sommes  lourds!   » 

M.  Saint-Saëns,  prié  de  se  faire  entendre,  répondit  à  cette  politesse 
en  improvisant  pendant  un  quart  d'heure  à  peu  près,  sur  des  fragments 
de  la  tétralogie,  à  commencer  par  la  Gœtterdivmmerimg,  pour  finir  par  le 
Rheingold  ;  puis  il  joua  sa  Danse  macabre,  et  de  la  belle  manière.  On 
circulait,  jusque-là,  de  droite  et  de  gauche;  on  causait  avec  les  gens 
qu'on  connaissait  dans  cette  soirée  sans  programme  arrêté  ;  mais  quel 
silence  et  quelle  attention  lorsque  Liszt  se  mit  à  son  tour  au  piano  ! 
Pendant  une  grande  heure,  il  tint  toute  l'assemblée  sous  le  charme  en 
exécutant  plusieurs  de  ses  oeuvres  inédites,  tant  valses  qu'impromptus  : 


RICHARD    WAGNER 


243 


plus  de  musique  possible  après  qu'il  eut  fini.  Ce  fut  lui  le  lion  de  la 
soirée,  et  le  pianiste  français,  visiblement  ennuyé  d'avoir  paru  vouloir 
se  mettre  en  ligne,  alors  qu'on  l'avait  sollicité,  fut  le  premier  à  rendre 
hommage  au  vieux  maître.  «  C'est  à  décourager  tous  les  pianistes  », 
disait-il  sous  une  forme  ultra- pittoresque  à  l'un  de  ses  compatriotes 
présents  à  la  fête,  et,  sans  fausse  modestie,  il  se  rangeait  au  nombre 
de   ces   déshérités  de  l'art. 

La  demeure  princière  que  Wagner  s'était  fait  construire  à  sa  guise 


UN     DES     RESTAURANTS     DU     THEATRE,     A     BAYREUTH,     EN      1876. 
D'après  un  croquis  original. 


était  située  à  l'extrémité  de  la  ville  opposée  au  théâtre,  au  bout  du 
Rennweg  (Chemin  du  renne),  qui  porte  aujourd'hui  le  nom  de 
Richard  Wagner'.  Après  avoir  franchi  la  grille,  une  petite  avenue 
aboutit  à  un  rond-point  fleuri  où  trône  un  énorme  buste  en  bronze  du 
roi;  face  à  l'avenue  est  la  maison,  construite  en  pierres  d'un  gris  roux, 
presque  carrée,  sans  autre  ornement  extérieur  qu'un  sgraffito,  sorte  de 

I.  Dans  les  premiers  temps  de  son  se'jour  à  Munich  et  tandis  qu'on  bâtissait  sa  demeure  délînitivc, 
Wagner  habitait  une  petite  maison  sur  le  boulevard  Dammaltee.  C'est  là  qu'en  1873,  un  jeune 
compositeur  français,  muni  d'une  lettre  d'introduction  de  Liszt,  fut  très  aimablement  reçu  par 
M'"»  Wagner,  mais  ne  put  apercevoir  Wagner  que  de  dos,  à  travers  deux  portes  ouvertes,  tant  le 
maître  était  alors  absorbe  par  la  Composition  des  dernières  scènes  de  la  Goettcrdixmmcrunj;. 


244  RICHARD    WAGNER 

fresque  en  noir  et  blanc,  mélange  de  grisaille  et  de  camaïeu,  dont  on 
ornait  autrefois  les  façades  des  maisons  en  Italie,  et  que  Ton  trouve 
encore  dans  beaucoup  de  villes  de  la  péninsule.  Cette  composition 
allégorique,  due  au  peintre  d'histoire  Robert  Krausse,  représente  le 
dieu  Wotan,  dans  son  costume  de  voyageur,  de  Siegfried,  et  sous  les 
traits  du  regretté  ténor  Louis  Schnorr.  D'un  côté  se  tient  M'"'^  Schrœder- 
Devrient,  costumée  en  Tragédie;  de  l'autre,  M'"'^  Cosima  Wagner, 
incarnant  la  Musique,  conduit  vers  l'autel  de  la  Tragédie  Siegfried 
enfant,  qui  n'est  autre  que  son  propre  fils,  Siegfried  Wagner  :  le  tout 
symbolise  l'union  de  la  musique  et  de  la  tragédie  sous  l'influence  et  pour 
la  glorification  du  mythe  germanique.  Le  maître  a  dénommé  cette  habi- 
tation Waliufried  (Apaisement  de  mes  illusions),  et  sur  la  façade  on  lit 
l'inscription  suivante,  en  lettres  d'or,  sur  trois  plaques  de  marbre  rosé  : 


HIEU    WO    MEIN    WAHNEN  \\ T  A  U  \1  "CT*  T  17  f^  ^^'    DIESES    HAUS    VON 

FRIEDEN    FAND  VVil.lliM    iVlLdJ  j,,^     GENANNT 


rUISQU  ICI    MES    ILLUSIONS  W/'  A  UMtJT?  TUTi  """"^^    '^^"'"    ^^    "^^^    '~^^^ 

ONT    TROUVÉ    LEUR    APAISEMENT         VVillliM    lvlJ_-/i7  jjr    DONNE    A    CETTE    MAISON 


On  entre  d'abord  dans  un  petit  vestibule,  puis  dans  une  grande 
salle  dallée,  éclairée  par  le  haut,  ornée  des  bustes  du  roi  de  Bavière, 
de  Wagner  et  de  sa  femme,  et  de  statuettes  en  marbre,  présents  du 
roi,  qui  représentent  les  héros  des  premières  œuvres  du  maître.  En 
haut,  court  une  frise  en  grisaille,  où  se  détachent  de  petits  tableaux 
retraçant  les  principaux  épisodes  du  poème  original  des  Nibclungeu ; 
de  plus,  un  orgue  américain  à  tuyaux  apparents,  sans  valeur.  A  moitié 
de  la  hauteur,  règne  une  galerie  circulaire  sur  laquelle  donnent  les 
chambres  à  coucher,  et  ornée  elle-même  de  paysages  d'Asie,  à  l'aqua- 
relle, par  Hillebrand.  A  droite  de  cette  sorte  de  galerie  ou  de  hall, 
la  salle  à  manger;  à  gauche,  le  petit  salon  de  M"""  Wagner,  décoré  du 
nom  de  Liszt,  très  coquet,  plein  d'objets  d'art,  .avec  un  fouillis  d'étoffes 
jetées  sur  tous  les  meubles.  Au  fond,  le  grand  salon  carré  terminé 
par  une  vérandah  ronde  et  totalement  garni  de  corps  de  bibliothèque 
emplis  de  beaux  livres,  car  Wagner  fut,  toute  sa  vie,  un  grand  liseur  : 
«  Tout  ce  qui  mérite  d'être  lu,  disait-il,  mérite  d'être  relu  »;  et  il 
excellait  à  lire  à  haute  voix  des  scènes  de  Shakespeare  ou  des  pièces 
comiques  dont  il  se  divertissait   comme    un   enfant. 

Ce  salon,  qui  forme  encore  la  grande  pièce  de  réception,  renfermait 
de  nombreux  portraits.  Au-dessus  de  la  porte  d'entrée,  celui  de  Beetho- 
ven ;  à  sa  droite,  Gœthe;  à  sa  gauche,  Schiller;  ici,  le  portrait  de 
M""=  Wagner,  celui    de    son    père   et   celui    de  son    mari,  par  Lenbach; 


I<  LI'R  t  SE  N  i  A  1  lO.N      UE      «    l'anneau     DU      N  I  B  t  I.  U  N  G    «      A     l.AVKEUTll,     tN      1^7^■. 
Cortège  funèbre  de  Siegliied,  troisième  acte  du  Crefuscule  Jes  Dieux.  —  D'après  uu  dessin  de  M.  Knul  lîkwall. 


246  RICHARD    WAGNER 

là,  les  bustes  de  la  Schrœder-Devrient  et  de  Schnorr  de  Carolsfeld  ; 
enfin  les  portraits  du  roi  de  Bavière  et  de  Geyer,  le  second  père  de 
Wagner.  Plus  tard,  après  l'extension  des  Sociétés  wagnériennes,  on 
a  décoré  la  voussure  du  plafond,  dans  cette  pièce  d'honneur,  avec 
les  écussons  des  principales  villes  adhérentes  à  l'Association.  Derrière 
la  maison,  s'étend  un  jardin  modeste,  dont  les  arbres  se  confondent 
avec  ceux  du  parc  royal;  des  fleurs  à  profusion,  une  serre  pleine  de 
plantes  recherchées,  une  grande  volière  peuplée  de  paons,  de  faisans,  de 
pigeons  d'espèce  rare;  un  petit  bouquet  d'arbres,  et  dans  ce  massif  un 
tombeau  que  Wagner  s'était  fait  préparer  d'avance,  avec  une  énorme 
pierre  tumulaire  de  très  beau  marbre  gris  veiné  de  blanc,  lisse,  ornée 
d'une  seule  moulure  très  simple  sur  les  bords.  Pas  le  moindre  emblème, 
aucune  inscription;  le  monde  entier  saura  toujours   qui   repose  là'. 

La  deuxième  série  des  représentations  de  l'Anneau  du  Nibelung 
confirma  l'impression  de  la  première,  en  accentuant  le  succès.  Le  Rhein- 
gold  et  Siegfried  furent  également  appréciés,  et  la  Valkyrie,  mieux 
interprétée  et  mieux  mise  en  scène,  fut  encore  plus  admirée  :  à  la  fin 
de  cette  seconde  soirée  on  rappela  à  grands  cris  l'auteur,  qui  refusa  de 
se  montrer;  il  ne  consentit  à  venir  saluer  le  public  qu'après  la  dernière 
scène  de  la  Gœtterdœmmening  et  encore  se  fit-il  longtemps  prier. 
On  s'attendait,  connaissant  son  faible,  à  lui  voir  prononcer  une  allocu- 
tion, mais  lui,  saluant  de  nouveau,  fit  signe  qu'il  n'avait  rien  à  dire 
et  se  retira  comme  il  était  venu.  Son  silence  alors,  fut  applaudi  plus 
fort  que  n'eût  été  son  discours;  n'avait-il  vraiment  rien  à  dire,  ou  bien 
doutait-il  pour  une  fois  de  ses  moyens  oratoires  après  avoir  été  si  mal 
compris  lors  de  sa  première  allocution  ? 

Il  n'en  fut  pas  de  môme  à  la  fin  de  la  troisième  série.  Aussitôt 
après  la  fermeture  du  rideau,  il  s'avança  sur  le  devant  de  la  scène  et  : 
«  Les  Biihncnfestspicle  (pièces  de  fête  théâtrale)  sont  à  leur  terme, 
dit-il.  Reviendront-ils  ?  Je  l'ignore  et  cela  dépend  de  la  puissance 
divine.  »  Ensuite,  il  rappela  qu'il  avait  esquissé  cette  œuvre,  avec  foi 
dans  le  génie  allemand,  qu'il  l'avait  achevée  pour  la  gloire  de  son 
auguste  bienfaiteur,  le  roi  Louis  II,  présent  à  cette  scène  émouvante. 
11  célébra  en  des  termes  exaltés  la  part  que  le  roi  avait  prise  à  la 
réalisation  de  l'entreprise,  il  le  remercia  de  toutes  ses  grâces  et  faveurs  ; 
puis,  revenant  sur  le  trouble  qui,   à   l'issue   de   la   première  exécution, 

I.  «  La  vie  du  maître  était  des  plus  régulières,  dit  M""  Gautier,  surtout  lorsqu'il  poursuivait  un 
travail  pressé  et  fatigant.  A  six  heures,  il  se  levait,  mais  après  son  bain  se  recouchait  et  lisait  jusqu'à 
dix  heures;  à  onze  heures,  il  se  mettait  au  travail  jusqu'à  deux  heures;  après  le  diner,  il  se  reposait 
un  instant,  toujours  en  compagnie  d'un  livre;  de  quatre  à  six,  il  faisait  une  proinenade  en  voiture, 
puis  se  remettait  à  l'ouvrage  jusqu'au  moment  du  souper,  à  huit  heures;  la  soirée  se  passait  en 
amillc  très  gaieinent,  et  avant  onze  heures  tout  le  monde  était  couché.  « 


RICHARD    WAGNER 


247 


avait  dénaturé  Texpression  de  sa  pensée,  il  espérait,  dit-il,  ne  devoir 
plus  être  accusé  d'orgueil,  s'il  disait  qu'avec  l'œuvre  qu'on  venait 
d'achever  un  pas  était  accompli  pour  l'indépendance  de  l'art  allemand. 
Ce  pas  avait-il  été  heureux?  L'avenir  seul  en  devait  décider;  mais, 
quand  bien  même  ces  exécutions  n'auraient  été  qu'une  tentative,  elles 
ne  seraient  probablement  pas  sans  profit  pour  l'art  national.  11  adressait 

enfin  de  chaleureux  compliments  à  ses  dévoués  collaborateurs A  ce 

moment,  le  rideau  s'ouvrait  derrière  lui  et  tous  les  artistes  apparais- 
saient groupés  sur  la  scène  autour  du  chef  d'orchestre,  Hans  Richter. 
Puis   une   dernière    parole   d'adieu  de   Wagner   au  public,  et  le   rideau 


COMPOSITION     DU     PEINTRE     KRAUSSE 
Pour    la   façade    de    la   maison   de    Wagner,  à    Hayronlh 


se  referma  :  les  représentations  de  la  tétralogie  avaient  pris  fin.  Pour 
en  conserver  à  jamais  le  glorieux  souvenir,  Wagner  fit  frapper  des 
médailles  commémoratives  en  argent,  en  bronze  et  en  cuivre.  Une  seule, 
en  or  et  de  plus  grand  module,  était  destinée  au  roi  Louis  H  :  unique 
exemple  assurément,  dans  l'histoire,  d'un  sujet  décorant  son  souverain. 
C'était,  en  somme,  un  très  beau  triomphe,  eu  égard  surtout  à  la 
grandeur  de  l'entreprise,  et  cependant  Wagner  ne  se  tint  pas  pour 
satisfait.  Lui  qui  avait  si  bien  dit,  dès  i85i,  quuiie  seule  exécution  de 
son  mythe  en  quatre  parties  lui  suffirait  et  qu'une  seconde  exécution  lui 
semblait  tout  à  fait  superflue,  il  n'avait  pas  encore  assez  de  cette  seconde 
et  même  d'une  troisième  ;  il  garda  rancune  aux  princes  qui  étaient  venus 


248 


RICHARD    WAGNER 


à  Bayreuth,  de  leur  indilFcrcnce  apparente  et  de  leur  parcimonie  à  l'égard 
de  la  tétralogie  :  il  aurait  voulu  qu'ils  la  lissent  jouer  un  peu  partout. 
N'est-ce  pas  là  ce  que  signifiait  un  passage  de  l'Œuvre  et  la  mission 
de  ma  vie?  «  11  devint  de  toute  évidence  qu'on  n'avait  même  pas 
compris  le  but  où  tendaient  mes  efforts,  dans  un  intérêt  général  et 
non  plus  personnel.  Môme  en  présence  de  cet  heureux  résultat,  nul 
représentant  de  l'autorité  gouver- 
nementale n'eut  l'idée  de  provo- 
quer une  action  déterminante,  afin 
de    réaliser    ce    qui    venait    d'être 


W  A  N  H  !■  R  I  E  D  , 
Hahitation  de  Rieliard  Wagner 
,à  Bayreulh. 

démontré    possible    en    tout    point    pour 

l'amélioration    de    l'art    national Aussi,  dans   le    temps   même    où  je 

jugeais  opportun  de  pousser  vigoureusement  vers  l'institution  que  je 
rêvais  d'établir,  par  des  représentations  modèles  régulièrement  répétées, 
tout  le  poids  de  cette  entreprise  retomba  sur  moi  ;  on  me  laissa  seul 
la  poursuivre  et  l'achever,  comme  une  fantaisie  individuelle,  sans  portée 
et  sans  intérêt.    » 

Et,  pour  comble  d'ironie,  il  se  produisait  justement  ce  que  Wagner 
redoutait   par-dessus  tout  :  la  tétralogie,  en  dehors  de   Bayreuth,  était 


^  ~ 


25o  RICHARD    WAGNER 

exécutée  assez  rarement  dans  son  entier,  comme  il  Taurait  souhaité  ; 
et  même  les  représentations  intégrales  données  à  Munich,  Vienne,  Leip- 
zio-,  Hambourg,  etc.,  ne  modifiaient  en  rien  le  train  musical  ordi- 
naire. Il  arrivait  au  contraire  assez  souvent  que  différentes  villes 
représentaient  tantôt  une  partie,  tantôt  une  autre,  et  l'auteur  assistait 
de  la  sorte  à  ce  spectacle  écœurant,  disait-il,  de  voir  son  œuvre  ainsi 
morcelée  en  quatre  pièces  distinctes,  qu'on  jouait  exactement  comme  un 
opéra  quelconque,  comme  un  «  morceau  de  répertoire  »,  pour  employer 
sa  propre  expression  de  mépris. 

Lui,  si  rebelle  naguère  à  cette  idée,  il  trouvait  cependant  un  bon  côté 
à  cet  émiettement  de  son  œuvre  :  c'est  que  le  public  marquait  de  la 
satisfaction,  même  quand  ces  divers  fragments  étaient  joués  sans  la 
moindre  intelligence  de  la  conception  générale,  et  que  l'ouvrage  sou- 
levait partout  les  applaudissements,  malgré  les  milieux  défavorables  où 
il  se  produisait  et  les  coupures  qui  le  défiguraient.  11  espérait  qu'en 
présence  de  ce  succès  par  fragments,  un  temps  viendrait  où  l'on  exécu- 
terait l'ouvrage  entier  dans  toute  l'Allemagne  à  certains  jours  de  fête;  il 
l'espérait  quoiqu'il  eût  écrit  autrefois  le  contraire,  —  à  la  lettre  ;  — 
il    prétendait   enfin    que  son    ouvrage  fût   officiellement   imposé   comme 

le    type     absolu     du    nouvel   art   allemand,    de    l'art    anti-français 

Mais  il  mourut  avant  d'avoir  vu  cet  espoir  rempli;  car  les  représen- 
tations de  la  tétralogie  données  à  Berlin,  de  son  vivant,  par  une  troupe 
recrutée  pour  la  circonstance  et  dans  un  théâtre  d'ordre  secondaire, 
furent  un  cas  isolé,  sans  influence  même  locale,  et  n'apportèrent  aucun 
chano-ement  au  cours  habituel  de  la  vie  musicale  à  Berlin. 

Cet  espoir  était  d'autant  plus  ambitieux  que,  même  au  delà  du  Rhin, 
plusieurs  écrivains,  tout  en  admirant  l'œuvre  en  elle-même  et  l'extraordi- 
naire force  de  conception  du  maître,  combattaient  très  vivement  sa  pré- 
tention de  déterminer  par  la  tétralogie  la  forme  idéale  et  définitive  de  l'art 
national  allemand.  A  leurs  yeux,  Wagner,  avec  ses  restitutions  savantes 
et  ses  imitations  peu  dissimulées  du  théâtre  grec,  était  moins  fran- 
chement national,  moins  issu  naturellement  du  sol  allemand  que  'Weber 
qui  a  si  fidèlement  rendu  le  milieu  où  il  a  vécu,  le  sentiment,  la 
rêverie,  les  harmonies  de  la  forêt,  le  fantastique  na'if  dont  il  avait 
l'esprit  imbu.  Comment  donc,  disaient  ces  critiques,  attribuer  aux 
œuvres  de  Wagner,  presque  exclusivement  et  par  excellence,  ce  carac- 
tère national,  alors  qu'elles  procèdent  si  visiblement  du  théâtre  grec 
et  que  cette  origine,  cette  ressemblance  ont  été  d'ailleurs  revendi- 
quées, comme  titres  de  gloire,  par  ceux  qui  ont  le  mieux  expliqué  et 
transmis  aux  adeptes  la  pensée  du  maître  ?  Or,  se  peut-il  voir  deux 
civilisations,    deux   sols,    deux    climats    plus   différents    que   ceux   de  la 


m 


II'.',     ''y; 


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SiegfrieS:  Georg  Unger.  -SwXTiif.EiigcnGiaj.  -Hagen:  Guslw  Sifhr.- 
Alberich  :  Karl  Hill.  —  Briinnliilde  :  Amalie  Maierua.  —  Gutrune  : 
Mjiliil.le  Wcclicriin.  —  Waltiaute  :  Louise  JaiJe.  —  Eic  flrci  Noinen  ; 
.hili.ttni.i  W'jgncr.  Joséphine  ScUvf-^ky.  FrieJerikc  Gri'tu.  —  Tie  drfii 
EheintSciter  :  I.illi  iind  Marie  LeUmaun.  Minna  Lammcrl.  —  FÛlher 
derMaanen  :  Herrlich.  Uiirger,  Wciss.  Koch,  Eilcrs,  Rcicheiiherg,  Xiering. 


Orcliesterleitung  :  Hai:$  Richicr.  —  ScenischE-Leitaug  :  Karl  llran.li.  — 
Decorationen  :  Joseph  Ho/maim.  CchriiJer  Briickncr.  —  Oostûms  : 
Eiiiil  DôfUr.  —  Ohoreographis  :  Richard  Friche. 

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Gewidniet  von  dcn  Bnumeistern  : 
Cari  Wnlfel.  Conrad  Weiss.  Chr.    Vogel  ii.   P.  Schâferleiii. 


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PIERRE     COMMÉMORATI  VE     DES     REPRÉSENTATIONS    DE     LA    T  IC  T  R  A  LOG  I  E  ,     EN      1876. 


2  52 


RICHARD    WAGNER 


Grèce  et  de  la  Germanie?  Kt  voilà  comment  Wagner,  en  cherchant  à 
s'attribuer  une  iiliation  aussi  glorieuse,  avait  tourni  lui-même  des 
armes  à  ceux  qui,  tout  en  confessant  son  prodigieux  génie,  niaient 
que  la  tétralogie  incarnât  Tart  national  et  que  TAllemagne  eût  trouvé 
là  ce  que  possédaient  l'Italie  et  la  France  :  un  drame  lyrique  ayant 
des  traits  et  un  organisme  issus  des  entrailles  de  sa  race  et  de  son  sol. 
Ces  critiques,  écloses  en  pays  d'outre-Rhin  et  très  clairement 
résumées  dans  un  article  littéraire  impoitant  de  M.  Gustave  Frédérix, 
témoignent  de  la  culture  d'esprit  de  leurs  auteurs;  mais  elles  dévient 
et    ne    frappent    pas    juste.    En    effet,    elles    portent    moins    sur   l'œuvre 


MEDAILLE     COMMEMORATIVE     DES     KETES     DE     BAYREUTH, 
Gravée  par  M.  Cli.  Wiener,  de  Bruxelles,  el  communiquée  par  M.  C.  G.  Tliieme. 

Face  :  l'ortrait  de  Richard  Wagner. 

Revers  (d'après  Tesquisse  originale  du  prof.  Adolphe  Schniilz,  de  Dusscldorf)  :  Rcpresentalion  des 
principaux  personnages  de  Richard  Wagner.  A  droite,  le  Hollandais,  Lohengrin,  Tannhituser,  Hans 
Sachs  et  Tristan;  à  gauche,  Brunchild,- Wotan,  Siegfried  et  les  Filles  du  Rhin. 

clle-mcmc,  création  de  génie  à  l'abri  de  toute  contestation  sérieuse, 
que  sur  les  conditions  matérielles  dans  lesquelles  l'auteur  avait  tenu  à 
la  produire  en  public,  pensant  lui  imprimer  de  la  sorte  un  caractère 
authentiquemcnt  national.  Or,  il  en  était  advenu  tout  le  contraire.  Par 
le  côté  purement  décoratif,  par  l'ensemble  de  ce  théâtre  et  ses  dispo- 
sitions architecturales,  par  le  retour  régulier  de  ces  jeux  solennels, 
Wagner  se  rattache,  ainsi  qu'il  prétendait  le  faire,  aux  fêtes  religieuses 
et  théâtrales  de  la  Grèce  antique;  mais  ce  n'est  là  qu'un  appareil 
emprunté,  et  le  sujet  sur  lequel  il  a  fixé  son  choix  est  d'essence  absolu- 
ment germanique,  comme  la  musique  dont  il  l'a  enrichi  découle  des 
sources  allemandes  les  plus  pures.  Qu'on  s'occupe    du    poème  ou  qu'on 


KICHAKI)    \VA(iNi;U  233 

étudie  la  parution,  bien  ose  serait  celui  (|ui  méconnaîtrait  dans  la 
tétralogie  une  œuvre  d'art  toute  nourrie  des  sucs  de  la  terre  allemande 
et  revêtue  après  coup  de  cette  parure  néo-hellénique  :  aussi  convient-il 
de  l'en  dépouiller  pour  juger  Fœuvre  en  soi,  pour  clairement  tliscerner 
comme  elle  plonge  ses  racines  au  plus  profond  du  sol  germain. 

Pour  conserver  et  transmettre  aux  âges  futurs  le  souvenir  d'un 
événement  extraordinaire,  qui  demeurera  probablement  sans  second  dans 
riiistoire  de  l'art  musical,  comme  il  était  sans  précédent,  il  ne  sullisait 
pas  d'une  médaille;  il  convenait  d'en  perpétuer  la  mémoire  pai-  un 
monument  de  marbre  et  de  pierre,  capable  de  résister  aux  attaques  du 
temps  :  c'est  ce  qui  fut  fait.  Le  théâtre  de  Bayreuth,  à  l'origine,  avait 
une  façade  arrondie  et  la  galerie  du  rez-de-chaussée,  qui  contournait 
cette  façade,  était  à  air  libre,  en  façon  de  promenoir  couvert  oii  l'on 
pouvait  se  tenir  en  cas  de  pluie  durant  les  entr'actes,  pour  aspirer 
l'air  frais  du  dehors.  Entre  les  représentations  de  la  tétralogie  et  celles 
de  Parsifal,  tout  en  laissant  cette  galerie  ouverte  à  ses  deux  extré- 
mités, on  appliqua  contre  le  milieu  de  la  façade  un  avant-corps 
rectangulaire,  et,  sous  la  partie  du  promenoir  garantie  des  vents  par 
cette  construction  nouvelle,  on  érigea,  dans  un  encadrement  de  pierre, 
une  dalle  de  marbre  noir  relatant  la  représentation  de  l' Anneau  du 
Nibeliiug  en  l'année  1876,  avec  les  noms,  gravés  en  or,  cîe  tous  les 
artistes  qui  avaient  pris  part  à  cette  solennité.  Ce  fut  un  hommage 
rendu  au  maître  et  à  ses  interprètes  par  les  architectes,  dont  les  noms 
sont  plus  modestement  inscrits  en  lettres  noires,  au  bas  du  monument. 

Sur  cette  dalle  commémorative,  au-dessous  de  ce  titre,  point  de 
nom  d'auteur,  non  plus  que  d'inscription  sur  la  pierre  tumulaire  de 
Wahnfried.  Comme  il  reste  entendu  que  la  postérité  la  plus  lointaine,  en 
déchiffrant  sur  la  pierre  effritée  un  titre  presque  effacé  par  le  temps 
et  des  noms  de  chanteurs  tombés  dans  l'oubli,  se  rappellera  toujours 
quel  homme  de  génie  a  créé  ce  chef-d'œuvre  impérissable,  quel  géant 
dort  dans  ce  tombeau  son  dernier  sommeil  ! 


LE     MOTIF      DE      l.  \     t  O  !(.  O  E     ANIME. 
Tire  de  Schull^c  et  Militer  â  l'AiiiiCiiii  du  Xibcluiig,  iSS3. 


CHAPITRE    XIV 

CONCERTS    A    LONDRKS.    LA    TETRALOGIE    A    BERLIN 

PARSIFAL    A    BAYREUTH 


A  représentation  de  la  tétralogie  à  Bayreuth  eut  un 
contre-coup  presque  immédiat  à  Paris.  L'automne 
venu,  M.  Pasdeloup,  à  TafFùt  de  toutes  les  nouveautés 
intéressantes  pour  ses  Concerts  populaires,  crut  de 
son  devoir  d'exécuter  un  des  plus  beaux  fragments 
de  l'ouvrage  qui  venait  d'avoir  un  tel  retentissement 
par  toute  l'Europe,  et  il  inscrivit  la  marche  funèbre 
de  Siegfried,  tirée  de  la  Gœtterdœmmerung  {le  Cré- 
puscule des  Dieux],  sur  son  programme  du  2g  octobre  1876;  ce 
morceau  précédait  immédiatement  l'ouverture  du  Freischiïti,  qui  ter- 
minait le  concert.  Mais  une  cabale  avait  été  organisée  en  se  couvrant 
du  grand  mot  de  patriotisme,  et,  dès  avant  que  le  morceau  commençât, 
une  portion  du  public,  assez  faible  il  est  vrai,  mais  décidée  à  user  de 
tous  les  moyens  et  munie  dans  ce  dessein  de  sifflets  à  roulette,  se 
mettait  à  faire  un  tapage  indescriptible.  Cependant,  l'assistance  presque 
tout  entière,  ayant  protesté  contre  cette  violence  faite  à  sa  liberté  et 
manifesté  énergiquement  la  volonté  d'entendre  le  morceau  annoncé,  la 
marche  funèbre  de  Siegfried  fut  exécutée  au  milieu  d'un  silence 
complet  ;  à  la  fin  même,  les  bravos  étaient  de  beaucoup  plus  nombreux 
que  les  sifflets,  lorsque  quelques  enthousiastes  maladroits  deman- 
dèrent bis. 

Mais  M.  Pasdeloup,  homme  prudent,  était  si  bien  décidé  à  ne  pas 
recommencer,  qu'il  fit  aussitôt  attaquer  l'ouverture  du  FreischiU{.  A  ce 
moment,  la  fureur  des  opposants  ne  connut  plus  de  bornes  et  ils  sif- 
flèrent de  toutes  leurs  forces.  Quatre  fois  M.  Pasdeloup  voulut  recom- 
mencer le  Freischiiti,  quatre  fois  la  foule  ahurie  et  qui  ne  reconnaissait 
pas  le  début  si  caractéristique  d'un  chef-d'œuvre  souvent  applaudi  par 
elle,  siffla  Weber  pour  Wagner.  M.  Pasdeloup  essaie  alors  de  parler  : 
peine  perdue  ;  il  se  décide  enfin  à  reprendre  une  cinquième  fois  le 
Freischûty  ;  tout  l'andante  est  couvert  par  des  vociférations,  et  c'est 
seulement  lorsque  éclate  Vallegro  que  les  cabaleurs,  surpris  et  confus 
en  percevant  ce  motif  bien  connu,  se  hâtent  d'applaudir  à  tout  rompre 


RICHARD    WAGNER 


255 


pour  colorer  leur  méprise  :  les  uns  sifflaient  encore  Webcr  que  d'autres 
l'applaudissaient.  Jamais,  enfin,  depuis  les  glorieuses  représentations 
de  Tannhcvuser,  foule  rassemblée  dans  un  théâtre  ou  dans  un  cirque 
n'avait  prouvé  avec  plus  d'éclat  son  ignorance  et  sa  versatilité. 

Ce  fut  bien  pis  quand  les  journaux  se  mirent  de  la  partie  ;  ce  conflit 
inattendu  fit  tant  noircir  de  papier  et  débiter  de  sottises  qu'on  a  peine 
à  s'y  retrouver.  D'abord,  la  plupart  des  écrivains  qui  se  jetèrent  dans 
la  mêlée  étaient  aussi  ignorants  de  la  question  posée   par  l'œuvre  que 


LE     THÉÂTRE     DE     lîAYREUTH     DANS     SON     ETAT     ACTUEL 
Avec  l'avant-corps  rectangulaire  ajoinO  au  printemps  de  1SS2. 


de  l'œuvre  elle-même,  et,  pour  mieux  charger  le  pauvre  M.  Pasdeloup, 
pour  incriminer  avec  plus  de  vraisemblance  son  manque  de  patriotisme, 
ils  crièrent  bien  haut  qu'on  n'avait  pas  entendu  une  seule  note  de 
Wagner  aux  Concerts  populaires  depuis  1870  :  c'était  là  une  erreur 
manifeste,  car,  depuis  deux  ans  déjà,  ses  principales  compositions 
revenaient  régulièrement  sur  les  programmes  de  M.  Pasdeloup  sans 
soulever  aucun  tumulte  :  tout  au  plus  les  sifflets  de  rigueur  lancés 
par  des  opposants  désespérés  ou  par  de  mauvais  plaisants  en  humeur 
de  rire;  il  était  dans  la  tradition,  pour  s'amuser,  de  siffler  quoi  que 
ce  fût  de  Richard  Wag^ner. 


256 


RICHARD    WAGNER 


Il  faut  savoir  aussi  que  les  plus  forcenés  clans  l'affaire  étaient  cer- 
tains écrivains  engagés  par  des  articles,  méprisants  ou  joyeux,  écrits 
jadis  à  propos  de  Tannhœiiscr,  et  qui,  ne  pouvant  pardonner  au  com- 
positeur de  s'être  relevé  du  verdict  rendu  par  eux  à  la  venvole,  séchaient 
de  voir  le  monde  musical  ne  tenir  aucun  compte  de  leur  arrêt  et  déses- 
péraient d'imposer  leur  opinion,  même  en  F'rance.  Alors  quoi  de  plus 
habile  que  de    proscrire   l'homme  au  lieu    du    musicien,  en    raison    non 

de  ses  œuvres,  mais  de  sa 
nationalité  ?  Le  fait  est  patent  : 
le  tapage  organisé  ce  jour-là 
n'était  pas  une  manifestation 
faite  pour  empêcher  Wagner 
de  reparaître  sur  le  programme 
des  Concerts  populaires,  puis- 
qu'il y  avait  repris  une  large 
place  depuis  deux  ans  ;  c'était 
le  musicien  seul  qu'on  voulait 
écraser,  sans  l'entendre,  comme 
cela  s'était  passé  aux  représen- 
tations de  Tannhœitser,  et  parce 
que  ses  anciens  détracteurs 
enrageaient  de  le  voir  regagner 
si  vite  tout  le  terrain  perdu, 
malgré  leurs  attaques  à  fond 
de  train  '. 

11  le  regagnait  si  bien  que 
cette  bruyante  bagarre  ne  le 
fit  pas  reculer  d'une  ligne  et 
que  ce  fut,  par  le  fait,  le  der- 
nier épisode  violent  de  la  cam- 
pagne poursuivie  en  France 
depuis  vingt  ans  et  plus  contre 
l'auteur  de  Tannhœuser.  11  y  avait  même  un  tel  parti  pris  dans  cette 
attaque  haineuse  que  tous  les  auditeurs  de  sens  rassis  protestèrent;  et 
ils  eurent  bien  quelque  mérite,  il  faut  le  dire,  à  écouter  religieusement 
cette  marche  si  difficile  à  comprendre  pour  ceux  qui  n'avaient  pas 
entendu     la     tétralogie.    Elle    est    généralement    admirée,     aujourd'hui, 

1.  (Ju'il  nie  soit  permis  de  citer  ici  la  lettre  que  M.  P;isdeloup  m'adressait  à  cette  occasiun  :  o  Merci 
de  m'aider  dans  mon  œuvre.  Votre  article  si  vigoureux  du  Français  (fi  novembre)  me  donne  l'espoir 
que  nous  pourrons  surmonter  l'obstacle.  Si  nous  devions  rester  étrangers  au  mouvement  imprimé  à  la 
musique  par  Wagner,  dans  une  trentaine  d'années,  no:;  jeunes  compositeurs  pourraient  bien  être  de 
petits  vieillards.  Kncore  une  fuis  merci.  » 


WAGNER, 

dit  le  Miisicion  de  l'.tvcnir,  par  H.  Mcyer. 

[Le  Sifjla.  -i-j  .noût  1S76.) 


D 

ta 
a: 


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H     -S 


258  RICHARD    WAGNER 

parce  qu'on  sait  qu'elle  offre  comme  un  tableau  raccourci  de  l'exis- 
tence du  héros  qui  vient  de  mourir,  et  que  ces  motifs,  si  admirable- 
ment reliés  ensemble,  si  faciles  à  reconnaître  au  passage,  sont  de 
courts  rappels  de  mélodies  déjà  entendues  dans  les  situations  principales 
de  la  tétralogie  où  Siegfried  a  paru.  Mais,  en  1876,  c'était  pour  les 
auditeurs  français  toute  une  éducation  à  faire,  et,  quand  on  y  réfléchit, 
on  demeure  étonné  qu'un  public  aussi  enclin  à  railler  ce  qu'il  ne 
comprend  pas  tout  de  suite  ait  voulu,  dans  cette  circonstance,  écouter 
sérieusement  une  œuvre  sérieuse  en  faisant  taire  à  la  fois  les  rires  et  les 
sifflets.  C'était  là  un  très  beau  succès  pour  Richard  Wagner'. 

Pendant  qu'on  bataillait  en  France  autour  de  son  œuvre  et  de  son 
nom,  Wagner,  pour  se  remettre  des  fatigues  de  Bayreuth,  voyageait 
en  Italie  et  y  recevait  un  accueil  dont  il  était  vivement  ému,  car  il 
n'aurait  jamais  cru,  au  début  de  sa  carrière,  devoir  un  jour  rencontrer 
de  telles  sympathies  sous  le  ciel  de  Donizetti  et  de  Verdi.  Après  un 
séjour  de  quelques  semaines  à  Sorrente,  il  repassait  par  Rome,  où  le 
baron  de  Keudell,  ambassadeur  d'Allemagne,  donnait  une  grande  soirée 
en  son  honneur,  où  l'Académie  de  Sainte-Cécile  lui  décernait  le  grade 
honorifique  le  plus  élevé,  celui  de  Sociiis  illiistris;  et,  le  5  décembre, 
il  assistait  à  Bologne  —  il  avait  le  titre  de  citoyen  de  cette  ville 
— ■  à  une  représentation  de  Ricn{i  qui  lui  valait  une  magnifique 
ovation. 

Mais  une  fois  de  retour  à  Bayreuth,  une  fois  les  fumées  du  triomphe 
dissipées  et  les  lampions  éteints,  quand  il  voulut  se  rendre  un  compte 
exact  de  la  situation  matérielle  de  son  théâtre  et  de  son  entreprise,  il 
se  trouva  en  face  de  chiffres  décourageants.  Certes,  les  représentations 
de  la  tétralogie  à  Bayreuth  avaient  été  glorieuses  pour  le  maître,  elles 
n'en  avaient  pas  moins  laissé  dans  sa  caisse  un  déficit  de  I25  à 
i5o,ooo  francs.  Aussi,  le  i'"'  janvier  1877,  lançait-il  de  Bayreuth  un 
pressant  appel  aux  Sociétés  Wagner  :  mille  cartes  patronales,  donnant 
le  droit  d'assister  à  l'une  des  trois  séries  de  représentations  annuelles, 
étaient  offertes  au  prix  réduit  de  100  marks  (i25  francs);  de  plus,  il 
conseillait  à  ses  adhérents  de  demander  au  Parlement  un  subside  de 
100,000  marks  pour  aider  au  progrès  du  nouvel  art  national  allemand  ; 
mais  il  dut  presque  aussitôt  renoncer  à  cette  idée    devant   la   certitude 

I.  Quelques-uns,  dans  les  journaux,  rirent  beaucoup  de  ce  titre  :  le  Crépuscule  des  Dieux;  d'autres 
s'amusèrent  fort  du  sujet  général  des  Nibelungen.  Ces  beaux  esprits  retardaient  de  quelque  cinquante 
an?,  car  cette  légende  avait  e'té  connue  et  étudiée  en  France  même,  dans  des  travaux  littéraires  très 
importants,  bien  avant  que  Wagner  ne  se  l'appropriât.  Et  puis  n'était-il  pas  imprudent  de  demander, 
même  en  riant,  ce  que  cela  pouvait  Être?  On  donnait  à  penser  par  là  qu'on  n'avait  jamais  lu  Henri 
Heine  ni  les  pages  admirables  où  il  a  résumé  tout  le  poème  des  Nibelungen.  Quand  on  veut  faire 
rire,  il  faut  tâcher  au  moins  que  ce  ne  soit  pas  à  ses  dépens  :  un  bon  plaisant  est  décidément  une 
pièce  rare,  comme  La  Bruyère  l'a  remarqué  il  y  a  longtemps. 


RICHARD    WAGNICR 


259 


d'un    échec  :   «  Après    mon    expérience    antérieure,    toute  attente  d'une 
aide  effective  de  la  part  du  gouvernement  fut  abandonnée.   » 

Le  passage  le  plus  curieux  de  cette  circulaire  est  celui  où  Wagner, 
pour  éviter  les  appréciations  hasardées  et  les  critiques  hostiles  qui 
s'étaient  produites  après  les  Nibelungen,  pour  ne  plus  entendre  aucune 
voix  discordante  au  milieu  d'un  si  beau  concert  de  louanges,  recom- 
mandait aux  Sociétés  Wagner  de  ne  laisser  venir  à  Bayrcuth  que  des 
gens  suffisamment  initiés  et  tout  à  Fait  bien  disposés.  C'est  ce  qu"il 
regrettait  de  n'avoir  pas  exigé  pour  la  tétralogie,  et  cela  non  pour  lui- 
même,   ah  !  grand  Dieu  non  I   mais    par  égard  pour  les  artistes  et  pour 


REPRÉSENTATION     DE     «    PARSIFAL    »     A     BAYREUTH,     EN      l882. 
Guruemanz  conduit  PavsifaI  au  château  du   Giaal.    Acte  l^"'',  dctixiènic  tableau.) 


les  auditeurs  ;  il  ne  voulait  pas,  disait-il,  «  replacer  ses  vrais  partisans 
dans  la  situation  fausse  où  ils  s'étaient  trouvés,  aux  côtés  de  gens  dont 
le  seul  but  était  de  troubler  la  représentation  et  de  combattre  son 
œuvre.  y>  Et  c'est  ce  qui  fut  pratiqué,  au  moins  pour  les  deux  pre- 
mières représentations  de  Parsifal. 

Afin  de  combler  ce  gros  déficit  de  i5o,ooo  francs  qui  pesait  unique- 
ment sur  lui,  Wagner  laissa  d'abord  un  imprésario  prendre  possession 
des  décors  désormais  inutiles  à  Bayreuth  et  colporter  la  tétralogie  de 
ville  en  ville  —  ce  qui  était  la  négation  complète  de  son  idée  mai- 
tresse  ;  —  puis  il  entreprit  lui-même  une  excursion  qui  pensa  1  entraîner 
dans  d'inextricables  embarras. 

Sur  le  conseil  du  grand  violoniste  Wilhelmy,  un  de  ses  tenants  les 


RICHARD    WAGNER 


plus  dévoués  et  qui  faisait  sa  partie  à  Torchestre  de  Bayreuth,  il 
accepta  d'aller  donner  à  Londres  des  concerts,  qu'il  devait  diriger 
alternativement  avec  Hans  Richter.  La  bonne  nouvelle  fut  bientôt 
annoncée  au  peuple  anglais  par  une  lettre  insérée  dans  le  Times,  qui 
faisait  une  propagande  active  en  faveur  du  maître  :  «  Souvent  j'ai 
reçu  d'Angleterre  dans  ces  dernières  années  des  invitations  à  de  sem- 
blables entreprises,  écrivait  Wagner  à  Wilhelmy,  le  i5  mars  1877. 
Vous  savez  qu'il  n'entrait  pas  dans   mes   idées  de  donner   des  concerts 

proprement  dits;  je  voulais  toujours  inviter 
à  Bayreuth  ceux  qui  avaient  le  désir  de 
me  connaître.  Il  paraît  que,  de  cette  ma- 
nière, et  notamment  aussi  en  Angleterre, 
je  me  suis  acquis  de  bons  amis.  Vous,  cher 
ami,  vous  m'avez  invité  d'une  façon  si 
pressante  à  venir  en  personne  persuader 
ces  derniers  que  je  m'y  décide,..  »  Le  fait 
est  que  Wagner  ne  pouvait  pas  se  mettre 
en  contradiction  avec  lui-même  d'une  façon 
plus  formelle  qu'en  venant  diriger,  non 
pas  l'ensemble  de  la  tétralogie,  non  pas 
même  une  ou  deux  parties  entières,  mais 
des  sélections,  selon  la  mode  anglaise,  des 
morceaux  ou  fragments  découpés  dans  ses 
divers  ouvrages,  depuis  Rieii:^i  jusques  et 
y  compris  les  Nibeliingen. 

L'organisation  même  de  ces  concerts 
fut  assez  difficile;  il  fallut  toute  l'énergie 
du  conductor  Edouard  Dannreuther  et  l'in- 
fluence personnelle  de  Wilhelmy,  qui  avait 
pris  le  poste  de  premier  violon,  pour  sur- 
monter tant  d'obstacles  accumulés.  D'abord, 
à  ce  moment  qui  concordait  avec  l'ouver- 
ture de  la  «  saison  »  à  Londres,  tous  les  bons  artistes  étaient  accaparés 
par  MM.  Mapleson  et  Gye,  à  Drury-Lane  et  à  Covent-Garden,  sans 
parler  des  orchestres  permanents  du  Cristal  Palace  et  de  la  Philhar- 
monie ;  il  fallut  donc  faire  venir  des  instrumentistes  d'Allemagne,  de 
Hollande,  de  Belgique,  etc.,  et  ce  ne  fut  pas  une  petite  aflfaire  que 
de  dresser  cet  orchestre  cosmopolite  de  cent  soixante-huit  musiciens  ; 
peu  à  peu  cependant,  après  qu'on  eut  péniblement  pataugé,  la  lumière 
se  ht  et  tout  était  à  peu  près  d'aplomb  lorsque  Richard  Wagner  et 
Hans  Richter  arrivèrent  le  3o  avril  pour  les  dernières  répétitions. 


RICHARD     WAGNER. 

{The  Hornct,  de  Londres,  <i  mai  1877  ) 


RICHARD  \va(;ni;r 


261 


Six  concerts,  les  uns  le  soir,  les  autres  raprcs-midi,  devaient  être 
donnés  et  le  furent  en  cfFet  —  les  7,  10,  i;-!,  i5,  17  et  iq  mai  —  dans 
rimmense  enceinte  d'Albert-Hall  qui  peut  contenii- de  10  à  i2,<)0()  audi- 
teurs :  en  général,  ces  séances  attirèrent  beaucoup  de  monde  ;  mais  il 
en   aurait    fallu    bien    davantage,  tant   on   avait   dépensé    d'argent   pour 


•     RICHARD     WAGNER     EN      1S77. 
D'aprcs    une    photographie   faite   à    Londres. 


les  annonces  et  les  appointements  des  chanteurs.  Alors  les  entrepre- 
neurs Hodge  et  Esse.v  imaginèrent  de  donner  deux  concerts  supplé- 
mentaires à  prix  réduits,  en  diminuant  les  dépenses  le  plus  possible 
et  en  réunissant  sur  ces  deux  programmes  les  morceaux  les  plus 
séduisants  pour    le   public.   Cette  idée   eut    un    bon  résultat  ;  mais  cela 


262  RICHARD    WAGNER 

ne  suffit  pas  encore  à  combler  le  déficit.  Les  frais  mêmes  des  concerts  ne 
furent  pas  couverts  et  Wagner  dut  abandonner  une  partie  de  la  somme 
qui  lui  revenait  d'après  les  arrangements  conclus  à  l'avance  avec  les 
entrepreneurs,  pour  que  tous  les  artistes  ayant  concouru  au  festival 
fussent  désintéressés  ;  pourtant,  il  put  encore  envoyer  à  Bayreuth  plus 
de  700  1.  st.  (17,500  fr.)  :  c'était  peu  de  chose  après  un  si  grand  effort. 

Un  instant,  ses  admirateurs  de  Londres  avaient  eu  l'idée  d'ouvrir 
à  son  insu  une  souscription  pour  liquider  complètement  le  passif  de 
Bayreuth,  et  ils  avaient  déjà  réuni  une  somme  considérable  lorsqu'on 
apprit  qu'il  avait  trouvé  un  autre  moyen  de  se  tirer  d'affaire  et  que 
tous  les  bénéfices  des  représentations  de  la  tétralogie  à  Munich  seraient 
employés  à  éteindre  cette  dette.  Alors,  les  souscripteurs  anglais,  qui 
avaient  déjà  versé  des  fonds,  furent  remboursés  de  leurs  avances, 
douce  surprise,  et  reçurent  du  maître  une  chaude  lettre  de  remer- 
ciements à  ses  amis  d'Angleterre.  Bref,  à  Londres  comme  à  Bayreuth, 
triste  opération  financière  et  grand  succès  musical'. 

Ce  qu'il  y  a  de  particulier,  c'est  que  les  Anglais,  qui  venaient  sur- 
tout à  Albert-Hall  pour  voir  la  personne  de  Richard  Wagner,  mar- 
quèrent une  grande  préférence  à  Hans  Richter  comme  chef  d'orchestre, 
—  et  cela  dès  le  premier  concert.  On  y  jouait  d'abord  le  Kaiser- 
marsch,  puis  des  fragments  de  Rien{i,  de  Tannhœitser  et  du  Rheingold. 
Après  des  répétitions  aussi  précipitées,  il  était  à  craindre  qu'il  ne  se 
produisit  quelque  accroc  ;  il  en  survint  en  effet  et  Wagner,  nerveux 
comme  à  son  naturel,  manqua  de  sang-froid  pour  tout  remettre  en 
ordre  ;  aussi  lorsque  après  lui  Hans  Richter  vint  diriger  le  Rheingold 
avec  une  puissance,  une  sûreté  merveilleuses,  il  remporta  personnelle- 
ment un  succès  énorme  et  qui  alla  grandissant  de  concert  en  concert. 

Wagner  était  pourtant,  ou  plutôt  avait  été,  un  chef  d'orchestre 
exceptionnel  ;  pour  les  œuvres  de  Weber  et  de  Beethoven  surtout  il 
n'avait  pas  de  rival,  tant  sa  profonde  admiration  pour  ces  maîtres  lui 
faisait  trouver  d'instinct  le  vrai  style  ;  outre  un  sentiment  parfait  de  la 
beauté  du  son,  des  nuances  du  mouvement  et  de  la  précision  du 
rythme,  il  avait  le  don  de  communiquer  son  enthousiasme  aux  exécu- 
tants; mais  à  Londres  il  fut  au-dessous  de  lui-même.  II  manquait  de 
force,    ce    qui    n'était    pas    étonnant    à    cet    âge,    et,    les   répétitions  le 

I .  Ces  concerts  (.lurent  coûter  au  bas  mot  60,000  I.  st.  et  les  entrepreneurs  perdirent  au  moins  5, 000  1. 
st.  Chaque  violon,  et  il  y  en  avait  quarante-huit,  reçut  10  guinées  pour  les  six  concerts  (une  guindé, 
2Û  fr.  25,  pour  un  concert  et  une  répétition,  plus  une  demi-guinée  par  répétition  supplémentaire);  les 
deux  concerts  de  supplément  leur  furent  payés  2  guinées,  répétitions  comprises.  Tout  l'orchestre  à 
proportion  et  les  instiuments  à  vent  plus  cher  :  il  y  avait  six  flûtes,  sept  hautbois,  huit  clarinettes, 
huit  cors,  sept  bassons,  cinq  trompettes,  cinq  trombones,  cinq  tubas,  deux  paires  de  timbales,  une 
grosse  caisse  et  des  cymbales,  un  tambour  basque  et  des  castagnettes,  un  tambour,  sept  harpes,  quinze 
altos,  vingt  violoncelles  et  vingt-deux  contrebasses  :  quel  orchestre  monstre! 


RICHARD    WAGNr:R  2Ô3 

fatiguant,  il  avait  le  bras  faible,  irregulier,  le  soir;  il  montra  aussi 
quelques  défaillances  de  mémoire  ;  bref,  ce  n'est  guère  qu'à  la  pre- 
mière répétition,  en  conduisant  le  Kaisennarsch,  que  s'était  retrouvé 
le  "Wagner  des  anciens  jours  :  cela  suffisait  pour  les  musiciens,  mais 
non  pour  le  public. 

Les  chanteurs  que  le  maître  avait  amenés  avec  lui  étaient  en  partie 
des  interprètes  des  Nibelungen  à  Bayreuth  :  M'""  Materna,  Sadlcr- 
Griin,  M""  "Waibel  et  Exter,  MM.  Unger,  Hill,  Chandon,  Schlosser,  etc., 
et  tous  obtinrent  un  succès  considérable.  A  la  fin  du  premier  concert, 
on  rappela  trois  fois  "Wagner,  et  les  princes  et  princesses  de  la  famille 
royale  redemandèrent  les  fragments  de  Tannhœuser  pour  le  troisième 
concert,  auquel  ils  voulurent  revenir.  Mais  cela  ne  marchait  pas  tou- 
jours sans  encombre  :  à  la  quatrième  séance,  il  se  produisit  un  tel 
désarroi  dans  le  duo  de  Lohengrin,  par  la  faute  du  ténor  Unger, 
indisposé,  qu'il  fallut  s'arrêter  au  milieu  et  complètement  supprimer 
les  morceaux  du  programme  où  ce  chanteur  devait  reparaître.  Aux 
concerts  suivants,  de  grands  applaudissements  accueillaient  encore  la 
chevauchée  des  Valkyries,  la  marche  funèbre  de  Siegfried,  les  frag- 
ments des  Maîtres  Chanteurs  et  surtout  ceux  de  Tannlianiser,  après 
lesquels  l'auteur  et  ses  deux  lieutenants,  Richter  et  "VN'^ilhelmy,  étaient 
appelés  dans  la  loge  royale  et  fort  complimentés.  Les  deux  séances 
supplémentaires  permirent  de  faire  entendre  les  morceaux  de  Sieg- 
fried que  l'indisposition  du  ténor  Unger  avait  fait  rayer  des  précédents 
programmes;  enfin,  après  le  dernier  concert,  Richard  Wagner,  rappelé 
sur  l'estrade  à  grands  cris,  remercia  vivement  l'orchestre  en  ajoutant 
qu'il  «  espérait  bien  être  en  rapport  plus  d'une  fois  encore  avec  les 
artistes  de  Londres  «. 

Le  vœu  était  un  peu  téméraire  de  la  part  d'un  homme  dont  on 
venait  précisément  de  fêter  le  soixante-cinquième  anniversaire  :  à  cette 
occasion,  le  cercle  choral  allemand  lui  avait  offert  un  grand  banquet 
et,  comme  de  raison,  il  n'avait  pas  laissé  échapper  une  si  belle  occasion 
de  parler  :  «  Je  n'ai  pas  eu  beaucoup  d'heures  heureuses  dans  ma 
vie,  dit-il,  mais  parmi  les  rares  qui  m'ont  été  données,  celles  que  j'ai 
passées  à  Londres  au  milieu  de  vous  resteront  dans  mon  souvenir  entre 
les  plus  belles  et  les  meilleures.  Vous  tous,  qui  avez  donné  votre  coopé- 
ration à  mes  oeuvres,  je  vous  remercie  du  plus  profond  de  mon  cœur.  » 
Peu  de  jours  auparavant,  le  17  mai,  il  avait  réuni  quelques  amis 
dans  sa  demeure  d'Orme-Square,  12  (Bayswater),  où  il  logeait  chez 
M.  et  M"""  Edouard  Dannreuther,  et  leur  avait  donné  la  primeur  du 
poème  entier  de  Parsifal,  qu'il  avait  apporté  avec  lui  et  qui  devait 
paraître  en  volume  à  la  fin  de  la  même  année.   Fnfin  il  quitta  Londres 


264 


RICHARD    WAGNER 


11-  4  juin,  non    sans    avoir    marqué    de    nouveau    qu'il    garderait  le  plus 
doux  souvenir  de  ses  amis  anglais. 

Une  fois  de  retour  à  Bayreuth,  Wagner,  sans  se  désintéresser  de 
Parsifal,  s'occupa  avant  tout  de  fonder  en  cette  ville  un  Conservatoire 
où  seraient  admis  les  musiciens  ayant  déjà  reçu  une  éducation  complète 
dans  une  des  écoles  musicales  existantes  ;  ils  auraient  passé  là  six 
années  et  se  seraient  initiés,  tant  instrumentistes  que  chanteurs,  à 
Tesprit    des    œuvres   du    maftre,  afin  de  participer  ensuite  à  l'exécution 

aussi  parfaite  que  possible  des  créations 
de  l'art  national  allemand  personnifié  par 
Richard  Wagner.  Dans  sa  pensée,  il  devait 
suffire  de  10,000  marks  pour  organiser  les 
cours  de  la  première  année,  après  quoi  les 
recettes  fournies  par  les  concerts  permet- 
traient d'établir  les  cours  des  cinq  autres 
années.  Ce  projet  fut  exposé  par  le  maître 
aux  déléo^ués  des  Sociétés  Wagner  char- 
gées  de  subvenir  à  tous  les  frais  de  ce 
Conservatoire  des  Conservatoires,  puis- 
qu'elles en  seraient,  par  le  fait,  les  pro- 
priétaires, les  élèves,  à  leur  sortie,  étant 
de  droit  membres  du  comité  de  patronage. 
Mais  Wagner  parlait  toujours  de  recettes 
magnifiques  sans  qu'on  en  vît  poindre  au- 
cune, et  les  délégués,  déjà  fort  inquiets  du 
gros  déficit  des  représentations  de  Bayreuth, 
de  l'échec  financier  des  concerts  de  Londres, 
firent  la  sourde  oreille,  et  le  Conservatoire 
idéal  eut  encore  moins  de  succès  à  Bayreuth 
qu'il  n'en  avait  obtenu  à  Dresde  et  à  Mu- 
nich. 

Cependant,  cette  réunion  des  comités 
Wagner  à  l'automne  de  1877  ^"^  '^^^  moins  pour  résultat  d'assurer  les 
représentations  futures  de  Parsifal  :  les  différentes  sociétés  déjà  for- 
mées se  fondirent  en  une  Association  générale  ayant  son  centre  à 
Bayreuth  et  dont  les  membres  payèrent  une  contribution  annuelle  de 
i5  marks;  libre  à  eux,  s'ils  le  voulaient,  de  donner  davantage.  Enfin 
Wagner,  ]-i(nir  encourager  le  public,  fit  de  Parsifal  l'objet  précis,  la 
perspective  immédiate  de  l'entreprise  à  laquelle  on  allait  souscrire,  et 
cette  simple  annonce  eut  un  cifet  si  favorable  que,  dans  l'année  même, 
on    recruta    plus    de   deux   cents   membres    en   Allemagne    et    ailleurs. 


l<  I  C  H  A  R  D      \V  A  G  N  K  K  . 

.('//if  MiisiCiiliWorlJ.  de  Londres, 
id  mai  if^yy.) 


=0 


^    -3 


J4 


266  RICHARD    WAGNER 

Cependant  le  nombre  des  patrons  ne  dépassa  pas  dix-sept  cents,  et 
comme  la  somme  de  180,000  marks,  réunie  tant  par  les  cotisations  que 
par  les  dons  volontaires,  ne  pouvait  suffire  à  la  fois  à  l'établissement 
d"une  «  École  de  style  «  et  à  la  représentation  de  Parsifal,  Wagner 
annonça  qu'il  renonçait  à  la  première.  En  même  temps,  il  décidait 
d'ouvrir  le  théâtre  de  Bayreuth  à  tout  le  monde  et  de  donner  quatorze 
représentations  de  Parsifal  (après  les  deux  premières  réservées  aux 
patrons)  au  prix  de  3o  marks  par  place  et  par  représentation.  Cette 
idée,  entièrement  contraire  à  son  précédent  projet  de  rendre  les  repré- 
sentations de  Bayreuth  de  plus  en  plus  fermées,  était  excellente  et 
devait  donner  des  résultats  fructueux. 

En  mai  1881,  la  tétralogie,  qu'on  avait  déjà  exécutée  en  entier  dans 
différentes  villes,  notamment  à  Hambourg  et  à  Leipzig,  fut  repré- 
sentée à  Berlin  ;  mais  ce  ne  fut  pas  au  théâtre  royal.  L'année  précé- 
dente, on  avait  bien  dit  que  l'Anneau  du  Nibelung  allait  être  joué  à 
l'Opéra  de  Berlin;  mais  cette  nouvelle  avait  laissé  incrédules  ceux  qui 
connaissaient  et  les  sentiments  de  Richard  Wagner  pour  M.  de  Hùlsen, 
intendant  général  des  théâtres  royaux,  et  les  sentiments  de  M.  de 
Hiilsen  pour  Richard  Wagner.  L'un  trouvait  les  ressources  qu'on 
pouvait  lui  offrir  insuffisantes,  et  l'autre  estimait  les  difficultés  d'exé- 
cution insurmontables;  l'intendant,  surtout,  ne  voulait  pas  s'astreindre  à 
donner  les  quatre  parties  de  la  •  tétralogie  comme  formant  un  seul 
ouvrage,  ni  à  les  présenter  dans  leur  ordre  naturel. 

Cependant,  le  directeur  du  théâtre  de  Leipzig,  Neumann,  voulant 
faire  entendre  la  tétralogie  à  Berlin,  s'aboucha  avec  l'intendant  royal 
dont  la  tâche  aurait  été  singulièrement  simplifiée  en  ce  cas  et  qui 
paraissait  devoir  accepter,  —  il  consulta  là-dessus  l'empereur,  qui  se 
souvint  assez  de  Bayreuth  pour  se  désintéresser  complètement  de  la 
question  ;  —  mais  les  pourparlers  se  rompirent  sur  la  question  du  chef 
d'orchestre.  Alors,  M.  Neumann  reprit  son  idée  première  de  repré- 
senter la  tétralogie  sur  un  théâtre  libre,  avec  un  chef  d'orchestre 
apprécié  de  Richard  Wagner  et  bien  pénétré  de  ses  idées,  M.  Seidl  ; 
il  loua  donc  le  théâtre  Victoria,  forma  une  troupe  avec  les  meilleurs 
artistes  de  Leipzig,  renforça  l'orchestre  symphonique  de  Berlin  avec  les 
membres  de  l'orchestre  de  Leipzig  et  put  donner  enfin  l'Anneau  du 
Nibelung  dans  des  conditions  favorables,  sans  imiter  néanmoins  toutes 
les  innovations  de  Bayreuth.  Le  rideau  s'ouvrait  bien  verticalement  et 
le  commencement  du  spectacle  était  annoncé  par  une  sonnerie  de 
trompettes,  mais  il  ne  faisait  pas  nuit  complète  dans  la  salle  et  l'or- 
chestre demeurait  visible,  quoique  placé  en  contre-bas. 

Le   Rheingold   dépassa    tout   ce   qu'on    pouvait   attendre  et  la   Val- 


RICHARD    WAGNER 


267 


kyrie,  en  dépit  des  longueurs,  eut  aussi  un  succès  considérable;  mais 
Siepfried  réussit  beaucoup  moins  qu'à  Bayrcuth,  peut-être  par  Finsuf- 
fisance  du  ténor  chargé  du  rôle  principal  ;  enfin,  le  Crépuscule  des 
Dieux  répara  ce  mauvais  effet  et  le  dernier  acte  enthousiasma  l'audi- 
toire. Alors,  Wagner,  rappelé  sur  la  scène,  exprima  toute  sa  recon- 
naissance   pour   le    chef  d'orchestre    et    pour   le   directeur,    enfin    pour 


7/7îrt^,//t'  f^/-' 


M""'    m;aterna    dans    kundrv, 
au  deuxième  acte  de  Parsifal. 


M™'  Materna,  la  digne  représentante  des  artistes.  Elle  s'était  en  effet 
surpassée  elle-même  dans  le  rôle  de  Brunehild,  mais  à  côté  d'elle  il  y 
avait  au  moins  trois  artistes  incomparables  :  Scaria  dans  Wotan,  ^'ogl 
dans  Loge,  Lieban  dans  Mime;  et,  parmi  les  autres,  beaucoup  étaient 
même  préférables  à  leurs  prédécesseurs  de  Bayreuth.  Ces  représenta- 
tions à  Berlin,  presque  parfaites  de  tout  point  et  qui  donnèrent 
d'excellents  résultats,  durent  être  d'autant  plus  agréables  à  Richard 
Wagner  qu'elles  avaient  lieu  devant  un  auditoire  ordinaire,  qui  n'était 


268 


RICHARD    WAGNER 


M  A  P^f HC  DES  M^  \TUi  tHHTcm 


rAAp.fHC     DU    VAiSStAU  FAKTofviC- 

M.      l'ASDEI.  OUI> 

ne  se  méfiant  pas  assez  des  marclies  de  M.  Wagner. 
(Chani,  Charivari,  12  novembre  1S76.) 


prévenu  ni  pour  ni  contre    l'œuvre   et    qui    confirma  sans   restriction  le 

succès  de  Bayreuth. 

Cepenchmt  Wagner  travaillait  délibérément  à  Parsifal.   Il  avait  tiré 

ce  poème    de  la  légende    du    Graal, 

chantée  par  les  trouvères  allemands 

et  français,  notamment  par  Chrétien 

de  Troyes  et  par  Wolfram  d'Eschen- 

bach,  qui  ont  célébré  cette  réunion 

de    chevaliers    voués    au    culte     du 

Christ,     fuyant     les     joies     profanes 

pour    se    consacrer    à   la    garde    du 

Graal    —    c'est-à-dire    de    la    coupe 

dans  laquelle  Jésus  a  bu  à  la  sainte 

Cène    et    qui    a    reçu     plus    tard    le 

sang  du   Crucifié   —    et  de  la  lance 

dont    Longinus,  le  soldat  romain,  a 

percé  le  ilanc  du  Sauveur.  Wagner, 

depuis  longtemps  déjà,  marquait  un 

certain  penchant  au  mysticisme,  vers 

un    christianisme   riche  en  miracles, 

et  il  cédait  à  cette  grande  et  religieuse  inspiration  lorsqu'il  écrivit  son 

Parsifal,  qui  n'est  plus  même  un  drame 
lyrique  à  ses  yeux,  mais  une  œuvre 
solennelle  destinée  à  consacrer  la  scène 
(ein  BiihnenweihJéstspielJ  ;  dès  lors  ce 
n'est  pas  sans  raison  qu'un  critique  alle- 
mand a  pu  en  porter  ce  jugement  : 
i<  Parsifal  est  le  Cantique  des  cantiques 
de  l'amour  divin,  comme  le  Cantique 
des  cantiques  de  l'amour  terrestre  est 
Tristan.  » 

Le  maître  avait  écrit  le  poème  à 
Bayreuth  de  1876  à  1877,  en  reprenant 
son  ancienne  ébauche  de  Zurich  ;  quant 
à  la  musique,  il  la  commença  précisé- 
ment dans  sa  soixante-cinquième  année. 
Le  scénario  du  premier  acte  était  com- 
plet   au      printemps     de     1878,     et     le 

deuxième  acte,  déjà  fort  avancé  à  la  mi-juin,  était  terminé  le  1 1  octobre; 

après    Noël,    il    abordait    le    troisième    qui    l'occupait    jusqu'au    mois 

d'avril  187g;  mais  avant  la  fin  de  cette  année,  une  assez  forte  attaque 


LE    TETRALOGUE    WAGNER,    PAR    GILL. 
[L'Éclipsé,  3  septembre  187Ô.) 


RICHARD    WAGNER 


269 


de  son  vieil  ennemi  l'érysipèle  le  força  à  chercher  un  refuge  clans  le 
sud  de  ritalie.  Il  n'en  continua  pas  moins  son  travail  d'orchestration 
(on  se  rappelle  que  Torchestrc  de  Meiningen  avait  déjà  exécuté  le 
prélude  à  Bayreuth  pour  la  Noël  de  1878)  et  mettait  le  point  final  à 
ce  long  travail  dans  le  milieu  de  Ihiver  suivant,  à  Palerme,  à  riiotcl 
des  Palmes,  le  i3  janvier    1882. 


TT-i 


^^^^^f/'^^^ 


PARSIFAL      (m.     JŒGER)     ET     LES     F  1  L  L  t.  S  -  t  L  E  U  R  S  , 
au  deuxième  acte  de  Parstjal. 


Le  récit  qui  forme  le  dénouement  de  Lohengriu  pourrait  servir 
d'avant-propos  à  Parsifal,  puisque  Lohengrin  est  le  fils  de  Parsifal, 
roi  du  Graal,  et  qu'une  fois  sa  mystérieuse  origine  dévoilée  pour 
satisfaire  la  curiosité  d'Eisa,  il  doit  retourner  à  Monsalvat  parmi  les 
chevaliers  gardiens  du  Graal.  Ces  chevaliers,  le  Saint-Graal  les  choisit 
lui-même   en    faisant    apparaître    leurs    noms    au    bord    d'une    coupe,  et 


270  RICHARD    WAGNER 

c'est  lui  qui  les  soutient  d'une  nourriture  miraculeuse,  une  colombe 
descendant  du  ciel  le  vendredi  saint,  chac^ue  année,  et  déposant  une 
blanche  hostie  dans  le  vase  sacré,  dont  la  vue  suffit  à  préserver  ces 
chevaliers  de  la  mort.  Mais  comment  Parsifal  est-il  devenu  roi  du 
Graal  ? 

Au  moment  où  le  drame  commence,  Titurel,  fondateur  et  chef  de 
l'ordre  du  Graal,  se  sentant  mourir,  a  déjà  cédé  le  trône  à  son  fils 
Amfortas  ;  mais  celui-ci  n'est  plus  digne  de  gouverner,  car  il  a  suc- 
combé à  des  séductions  impures.  En  face  de  la  citadelle  chrétienne  se 
dresse  la  citadelle  du  paganisme,  élevée  par  le  magicien  Klingsor,  que 
son  indignité  a  fait  chasser  de  l'ordre  du  Graal  et  qui  veut  venger  cette 
injure  :  il  a  transformé  le  désert  en  un  séjour  de  délices  peuplé 
d'enchanteresses  à  la  fois  filles  et  fleurs,  qui  ont  déjà  su  prendre  en 
leurs  filets  plus  d'un  chevalier.  Amfortas,  s'armant  d'une  relique  pré- 
cieuse, de  la  sainte  lance  avec  laquelle  on  perça  le  flanc  du  Sauveur, 
s'est  mis  en  campagne  pour  vaincre  Klingsor,  mais  lui-même  a  cédé 
au  charme  fatal  :  Klingsor,  saisissant  l'arme  sacrée,  en  a  frappé  le  roi 
qui,  depuis,  souff"re  d'une  blessure  toujours  saignante... 

Un  libérateur  doit  venir,  un  jeune  garçon,  pur  de  corps  et  d'âme, 
mais  ce  libérateur  se  fait  toujours  attendre,  et  nul  onguent  ne  peut 
guérir  la  cruelle  blessure  d'Amfortas,  pas  même  le  baume  apporté  du 
fond  de  l'Arabie  par  une  femme  étrange  et  mystérieuse,  à  l'air  sauvage, 
aux  vêtements  misérables,  toute  dévouée  aux  gardiens  du  Graal,  mais 
soumise  par  instants  au  pouvoir  du  magicien  Klingsor,  qui  la  trans- 
forme alors  en  une  femme  divinement  belle,  la  plus  redoutable  qui  fut 
jamais  pour  les  chevaliers  du  Graal.  Telle  est  la  double  destinée  de 
Kundry,  qui  ne  sera  délivrée  qu'après  qu'une  àme  pure  aura  résisté  à 
ses  séductions.  Alors  seulement,  elle  trouvera  le  repos,  le  repos  qu'elle 
cherche  en  vain  depuis  des  siècles  ;  car  depuis  le  jour  où,  voyant 
dans  les  rues  de  Jérusalem  le  Sauveur  accablé  sous  le  poids  de  sa 
croix,  la  malheureuse  femme  a  ri,  elle  est  poussée  par  une  force  irré- 
sistible à  travers  le  monde,  riant  toujours  d'un  rire  déchirant,  ne 
pouvant  pleurer,  ne  pouvant  mourir. 

Ce  sauveur,  ce  sera  Parsifal,  qui  entre  en  scène  après  que  le  vieux 
chevalier  Gurnemanz  a  fini  de  raconter  à  des  pages  ces  préliminaires 
indispensables.  Parsifal  a  tué  d'une  flèche  un  des  cygnes  sacrés  et 
Gurnemanz  reproche  ce  sacrilège  à  l'impétueux  chasseur  égaré  sur  le 
domaine  du  Graal  ;  le  jeune  homme,  touché  de  repentir,  brise  arc  et 
carquois,  et  le  bon  chevalier,  frappé  d'une  telle  candeur,  croit  recon- 
naître en  lui  l'être  naïf  et  pur  (reinige  ThorJ  qui  pourra  sauver  le 
Graal  :   il  l'emmène    alors  vers    le    château    de    Monsalvat,   où   Parsifal, 


272 


RICHARD   WAGNER 


attentif  et  muet,  va  assister  à  la  cérémonie  de  la  consécration  du  Graal 
et  de  la  communion  des  chevaliers. 

Des  chants  religieux  se  font  entendre  sous  les  arceaux  du  temple. 
Des  enfants  apportent  le  Graal,  enfermé  dans  un  riche  écrin  ;  à  leur 
suite,  on  amène  Amfortas,  couché  sur  son  lit  de  douleur  ;  mais  le  mal- 
heureux roi  se  regarde  comme  indigne  d'élever  de  ses  mains  vers  le 
ciel  la  coupe  sacrée  :  il  faut  qu'à  plusieurs  reprises  son  père  Titurel 
lui  ordonne  de  remplir  cet  office  pour  qu'il  s'y  décide;  alors,  du  haut 
de  la  coupole,  un  chœur  invisible  chante  les  paroles  du  Christ  à  la 
sainte   Cène,  le  temple   s'assombrit,  un  rayon  lumineux  descend  sur  la 

coupe,  le  sang  y  bouillonne  ;  puis  la 
lumière  divine  pâlit  et  s'éteint,  le  jour 
reparaît,  les  chevaliers  vident  leurs  calices 
et  mangent  le  pain  sacré  qu'une  main 
mystérieuse  a  placé  devant  eux.  Tandis 
que  les  chants  reprennent,  tous  les  assis- 
tants reforment  leur  cortège  et  dispa- 
raissent dans  les  profondeurs  du  temple... 
Etonné,  Parsifal  marque  à  Gurnemanz 
qu'il  n'a  rien  compris  de  cette  cérémonie, 
et  celui-ci ,  irrité  de  le  trouver  si  niais, 
le  pousse  hors  du  temple  avec  mépris. 

De  son  côté,  Klingsor  veille.  Il  sait 
que  la  prédiction  s'applique  à  Parsifal  ;  il 
évoque  alors  Kundry  et  lui  commande 
de  séduire  ce  jeune  innocent  comme  elle 
a  déjà  séduit  Amfortas,  pour  ruiner  à 
jamais  les  espérances  des  gardiens  du 
Graal.  La  malheureuse  Kundry  veut  re- 
fuser, mais  elle  doit  obéir  au  maître  :  elle  apparaît  à  Parsifal  dans 
tout  l'éclat  d'une  merveilleuse  beauté.  Celui-ci,  protégé  par  son  igno- 
rance du  mal,  a  passé,  sans  même  soupçonner  le  danger,  au  milieu 
des  filles-fleurs;  mais  lorsque  Kundry  lui  parle  affectueusement  de  sa 
mère,  il  se  laisse  aller  à  cette  douce  tendresse  :  à  la  place  de  l'amour 
maternel,  elle  lui  offre  un  autre  amour  plus  voluptueux,  et,  l'attirant 
dans  ses  bras,  elle  appuie  sur  ses  lèvres  un  long  baiser.  Tout  à  coup 
le  voile  se  déchire,  Parsifal  se  sent  blessé  de  la  même  blessure 
qu'Amfortas,  et,  pénétré  de  compassion  pour  une  souffrance  aussi 
cruelle,  il  veut  l'en  guérir.  Kundry,  saisie  d'une  admiration  passionnée 
pour  ce  jeune  héros,  s'efforce  de  l'entraîner  plus  avant  dans  l'ivresse; 
elle  le  supplie  à  genoux  de  lui  faire  un  instant  l'aumône  de  son  amour. 


LA     MUSIQUE     DE     I,    AVKNIR. 
iWinilr  F.lir,  de  Londre'!.    lo  m;ii    1877.) 


35 


274  RICHARD    WAGNER 

Parsifal  résiste;  elle  appelle  alors  Klingsor  qui  accourt  avec  la  lance 
sacrée  et  veut  en  frapper  son  ennemi;  mais  Tarmc  s'arrête  au-dessus 
de  la  tète  du  jeune  homme.  Celui-ci  la  saisit  et  trace  en  l'air  avec  la 
pointe  le  signe  de  la  croix  :  aussitôt  tous  les  enchantements  de 
Klingsor  s'évanouissent  ;  les  jardins  merveilleux  font  place  à  un  désert 
aride  et  brûlé. 

Durant  le  long  temps  qui  se  passe  entre  le  deuxième  acte  et  le 
dernier,  Gurnemanz  est  devenu  tout  à  fait  un  vieillard.  Il  s'est  établi 
dans  un  ermitage,  au  pied  de  la  montagne  du  Graal  ;  un  certain  jour, 
le  vendredi  saint,  il  y  recueille  et  rappelle  à  la  vie  la  malheureuse 
Kundry,  qui  se  fait  humblement  sa  servante.  Un  chevalier  arrive  couvert 
dune  armure  noire,  visière  baissée  et  lance  à  la  main  :  Gurnemanz 
lui  remontre  qu'il  n'est  pas  permis  de  pénétrer  armé  dans  le  domaine 
du  Graal,  surtout  le  jour  de  la  mort  du  Sauveur.  Le  chevalier  se 
découvre  et  Gurnemanz  reconnaît  Parsifal  muni  de  la  sainte  lance  ;  il 
le  conduit  à  la  fontaine  où,  pieusement,  Kundry  lave  les  pieds  du 
voyageur  qui  a  tant  erré,  tant  souffert  ;  puis  Gurnemanz  lui  oint  la 
tète  e-t  le  sacre  roi  du  Graal.  Et  celui-ci  verse  aussitôt  l'eau  du  baptême 
sur  la  pécheresse  repentante,  sur  la  malheureuse  Kundry,  pour  laquelle 
il  rouvre  enfin  la  source  des  larmes  ;  ensuite,  il  guérit  la  blessure 
d'Amfortas  et  prend  possession  de  la  royauté  du  Graal.  Kundry  meurt, 
les  yeux  fixés  sur  la  sainte  relique,  et  les  chevaliers  réunis,  Amfortas 
tout  le  premier,  rendent  hommage  à  leur  sauveur,  au  nouveau  chef 
désigné  par  le  Graal,  à  Parsifal. 

Wagner,  dans  Parsifal,  a  poursuivi  jusqu'au  bout  ce  qu'on  est 
convenu  d'appeler  son  système  ;  il  n"a  pas  écrit  un  seul  air  propre- 
ment dit,  un  duo,  un  trio,  un  ensemble  quelconque.  Rien  que  des 
récits  et  des  chœurs,  et  la  symphonie  orchestrale  ;  jamais  il  n'a  plus 
complètement  subordonne  la  musique  au  drame  et  les  chanteurs  à 
leurs  personnages,  puisque  le  ténor  ne  fait  pas  entendre  une  note 
pendant  tout  le  tableau  final  du  premier  acte  et  qu'au  troisième,  après 
deux  ou  trois  mots,  la  chanteuse  n'a  plus  qu'à  jouer  et  mimer  son  rôle 
avec  toute  la  force  pathétique  dont  elle  est  capable  —  sans  proférer  un  son. 

Mais  aussi,  jamais  il  n'a  poussé  plus  loin  l'emploi  des  Leitmotive,  l'art 
de  tisser  ces  motifs  qui  soulignent  et  caractérisent  toutes  les  évolutions 
du  drame,  de  l'action  extérieure  qu'on  suit  des  yeux  comme  de  l'action 
intérieure  qui  se  déroule  dans  l'âme  des  personnages;  car  tel  est  le 
double  but  qu'il  proposait  à  son  génie,  aussi  attentif  aux  mobiles  qu'aux 
actes,  aux  causes  qu'aux  effets.  A  part  les  chœurs  qui  donnent  toute 
leur  expansion  musicale  à  quelques-uns  des  motifs  les  plus  saillants, 
à  part  Kundry  qui  raconte  la  mort  d'Herzeleide,    la    mère  de  Parsifal, 


RICHARD    WAGNER 


275 


dans  une  phrase  d'un  dessin  mélodique  large  et  soutenu,  i!  n'y  a  pour 
les  voix  que  bribes  de  chant,  qu'exclamations,  que  fragments  cpars  de 
motifs  primordiaux,  tandis  que  ces  thèmes  caractéristiques  s'étalent  ou 
s'enchevêtrent  dans  l'orchestre  qui  les  colore  et  en  varie  les  aspects  à 


REPRÉSENTATION     DE     «     PARSIFAL     «     A     BAYREUTH,     EN      1882. 
KunJry  se  trainc  aux  pieds  de  Parsifal.  (Acte  UI,  premier  tableau.) 


1  infini;  c'est  un  art  admirable  et  nouveau,  nouveau  même  sous  la 
plume  de  Richard  Wagner  qui  n'avait  fait  que  l'essayer  dans  l'Anneau 
du  Xibelung. 

D'ailleurs  Wagner  innove  ici  dès  le  prélude.  On  s'attendait  à  quelque 


RICHARD    WAGNER 


morceau  trunc  cohésion  parfaite  où  rautcur  aurait  résumé,  condensé 
tout  le  drame  avec  cette  puissance  extraordinaire  qui  n'a  pas  d'égale 
entre  tous  les  musiciens.  Mais  le  compositeur  doué  d'un  véritable  génie 
a  des  ressources  inépuisables  et  trouve  de  nouvelles  formes  au  lieu  de 
toujours  se  répéter;  c'est  bien  là  ce  qui  déroute  un  temps  le  public. 
Dans  le  prélude  de  Parsifal,  Wagner  a  simplement  voulu  présenter  à 
l'auditeur  et  lui  graver  dans  la  mémoire  les  trois  ou  quatre  motifs 
essentiels  du   Graal,    de   la    Pàque   et   de    la    Foi,   sur   lesquels   il    doit 

échafauder  son  poème  lyrique  et 
religieux.  Dans  ce  dessein,  il 
les  expose  successivement  à  dé- 
couvert, en  les  coupant  par  de 
longs  silences  pour  les  mieux 
déterminer;  puis,  quand  il  les 
croit  bien  saisis  de  l'auditeur,  il 
les  reprend  et  les  fond  dans  un 
ensemble  méditatif  et  religieux 
d'une  simplicité  lumineuse,  mal- 
gré la  superposition  des  thèmes. 
Mais  ce  développement  si  gran- 
diose reste  toujours  et  de  parti 
pris  dans  la  demi-teinte,  sans 
amener  aucune  explosion  de 
sonorité,  sans  que  le  motif  prin- 
cipal soit  poussé  à  sa  plus  haute 
puissance,  ainsi  que  le  composi- 
teur avait  fait  dans  Loheugrin 
et  plus  tard  dans  Tristan  et 
IsciiltK 

Le    prélude,     naturellement, 
ne    conclut   pas   et   se    lie    à    la 
scène   du  bois   sacré   où  le  che- 
valier  Gurnemanz   et   ses   écuyers   font   la    prière    du  matin.    Tous    les 
épisodes    intermédiaires    :     l'entrée    impétueuse    de    Kundry,    le    triste 

^  I.  Dès  le  mois  d'dctohrc  1882,  qui  suivit  la  représentation  de  Parsifal  à  Bayrcuth,  on  entendit  ce 
prélude  à  Paris  et  l'on  put  lire  à  ce  sujet  d'étranges  appréciations  dans  les  gazettes.  Celui-ci,  qui 
tranche  du  savant,  estime  que  c'est  «  une  excellente  page  d'harmonie  »;  celui-là,  qui  doit  être  aveugle 
et  sourd,  enseigne  que  le  morceau  «  commence  par  un  solo  de  violon  »  ;  cet  autre  enfin  déclare  que  0  ce 
qu'ilyade  mieux,  c'est  une  imitation  de  l'unisson  de  «  l'Africaine  ».  Où  découvre-t-il  cette  étrange 
analogie.''  Probablement  dans  les  cijiq  premières  mesures,  jouées  en  elfet  it  l'unisson  par  les  cordes  et 
les  nistrumcnts  de  bois;  mais  cela  n'a  aucun  rapport  avec  l'elfet  de  sonorité  trouvé  par  Meyerbecr. 
Sans  prêter  plus  d'attention  à  ces  doctes  critiques,  cette  excellente  page  d'harmonie,  coinme  dit 
l'autre,  est  en  soi  un  clieF-d'ceuvre,  et  les  dernières  pages  notamment,  qui  peignent  la  douleur 
d'.\mfortas  et  son  repentir,  égalent  ce  que  V/agner  a  jamais  écrit  de  plus  beau. 


Lli     lOKTEUR     DU     SAINT-GRAAL. 
dans  Parsifal. 


278  RICHARD    WAGNER 

cortège  d'Amfortas  qu'on  apporte  étendu  sur  une  civière,  l'arrivée 
joyeuse  de  Parsifal,  etc.,  sont  traités  de  main  de  maître  avant  d'aboutir 
au  tableau  de  la  Consécration  du  Graal,  page  d'une  sérénité,  d'une 
grandeur  sans  seconde,  avec  les  voix  superposées  des  chevaliers,  des 
jeunes  gens  et  des  enfants,  avec  cette  solennelle  sonnerie  de  cloches 
qu'on  ne  parvient  jamais  à  bien  rendre,  car,  même  à  Bayreuth,  on 
n'avait  pas  pu  se  procurer  des  cloches  assez  graves,  et  force  avait  été 
de  les  remplacer  par  une  sorte  de  piano  à  cordes  énormes  et  par  des 
tam-tam  dont  le  son  brutal  et  médiocrement  juste  avait  déconcerté  les 
auditeurs.  Par  une  de  ces  oppositions  auxquelles  "Wagner  excelle,  cette 
cérémonie  religieuse  est  coupée  en  deux  par  le  passage  dramatique  et 
violent  où  le  malheureux  Amtortas,  qui  s'est  laissé  prendre  aux  malé- 
fices de  l'enter,  arrache  ses  bandages,  exhale  sa  douleur,  se  refuse  à 
célébrer  le  divin  sacrifice  et  ne  cède  enfin  qu'en  se  rappelant  la  pro- 
messe de  rédemption  faite  par  le  Sauveur.  Et  cette  scène  pathétique 
et  superbe  d'angoisse  religieuse  est  précisément  ce  qui  donne  la  vie  à 
tout  le  tableau,  ce  qui  complète  et  fait  valoir  les  prières  si  calmes  et 
si  grandioses  des  chevaliers,  les  invocations  des  jeunes  garçons  et  le 
chant  séraphique  des  enfants. 

Au  second  acte,  après  l'évocation  de  Kundry  par  Klingsor,  où  le 
musicien  a  rendu  à  miracle  la  sauvagerie  infernale  de  l'esclave  et  la 
haine  féroce  du  maître  par  un  dialogue  tout  composé  de  cris^  de  hur- 
lements, d'imprécations  et  soutenu  d'une  orchestration  véritablement 
diabolique,  on  est  délicieusement  charmé  par  l'adorable  épisode  où  les 
Filles-fleurs  s'empressent  autour  de  Parsifal;  un  tableau  souriant,  poé- 
tique, inondé  de  lumière  et  de  reflets  colorés,  une  pure  merveille  à 
tous  les  points  de  vue.  Et  la  scène  entre  Parsifal  et  Kundry,  où  celle-ci 
essaie  de  séduire  le  jeune  homme  en  lui  parlant  de  sa  mère  et 
l'enlace  en  lui  donnant  un  long  baiser,  se  peut-il  rien  de  plus  volup- 
tueux et  de  plus  troublant  ?  Le  cri  de  douleur  qu'arrache  à  Parsifal  la 
révélation  des  souffrances  d'Amfortas  par  sa  propre  blessure  et  qui 
marque  le  point  culminant  de  l'action  dramatique,  est-il  assez  strident, 
assez  sauvage,   et  comme   il  retentit  au  plus  profond  de  l'être  humain  ! 

Mais  cet  acte,  si  beau  qu'il  soit,  est  au  moins  égalé  par  le  troi- 
sième, où  se  succèdent  le  récit  du  bon  Gurnemanz  et  le  baptême  de 
la  pécheresse  Kundry.  «  Comme  la  prairie  me  semble  belle  aujour- 
d'hui!... s'écrie  Parsifal.  —  C'est  l'enchantement  du  vendredi  saint  », 
répond  Gurnemanz.  Mais  Parsifal  s'étonne;  il  lui  semble  qu'en  ce  jour 
de  la  mort  du  Sauveur  la  nature  devrait  être  en  deuil.  «  Non,  reprend 
Gurnemanz,  les  larmes  des  pécheurs  sont  la  rosée  divine  qui  fait  res- 
plendir la  prairie...   Regarde  :  toutes  les  créatures  rachetées  et  purifiées 


27') 


RICHARD    WACNER 

chantent  la  gloire  et  la  miséricorde  de  Dieu.  »  Cette  pa^c  entière  est 
merveilleuse  de  fraîcheur  printanièrc  et  d'onction  reconnaissante  ;  il 
n'y  a  rien  de  plus  simplement  beau    que    le    moment  où   Parsifal  verse 


j?ROb-7m-V€a€CN,D^S 


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MENUS     SOUVENIRS     DE     BAYREUTH, 


Sous  cette  rubrique  sont  reunies  quatre  pièces  distinctes  : 

1°  Une  serviette  en  papier  du  restaurant  du  théâtre,  à  Bayreuth  :  elle  forme  le  grand  carre  encadrant 
tous  les  dessins.  Les  deux  gravures  qui  se  présentent  de  biais  :  une  vue  du  théâtre  de  Bayreuth  et 
une  annonce  de  librairie,  illustrent  la  serviette  même,  tandis  que  les  deux  autres  sujets  ont  été 
rapportés  pour  remplir  les  parties  blanches  de  la  feuille. 

2"  et  3°  (à  droite,  en  bas).  Deux  cartes  postales  représentant,  l'une  la  brasserie  Angcrmann,  lieu 
de  réunion  favori  des  artistes,  l'autre  une  vue  générale  de  Bayreuth,  avec  une  rangée  interminable  de 
chopes;  lors  des  exécutions  de  Parsifal,  il  parut  toute  une  série  de  cartes  postales  de  ce  genre,  avec 
la  formule  traditionnelle  :  Gniss  ans  Bayreuth  (Salut  de  Bayreuth). 

4°  (à  gauche,  en  haut).  Une  carte  de  membre  de  l'Association  wagnéricnne  universelle,  tigurani 
la  colombe  qui  plane  sur  le  Saint-Graal  et  portant  la  légende  suivante,  empruntée  au  chant  du  second 
groupe  des  chevaliers,  dans  le  finale  du  premier  acte  de  Parsifal:  o  Joyeusement  réunis,  frères  fidèles, 
pour  combattre  avec  un  courage  heureux.  » 


2So  RICHARD    WAGNER 

l'eau  sur  la  tète  de  la  pécheresse  tandis  que  Forchestre  expose  en  dou- 
ceur le  motif  de  la  Foi;  rien  de  plus  délicieux  que  le  chant  de  Gur- 
ncmanz  se  développant  sur  une  mélodie  exquise  à  laquelle  s'adjoignent 
les  thèmes  de  la  Cène  et  de  la  Rédemption,  dont  une  phrase  incidente 
a  déjà  figuré  dans  Tannhœiiser.  Le  finale,  qui  s'ouvre  par  la  marche  vio- 
lemment grandiose  des  funérailles  de  Titurel,  reproduit  à  peu  de  chose 
près  celui  du  premier  acte,  et,  lorsque  Parsifal  a  guéri  Amfortas  en  tou- 
chant sa  blessure  avec  la  lance  même  qui  l'avait  faite,  lorsque  l'âme  de 
Kundry  est  délivrée,  tous  les  chevaliers  réunis  dans  le  temple  célèbrent 
pieusement  leur  libérateur  et  leur  roi  par  un  chant,  où  le  motif  de  la 
Foi  du  premier  acte,  accompagné  par  la  harpe  en  triolets,  atteint  au 
plus  haut  degré  de  grandeur  sereine  et  de  céleste  béatitude. 

Soit  qu'il  eut  complètement  renoncé  à  son  drame  bouddhique  en 
écrivant  Parsifal,  soit  qu'il  pressentît  simplement  qu'il  n'aurait  pas  le 
temps  de  composer  un  nouvel  ouvrage,  à  diverses  reprises  Wagner 
avait  affirmé  que  Parsifal  serait  son  œuvre  dernière  et  son  testament 
musical  :  aussi,  lorsqu'il  s'agit  de  le  monter,  fut-il  encore  plus  difficile 
et  voulut-il  obtenir  une  exécution  supérieure,  s'il  était  possible,  à  celle 
des  Nibelungen.  Il  avait  désigné  à  l'avance,  et  non  sans  y  avoir  bien 
réfléchi,  les  meilleurs  chanteurs  des  principaux  théâtres  d'Allemagne  ; 
mais,  dès  les  premières  études,  il  dut  reconnaître  que  les  mêmes 
artistes  ne  pourraient  pas  chanter  cette  partition  considérable  pendant 
un  mois  de  suite,  même  avec  des  intervalles  de  deux  et  trois  jours. 

Alors  on  engagea  deux  basses  pour  Gurnemanz  :  MM.  Siehr  (de 
Munich),  et  Scaria  (de  Vienne)  ;  trois  ténors  pour  Parsifal  :  MM.  Win- 
kelmann  (de  Vienne),  Gudehus  (de  Dresde)  et  Jœger  (de  Bayreuth); 
deux  basses  pour  Klingsor  :  MM.  Hill  (de  Schvverin)  et  Fuchs  (de 
Munich)  ;  trois  cantatrices  pour  Kundry  :  M'""  Materna  (de  Vienne), 
Marianne  Brandt  (de  Berlin)  et  Maltcn  (de  Dresde).  Ces  artistes 
alternèrent  entre  eux  pendant  les  seize  représentations  de  Parsifal  et 
c'est  ainsi  que  l'exécution  régulière  du  drame  put  être  assurée  pour 
toute  la  série.  Il  n'y  eut  cependant,  malgré  l'importance  du  personnage, 
qu'un  seul  Amfortas,  M.  Reichmann,  et  qu'un  seul  Titurel,  M.  Kin- 
dcrmann;  mais  la  partie  de  ce  dernier  est  insignifiante,  car  il  ne 
chante  qu'une  seule  fois  et  hors  de  la  vue  du  public.  Quant  aux  petits 
rôles  des  pages,  des  chevaliers,  des  filles-fleurs,  ils  étaient  remplis  en 
perfection  par  des  artistes  d'élite,  qui  tenaient  ordinairement  les  pre- 
miers emplois  dans  leurs  théâtres  respectifs. 

Certains  de  ces  artistes,  Marianne  Brandt  par  exemple,  avaient 
refusé  toute  rétribution,  se  Jugeant  suffisamment  payés  par  l'honneur, 
et,    quant  aux   autres,    ils    ne   touchaient    que    des    appointements    très 


RICHARD    WAGNKR 


281 


modestes  au  prix  du  dévouement,  du  culte  et  de  Tamour  qu'ils  mon- 
trèrent pour  l'œuvre.  Enfin,  la  direction  générale  était  confiée  au  chef 
d'orchestre  du  théâtre  de  Munich,  Hermann  Lévi,  un  des  disciples  les 
plus  ardents  du  maître  et  qui  conduisit  ces  représentations  avec  une 
conviction  toute  religieuse.  Entre  tant  de  chanteurs  il  y  eut  forcement 
des  degrés,  mais  la  palme  appartint  sans  conteste  à  Scaria,  dont  la  bon- 
homie touchante  et  noble,  la  diction  parfaite  et  la  magnifique  voix, 
faisaient   merveille  dans   Gurnemanz  ;  à  M™"  Materna  et  Brandt,  deux 


,.î)/ii  Nuk^B.  non.  biîltitjhctcp^^at 


CARTE     POSTALE     IMAGINÉE     ET     PUBLIEE     A     BAYREUTH 
à  l'occasion  des  représentations  de  l'arsifal. 

Sur  les  wagons,  on  lit  :  Traiyx  spécial  pour  Bayreiith,  et  les  quatre  vers  d'en  haut 
expliquent  le  sens  même  du  dessin  : 

Dans  le  miroir  magique  du  Graal 
Klingsor  voyait  s'approcher  Parsifal; 
Mais  à  pre'sent  il  voit  avec  plaisir 
Les  trains-extra  vers  Bayreuth  accourir. 


Kundry  admirables  sous  le  rapport  de  la  voix  et  de  l'expression  dra- 
matique; enfin  à  M"'-"  Malten,  la  Kundry  la  plus  enchanteresse  et  la 
plus  jolie  qui  se  pût  voir'. 

I.  De  Strasbourg  à  Bayreuth,  par  M.  Gustave  Fischbach  (chez  Fischbachcr).  —  Par  une  coïnci- 
dence frappante,  Scaria,  depuis  quelque  temps  impropre  à  tout  exercice  de  son  art,  est  mort  cette 
année,  à  Basewitz,  près  Dresde,  au  moment  même  oii  se  rejouait  à  Bayreuth  ce  Farsifal,  gui 
lui  avait  valu  le  plus  e'clatant  succès  de  sa  carrière.  Ce  grand  artiste,  fils  d'un  médecin  réputé,  ayant 
d'abord  étudié  le  droit,  puis  débuté  sans  succès  à  Pesth,  en  1860,  et  végété  sur  quelques  scènes 
secondaires,  était  incomparable  dans  les  héros  des  Nibehmgen,  où  sa  stature  héroïque  et  sa  voix  de 
tonnerre  le  servaient  à  merveille.  11  paraît  avoir  dû  le  plein  développement  de  son  talent  aux  leçons 

36 


282  RICHARD    WAGNER 

Malgré  tous  les  efforts  de  Richard  Wagner,  malgré  ses  appels 
réitérés  aux  patrons  de  Tentreprisc  et  le  concours  infatigable  de 
ceux-ci,  le  théâtre  de  Bayreuth  n'avait  pas  rouvert  ses  portes  depuis 
1876,  lorsqu'on  annonça  les  représentations  solennelles  de  Parsi/al 
pour  juillet  et  août  1882.  La  première  eut  lieu  le  28  juillet  et  fut 
honorée  de  la  présence  du  grand-duc  et  de  la  grande-duchesse  de 
Mecklembourg,  du  prince-héritier  de  Saxe-Weimar,  de  la  princesse  sa 
femme,  de  la  princesse  d'Edimbourg,  etc.  Ce  fut  encore  une  glorieuse 
soirée  pour  Richard  Wagner,  qui  ne  put  se  tenir  de  parler;  mais, 
comme  le  remarque  agréablement  M.  Paul  Lindau,  il  ne  parla  que  trois 
fois  et  pas  si  mal  qu'on  pouvait  le  craindre.  La  première  fois,  il  dit  : 
a  Mais  n'applaudissez  donc  pas  !  »  la  seconde  fois  :  «  Mais  applaudissez 
donc  !   ))  la  troisième  et  dernière  :  «  Vous  avez   applaudi  trop  tard  !  '   » 

Les  seize  représentations  promises  de  Parsi/al  marchèrent  réguliè- 
rement jusqu'au  bout,  malgré  les  prophètes  de  malheur  annonçant  que 
cela  nirait  pas  au  delà  de  deux  ou  trois  exécutions,  et,  fait  significatif,  le 
succès  en  fut  toujours  aussi  franc,  môme  après  les  deux  séances  réser- 
vées aux  patrons  et  l'arrivée  du  véritable  public  ;  elles  se  terminèrent 
le  28  août,  par  une  soirée  où  Wagner  se  donna  le  plaisir  de  diriger 
le  troisième  acte,  sans  être  aperçu  des  spectateurs.  A  la  fin  il  y  eut 
une  cérémonie  semblable  à  celle  qui  avait  clos  les  représentations  de 
l'Anneau  du  Nibelung  :  le  rideau  s'ouvrit,  tout  le  personnel  exécu- 
tant :  chanteurs,  choristes,  musiciens  de  l'orchestre,  etc.,  parut  groupé 
sur  la  scène  et  Wagner,  demeuré  à  sa  place  de  chef  d'orchestre, 
partant  invisible  au  public,  leur  adressa  des  remerciements  auxquels 
toute  la  salle  répondit  par  de  chaleureux  bravos.  Mais  ce  qu'il  y  eut  de 
mieux  qu'aux  représentations  des  Nibehingen,  c'est  qu'il  resta,  tous  frais 
déduits,  un  bénéfice  de  75,000  marks  (cent  mille  francs)  qui  furent 
versés  au  fonds  de  réserve  du  comité  central.  Ce  «  fonds  des  pièces  de 
fête  »,  nouvellement  institué,  avait  pour  double  but  d'assurer  la  conti- 
nuation des  fêtes  de  Bayreuth  et  de  fournir  les  moyens,  aux  artistes 
ou  amateurs  pauvres,  de  venir  assister  à  ces  représentations.  A  partir 
de  ce  jour,  l'avenir  du  théâtre  paraissait  garanti,  et  l'on  ne  doutait  plus 
d'y  pouvoir  redonner  Parsi/al,  qui  demeurait  exclusivement  réservé 
pour  Bayreuth-. 

qu'il  prit  de  Garcia,  à  Londres,  pendant  toute  une  année  :  à  son  retour,  il  conclut  un  engagement  au 
théâtre  de  Dessau,  puis  chanta  à  Leipzig  et  à  Vienne.  Après  la  mort  de  Wagner,  il  était  devenu  le 
metteur  en  scène  habituel  des  représentations  de  Bayreuth.  Il  avait,  dit-on,  la  rage  de  spéculer  sur 
les  grains,  et  ses  .soucis  financiers  ne  durent  pas  être  étrangers  à  sa  folie  :  il  est  mort  avant  d'avoir 
atteint  quarante-six  ans. 

1.  Richard  Wcigiwr,  par  M.  Paul  Lindau  (chez  Hinrichsen,  à  Paris). 

2.  On  a  eircciivemcnt  reloué  tous  les  ans  Parsi/al  à  Bayreuth,  sauf  en   i885.  Pour  le  remonter  en 
1S84,   on  s'est   servi   de    notes  prises  yav   M™  Wagner  aux   répétitions  de   1882  et  i883  et  recueillies 


RICHARD    WAGNER  283 

La  représentation  du  25  août  fut  honorée  de  la  présence  du  prince- 
héritier  d'Allemagne,  bien  par  hasard.  Comme  il  dirigeait  des  manœuvres 
militaires  du  côté  de  Bamberg,  la  fantaisie  lui  vint  d'entendre  ce  Par- 
sijal  dont  on  parlait  tant,  et,  entre  deux  mouvements  de  troupes,  il 
piquait  sur  Bayrcuth  :  il  suivit  le  spectacle,  en  bourgeois,  de  la  loge 
centrale  de  la  galerie,  et  ses  appréciations  parvinrent  rapidement  à 
Wagner,  qui  s'était  dispensé  d'aller  saluer  le  futur  empereur.  Le  len- 
demain, un  ami,  venu  de  loin,  fit  visite  au  maître  dans  le  vaste  salon 
du  théâtre  où  il  siégeait  pendant  les  entractes  ;  il  le  trouva  très  gai, 
frétillant,  toujours  irréprochable  dans  sa  tenue  de  petit  bourgeois  soigné 

—  redingote  de  drap  noir,  gilet  de  piqué  blanc   et    pantalon    gris  clair 

—  rasé  de  frais,  le  teint  animé,  l'œil  émerillonné  sous  ses  lunettes. 
«  Ah  !  vous  voilà  !  dit-il  tout  jovial,  en  apercevant  le  visiteur.  Avez-vous' 
vu  le  «  Prince  de  Prusse?  »  11  était  là  hier...  Vous  savez?  il  était  con- 
tent, très  content;  oh!  c'est  un  fameux  musicien...  Il  a  bien  constaté 
quelques  longueurs,  relevé  plusieurs  fautes  de  goût;  n'importe,  il  est 
enchanté.  Le  défilé  des  chevaliers  l'a  surtout  ravi.  Leurs  pas  cadencés 
l'ont  beaucoup  frappé.  Jamais  il  n'avait  vu  ça  et  il  utilisera  sûrement 
ses  observations  pour  les  manœuvres  de  l'infanterie  prussienne.  Oh 
oui!  cher  ami,  le  Kronprini  a  bien  du  goût!  »  Et,  tout  en  parlant, 
Wagner  mimait  son  discours,  marquait  le  pas  des  chevaliers,  faisait  de 
grandes  enjambées,  soufflant,  reprenant  et  ne  cessant   de   rire  à  gorge 

déployée Une   fois  lancé,   Wagner   ne   connaissait    plus    personne  : 

il  ne  s'arrêtait  qu'à  bout  de  verve  et  de  quolibets. 

Il  avait  décidément  sur  le  cœur  les  trois  cents  thalers  du  père  et, 
pour  se  dépiquer,  il  daubait  sur  le  fils. 


sous  sa  dictcic.  Ces  notes  minutieuses,  scène  par  scène,  forment  un  véritable  mc'moire,  qu'on  fit  auto- 
grapliicr  pour  en  remettre  un  cvcmplaire  au  metteur  en  scène,  à  chaque  exécutant,  etc. 


PAUOLE     HISTORIQUE     DU     MAITRE,     RECUEILLIE     LE     25     JUILLET      18S2. 

Richard   Wagner  à  Mme  Materna  :  «  Il  fait  aujourtlMuii  une  chaleur  insupportable!  » 
(Dcr  juiige  Kikcriki,  3o  juillet  iî)S2.) 


CHAPITRE    XV 

MORT     ET    FUNÉRAILLES     DE     RICHARD    WAGNER 

CONTINUATION    DE    SON    ŒUVRE.    SES    REVIREMENTS    INTÉRESSES 

SON    ATTITUDE    ENVERS    AUBER,    ROSSINI,    MEYERBEER,    SCHUMANN,    ETC. 
l'homme    DANS    l'intimité,    l'aRTISTE    EN    PUBLIC 


OINS  de  deux  mois  après  les  représentations  de  Par- 
sifal,  pour  lesquelles  il  avait  dû  faire  un  effort 
extraordinaire  d'énergie  et  qui  l'avaient  beaucoup 
fatigué,  Wagner,  sur  le  conseil  des  médecins,  partit 
pour  l'Italie  avec  toute  sa  famille  et  s'établit  à 
Venise,  sur  le  Grand  Canal,  au  palais  Vendramini, 
propriété  du  comte  de  Chambord.  Il  n'y  avait  pas 
d'illusion  à  se  faire  sur  l'affaiblissement  très  réel  de 
sa  santé,  et  la  réaction  qui  s'était  manifestée  en  lui  après  les  représen- 
tations de  Bayreuth  fut  d'autant  plus  violente  qu'il  s'était  plus  dépensé 
dans  le  teu  de  la  bataille  et  qu'il  avait  déployé  une  vivacité  surhu- 
maine pour  un  vieillard  de  soixante-neuf  ans. 

Un  jour  môme,  au  milieu  des  répétitions  de  Parsifal,  a  raconté  le 
chanteur  Scaria,  Wagner  avait  été  pris  d'un  accès  d'asthme  tel  qu'il 
était  tombé  à  la  renverse  sur  une  chaise  longue,  sa  figure  était  devenue 
bleue;  il  se  tordait  dans  d'aftVeuses  convulsions;  la  crise  cependant 
passa  très  vite,  et  quand  il  fut  sur  pied,  Wagner  dit  simplement  : 
«  Cette  fois  encore  j'ai  terrassé  la  mort  !  »  Un  de  ses  amis,  le  profes- 
seur Standhartner,  médecin  très  en  vogue  à  Vienne,  l'avait  exploré 
dans  le  courant  de  l'été  et  avait  constaté  les  rapides  progrès  de  la 
maladie  de  cœur  dont  il  souffrait  depuis  longtemps.  Wagner,  sans  être 
informé  du  résultat  de  l'exploration,  devait  sentir  lui-même  à  quel  point 
ses  forces  diminuaient,  combien  les  crises  devenaient  plus  fréquentes 
et  prenaient  d'intensité  :  lui,  si  gai,  si  pétulant  d'ordinaire,  était 
depuis  son  arrivée  à  Venise  en  proie  à  des  accès  de  profonde  mélan- 
colie. Un  jour  même,  il  disait  à  quelque  ami  que  Parsifal  serait 
décidément  son  dernier  ouvrage,  «  parce  qu'il  allait  mourir  »,  et  il 
exprimait  à  diverses  reprises  la  crainte  de  disparaître  avant  d'avoir 
assuré  l'avenir  de  son  fils  unique.  Et  cependant,  il  se  raidissait  contre 
cette  inquiétude,  ou   bien    il   n'avait  pas  l'e.xact  pressentiment  d'une  fin 


RICHARD    WAGNER 


285 


très  prochaine,  puisque,  de  Venise,  il  s'employait  activement  à  préparer 
les  représentations  de  Parsifal  à  Bayreuth  pour  le  printemps  de  i883  et 
qu'il  était  en  correspondance  à  ce  sujet  avec  ceux  de  ses  interprètes 
qu'il  portait  dans  son  cœur  :   Scaria  et  M"""  Materna'. 

Il  paraît  avéré  qu'il  avait  déjà  ressenti  dilTérentcs  attaques,  dont 
une  sur  la  place  Saint-Marc,  une  autre  au  lycée  BcnedeLto  Marcello 
et  il  lui  était  expressément  recommandé  d'éviter  toute  émotion  violente. 
Le  mardi  i3  février  i883,  comme  il  allait  monter  en  gondole  pour 
faire  sa  promenade  habituelle,  il  eut  un  subit  accès  de  colère,  une 
discussion  assez  vive  :  tout  à  coup 
il  se  lève  en  sursau!  de  sa  chaise, 
étouffant,  et  s'écrie  :  «  Je  me  sens 
très  mal  !  »  Il  tombe  évanoui.  On 
le  porta  sur  son  lit  et  quand  son 
médecin,  le  docteur  Keppler,  ac- 
courut en  hâte,  il  le  trouva  mort 
dans  les  bras  de  sa  femme  qui  le 
croyait  endormi.  En  rendant  le 
dernier  soupir,  il  avait  murmuré 
quelques  mots  assez  peu  distincts  : 
les  uns  ont  cru  y  découvrir  un 
dernier  appel  à  sa  servante,  Betty 
Biirckel  ;  les  autres,  une  recom- 
mandation suprême  à  son  fils  : 
«  Siegfried  soi! Siegfried  de- 
vra   » 

Quand  elle  dut  se  rendre  à 
l'évidence.  M™"  Wagner  fut  prise 
d'un  épouvantable  accès  de  déses- 
poir. Elle  voulut  demeurer  seule 
avec  le  cadavre  et  se  coucher  au- 
près, si  bien  qu'il  fallut  presque  employer  la  violence  pour  l'en  séparer 
au  bout  de  vingt-deux  heures;  elle  resta  près  de  quatre  jours  sans 
prendre  aucune  nourriture  et  se  coupa  les  cheveux  pour  les  mettre 
dans  le  cercueil  de  son  mari.  Non  seulement  elle  ne  voulait  voir 
absolument  personne  et  se  cloîtrait  dans  une  solitude  absolue  qui  dure 

I.  Wagner,  cftectivcment,  avait  tout  rcgio  lui-mcmc  en  vue  des  représentations  de  Parsifal  pour 
i883.  C'est  donc  lui  qui  avait  raye' du  nombre  des  exécutants  M""  Brandt,  avec  laquelle  il  s'était  brouille, 
vers  la  lin  des  fOtes  de  1882.  Bien  que  franchement  laide,  c'était  une  artiste  consommée,  avec  une  voix 
manquant  un  peu  de  jeunesse,  et  elle  était  la  plus  émouvante,  à  coup  sûr,  des  trois  Kundry.  Mais 
Wagner  n'aimait  pas  les  artistes  qui  composaient  leurs  rôles  sans  avoir  recours  à  lui,  et  sa  favorite  a 
toujours  été  M""  Materna,  très  remarquable  d'ailleurs,  mais  aussi  très  empressée  à  lui  demander  des 
conseils. 


F  R  O  U - F  R  O  U     WAGNER. 
(Grxtz,  Der  Floli,  de  Vienne,  24  juin  1S77.) 


286  RICHARD    WAGNER 

encore  aujourcrhui,  du  moins  pour  le  public;  mais  elle  s'opposait,  et 
toute  la  famille  avec  elle,  à  ce  qu'on  moulât  le  visante  du  mort.  C'est 
seulement  par  ruse  que  le  docteur  Keppler  parvint,  en  se  cachant  de 
ses  amis,  à  faire  prendre  par  le  sculpteur  Benvenuti  une  empreinte 
du  masque,  empreinte  qui  fut  immédiatement  mise  sous  scellés  pour 
être  offerte  à  la  famille,  après  la  grande  douleur  apaisée  et  le  calme 
d'esprit  revenu'. 

La  ville  de  Venise  voulait  d'abord  faire  à  Richard  Wagner  des 
obsèques  solennelles,  mais  ce  projet  dut  être  abandonné,  sur  le  désir 
formel  de  sa  veuve.  Le  corps,  embaumé  par  le  professeur  Hofmann, 
de  Berlin,  quittait  Venise  le  vendredi  suivant,  au  milieu  d'une  atlluence 
énorme  ;  il  était  accompagné  par  le  docteur  Keppler  jusqu'à  Vérone  et 
c'est  là,  durant  un  arrêt  d'une  demi-heure,  qu'un  ami  de  Wagner, 
M.  de  Baligand,  put  se  joindre  à  la  funèbre  escorte  composée,  outre  la 
famille,  de  M.  et  M""-"  Gross,  du  peintre  Joukowsky,  de  Hans  Richter  et 
de  délégués  des  associations  wagnéricnnes  de  Berlin,  Vienne  et  autres 
villes,  accourus  à  Venise  au  premier  signal;  enfin,  partout  où  s'arrêtait 
le  train  funèbre,  à  Vérone,  à  Botzen,  à  Inspruck,  à  Munich,  des 
députations  venaient  saluer  la  dépouille  du  grand  artiste  et  déposer 
des  fleurs  sur  son  cercueil.  Le  samedi  soir,  un  peu  avant  minuit,  le 
corps  arrivait  à  la  gare  de  Bayreuth,  où  une  garde  d'honneur,  fournie 
par  les  sociétés  de  gymnastique  de  la  ville,  le  veilla  jusqu'à  l'heure 
de  la  cérémonie  funèbre  fixée  au  lendemain  dimanche,  quatre  heures 
de  l'après-midi. 

La  place  de  la  station  avait  été  décorée  de  mâts  avec  des  drapeaux 
voilés  de  crêpe  et  portant  des  cartels  où  se  lisaient  les  titres  des 
ouvrages  de  Wagner  :  on  avait  placé  sur  trois  chars  plus  de  deux  cents 
couronnes  expédiées  de  toutes  parts  et  parmi  lesquelles  il  y  en  avait 
une  grande  en  laurier  envoyée  par  Johannes  Brahms-;  dans  le  lointain 

1.  Le  docteur  Keppler,  consulté  sur  la  maladie  et  les  derniers  jours  de  Wagner,  adressa  les  rensei- 
gnements suivants  à  M.  H.  Perl,  qui  les  a  reproduits  en  tête  de  son  l'ivre  :  Richard  Wagner  à  Venise 
(Augsbourg,  i883)  :  n  Richard  Wagner  était  atteint  d'une  hypertrophie  du  cœur  déjà  fort  avancée, 
affectant  spécialement  le  ventricule  droit,  avec  dégénérescence  graisseuse;  il  souffrait  en  outre  d'une 
dilatation  de  l'estomac  et  d'une  hernie  inguinale  à  droite  que  l'application  prolongée  d'un  bandage  mal 
fait  avait  singulièrement  aggravée.  »  Il  explique  ensuite  que  les  douleurs  ressenties  par  le  malade  dans 
les  derniers  temps  de  sa  vie  provenaient  de  l'estomac  et  des  intestins  et  qu'elles  influençaient  les 
mouvements  du  cœur,  en  sorte  que  la  mort  se  produisit  par  la  rupture  du  ventricule  droit.  Si  l'on 
ajoute  à  cela,  dit-il,  la  vie  si  agitée  de  Wagner,  son  ardeur  à  discuter  sur  l'art,  la  science  ou  la  poli- 
tique, on  voit  que  le  maître  était  journellement  à  la  merci  d'un  accident;  quant  à  préciser  l'occasion 
même  qui  détermina  cette  mort  si  rapide,  il  ne  peut  se  permettre  aucune  conjecture  à  cet  égard.  Il 
termine  en  disant  qu'il  avait  surtout  ordonné,  outre  l'application  d'un  bandage  mieux  ajusté,  des 
massages  sur  l'abdomen,  et  restreint  dans  la  mesure  du  possible  le  traitement  médicamenteux,  Wagner 
ayant  la  mauvaise  habitude  de  mélanger  tous  les  remèdes  que  différents  médecins  lui  avaient  succes- 
sivement ordonnés. 

2.  La  couronne  offerte  par  Brahms  a  été  cataloguée  sous  le  n°  4G  dans  la  liste  dressée  par  le 
Bayrcuther  Tagblatt.  11  n'y  avait  que  deux  couronnes  provenant  de  France,  l'une  envoyée  par  M.  A.  L.; 


mi 


RICHARD    WAGNER  287 

se  distinguait  la  rotonde  du  Tliéàtrc  Wagner  sur  lequel  flottait  un 
grand  drapeau  aux;  couleurs  allemandes,  voilé  d'un  crêpe.  Le  comte 
Papenheim  et  le  conseiller  privé  Buerkel  représentaient  le  roi  Louis 
de  Bavière  ;  les  intendants  des  théâtres  de  la  cour,  les  deux  grands- 
ducs  de  Saxe-Weimar  et  de  Meiningen.  A  quatre  heures,  le  cercueil 
placé  sur  un  char  traîné  par  quatre  chevaux  fut  conduit,  au  son  de  la 
marche  funèbre  de  Siegfried,  devant  une  tribune  élevée  où  le  bourg- 
mestre Muncker,  au  nom  de  la  ville,  et  le  banquier  Feustcl,  au  nom 
du  conseil  d'administration  du  théâtre,  adressèrent  un  adieu  suprême 
au  grand  maître  et  rappelèrent  ses  titres  immortels  à  l'admiration  de 
tous;  puis  le  Liederkrani  de  Bayreuth  chanta  le  morceau  composé 
par  Wagner  pour  les  funérailles  de  Weber. 

Aussitôt  après,  le  cortège  se  mit  en  marche  à  la  lueur  de  torches 
portées  par  les  pompiers  et  bourgeois  de  la  ville,  au  son  des  cloches, 
et,  par  toutes  les  rues  où  passait  le  convoi  funèbre,  on  ne  voyait  que 
fleurs  et  drapeaux.  A  l'entrée  du  jardin  de  la  villa  Wahnfried,  la  foule 
s'arrêta  silencieuse  et  resta  dehors,  tandis  que  le  corps  était  reçu 
par  la  famille,  à  Texception  de  M™°  Wagner  brisée  par  la  douleur. 
Quant  à  Franz  Liszt,  qui  se  trouvait  alors  à  Pesth,  il  avait  été  telle- 
ment frappé  de  cette  mort  subite  qu'on  l'avait  retenu,  pour  épargner  à 
son  grand  âge  les  émotions  poignantes  dune  telle  cérémonie'.  Les 
disciples  du  maître,  alors,  portèrent  le  cercueil  à  bras  jusqu'à  l'entrée 
du  caveau  que  Wagner  s'était  fait  construire  et  devant  lequel  il  avait 
enterré  son  chien  fidèle,  empoisonné  par  un  misérable,  avec  cette  ins- 
cription touchante  :  «  Ici  Russ  repose  et  attend  ».  Les  invités  de  la 
famille  et  les  personnages  officiels  suivirent  seuls  le  cercueil  jusqu'au 
bout  ;  mais  aucun  discours  ne  fut  prononcé  devant  la  tombe  et,  pour 
répondre  au  désir  exprimé  maintes  fois  par  Wagner,  on  dit  seulement 
les  prières  et  bénédictions  en  usage  dans  l'Eglise  protestante.  A  l'issue 
de  cette  cérémonie,  tout  le  monde  se  retira  :  l'homme,  après  la  mort 
comme  dans  la  vie,  était  gardé  par  le  chien. 

Le  lendemain,  un  ami  qui  n'avait  pu  se  joindre  au  cortège  alla 
seul  à  Bayreuth  et  déposa    des    fleurs  sur  la  tombe  à  peine  fermée  de 

Tautrc,  qui  n'est  pas  portée  sur  cette  liste,  par  un  jeune  Autrichien,  .M.  Emmanuel  de  GratTenricd.  — 
Après,  toutes  les  couronnes  turent  artistement  rangées  dans  deux  salles  basses  du  thciUre,  dont  l'une 
était  le  cabinet  de  repos  du  maître,  et  dans  chacune  on  a  place  un  petit  buste  de  Wagner,  soit  sur 
une  console,  soit  sur  une  sorte  de  petit  autel. 

I.  Aussitôt  qu'il  le  put,  Liszt  se  rendit  auprès  de  sa  tille,  et  ce  lui  fut  un  coup  sensible,  ,à  ce  qu'il 
paraît,  d'être  assez  froidement  reçu  par  M'"»  Wagner,  exagérée  en  tout  comme  il  l'était  lui-même,  et 
qui  s'absorbait  dans  sa  douleur  sans  vouloir  en  être  aucunement  distraite.  Une  fois  cette  exaltation 
calmée,  il  va  sans  dire  que  les  rapports  les  plus  affectueux  reprirent  entre  le  père  et  la  fille  :  Liszt 
venait  régulièrement  à  Bayreuth  et  c'est  là  que  la  mort  l'a  frappé,  cette  année,  au  seuil  du  «  temple  u 
où  l'art  wagnérien,  dont  il  avait  été  le  premier  apôtre,  avait  trouvé  sa  consécration  définitive.  Et  son 
dernier  acte  de  volonté  avait  été  de  se  faire  porter  au  théâtre,  en  dépit  des  médecins,  pour  assister  à 


288  RICHARD    WAGNER 

celui  à  qui  il  avait  dû  le  repos  de  lame  et  les  plus  douces  jouissances 
de  Tesprit.  C'était  le  roi  Louis  II,  artiste  et  philosophe  encore  plus 
que  roi,  qui,  depuis  près  de  vingt  ans,  avait  marqué  un  inaltérable 
attachement  au  maître,  et  qui,  lui  mort,  allait  reporter  sa  sollicitude 
sur  les  enfants  de  son  génie,  sur  ses  chefs-d'œuvre.  Rien  de  plus 
touchant,  dans  le  fait,  que  cette  affection  inspirée  au  prince  adolescent 
par  le  grand  compositeur  ;  spectacle  assurément  unique  que  celui 
de  ce  roi,  se  dérobant  à  l'étiquette  de  sa  cour  pour  vivre  en  poète 
et  en  artiste,  avec  un  homme  de  génie  qu'il  traitait  sur  le  pied  d'éga- 
lité, comme  il  eût  fait  un  souverain  ami  :  Louis  II  et  Wagner,  dans 
l'intimité,  se  tutoyaient,  si  bien  qu'on  aurait  dit  père  et  fils  d'adoption. 
Et  comme  si  cette  compagnie  lui  eût  été  indispensable,  comme  si  la 
vie  lui  eût  trop  pesé  à  la  traîner  seul,  trois  ans  à  peine  après  avoir 
perdu  cet  appui  providentiel,  le  jeune  homme  allait  retrouver  le  vieil- 
lard dans  la  mort  !...  ' 

Wagner,  en  mourant,  ne  laissait  aucune  fortune  et  les  inquiétudes 
qu'il  avait  marquées  pour  l'avenir  de  son  fils  Siegfried  n'étaient  que 
trop  justifiées  ;  il  dut  sentir,  en  ces  derniers  moments,  combien  il 
s'était  montré  père  imprévoyant  en  n'enrayant  pas,  même  après  avoir  eu 
un  fils,  ses  habitudes  dépensières,  ses  goûts  de  luxe  et  de  prodigalité 
qui  avaient  absorbé  des  sommes  considérables  et  l'avaient  réduit,  toute 
sa  vie,  à  la  misère  dorée,  avec  un  somptueux  train  de  vie  et  des  dettes 
en  proportion.  Certain  jour,  à  iMunich,  le  premier  tapissier  de  la  ville, 
auquel  il  devait  près  de  cent  mille  francs,  lui  chanta  pouilles  en  plein 
théâtre,  s'accrochant  aux  pans  de  son  habit,  jurant  qu'il  ne  le  lâcherait 
qu'après  dette  payée,  et  criant  si  fort  que  Wagner,  pour  s'en  débar- 
rasser, lui  signa  un  bon  sur  le  trésor  royal  :  le  tapissier  criait,  le  roi 
payait. 

A  calculer  en  gros  ce  qu'il  a  dû  gagner  d'argent,  il  aurait  pu 
devenir  et  rester  plusieurs  fois  millionnaire  ;  tous  les  théâtres  d'Allemagne 

la  première  représentation  de  Tristan  et  Iseult'.  C'était  le  25  juill'et;  le  samedi  suivant  3i,  il  rendait  le 
dernier  soupir.  Triste  année  1886,  qui  a  vu  disparaître  ainsi  coup  sur  coup  trois  des  plus  solides 
soutiens  de  l'œuvre  d'art  de  Wagner  :  le  roi  Louis  II,  Scaria,  le  chanteur  par  excellence  ;  enfin  Liszt, 
l'artiste  de  race,  confident  des  premiers  jours  et  précurseur  du  maitre. 

I.  Munich,  de  par  le  roi  de  Bavière,  ayant  été  jusqu'en  ces  derniers  temps  le  centre  du  monde 
wagnérisant  —  Bayreuth,  qui  n'est  pas  une  ville  ordinaire,  une  fois  mise  à  part  —  il  est  intéressant 
de  connaître  l'échelle  exacte  des  différents  opéras  de  Richard  V/agner  dans  la  capitale  de  la  Bavière. 
En  moyenne,  on  y  jouait  chaque  année  Rien-^i  une  fois;  le  Hollandais  volant,  cinq  ou  six  fois;  Tann- 
hœuser  et  Lohengrin,  quatre  à  cinq  fois;  Tristan  et  Iseult,  deux  {ois;  les  Maîtres  Chanteurs,  trois  fois; 
l'Anneau  du  Sibelung  dans  son  entier,  deux  ou  trois  fois;  la  Valkyrie  et  Siegfried,  deux  fois,  et 
le  Crépuscule  des  Dieux  une  fois  —  quand  on  le  jouait.  De  plus,  les  prix  variaient  selon  le  degré  de 
faveur  de  telle  ou  telle  pièce,  et  ces  prix  étaient  fixés  d'avance,  sans  aucune  hésitation,  par  l'intendant 
de  la  cour,  baron  de  Perfall,  compositeur  lui-mame  et  médiocrement  disposé  pour  Richard  Wagner, 
bien  qu'il  eût  été,  dans  le  temps,  choisi  pour  diriger  le  Conservatoire  organisé  selon  les  vues  du 
réformateur.  Lohengrin,  Tannlnvuser,  la  Valkyrie  et  Siegfried  atteignaient  le  taux  le  plus  élevé,  les 
autres  ouvrages  restaient  dans  les  prix  moyens,  tandis  que  Tristan  et  Iseult  descendait  au  plus  bas. 


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290  RICHARD    WAGNER 

ont  fait  de  ses  œuvres  le  fond  le  plus  solide  de  leur  répertoire  '  et  les 
éditeurs  lui  payaient  ses  partitions  à  des  taux  fabuleux  ;  n'a-t-on  pas 
dit  que  la  célèbre  maison  Schott,  de  Mayence,  avait  acheté  Parsifal 
deux  cent  quarante  mille  marks,  trois  cent  mille  francs?  Et  cependant 
il  a  toujours  vécu  dans  la  gène,  et  tout  l'argent  qui  lui  revenait  était 
gaspillé  d'avance  en  dépenses  irréfléchies,  pour  la  décoration  de  sa 
demeure,  pour  son  train  de  maison,  pour  ses  habits  même.  A  cet 
égard,  la  série  de  lettres  de  Wagner  à  sa  couturière,  qu'on  a  vendue 
il  y  a  quelques  années  et  dont  le  public  s'est  tant  diverti,  met  bien  en 
lumière  ses  excentricités  enfantines  pour  sa  toilette  et  ses  prodigalités 
folles  pour  tout  ce  qui  était  luxe  et  confort. 

Car  Richard  Wagner  avait  une  couturière,  une  des  plus  renommées 
de  Vienne,  M"^  Bertha,  et  c'est  elle  qui  lui  confectionnait  ses  robes 
de  chambre  et  ses  Justaucorps  de  satin  rose  tendre,  bleu  clair  ou  rouge 
feu  avec  rubans  orange  ou  lilas,  sans  oublier  les  chemises  de  dentelle 
et  les  bottines  de  satin,  qui  composaient  sa  tenue  ordinaire  d'intérieur. 
Les  fournitures  ne  montèrent  pas,  pour  une  seule  année,  à  moins  de 
8,000  francs.  Mais  Richard  Wagner  était  plus  prompt  à  commander 
qu'à  payer.  Il  joignait  même  à  ses  commandes  des  croquis  de  sa  main 
pour  mieux  expliquer  comment  la  ruche  de  sa  robe  de  chambre  devait 
devenir,  vers  le  bas,  une  riche  et  belle  garniture  ayant  une  demi-aune 
de  largeur,  etc.  Mais  quand  son  habilleuse,  qui  pourtant  le  ménageait 
plus  qu'aucune  élégante  de  Vienne,  exigeait  quelque  argent,  il  se 
récriait,  payait  à  grand'peine,  envoyant  des  acomptes  et  demandant 
des  délais'. 

Qu'il  fût  très  friand  de  toutes  les  élégances,  de  tous  les  raffine- 
ments, qu'il  ait  été  un  des  hommes  les  plus  délicatement  sensuels  de 
son  temps,  rien  de  mieux  s'il  avait  payé  ses  fournisseurs  ;  mais,  parmi 
tous  les  goûts  luxueux  qu'il  a  eus,  le  plus  étonnant  fut  sans  contredit 
son  amour  pour  la  soie  et  le  satin.  C'était  devenu  une  véritable  manie 
avec  l'âge,  et,  sans  parler  de  sa  garde-robe  orientale,  il  avait  pris  l'ha- 
bitude d'emporter,  quand  il  voyageait,  tout  le  satin  nécessaire  à  la  déco- 
ration des  pièces  qu'il  habiterait  en  route;  à  Venise,  au  palais  Vendramini, 
la  chambre  où  il  rendit  le  dernier  soupir  était  entièrement  tendue  en 
satin  rose,  bleu  pâle   et  vert   du   Nil.    De   telles   folies   montrent  assez 

1.  Dans  presque  toutes  les  villes  d'Allemagne,  il  a  un  avantage  marqué  sur  tous  les  autres  compo- 
siteurs. Durant  la  saison  1876-1877,  je  cite  au  hasard,  il  obtenait,  à  Vienne,  3/  représentations  contre 
iMeycrbeer  34,  \'erdi  29,  Rossini  i5,  etc.;  à  Berlin,  il  comptait  aussi  37  représentations  contre  Mozart  17, 
Meyerbeer  i5,  Weber  14,  etc.  Pendant  la  sai.son  1884-1885,  à  Berlin,  il  atteignait  40  représentations 
contre  Weber  20,  Lortzing  20,  Meyerbeer  16,  etc. 

2.  Ces  lettres  si  édifiantes,  qui  vont  de  1864  à  i8l")7,  passèrent  en  vente  publiijue  à  \'iennc  en  1877 
et  furent  adjugées  pour  la  somme  de  cent  Horins  à  M.  Spitzer,  q^.i  en  régala  aussitôt  les  lecteurs  de 
la  Aouvelle  Presse  libre. 


RICHAKl)    WA(;N1-:1<  2'ji 


quel  bourreau  crarq-ent  c'était  que  Richard  Wagner,  et  c'est  à  rarf>-ent 
par  le  fait,  qu'il   rapportait  tout  dans  la  vie. 

Un  jour  qu'on  lui  transmettait  des  propositions  assez  vaf>-ues  de 
représenter  Lohengrin  à  l'Opéra  de  Paris  :  «  Je  ne  puis,  répondait-il. 
juger  du  plus  ou  moins  grand  désir  qu'on  a  de  représenter  mes  œuvres 
que  d'après  le  taux  de  la  prime  »  ;  et,  ce  disant,  il  ne  faisait  qu'user 
de  ses  droits  d'artiste  en  proclamant  ce  que  pensent  la  plupart  des 
compositeurs,  surtout  ceux  qui  affectent  un  grand  détachement  des 
biens  de  ce  monde.  Pour  ce  qui  regarde  son  fils,  c'était  s'inquiéter 
un  peu  tard  d'assurer  son  avenir  que  d'y  songer  à  près  de  soixante- 
dix  ans.  Il  n'importe,  un  tel  vœu  devait  être  entendu  des  admirateurs 
du  maître,  et  la  direction  du  Théâtre  Wagner  décida  d'appliquer  tout 
le  produit  d'une  représentation  donnée  à  Ai.x-la-Chapelle  à  la  constitu- 
tion d'un  premier  capital  en  faveur  de  Siegfried  Wagner.  Cet  exemple 
fut  suivi  par  beaucoup  de  théâtres  allemands,  et  ce  ne  fut  pas  le  moins 
bel  hommage  rendu  à  l'homme  et  à  l'artiste  que  cet  empressement 
public  à  protéger,  à  adopter  en  quelque  sorte,  son  jeune  fils. 

M.  Adolphe  Gross,  banquier  à  Bayreuth  et  l'un  des  plus  ardents 
promoteurs  de  l'œuvre,  était  l'exécuteur  testamentaire  du  maître  et  le 
tuteur  du  jeune  Siegfried  ;  c'est  lui  qui  assura  les  représentations  de 
Parsifal  au  lendemain  de  la  mort  de  Wagner  et  qui  continue  à  sur- 
veiller ses  intérêts  en  tous  pays  avec  un  zèle  infatigable.  De  plus,  au 
printemps  de  i883,  quelques  wagnéristes,  sous  la  direction  du  comte 
de  Spork,  provoquèrent  une  assemblée  générale  à  Nuremberg  et  c'est 
là  que  fut  scellée  la  fusion  de  toutes  les  Sociétés  wagnériennes 
répandues  sur  la  surface  du  globe,  en  une  Association  wagnérienne  uni- 
verselle, sorte  de  nouveau  patronat  accessible  à  tous  (la  cotisation 
annuelle,  en  dehors  des  dons  volontaires,  n'étant  que  de  cinq  francs), 
et  qui  avait  pour  but  principal  de  pourvoir  au  maintien  perpétuel  des 
représentations-modèles  à  Bayreuth.  Chaque  association  de  ville  ou  de 
pays,  gardant  son  individualité  propre  avec  un  représentant  spécial,  se 
rattache  au  comité  central,  composé  de  neuf  membres,  siégeant  à 
Munich,  et  dont  le  président  honoraire  était  Franz  Liszt.  Cette  Asso- 
ciation wagnérienne  universelle  a  obtenu  un  succès  tout  à  fait  surpre- 
nant, car,  depuis  trois  ans  qu'elle  existe,  elle  est  déjà  représentée  dans 
240  villes  et  compte  environ  cinq  mille  cinq  cents  membres  disséminés 
dans  le  monde  entier. 

Richard  Wagner  a  toujours  prétendu  que,  du  moins  en  ce  qui  le 
concernait,  l'homme  était  inséparable  de  l'artiste,  et  c'est  par  cette 
audacieuse  afîirmation  qu'il  ouvrait,  dès  i85i,  sa  Communication  à 
mes  amis.   «  J'adresse,   disait-il,    ces   communications  à  mes   amis;   car 


202 


RICHARD    WAGNER 


Je  ne  puis  être  compris  que  par  ceux  qui  éprouvent  le  besoin  et  le 
désir  de  me  comprendre,  et  ceux-là  ne  peuvent  êti-e  que  mes  amis. 
Mais  je  ne  puis  considérer  comme  tels  ceux  qui  prétendent  aimer  en  moi 
y  artiste,  en  même  temps  qu'ils  croient  devoir  refuser  leur  sympathie  à 
Miomme.  Si  la  séparation  de  l'artiste  d'avec  Thomme  est  aussi  dépourvue 
de  bon  sens  que  la  séparation  de  Tâme  d'avec  le  corps,  il  est  certain  que 

jamais  artiste  n'a  pu  être  aimé, 
jamais  son  art  n"a  pu  être 
compris,  sans  qu'il  fût  aimé 
comme  homme  (au  moins  d'une 
façon  involontaire  et  incons- 
ciente) et  sans  qu'on  eût  à  la 
fois  l'intelligence  de  ses  œuvres 
et  de  sa  vie.  » 

Tout  "Wagner  tient  dans  ce 
paradoxe,  qu'il  a  imaginé  pour 
son  usage  personnel  et  qui 
montre  à  quel  point  il  enten- 
dait n'être  discuté  d'aucune 
façon  ;  mais  une  telle  affirma- 
tion, si  hardiment  qu'on  la 
lance,  est  inutile  et  n'empêche 
pas  les  choses  humaines  de 
suivre  leur  cours  normal. 
Wagner,  dans  son  particulier, 
pouvait  être  un  homme  plein 
de  grâce  et  d'entrain,  prompt 
à  s'insinuer  dans  le  cœur  de 
ceux  qui  l'approchaient,  car  il 
s'était  fait  ainsi  beaucoup 
d'amis  ;  mais  un  artiste,  un 
créateur,  surtout  quand  il  est  doué  d'un  pareil  génie,  s'adresse  à  la 
masse  du  public,  et  rien  n'empêchera  que  chacun  éprouve,  sans 'l'ap- 
procher, plus  ou  moins  d'admiration  pour  ses  œuvres,  plus  ou  moins 
de  sympathie  instinctive  pour  son  caractère.  Que  ce  jugement  sur  un 
homme  avec  lequel  on  n'a  jamais  eu  aucun  rapport  découle  plus  d'une 
impression  que  de  la  réflexion,  je  n'y  contredis  pas;  mais  il  n'est  au 
pouvoir  d'aucun  artiste  de  s'y  soustraire,  et,  d'ailleurs,  Wagner,  en 
particulier,  aurait  trop  à  perdre  à  restreindre  ainsi  le  nombre  de  ses 
vrais  admirateurs. 

Quand   on    prend    l'homme    et    l'artiste    en    bloc,   comme   on  a  fait 


LE     VIEUX     MAITRE     RICHARD     WAGNER 
arrive  sjiis  être  annonce  dans  la  salle  de  musique  du  eîel. 

ce    Bi'avo,  enfants!   C'est  déjà  une  joie  d'être  ici;  le 
désir  me  reprend  de  composer  encore  du  nouveau.  » 
[Ncbelspaltcr,  de  Zurich,  17  février  i8S3.) 


RICHARD    WAGNER 


2gj 


jusqu'ici,  quand  on  embrasse  d\in  seul  coup  d'œil  sa  vie,  ses  œuvres 
et  ses  écrits,  on  est  frappé  de  tant  de  grandeur  dans  la  conception, 
de  tant  de  solidité  contre  l'attaque,  de  tant  de  fermeté  dans  les  con- 
victions. Quand  on  regarde  d'un  peu  plus  près,  sans  se  laisser  éblouir 
par  les  emportements  fulgurants  du  dieu  ou  par  les  grands  mots  des 
fanatiques,  on  s'aperçoit  que  l'idole  a  des  pieds  d'argile.  Artiste  et 
créateur,  Wagner   va   l'égal  des  plus   grands,  et  son  génie   comme  ses 


LE     PALAIS     VENDRA  M  INI,     A     VENISE,     OU      EST     MORT     RICHARD     WAGNER. 
(Appartenait  au  comte  de  Charabord.) 


œuvres  commandent  une  admiration  sans  bornes  ;  homme,  il  est  dénué 
de  noblesse  et  n'échappe  à  aucune  des  faiblesses  de  l'humaine  nature  : 
au  contraire,  et  comme  en  lui  tout  est  démesuré,  il  les  exagère  et  les 
pousse  à  un  degré  surprenant. 

Qu'il  ait  été  d'un  profond  égoïsme  et  d'un  orgueil  excessif,  il  n'y  a 
là  rien  à  dire,  et  cette  disposition  à  tout  rapporter  à  soi  est  tellement 
naturelle,  j'allais  dire  nécessaire,  aux  artistes,  uniquement  préoccupés 
de  leur  œuvre  et  de  leur  gloire,  qu'on  n'en  parle  plus;  qu'il  fût, 
comme  Berlioz,    fort    enclin  à  exagérer   les   inimitiés   qu'il    renccMitrait, 


204  RICHARD    WAGNER 

et  qu'il  aimât,  par  instinct  théâtral,  à  se  poser  en  martyr,  tout  en 
sachant  fort  bien  profiter  des  circonstances  et  jouer  des  protections, 
passe  encore;  mais  ce  qu'il  y  a  de  désobligeant  chez  lui,  c'est  l'ingra- 
titude, une  ingratitude  naturelle  et  candide  envers  ceux  qui  lui  avaient 
été  de  bon  secours,  dès  qu'ils  ne  pouvaient  ou  ne  voulaient  plus  servir 
ses  intérêts.  Et  cela  s'applique  aux  peuples,  aux  souverains,  comme  à 
ses  confrères  musiciens.  Lorsqu'au  lieu  de  lire  ses  écrits  à  part  et  de 
les  Juger  au  seul  point  de  vue  théorique,  on  les  rattache  aux  événe- 
ments qui  les  ont  précédés  ou  suivis,  on  est  frappé  de  voir  avec 
quelle  aisance  l'homme  de  bronze  se  plie  aux  conjonctures,  et  comme 
il  s'entend  à  flatter  ceux  qu'il  veut  séduire,  en  maltraitant  les  gens, 
peuples  ou  rois,  dont  il  n'a  plus  rien  à  tirer.  Les  théories  en  elles- 
mêmes  ne  changent  pas  ;  mais  leur  développement  littéraire  est  sujet 
à  des  inflexions  sensibles,  à  des  soubresauts  très  curieux  à  suivre  et 
malheureusement  très  faciles  à  expliquer,  puisque  l'intérêt  en  est  la 
cause,  invariablement. 

Dès  le  début,  par  exemple,  et  quand  on  lui  répond  de  Berlin  que 
le  roi  de  Prusse  ne  peut  pas  accepter  la  dédicace  de  Tannhœiiser  sans 
en  avoir  entendu  quelque  fragment,  fût-ce  à  la  parade,  il  s'indigne, 
tonne,  fulmine  avec  fracas  pour  la  galerie  et  n'en  continue  pas  moins 
à  négocier  sous  main,  tant  et  si  bien  que  le  roi  décide  qu'on  Jouera 
Ricii{i  pour  son  propre  anniversaire.  A  qui  est-il  redevable  en  partie 
de  cette  décision  ?  A  Meyerbeer.  Quel  homme  avait  soutenu  ses  pre- 
miers pas  à  Paris,  l'avait  en  quelque  sorte  empêché  de  mourir  de 
faim  en  le  recommandant  à  Schlesinger  et  l'avait  mis  en  rapport  avec 
1  Opéra,  au  point  qu'à  ce  moment  'Wagner  considéra  le  départ  de  Paris 
de  ce  bienfaiteur  comme  un  véritable  désastre  pour  lui  ?  Meyerbeer,  tou- 
jours Meyerbeer.  Or,  on  sait  comment  'Wagner  l'en  a  remercié  par  la 
suite.  Antipathie  de  race  ou  animadversion  de  musicien,  c'est  possible, 
et  je  vais  plus  loin,  je  consens  que  Richard  'Wagner,  en  lançant  son 
Judaïsme  dans  la  musique  (i85o),  ait  eu  raison  sur  tous  les  points 
sans  conteste  ;  il  pouvait  écrire  tout  ce  qu'il  voulait  contre  Mendels- 
sohn  avec  qui  il  n'avait  Jamais  eu  que  des  rapports  insignifiants;  mais 
il  aurait  dû  observer  plus  de  réserve  à  l'endroit  de  Meyerbeer. 

Wagner,  dans  le  privé,  racontait  que  Meyerbeer  avait  commis  à 
son  endroit  une  véritable  trahison,  justement  à  propos  de  Schlesinger. 
Longtemps  après  son  premier  séjour  à  Paris,  il  aurait  appris  que  son 
compatriote,  en  lui  donnant  une  lettre  de  recommandation  officielle 
pour  Schlesinger,  en  avait  écrit  une  autre,  arrivée  plus  vite  à  Paris 
par  la  poste,  et  où  Meyerbeer  disait  à  peu  près  ceci  :  «  Un  jeune 
musicien,  très  ambitieux  et  très  remuant,  m'importune  de  ses  sollicita- 


RICHARD    WACNF.R  agS 

tions.  Pour  m'en  débarrasser,  je  lui  ai  donne  une  lettre  qu'il  vous 
remettra  et  où  Je  vous  le  recommande  chaudement;  mais  vous  n'en 
ferez  que  ce  que  bon  vous  semblera.  »  En  admettant  qu'il  y  ait  eu 
réellement  deux  lettres,  ce  qui  est  bien  improbable,  il  semble  que 
Schlesinger  se  soit  conformé  seulement  à  celle  que  lui  remit  Wagner, 
puisqu'il  le  fit  vivre  au  moyen  d'articles  pour  son  journal,  d'arrange- 
ments pour  sa  maison  d'édition,  puisque,  après  avoir  essayé  de  faire 
exécuter  son  ouverture  de  Faust  au  Conservatoire,  il  produisit  celle  de 
Christophe  Colomb  dans  les  concerts  de  la  Galette  musicale  et  que, 
pendant  des  années,  ce  journal  fut  tout  à  la  disposition  du  jeune  étran- 
ger. Voilà  l'éditeur  disculpé  ;  quant  à  Meyerbeer,  supposé  qu'il  ait 
véritablement  joué  ce  jeu  double,  en  a-t-il  moins  aidé,  par  la  suite,  à 
faire  accepter  Rien^i  à  Berlin,  sur  les  instances  de  l'auteur  ? 

Quoi  qu'il  en  soit,  Wagner,  paraît-il,  eut  toujours  sur  le  cœur  cette 
trahison  dont  il  demeurait  persuadé  ;  il  imputait  à  la  fourberie  du  «  Juif  » 
une  grande  partie  des  tristesses  et  des  misères  qu'il  avait  éprouvées  à 
Paris  et  ce  ressentiment  ne  désarma  jamais.  Le  vrai  est  que  les  gros 
succès  d'argent  de  Meyerbeer  avaient  dès  le  commencement  hanté  ses 
rêves  et  travaillé  son  esprit.  Voilà  donc  sa  brochure  sur  le  Judaïsme, 
à  tort  ou  à  raison,  lancée  de  par  le  monde.  Ellle  avait  été  vivement 
discutée  en  AUemag-ne,  mais  elle  était  absolument  ig^norée  en  France 
avant  i86g.  Il  n'importe,  aussitôt  qu'il  est  question  de  jouer  Tannhcvu- 
ser  à  Paris,  c'est-à-dire  dès  1860,  le  prudent  écrivain  atténue  autant 
que  faire  se  peut  ses  attaques  contre  Meyerbeer  par  sa  Lettre  sur  la 
musique,  afin  de  ne  pas  indisposer  les  Parisiens  en  rabaissant  trop  les 
opéras  d'un  compositeur  dont  ils  ont  toujours  fait  si  grand  état.  Il 
parle  alors  de  «  beautés  entraînantes  »  et  se  défend,  pour  le  cas  où 
son  libelle  aurait  eu  de  l'écho  chez  nous,  d'avoir  voulu  donner  la  moindre 
atteinte  à  cette  grande  renommée,  en  critiquant  quelques  points  faibles, 
moins  imputables  à  l'artiste  qu'au  genre  même  de  l'opéra. 

Continuons.  Taunhœuser  est  représenté  à  Paris  par  la  volonté 
expresse  de  l'empereur  qui  n'y  comprenait  pas  grand'chose,  aimant 
peu  la  musique,  c'est  possible,  mais  qui  vint  pourtant  applaudir  aux 
deux  premières  représentations;  eh  bien,  dans  Art  et  Politique  (186S), 
au.,  lieu  de  s'en  tenir  aux  généralités  et  de  charger  seulement  les 
beaux  fils  qui  avaient  si  bien  sifflé  Taunhœuser,  Wagner  éprouva  le 
besoin  de  diriger  un  trait  blessant  sur  l'empereur  en  personne.  11 
exalte  le  libre  adolescent  allemand  qui  gagna  des  batailles  au  son  de 
la  Lyre  et  de  l'Épée  [Leier  iind  Schipert,  allusion  à  Kœrner  et  à  Wcbcr) 
et  qui  refoula  l'invasion  française  que  les  troupes  mercenaires  des 
monarques  n'avaient  pu  vaincre;  il  représente  alors  Napoiccm  b'''  comme 


296 


RICHARD    WAGNER 


étonné  de  sa  défaite,  en  cherchant  la  raison  et  ne  la  trouvant  pas  : 
«  Peut-être  n'y  a-t-il  sur  les  trônes  d'Europe  que  son  neveu  qui  puisse 
répondre  à  cette  question  avec  une  véritable  sagesse  :  //  connaît  et 
craint  l'adolescent  allemand.  » 

D'ailleurs,  cette  brochure  :  Art  allemand  et  Politique  allemande,  est 
celle  où  "Wagner  montre  à  tous  égards  le  plus  d'indépendance  de  cœur. 


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LES     FUNERAILLES     DE     RICHARD     WAGNER     A     BAVREUTH. 
Départ  du  corbillard  de  la  place  de  la  stalioii. 


Elle  parut  en  1868,  deux  ans  à  peine  après  Sadowa,  alors  que  les  Alle- 
mands du  Sud,  Bavarois,  'Wurtembergeois  et  autres,  la  veille  alliés  à 
l'Autriche,  étaient  loin  d'être  assimilés  à  la  Prusse,  et  Wagner,  tournant 
déjà  du  côté  du  vainqueur,  célébrait  hautement  les  victoires  des  Hohen- 
zollern  sur  la  Bavière,  cette  Bavière  dont  le  roi  avait  tant  fait  pour 
lui  et  dont  il  voulait  encore  obtenir  la  création  à  Munich  d'un  théâtre 
allemand  selon  son  rêve  :  «  La  Prusse  seule,  dit-il,  conserva  une  orga- 


RICHARD    WAGNf^R 


297 


nisation    militaire,    issue   de    la   période   d'essor   de    TAlIemaq-ne;    avec 
ce     dernier     reste     de     Tesprit     allemand,     extirpé     partout     ailleurs, 
le  royaume  de  Prusse,    un   demi-siècle   plus   tard,  gagna   la  bataille  de 
Kœnigsgrastz  à  Tétonnement  du  monde  entier,  etc.  » 
Cette  étude  éminemment  personnelle  est    dirigée 
d'une  façon  manifeste  contre  l'influence  de  la  France; 


LE     TOMBEAU     DE     RICHARD     WAGNER     A     BAYREUTH 

encore  ouvert,  au  lendemain  des  funérailles. 

|Ka  pierre  Inmulaire,  presque  entièrement  recouverte  de  lierre  auiourd"luii,  mesure  i"',7o  de  large 

sur  3'". 21)  de  Ions  et  o"',3o  d'épaisseur! 

il  semble,  en  effet,  que  Wagner  n'ait  plus  rien  à  attendre  des  amateurs 
français  après  la  défaite  de  Tannhœuscr  et  cependant,  dès  l'année 
suivante,  il  est  question  de'  jouer  Ricii^i  à  Paris.  Alors,  l'écrivain 
s'amadoue  et  atténue  un  peu  ses  récriminations  dans  la  lettre  écrite 
à  M""'  Judith  Mendès,  exprès  pour  être  publiée  :  il  sait,  dit-il,  qu'il 
a    d'excellents    et    nombreux    amis    à    Paris;    il    apprécie    infiniment    la 

3S 


298  RICHARD    WAGNER 

portée  et  la  valeur  des  marques  de  sympathie  qu'on  lui  donne  en 
France  et,  s'il  n'y  vient  pas,  ce  n'est  pas  qu'il  fasse  fi  d'un  succès  à 
Paris,  au  contraire,  etc.,  etc.  L'année  suivante,  la  guerre,  la  défaite 
de  la  France,  et  Wagner  lance   Une  Capitulation  ! 

Quelques  années  s'écoulent,  et  par  un  revirement  plus  prompt  qu'on 
ne  pouvait  l'espérer,  ses  œuvres  paraissent  devoir  triompher  en  France; 
alors  il  écrit  la  lettre  à  M.  G.  Monod,  rendue  publique  après  sa  mort 
et  où  il  cherchait  à  expliquer  qu'il  raillait  l'Allemagne  et  non  la  France 
dans  ce  pamphlet  :  «  Remarquez  que  tout  ce  que  j"ai  écrit  au  sujet 
de  l'esprit  français,  je  l'ai  écrit  en  allemand,  exclusivement  pour  les 
Allemands  :  il  est  donc  clair  que  je  n'ai  pas  eu  l'intention  d'offenser 
ou  de  provoquer  les  Français,  mais  simplement  de  détourner  mes 
compatriotes  de  limitation  de  la  France,  de  les  inviter  à  rester  fidèles 
à  leur  propre  génie,  s'ils  veulent  faire  quelque  chose  de  bon...  Bien 
plus,  qui  donc,  dans  la  presse  actuelle,  aura  assez  d'intelligence  et 
de  pénétration  pour  reconnaître  que  dans  l'écrit  qui  m'a  été  le  plus 
reproché,  composé  au  pire  moment  de  la  guerre,  dans  une  disposition 
amèrement  ironique,  j'ai  eu  surtout  pour  but  de  ridiculiser  l'état  du 
théâtre  allemand  ?  Rappelez-vous  la  conclusion  de  cette  farce.  Les 
intendants  et  les  directeurs  de  théâtres  allemands  se  précipitent  dans 
Paris  assiégé,  afin  d'emporter  pour  leurs  théâtres  toutes  les  nouveautés 
en  fait  de  pièces  et  de  ballets.   » 

Mais  à  quoi  bon  se  disculper?  Est-ce  qu'un  artiste  voit  dans  le 
monde  autre  chose  que  son  art?  Wagner,  pour  ne  parler  que  d^  lui, 
n'était  l'ennemi  acharné  de  personne  ni  d'aucun  peuple  en  général, 
pas  même  de  la  France  ;  il  n'était  l'ennemi  que  des  gens  qui  n'aimaient 
pas  sa  musique.  Et  dès  lors  n'avait-il  pas  le  droit  de  s'en  prendre  à  la 
France,  alors  que,  dans  les  pays  allemands  même,  il  tournait  son  encen- 
soir tantôt  vers  Munich,  tantôt  vers  Berlin?  Dès  Sadowa,  dès  qu'il  avait 
cru  trouver  dans  le  futur  empereur  d'Allemagne  un  prince  apte  à 
seconder  ses  vues,  il  avait  exalté  le  vainqueur  de  la  Bavière;  aussitôt 
l'indifférence  du  vieil  empereur  bien  constatée  à  l'égard  de  la  musique, 
il  lui  brûla  la  politesse,  et,  dans  l'Œuvre  et  la  mission  de  ma  vie, 
écrite  après  les  représentations  des  Nibelimgen,  il  ne  se  fait  pas  faute 
de  lancer  des  traits  contre  le  souverain  qui  n'avait  pu  durer  à  la 
tétralogie,  ni  voulu  rien  distraire  pour  Bayreuth  des  milliards  payés 
par  la  France.  On  est  soldat  en  Prusse  ;  on  est  artiste  en  Bavière,  — 
et  la  conclusion  va  de  soi  :  vive  Louis  II  ! 

Comme  il  avait  raison  de  lancer  ce  cri  de  gratitude  envers  le  jeune 
homme  auquel  il  devait  la  tranquillité  de  l'existence  et  le  repos  de  son 
génie,    et   comme    il   aurait   mieux   fait   de  ne   jamais  solliciter  ailleurs 


RICHARD  WAGNER 


RK:HAR1)    WAGNER  299 

une  aide,  un  encouragement  qu'il  ne  pouvait  trouver  qu'auprès  de 
Louis  II  !  Sans  ce  prince  enthousiaste,  illuminé,  sans  la  compai^ne 
exceptionnelle  qu'il  eut  le  bonheur  de  rencontrer  à  la  fin  de  sa  vie, 
Wagner  n'aurait  peut-être  pas  terminé  les  Nibelungen,  ni  composé 
Parsifal.  Ce  roi  vint  à  lui  comme  l'archange  sauveur  à  l'heure  oia  tout 
l'abandonnait,  et  "Wagner  avait  bien  senti,  dès  le  premier  moment,  que 
c'était  là  le  salut  pour  lui-même  et  la  vie  assurée  à  son  œuvre  d'art. 
«  Que  vous  dirai-je?  écrivait-il  à  quelque  ami  peu  de  temps  après  sa 
première  entrevue  avec  le  roi.  La  chose  la  plus  inimaginable  et  la 
seule  pourtant  qui  pût  me  sauver  s'est  complètement  réalisée!  Une 
reine  a  mis  au  monde,  dans  l'année  même  de  la  première  représenta- 
tion de  mon  Tannhœuser,  le  bon  génie  de  ma  vie,  celui  qui  devait 
plus  tard,  au  plus  fort  de  ma  détresse,  m'apporter  le  salut  et  la  con- 
solation; il  semble  qu'il  m'ait  été  envoyé  du  ciel...   ». 

Comment  se  fait-il  que  les  gens  les  plus  amers,  les  plus  acerbes, 
ceux  qui  devraient  être  le  plus  cuirassés  contre  les  faux  compliments, 
aient  toujours  un  point  sensible  et  soient,  sous  leurs  dehors  bourrus, 
les  plus  faciles  à  embobeliner  dès  qu'on  chatouille  agréablement  leur 
amour-propre?  Ils  ne  font  pas  un  compliment  qui  ne  soit  à  double 
entente,  et,  dès  qu'on  les  flatte,  on  peut  les  assommer  des  plus  lourds 
pavés  sans  qu'ils  bronchent.  Tel  était  Berlioz,  tel  était  Wagner. 
C'est  pitié,  quand  on  admire  ces  deux  grands  compositeurs,  de  voir 
avec  quelle  bonne  foi  ingénue  ils  rapportent  et  consignent  pour  la 
postérité  les  éloges  les  plus  écrasants.  Wagner,  en  particulier,  a  raconté 
dans  deux  grands  articles  ses  rapports  avec  Auber  et  Rossini  ; 
vraiment  le  rusé  Italien  et  le  Parisien  narquois  ne  durent  pas  avoir 
beaucoup   de   peine  à   se   moquer   du    pesant  Allemand. 

Avec  Rossini  encore  il  se  défie  un  peu,  celui-ci  ayant  la  raillerie 
plus  mordante  et  la  main  moins  légère  ;  avec  Auber,  au  contraire,  il 
est  si  complètement  dupe  qu'il  lui  paye  ses  fines  et  pénétrantes  épi- 
grammes  par  un  éloge  étourdissant  de  la  Muette  de  Portici.  C'est  au 
perron  de  Tortoni,  durant  les  études  de  Tannhœuser,  que  les  deux 
musiciens  se  rencontraient  presque  tous  les  soirs,  et  Auber  s'informait 
aimablement  du  progrès  des  répétitions;  il  voulait  savoir  avant  tout  s  il 
y  aurait  de  luxueux  décors,  une  riche  mise  en  scène,  et,  quand  il  le  sut, 
il  se  frotta  joyeusement  les  mains  en  s'écriant  :  «  Ah  !  il  y  aura  du 
spectacle!  ça  aura  du  succès^  soye:^  tranquille!  »  Et  comme  Wagner, 
par  échange  de  politesse,  essayait  de  lui  parler  de  la  Circassienne,  qu  on 
jouait  alors  à  l'Opéra-Comique  :  «  Ah  !  disait  modestement  Auber,  lais- 
sons les  farces  en  paix  !  »  Wagner  alors  changeait  de  pièce  et  vantait 
Lestocq,  qu'il    avait    eu    occasion   de   monter  à   Magdebourg   et   qui   y 


3oo 


lUCHARD    WAGNER 


avait  eu  yrand  succès;  il  ne  s'expliquait  pas  cjue  cet  ouvrage  n'eût  pas 
gardé  la  faveur  en  Allemagne  au  lieu  du  Pré  aux  Clercs  ou  autres  fari- 
boles, et  Auber,  pour  toute  réponse,  le  regardait  d'un  œil  mi-clos  en 
lui  disant  :  «  Que  voulez-vous,  c'est  le  genre  !  »  Par  surcroit  d'amour- 
propre  et  de  naïveté,  Wagner  rapporte  qu'Auber,  entendant  une 
symphonie  de  Beethoven  au  Conservatoire,  aurait  avoué  «  n'y  rien 
comprendre  t),  et  il  admet  sans  dilBculté  «  qu'il  n'a  rien  compris  de 
plus  à   TcinnliiVuser  !  » 

Rossini    n'était    pas  ce    c]u'on    appelle  un    pincc-sans-rire    au    même 

degré  qu'Auber  ;  au  contraire,  il 
aimait  à  rire  et  bruyamment.  Ses 
bons  mots  se  colportaient  de  droite 
et  de  gauche,  et  comme  on  s'en 
égayait,     cela      troublait      un      peu 


Wagner,  qui  le  jugeait  au  fond  «  le 
premier  homme  vraiment  grand  et 
digne  de  vénération  qu'il  eût  ren- 
contré jusque-là  dans  le  monde  ar- 
tistique ».  Excusez  du  peu,  dirait 
Rossini  lui-même.  Et  tout  cela,  parce 
qu'un  jour  le  maestro  lui  avait  dit 
dans  le  tuyau  de  l'oreille,  avec  une 
mine  contrite,  qu'il  aurait  dû,  lui 
Rossini,  naître  en  Allemagne,  et 
qu'alors  sa  destinée  aurait  été  ac- 
complie :  «  J'avais  de  la  facilité, 
conclut-il,  et  j'aurais  pu  arriver  à 
quelque  chose.  »  Et  Rossini,  le 
voyant  accepter  cette  bourde  énorme 
argent  comptant,  développait,  am- 
pliliait  cette  idée  avec  une  verve  intarissable,  sans  ciue  son  interlocu- 
teur soupçonnât  la  farce  un  seul  instant.  On  n'est  pas  plus  cruel  — 
ni  plus  naît. 

Cependant,  Wagner  ne  se  sentait  pas  à« l'aise  en  face  de  Rossini;  il 
buvait  ses  paroles  et  le  tenait  pour  saint  Jean  Bouche  d'or,  mais  il  ne 
se  livrait  pas  avec  lui  comme  avec  Auber.  Son  article,  en  somme,  est 
favorable  et  tend  à  prouver  que  c'était  là  un  musicien  bien  doué,  de 
mérite  et  de  valeur,  que  le  public  de  son  époque  et  le  milieu  où  il  vécut 
empêchèrent  de  s'élever  au-dessus  de  son  temps  et,  par  là,  de  participer 
à  la  grandeur  des  véritables  héros  de  l'art.  Ce  petit  article,  écrit 
immédiatement   après  la  mort   de  l'auteur  de    Guillaume    Tell  et  pour 


L    EMPEREUR      l>    ALLEMAGNE 
ET     RICHARD     WAGNER. 

L' l'.inycrcuv  :  «  Oui,  cher  iiiaitrc,  voici  li; 
plus  beau  de  mes  ordres.  Je  n'ai  i]u'un  rei^ret, 
c'cbl  que  vous  u'ayci  pas  fait  avec  moi  la  cam- 
pagne de  France  :  la  guerre  m'aurait  coûté 
moins  de  sani;,  car  vous  auriez  mis  les  Français 
eu  déroute  1  » 

((irai/,  Ik-r  Floh,  Je  Vienne. | 


RICHARD    VVA(;NI£R 


rectifier  certaines  plaisanteries  ou  anecdotes  qui  couraient  alors  les 
journaux  sur  son  attitude  envers  Wai^rner,  est  donc  postérieur  à  Art 
et  politique,  où  Richard  Wagner  avait  exprimé  à  peu  près  la  même 
idée  en  s'attaquant  violemment  au  poème  de  Guillaume  Tell,  parodié 
d'après  Schiller,  mais  en  ajoutant  qu'il  y  avait  des  morceaux  ravissants 
dans   sa  musique  et  tels  qu'ils   faisaient   oublier   le   sujet. 

Rossini,  d'ailleurs,  qu'il  déclarait  être  le  compositeur  le  plus  volup- 
tueusement doué  qui  se  pût  voir,  le  préoccupa  beaucoup  jusqu'à  la  lin. 
Cela  le  gênait  de  ne  savoir  dans  quelle  catégorie  le  classer,  non  pas 
parmi  les  bons,  parmi  les  médiocres 
encore  moins  ;  et  comme  il  ne  pou- 
vait pas  le  mettre  en  ligne  avec  les 
génies  de  la  musique  allemande,  il 
en  était  réduit  à  confesser  qu'il 
voyait  là  un  phénomène  très  diffi- 
cile à  s'expliquer  —  et  ne  l'expliquait 
pas.  Quant  à  M.  Gounod  et  à  son 
Faust  qu'il  avait  rapproché  de  Guil- 
hxume  Tell  dans  le  même  écrit, 
pour  accoupler  Gœthe  à  Schiller, 
ainsi  parodiés  en  musique,  il  ne 
revint  jamais  sur  son  compte  :  il  lui 
avait  suffi  d'une  fois  pour  juger 
moins  la  production  que  les  ten- 
dances d'un  «  talent  subalterne  qui 
voudrait  arriver  au  succès  et,  dans 
sa  détresse,  se  raccroche  à  tous 
les  moyens  '   ». 

Quels  étaient  ses  compositeurs 
préférés  ou  ses  œuvres  de  prédilection?  Beethoven,  avec  ses  quatuors 
ou  ses  sonates  pour  l'étude  intime,  et  ses  symphonies  pour  l'exécution 
publique;  Bach,  avec  son  Clavecin  bien  tempéré  ;  Mozart,  avec  la  Flûte 
enchantée,  l'Enlèvement  au  sérail,  les  Noces  de  Figaro  et  Don  Juan  ; 
Weber,  avec  Euryanthe  et  le  Freischut{  ;  Mozart  encore,  avec  ses 
symphonies  en  mi  bétnul,  sol  mineur  et  ut  majeur.  Voilà  pour  les 
ouvrages  qui  étaient  ses  amis  de  chaque  jour,  ses  épées  de  chevet.  Ce 

1.  Celte  courte  appréciation  suffit  à  çxpliquer  les  attaques  aussi  vaines  qu'acharnées  dont  Tauteur 
Je  Fii»s<  poursuit  Richard  Wagner.  L'opinion  courante  est  que  Wa£;ner  a  qualilié  la  musique  de 
Faust  de  «  musique  de  lorettc  ».  11  y  a  là  erreur;  cette  triple  appréciati<m  :  «  un  salmigondis  nauséa- 
bond, une  platitude  douceâtre,  dans  un  jargon  atlccté  de  lorettc  »,  vise  principalement  le  livret  fabriqué 
par  M.  Jules  Barbier  avec  le  chef-d'œuvre  de  Gœthe,  cl  approuvé  par  M.  Gounod.  On  comprend  que 
le  parolier  français  lui  ait  gardé  une  dent  et  ne  manque  pas  une  occasion  de  le  pourfendre  en  prose 
et  en  vers. 


LE     ROI     DE     BAVIERE 
ET      RICHARD      WAGNER. 

Le  roi  Louis  :  «  Maitre,  changeons,  je  suis 
mieux  ici.  Laisse-moi  faire  de  la  musique  à 
Bayrcuth,  et  loi,  va  régner  à  Munich,  a 

(Grxtz,  Der  Floh,  de  Vicniii;.) 


3o2  RICHARD    WAGNER 

qu'il  cherchait,  disait-il,  avant  tout  dans  une  composition,  c'était  l'homo- 
généité du  style,  l'équilibre  entre  les  moyens  et  le  but,  et  il  trouvait 
cette  concordance  absolue  entre  la  musique  de  Mozart  et  son  orchestre, 
entre  le  chœur  de  Palestrina  et  son  contrepoint,  entre  le  piano  de 
Chopin  et  plusieurs  de  ses  préludes  ou  études,  sans  estimer  aucunement 
le  «  Chopin  des  dames  j)  qui  sent  trop  les  salons  parisiens  ;  heureusement, 
ajoutait-il,  qu'il  a  produit  beaucoup  d'oeuvres  supérieures  au  niveau 
des  salons. 

11  regardait  les  mélodies  de  Schubert  comme  de  véritables  modèles  ; 
mais  ce  n'était  pas  une  raison,  selon  lui,  pour  accepter  sa  musique 
d'ensemble  et  ses  sonates  pour  piano,  non  plus  que  les  merveilleux 
opéras  de  Weber  ne  devaient  faire  admirer  ses  mélodies,  son  trio  avec 
flûte  et  son  quatuor  avec  piano.  L'enthousiasme  de  Schumann  pour  les 
trios  de  Schubert  et  autres  œuvres  semblables  était  un  mystère  aux 
yeux  de  Wagner,  aussi  bien  que  pour  Mendelssohn  :  a  Je  me  rappelle 
que  Mendelssohn  retrouvait  partout  dans  Schubert  l'image  du  bourgeois 
de  Vienne  et  de  sa  vie  facile  fBchaglichkeitJ.  Chose  curieuse,  ajoutait-il, 
Liszt  aime  encore  à  jouer  du  Schubert.  Je  n'y  comprends  rien,  car  ce 
divertissement  à  la  hongroise,  de  quelque  façon  qu'on  l'exécute,  est 
entaché  de  trivialité.  »  Cette  préférence  de  Liszt  n'avait  pourtant  rien 
que  de  naturel,  et  ce  qui  le  séduisait  dans  ces  morceaux,  c'était  l'abon- 
dance des  notes  et  la  virtuosité  :  ses  propres  compositions,  à  cet  égard, 
ne  sont  pas  tellement  différentes  de  certaines  pièces  de  Schubert. 

Aux  yeux  de  Richard  Wagner,  Mendelssohn  était  surtout  un  «  paysa- 
giste de  premier  ordre  »  et  l'ouverture  de  la  Grotte  de  /"//^^a/ lui  semblait 
être  un  chef-d'œuvre  :  il  y  trouvait  une  imagination  merveilleuse,  un 
sentiment  délicat,  soutenus  par  un  art  consommé;  il  insistait  surtout 
sur  la  beauté  du  passage  où  les  hautbois  montent  par-dessus  les  autres 
instruments  avec  un  gémissement  plaintif,  comme  les  vents  de  la  mer 
courant  sur  les  flots.  Il  admirait  également  la  Mer  calme  et  l'heureux 
retour,  puis  le  premier  morceau  et  le  scherzo  de  la  Symphonie  écos- 
saise :  «  On  ne  pouvait,  pensait-il,  blâmer  un  compositeur  d'employer 
des  motifs  du  terroir  quand  il  les  développait  d'une  façon  aussi  mer- 
veilleuse. »  En  revanche,  il  trouvait  que  les  seconds  thèmes  et  les 
andantes,  où  reparait  l'élément  humain,  étaient  sensiblement  plus 
faibles  chez  Mendelssohn.  Quant  à  l'ouverture  du  Sauge  d'ime  nuit 
d'été,  il  ne  fallait  jamais  oublier,  disait-il,  que  l'auteur  l'avait  écrite  à 
dix-sept  ans  :  combien  la  touche  en  était  déjà  sûre  et  la  forme  achevée  ! 

C'est  dans  le  particulier  que  Wagner  jugeait  ainsi  les  différents 
compositeurs  dont  on  venait  à  parler,  et  ces  conversations  nous  ont  été 
transmises   soit  par  M.  Dannreuther,    soit    par   M.  de   Wolzogen  dans 


RICHARD    WAGNER  3o3 

SCS  intéressants  souvenirs.  Un  jour  qu'on  discutait  sur  Berlioz,  Wao-ner, 
à  son  sujet,  fit  une  profession  de  foi  bien  inattendue.  «  En  musique 
instrumentale,  dit-il,  je  suis  un  rcacticunaire,  un  conservateur.  Je  déteste 
tout  ce  qui  exige  une  explication  verbale  en  surplus  des  sons  eux-mêmes. 
Par  exemple,  le  milieu  de  la  touchante  scène  d'amour  dans  le  Roméo 
et  Juliette,  de  Berlioz,  prétend  reproduire  en  phrases  musicales  les  vers 
de  Shakespeare  relatifs  à  l'alouette  et  au  rossignol  dans  la  scène  du 
balcon.  Mais  elle  ne  fait  rien  de  pareil  et  n'est  pas  intelligible,  en  tant 
que  musique.  Berlioz  augmenta,  modifia  et  gâta  son  ouvrage  ;  cette  soi- 
disant  Symphonie  dramatique,  dans  sa  forme  définitive,  n'est  ni  chair 
ni  poisson  :  ce  n'est  pas  le  moins  du  monde  une  symphonie,  à  stricte- 
ment parler.  Ni  unité  de  sujet,  ni  unité  de  style;  et  les  récitatifs 
choraux,  les  mélodies  et  autres  parties  vocales  ont  vraiment  trop  peu 
de  rapports  avec  les  morceaux  symphoniques.  Le  finale  d'opéra,  la 
partie  du  père  Laurence  en  particulier,  est  tout  à  fait  manqué.  Cepen- 
dant, il  y  a  de  belles  choses  çà  et  là.  Le  convoi  funèbre  est  très 
touchant  :  c'est  un  morceau  de  maître,  aussi  bien  que  l'Oftertoire  dans 
le  Requiem.  Le  premier  thème  de  la  scène  d'amour  est  divin  ;  la  scène 
du  jardin  avec  la  fête  chez  Capulet  est  d'une  habileté  extraordinaire, 
car,  pour  dire  le  vrai,  Berlioz  était  diaboliquement  habile.  J'ai  fait  une 
étude  approfondie  de  son  instrumentation  dès  1840,  à  Paris,  et  depuis, 
je  me  suis  souvent  remis  à  ses  partitions  :  j'en  ai  beaucoup  profité 
pour  apprendre  et  ce  qu'il  convenait  de  faire  et  ce  qu'il  convenait 
d'éviter.  »  C'est  là  de  la  franchise,  à  la  bonne  heure,  et  Wagner  ne 
se  diminuait  en  rien  pour  proclamer  quel  profit  il  avait  su  tirer  des 
créations  de  Berlioz.  C'est  sottise  de  dire  qu'il  le  méconnut  :  en  voilà 
l'aveu  formel  '. 

En  ce  qui  concerne  Schumann,  il  convient  d'insister.  Wagner 
reconnaissait  en  lui  un  compositeur  délicat  de  petits  chants  inspirés, 
de  jolies  pièces  de  piano,  un  «  peintre  de  genre  »  comme  Mendels- 
sohn  était  un  «  paysagiste  »,  et  il  développait  ainsi  son  jugement  : 
«  La  façon  propre  à  Schumann  de  traiter  le  piano  est  insupportable  à 
mon  oreille;  tout  y  est  mêlé,  confus,  et  l'on  ne  peut  rendre  ses  mor- 
ceaux sans  abuser  de  la  pédale  obligée.  Quel  soulagement  d'entendre 
ensuite  une  sonate  de  Beethoven  !  Dans  les  commencements,  j'attendais 
plus  de  Schumann  ;  ses  écrits  sur  la  musique  étaient  brillants  et  ses 
compositions   de   piano    montraient   une   grande   originalité.    11   y  avait 

I.  Wagner  représente  ici  le  classicisme  le  plus  pur  et,  sans  qu'il  s'en  doute,  il  termine  son  discours 
par  le  mot  presque  textuel  de  Cherubini,  lorsqu'on  lui  proposait  d'aller  entendre  la  .'iymphonie fanias- 
tique  :  «  Zc  n'ai  pas  besoin  d'aller  savoir  comment  il  né  faut  pas  faire.  »  Ce  qui  rend  le  rapprochenien 
plus   piquant  encore,  c'est  que   c'est  Berlioz   lui-même  qui   nous  a  transmis,  par  ses  Mémoires, 
bourrade  de  Cherubini. 


3o4  RICHARD   WAGNER 

dans  tout  cela  beaucoup  de  fermentation,  mais  aussi  une  chaleur 
réelle,  et  des  passages  nombreux  sont  vraiment  uniques  et  parfaits. 
J'estime  aussi  très  haut  un  grand  nombre  de  ses  mélodies,  quoi- 
qu'elles ne  soient  pas  aussi  belles  que  celles  de  Schubert  ;  il  donnait 
tous  ses  soins  à  la  déclamation,  et  ce  n'était  pas  un  petit  mérite  en 
son  temps.   » 

Voilà  qui  est  assez  modéré  dans  la  forme,  et  Wagner  n'avait  pas 
oublié  qu'il  avait,  à  ses  débuts,  trouvé  un  appui  constant  dans  la 
Nouvelle  Galette  de  musique,  au  moins  tant  que  Schumann  en  était 
resté  le  directeur;  mais  malheureusement  il  ne  s'en  tint  pas  là.  Après 
que  les  représentations  des  Nibelungen  eurent  réuni  autour  de  lui  tous 
ses  admirateurs  fanatiques,  ses  dévots,  il  se  forma  comme  une  société 
franc-maçonnique  où  les  esprits  libres  refusèrent  d'entrer,  et  pour 
laquelle  les  moindres  paroles  tombant  de  la  bouche  du  maître  prenaient 
un  air  d'oracle.  Alors,  exalté  par  l'adoration  de  cette  petite  chapelle, 
grisé  par  l'encens  qu'on  lui  brûlait  sous  le  nez,  Wagner  fut  saisi  d'un 
accès  terrible  et  se  reprit  à  démolir  avec  fureur  les  musiciens  mêmes 
qu'il  aurait  dû  défendre  et  respecter. 

Tant  qu'il  avait  battu  en  brèche  les  compositeurs  surfaits,  français 
et  autres,  tant  qu'il  avait  fustigé  de  la  belle  façon  les  musiciens  de 
pacotille^  à  quelque  nation  qu'ils  appartinssent,  rien  de  mieux,  et  l'on 
ne  pouvait  que  faire  chorus  avec  lui  ;  mais  voilà-t-il  pas  qu'un  beau 
jour  c'est  à  Schumann  qu'il  s'attaque,  à  Schumann,  qui  ne  devait  pas 
lui  porter  grand  ombrage  avec  un  seul  opéra  ;  à  Schumann  enfin, 
que  tout  le  monde  musical  reconnaît  actuellement  comme  le  plus 
grand  musicien  symphoniste  après  Beethoven.  Ce  qu'il  lui  reprochait, 
c'était  d'avoir  osé,  lui,  compositeur  bien  cloué  pour  de  petites  pièces 
de  chant  ou  de  piano,  osé  écrire  des  symphonies,  des  ballades,  des 
poèmes,  un  opéra  —  il  le  dit  formellement  dans  l'Œuvre  et  la  mission 
de  ma  vie  —  et  d'avoir  ainsi  trompé  l'Allemand  qui  voulut  voir  dans 
ces  ouvrages  le  dernier  mot  de  l'art  national  contemporain  —  au  lieu 
de  l'aller  chercher  exclusivement,  comme  il  convient,  dans  les  créations 
de  Richard  Wagner.  Mais,  pour  terrasser  un  tel  homme,  il  n'était  pas 
trop  de  deux  ou  trois  articles,  et,  en  même  temps  qu'il  en  rédigeait  un 
décisif,  Wagner  en  faisait  écrire  un  autre,  non  moins  écrasant,  par 
l'un    d'entre   ses  commensaux. 

Celui-là  était  le  pianiste  Joseph  Rubinstein,  un  familier  de  la  maison 
de  Wagner,  qui  n'avait  que  le  nom  de  commun  avec  les  deux  frères 
célèbres,  Antoine  et  Nicolas  Rubinstein,  et  qui  a  fini  par  se  tuer, 
après  avoir  dû  quitter  Bayreuth  où  l'on  rendait  la  vie  trop  dure  au 
serviteur   le    plus    aveuglément   dévoué.    Ce   Joseph    Rubinstein    donna 


RICHARD    WAGNER 


3o5 


donc  aux  Feuilles  de  Bayveuth  '    un    Ions;   article  :  Sur  la   musique   de 
Schumami,  où  il  attaquait  Tautcur  de  MauJ'red,  non   pas  comme  poète 


RICHARD     WAGNER     EN      1882. 
Dessin  ù  1.1  mine  de  plomb  de  M.  Renoir,  d'après  son  esquisse  i\  riiuile  faite  ;i  Venise  le  i5  janvier  1S82. 


et  musicien  dramatique,  —  Wagner  s'était  réserve  cette  tâche,  —  mais 
comme  compositeur  au  point    de   vue   absolu.    Il    lui   reprochait   de    ne 

I.  Bayrcuthcr  BLvttcr  :  tel  est  le  titre  de  ce  journal  mensuel,  moniteur  oaiciel  du  wagncrismc,  qui 
commença  à  paraître  en  janvier  1878,  pour  la  propagation  de  la  foi  wagneriennc.  11  Otait  redire  par 
M.  de  Wolzoj;en  sous  la  direction  cl  rinspiration  de  Wajjner,  qui  y  donna  beaucoup  d'articles  et  ne 
cessa  d'y  attaquer  les  disciples  ou  servants  de  Schumann  :  Joachim,  mais  surtout. lohanncs  Brahms.  Il 
rci^ardc  les  .symphonies  de  ce  dernier  comme  de  pitoyables  imitations  de  celles  de  lîeethovcn  et  déclare 

39 


3o6  RICHARD    WAGNER 

pas  savoir  bâtir  un  morceau,  de  procéder  toujours  par  rosalies,  en 
répétant  certains  membres  de  phrases  montant  par  ton  ou  demi-ton  ; 
il  prenait  alors  la  symphonie  en  si  bémol,  en  disséquait  le  premier 
morceau  et  démontrait  sans  réplique  possible  le  néant  de  cette  compo- 
sition. Il  ne  traitait  pas  mieux  ses  délicieuses  pièces  de  piano,  au 
contraire,  et  concluait  à  peu  près  en  ces  termes  :  «  ...  Même  au  point 
de  vue  du  métier,  Schumann  manque  absolument  de  sincérité,  de 
vérité,  et  il  faut  souhaiter  que  les  nombreux  auteurs  qui  s'inspirent  de 
lui  se  dégagent  au  plus  tôt  de  cette  pernicieuse  influence  ;  autrement, 
ce  serait  la  ruine  totale  du  goût  et  du  sentiment.   » 

Wagner,  lui,  n'attaqua  pas  Schumann  de  front,  et  c'est  dans  un 
article  général  sur  le  poème  d'opéra,  sur  la  composition  dramatique 
en  particulier,  qu'il  l'exécuta  en  passant.  Il  parlait  là  de  quantité  de 
musiciens,  de  Mozart,  de  Weber,  de  Winter,  de  Spohr,  etc.,  de  Ros- 
sini  enfin,  qu'il  louait  sans  réserve  et  sur  lequel  il  laissait  échapper  ce 
singulier  aveu  :  «  On  criait  beaucoup  (en  Allemagne)  contre  Rossini  ; 
mais,  au  fond,  ce  qui  nous  blessait  réellement,  c'était  moins  sa  poétique 
que  son  génie.  Heureusement  que  les  Rossini  sont  rares.  »  Et  les 
Schumann  aussi,  n'en  déplaise  à  Wagner.  Voici  pourtant  comment 
l'auteur  de   Tristan  jugeait  l'artiste  auquel  on  ào\t  le  Paradis  et  la  Péri  : 

«  ...  Mes  succès  sur  le  théâtre  royal  de  Dresde  ne  tardèrent  pas  à 
attirer  auprès  de  moi  d'abord  Ferdinand  Hiller,  ensuite  Robert  Schu- 
mann ;  ils  venaient  pour  voir  de  près  comment,  sur  une  des  scènes 
lyriques  les  plus  importantes  d'Allemagne,  un  compositeur  allemand, 
inconnu  jusque-là,  pouvait  jouir  d'une  vogue  durable  auprès  du  public. 
Les  deux  amis  crurent  d'abord  reconnaître  que  je  n'offrais  rien  de 
particulier  comme  musicien  et  que,  dès  lors,  mon  succès  trouvait  son 
unique  raison  dans  le  texte  seul  de  mes  opéras.  En  vérité,  j'estime 
aussi  qu'il  était  de  la  première  importance  d'avoir  un  bon  poème, 
et  je  m'en  ouvris  à  eux-mêmes,  qui  étaient  en  quête  de  sujets  d'opéra. 
Ils  me  demandaient  mon  avis  et,  quand  je  le  donnais,  se  refusaient  à 
le  suivre  ;  je  soupçonne  que  c'était  par  défiance  des  mauvais  tours 
qu'ils  redoutaient  de  moi.  A  propos  de  mon  poème  de  Lohengrin, 
Schumann  déclara  qu'il  ne  voyait  pas  là  un  sujet  d'opéra  ;  en  quoi  il 
différait  d'opinion  avec  le  maître  de  chapelle  Taubert,  de  Berlin,  qui, 
plus  tard,  bien  après  l'achèvement  et  l'exécution  de  mon  ouvrage,  disait 
avoir  envie  de  prendre  mon   texte   pour   le    mettre   en   musique    à   son 

que  les  musiciens  simplement  ferrés  sur  leur  métier  qui  croient  s'élever  par  leurs  symphonies  jusqu'à 
Beethoven  ne  fabriquent  que  du  Brahms;  ailleurs,  dans  un  morceau  sur  la  vivisection  des  chiens,  qui 
l'intéressait  vivement,  il  insinue  qu'il  n'aurait  que  faire,  à  ses  obsèques,  du  Requiem  allemand,  de 
Brahms.  Il  ne  l'eut  pas,  en  effet,  mais  il  eut  une  magnifique  couronne  que  l'auteur,  oublieux  de  ses 
attaques,  eut  le  bon  goût  d'envoyer  pour  les  funérailles  à  Bayreuth. 


RICHARD    WAGNER  307 

tour.  Lorsque  Scluimann  composa  le  poème  de  sa  Geneviève,  je  perdis 
ma  peine  à  vouloir  lui  faire  modifier  son  troisième  acte,  qui  est  d'une 
sottise  malheureuse;  mais  il  s'emporta,  estimant  au  fond  que  mes 
conseils  n'allaient  à  rien  moins  qu'à  ruiner  ses  meilleurs  effets.  Il  ne 
visait  qu'un  but  :  que  tout  dans  son  ouvrage  fût  allemand,  chaste  et 
pur,  relevé  cependant  par  quelques  pointes  de  légèreté;  et  c'est  ainsi 
qu'il  est  arrivé  à  écrire  les  vulgarités  et  les  grossièretés  de  son  second 
finale.  J'ai  assisté,  il  y  a  peu  d'années,  à  Leipzig,  à  une  représentation 
très  soignée  de  cette  Geneviève,  et  je  dois  confesser  que  le  troisième 
acte  du  Bal  masqué  d'Auber,  oeuvre  répugnante  au  premier  chef  et 
bâtie  avec  des  motifs  de  même  acabit,  m'a  paru  un  chef-d'œuvre  d'es- 
prit auprès  de  la  brutalité  vraiment  écœurante  de  ce  poète  et  compo- 
siteur allemand,  chaste  et  pur.  Chose  étrange,  je  n'ai  jamais  entendu 
en  Allemagne  une  seule  plainte  à  ce  sujet,  tant  est  grande  l'énergie 
avec  laquelle  l'Allemand  impose  silence  à  son  vrai  sentiment,  quand  il 
s'agit  d'élever  un  homme  au-dessus  d'un  autre,  par  exemple  Schumann 
au-dessus  de  moi.   » 

Tout  cela  était-il  bien  sérieux?  J'en  doute,  en  vérité,  tant  ce  serait 
triste  à  croire.  Et  certain  paragraphe  arrivait  où  Wagner  montrait  un 
peu  le  bout  de  l'oreille  et  semblait  donner  à  entendre  qu'il .  écrivait 
tout  cela  pour  la  galerie.  «  ...  Il  se  peut,  dit-il,  que  les  idées  ici 
développées  soient  plus  ou  moins  justes,  mais  cet  article  n'est  pas  des- 
tiné à  la  Galette  de  Cologne  ni  à  aucune  feuille  d'importance,  en  sorte 
que,  supposé  que  cela  soit  mauvais,  la  chose  reste  entre  nous.  » 
Accordé  ;  mais,  encore  que  les  Feuilles  de  Bayreuth  n'aient  pas  en  effet 
l'importance  de  la  Galette  de  Cologne,  comme  Wagner  le  dit  en  riant, 
était-il  bien  nécessaire  d'imprimer  de  telles  choses,  et  ne  pouvait-il 
contenter  ces  haines  de  coterie  plus  discrètement  et  à  meilleur  marché? 

Ce  qui  frappait  à  première  vue  en  Richard  Wagner,  c'était  la  vie 
extraordinaire  qui  animait  ce  corps  chétif,  surmonté  d'une  tête  très 
forte,  avec  un  énorme  développement  du  front.  Les  caricaturistes,  sur- 
tout ceux  d'Angleterre,  ont  bien  saisi  cette  disproportion  qui  le  faisait 
paraître,  plus  petit  qu'il  n'était  en  réalité.  La  clarté  du  regard,  la 
transparence  des  yeux  adoucissaient  ce  visage  aux  lignes  très  accusées, 
et  la  bouche,  malgré  la  forte  saillie  du  nez  et  du  menton,  avait  un 
caractère  inoubliable  de  douceur  et  d'affabilité.  Bien  pris  dans  sa  courte 
taille,  extrêmement  preste  de  mouvements,  d'allure  et  de  gestes,  il  don- 
nait de  prime  abord  l'impression  d'une  originalité  vive  et  puissante  ;  il 
fascinait  par  sa  conversation,  tant  il  s'animait  sur  les  sujets  qui  lui 
tenaient  au  cœur  et  mimait  ce  qu'il  voulait  dire.  Il  avait  des  violences 
de  tempérament  extraordinaires  :  chez  lui,  la  gaieté,  comme  la  colère, 


3oS 


RICHAF'ÎD    WAGNER 


était  tempétueuse  et  débordante.  Était-il  pris  d'un  accès  de  joie  ou  de 
raillerie,  alors  il  perdait  tout  ménagement  ;  il  ne  savait  plus  ni  de  qui 
il  parlait  ni  devant  quelles  gens,  et  sa  femme,  dont  la  diplomatie  était 
toujours  en  éveil  pour  prévenir  ses  écarts  ou  réparer  ses  boutades, 
était  souvent  inhabile  à  le  retenir  ou  à  le  rattraper  sur  cette  pente 
glissante  :  il  était  proprement  incoercible. 

Où  qu'il  se  trouvât,  il  éclipsait  tout  autour  de  lui,  et  sa  voi.\ 
mélodieuse  ajoutait  encore  à  FefFet  musical  de  son  discours  ;  bref, 
son  énergie  native,  irrésistible,  sa  façon  de  s'imposer,  son  don  de  pro- 
duction   incessante    allaient    de    pair  avec  une   bonté  simple,  avec  une 

sensibilité  extrême.  Et  M.  Dannreuther,  qui 
l'a  vu  de  près,  ajoute  non  sans  une  nuance 
de  regret  :  «  L'homme  noble  et  bon,  que  ses 
amis  appréciaient,  et  le  critique  ou  le  réfor- 
mateur agressif  qui  s'adressait  au  public, 
faisaient  deux  individus  bien  distincts  en 
Richard  Wagner.  A  l'égard  du  public  et  du 
monde  des  chanteurs,  acteurs  et  musiciens, 
il  avait  habituellement  une  attitude  de  défi  ; 
il  était  toujours  sur  le  point  de  s'emporter  ; 
impatient,  nerveux,  irritable,  il  semblait 
prendre  plaisir  à  mettre  en  pièces  hommes 
et  choses.  «  Hélas  !  oui,  c'était  là  le  côté 
fâcheux  de  sa  nature. 

Et  cependant  quel  ascendant  prestigieux 
il  exerçait  sur  tant  d'artistes  dévoués  à  sa 
cause,  comme  il  les  subjuguait,  comme  il  les 
fanatisait  par  un  charme  supérieur,  peut-être 
par  sa  violence  même  et  sans  s'inquiéter 
jamais  des  compétitions  d'amour-propre  qu'il  pouvait  provoquer  entre 
eux  !  Après  les  représentations  de  Parsifal ,  dans  la  réception  qui 
suivit,  ne  le  vit-on  pas,  au  milieu  d'un  cercle  d'admirateurs  attentifs, 
prodiguer  les  louanges  et  les  conseils  les  plus  flatteurs  à  sa  chanteuse 
préférée.  M"'''  Materna  ?  Par  un  contraste  humiliant,  M"''  Brandt,  qui 
s'était  vouée  corps  et  âme  à  son  triomphe  et  qui  avait  fait  une  Kundry 
incomparable,  était  dédaigneusement  laissée  à  l'écart,  seule  avec 
M""  Wagner,  qui  s'efforçait,  par  ses  prévenances,  de  lui  faire  oublier 
le  triomphe  écrasant  de  sa  rivale  auprès  du  maître.  Et  l'héroïque 
artiste  aurait,  par  fanatisme,  recommencé  l'année  d'après,  si  Wagner, 
avant  de  mourir,  ne  l'avait  rayée  du  nombre  des  interprètes  dignes 
de  participer  aux  fêtes  de   i883  ! 


v 


WAGNER 


Lisant  aux  Champs  Elysccs  les 
journaux  de  Munich,  qui  lui  ap- 
prennent la  mort  du  roi  Louis  II. 
—  B  Le  vrai  meurtrier  de  ce  pauvre 
prince,  ne  serait-ce  pas  moi  .'  « 
{Le  Trihiiulct,  27  juin  1S86.) 


RICHARD    WACNER 


3of) 


"■j-?^» 


La  Critique  le  poui-suivait  comme  une  Furie  tant 
qu'il  vécut. 


Qu'il  fit  un  sip^nc,  et  près  de  deux  cents  des  meilleurs  artistes  de 
rAllemagne  et  de  l'étranger  accouraient  pour  les  répétitions  et  repré- 
sentations de  la  tétralogie,  réparties  sur  deux  étés  :  tout  fiers  de 
s'associer  à  son  œuvre,  ils  signaient  gaiement  l'engagement  de  passer, 
ces   deux  années-là,   trois  mois 

pleins  à  Bayreuth,  sans  gagner  drstinkk  de  iucuard  wagner  icr-RAs. 
plus  que  leurs  frais  de  voyage 
et  de  logement.  Enfin,  n'impo- 
sait-il pas  aux  chanteurs  les 
plus  réputés  la  stricte  obliga- 
tion de  ne  pas  revenir  en  scène, 
si  fort  qu'on  les  applaudît,  pour 
«  mieux  rester  dans  le  cadre 
de  l'œuvre  qu'ils  devaient  pré- 
senter au  public  »  ?  Et  tous  se 
courbaient  sous  cette  règle  de 
fer,  attendant  sans  broncher 
qu'il  plût  à  Wagner  de  les 
démasquer,  revenant  tous  alors 
se  grouper  en  costumes  autour 
du  maître,  non  pour  eux-mêmes 
ni  pour  le  public,  mais  afin  de 
donner  à  l'auteur  et  de  lui 
a  donner  peut-être  à  lui  seul, 
une  dernière  vue  d'ensemble 
de  son  œuvre  >>.  Notez  que 
c'est  lui-même  qui  parle  ainsi 
dans  de  brèves  notes  de  service 
adressées  aux  chanteurs  :  cela 
n'est-il  pas  merveilleux  et  vit-on 
jamais  homme  exercer  un  em- 
pire aussi  grand  sur  des  sujets 
plus  difficiles  à  gouverner  ? 

Tous  les  gens  qui  ont  approché  Richard  Wagner  ont  été  captivés, 
séduits,  dominés  par  sa  personne,  aussi  bien  ceux  qui  sont  entrés 
dans  son  intimité  que  ceux  qui  n'ont  fait  que  passer  ;  mais  tous  aussi 
témoignent  des  brusques  soubresauts  de  son  humeur  et  de  la  nécessité 
qu'il  y  avait  de  plier  devant  lui.  Que  dit,  par  exemple,  iM"'"  Judith  Gau- 
tier, qui  lui  portait  une  sorte  d'admiration  religieuse?  «  11  y  a  dans  le 
caractère  de  Richard  Wagner,  il  faut  bien  le  reconnaître,  des  violences 
et  des  rudesses  qui  sont  cause  qu'il  est  si  souvent  méconnu,  mais  seulc- 


i.:  ^^  '1- 


A  présent,!;  elle  suit  son  cercueil"et    joue  le   rolc 
lu  cheval  drapé  de  deuil. 

{Kikeriki,  de  Vienne,  22  février  itS3.) 


3,0  RICHARD    WAGNER 

ment  de  ceux  qui  ne  jugent  que  par  rextériorité  des  choses.  Nerveux 
et  impressionnable  à  Texcès,  les  sentiments  qu'il  éprouve  sont  toujours 
poussés  à  leur  paroxysme  ;  une  peine  légère  est  chez  lui  presque  du 
désespoir,  la  moindre  irritation  a  l'apparence  de  la  fureur.  Cette  mer- 
veilleuse organisation,  d'une  si  exquise  sensibilité,  a  des  vibrations 
terribles  ;  on  se  demande  même  comment  il  peut  y  résister  :  un  jour 
de  chagrin  le  vieillit  de  dix  ans,  mais,  la  joie  revenue,  il  est  plus 
jeune  que  jamais  le  jour  d'après.  Il  se  dépense  avec  une  prodigalité 
extraordinaire.  Toujours  sincère,  se  donnant  tout  entier  à  toutes 
choses,  d'un  esprit  très  mobile  pourtant;  ses  opinions,  ses  idées,  très 
absolues  au  premier  moment,  n'ont  rien  d'irrévocable;  personne  mieux 
que  lui  ne  sait  reconnaître  une  erreur;  mais  il  faut  laisser  passer  le 
premier  feu.  Par  la  franchise,  la  véhémence  de  sa  parole,  il  lui  arrive 
assez  souvent  de  blesser  sans  le  vouloir  ses  meilleurs  amis  ;  excessif 
toujours,  il  dépasse  le  but  et  n'a  pas  conscience  du  chagrin  qu'il  cause. 
Beaucoup,  froissés  dans  leur  amour-propre,  emportent  sans  rien  dire 
la  blessure,  qui  s'envenime  dans  la  rancune,  et  ils  perdent  ainsi  une 
amitié  précieuse;  tandis  que,  s'ils  avaient  crié  qu'on  les  blessait,  ils 
eussent  vu  chez  le  maître  des  regrets  si  sincères,  il  se  serait  efforcé 
avec  une  effusion  si  vraie  de  les  consoler,  que  leur  amour  pour  lui 
s'en  serait  accru.   » 

Que  dit  à  son  tour  M.  Monod,  beaucoup  moins  intime  à  Bayreuth? 
«  C'est  là  qu'il  faut  voir  et  connaître  'Wagner,  lorsqu'il  met  un  frein  à 
sa  nature  indomptable  pour  recevoir  avec  une  courtoisie  parfaite  les 
nombreux  visiteurs  qu'ont  attirés  les  fêtes  de  Bayreuth.  Il  exerce  sur 
ceux  qui  l'approchent  un  irrésistible  ascendant,  non  seulement  par  son 
génie  musical,  par  l'originalité  de  son  esprit,  par  la  variété  de  ses 
connaissances,  mais  surtout  par  une  puissance  de  tempérament  et  de 
volonté  qui  éclate  dans  toute  sa  personne.  On  sent  qu'on  est  en  pré- 
sence d'une  sorte  de  force  de  la  nature  qui  s'agite  et  se  déchaîne  avec 
une  violence  presque  irresponsable.  Quand  on  l'a  vu  de  près,  tantôt 
d'une  gaieté  sans  frein,  livrant  passage  à  un  torrent  de  plaisanteries  et 
de  rires,  tantôt  furieux,  ne  respectant  dans  ses  attaques  ni  titres,  ni 
puissances,  ni  amitiés,  toujours  obéissant  à  l'élan  irrésistible  du  premier 
mouvement,  on  finit  par  ne  plus  lui  reprocher  trop  durement  les 
manques  de  goût,  de  tact  et  de  délicatesse  dont  il  s'est  rendu  coupable  ; 
on  est  tenté,  si  l'on  est  Juif,  de  lui  pardonner  sa  brochure  sur  le 
Judaïsme  dans  la  musique  ;  si  l'on  est  Français,  sa  pantalonnade  sur  la 
capitulation  de  Paris;  si  l'on  est  Allemand,  toutes  les  injures  dont  il  a 
accablé  l'Allemagne;  comme  on  pardonne  à  Voltaire  la  Pucelle  et  cer- 
taines  lettres   à   Frédéric  II,    à    Shakespeare   certaines   plaisanteries  et 


RICHARD    WAGNKR  3,, 

certains  sonnets,  à  Goethe  certaines  pièces  ridicules,  à  Victor  Hugo 
certains  discours.  On  le  prend  tel  qu'il  est,  plein  de  défauts,  peut-être 
parce  qu'il  est  plein  de  génie,  mais  incontestablement  un  homme 
supérieur,  un  des  plus  grands  et  des  plus  extraordinaires  que  notre 
siècle  ait  produits'.  »  Il  serait  impossible  de  mieux  dire  en  moins 
de  mots. 

Tous  les  témoignages  en  font  foi  :  Wagner,  comme  homme,  était 
très  afïable  et  de  relations  charmantes,  même  à  l'égard  des  Français. 
Le  peintre  Renoir,  voyageant  un  certain  hiver  en  Italie  et  sachant  la 
répugnance  que  marquait  Wagner  à  poser  devant  aucun  peintre,  espérait 
fort  peu  faire  le  portrait  du  grand  compositeur.  11  s'était  pourtant  muni  à 
tout  hasard  d'une  lettre  d'introduction  perdue  en  route,  et  la  première 
personne  qui  le  reçut,  quand  il  se  présenta  chez  Wagner,  fut  précisé- 
ment le  peintre  russe  Paul  Joukowski,  qui  s'était  attaché  à  la  fortune  du 
maître  et  qui  s'occupait  alors  à  faire  les  maquettes  des  décors  de  Par- 
sifal  •.  Comme  Renoir  lui  marquait  le  but  de  sa  visite,  il  avoua  de  son 
côté  qu'il  suivait  depuis  deux  ans  Wagner  afin  de  faire  son  portrait  : 
«  Mais  restez,  dit-il;  ce  qu'il  me  refuse  à  moi,  il  peut  vous  l'accorder; 
et  quand  même,  vous  ne  pouvez  partir  sans  le  voir.  « 

Renoir   resta   et   fit   bien Mais   écoutez-le  parler;  c'est  un  vrai 

tableau  que  ce  récit  familier,  fait  par  lettre  à  un  ami,  de  Sa  visite  à 
Wagner  :  «  ...  J'entends  un  bruit  de  pas  assourdi  par  les  épais  tapis. 
C'est  le  maître  avec  son  vêtement  de  velours  à  grandes  manches 
doublées  de  satin  noir.  11  est  très  beau  et  très  aimable.  Il  me  serre  la 
main,  m'invite  à  me  réasseoir  et  alors  commence  une  conversation  des 
plus  insensées,  parsemée  de  ah!  de  oh!  moitié  français,  moitié  allemand, 
avec  des  terminaisons  gutturales.  «  Je  suis  bien  goûtent  (ah!  oh!  et 
un  son  guttural).  Vous  venez  de  Paris?  —  Non,  je  viens  de  Naples  », 
et  je  lui  raconte  la  perte  de  ma  lettre,  ce  qui  le  fait  beaucoup  rire. 
Nous  parlons  de  tout.  Quand  je  dis  :  nous,  je  n'ai  tait  que  répéter  : 
«  Cher  maître,  certainement,  cher  maître.  »  Et  je  me  levais  pour  m'en 
aller.  Alors,  il  me  prenait  les  mains,  me  refourrait  dans  mon  fauteuil  : 
«  Addente^  encore  un  peu;  ma  îemmQ  fa  fenir...  d 

Bref,  Wagner,  entraîné  par  la  gaieté  du  peintre  parisien  qui 
l'amuse,  offre  de  poser  une  demi-heure,  le  lendemain  avant  son  déjeuner, 
à  la  fois  pour  le  peintre   russe   et   pour  le   français  :  «  Vous  me  ferez. 


1.  Articles  de  M.  G.  Monod  publiés  dans  le  Moniteur  universel  sur  la  tétralogie  à  Bayreuth  en  1S76. 

2.  «  Ce  ieune  peintre  —  écrit  M"""  Judith  Gautier  —  qui,  rencontrant  Richard  Wagner  à  Naples, 
brigua  et  obtint  l'honneur  d'être  choisi  pour  faire  les  décors  de  Parsifal  et  quitta  tout  pour  suivre  le 
inaitre,  est  le  tils  d'un  des  plus  illustres  poètes  de  la  Russie,  qui  fut  le  précepteur  d'Alexandre  II. 
L'artiste  s'est  installé  dans  une  maison  toute  voisine  de  Wahnfried  et  vit  là  en  ermite,  travaillant  de 
tout  son  cceur.  » 


3,2  RICHARD    WAGNER 

dit-il  au  premier,  tournant  le  dos  à  la  France,  et  M.  Renoir  me  fera 
de  l'autre  côte.  »  [Ah!  oh!)  «  ....  Le  lendemain,  poursuit  Renoir, 
j'étais  là  à  midi;  vous  savez  le  reste.  Il  a  été  très  gai,  moi  très  ner- 
veux et  regrettant  de  n'être  pas  Ingres.  Bref,  j'ai,  je  crois,  bien  employé 
mon  temps,  trente-cinq  minutes  :  ce  n'est  pas  beaucoup.  Mais  si  je 
m'étais  arrêté  avant,  c'était  très  beau  ;  car  mon  modèle  finissait  par 
perdre  un  peu  de  sa  gaieté  et  devenir  raidc.  J'ai  trop  suivi  ces  chan- 
gements; enfin  vous  verrez.  A  la  fin,  Wagner  a  demandé  à  voir.  11 
a  dit  :  «  Ah!  ah!  je  ressemble  à  un  «  prêtre  protestant.  »  Ce  qui  est 
vrai.  Enfin  j'étais  très  heureux  de  n'avoir  pas  trop  fait  four;  il  y  a 
un  petit  souvenir  de  cette  tète  admirable.   » 

Voilà  comment  ce  portrait  à  l'huile,  brossé  à  Palerme  en  une 
demi-heure  par  le  peintre  français  Renoir,  le  i5  janvier  1882,  surlen- 
demain du  jour  où  Wagner  avait  terminé  Parsifal,  est  un  des  rares 
pour  lesquels  le  maître  ait  bien  voulu  poser.  «  ....  Il  a  répété  à  plusieurs 
reprises  que  les  Français  lisaient  trop  les  critiques  d'art  [ali !  ah!  et 
un  gros  rire),  les  Juifs  allemands  (et  il  en  nomme  un).  «  Mais,  monsieur 
c(  Renoir,  je  sais  qu'il  y  a  en  France  de  pons  garçons  que  je  ne  confonds 
«  pas  avec  les  Juifs  allemands.  »  Je  ne  puis  malheureusement  pas  rendre 
la   franche    gaieté   de   toute   cette  conversation   de  la  part  du  maître.   » 

Le  singulier  Wagner  que  nous  avait  fait  une  légende  hostile  et 
comme  il  difî"érait  de  celui-ci,  pris  sur  le  vif!  Quoi  d'étonnant  à  cela? 
Les  vrais  génies  sont  aussi  simples  dans  l'intimité  que  les  faux  génies 
le  sont  peu.  Ceux-ci  n'oublient  jamais  leur  personnage  et  ne  se  lassent 
pas  de  poser,  qui  pour  le  penseur  absorbé,  qui  pour  le  mystique 
exalté.  Ce  sont  de  grands  comédiens,  sinon  de  grands  musiciens. 


A     LA     PORTE     DU     CIEL. 

Wagner  dcmaiidaiit  il  sainl  Pierre  de  lui  ouvrir  le  Paradis. 

[Ucr  jiiii^c  Kilicrild,   iS  fOvricr  iStiJ.) 


CHAPITRE    XVl 


LE     GENIE  EN  FACE  DE  SES  PARTISANS  ET  DE  SES  UETRACTELUS 


I    LIE   devait-il   advenir  de   Richard    Wagner   après   sa 

mort,  et  quelle  sera  vraisemblablement  sa  place  dans 

le   livre   d'or  de  la  postérité  ?    Eh  !   mon    Dieu,   tout 

simplement  celle  d'un  musicien  du  premier  ordre  et 

dun  réformateur  inspiré.   11  aura  le  sort  de  tous  les 

génies  qui  l'ont  précédé  et  dont  il  s'est  ouvertement 

inspiré    avant    que    de    dégager    sa    personnalité    si 

puissante.   Aux    temps    héroïques,    lors    des    grands 

combats    de    plume  engagés  autour  du   maître,   on  le  déifiait   presque, 

on    incarnait    tout  l'art  musical  en  sa  personne  et  l'on  n'admettait  rien 

auparavant,  rien  après  :  c'était  comme  le  dieu  de  la  musique  descendant 

un  jour  sur  terre,  éclairant  le  monde    et    ne  devant  plus  laisser   après 

lui   que   ténèbres.   Mais  ces   excès  de  pensée  et  de  style,  éclatant  dans 

le  feu  de  la  lutte  et  provoqués  par  les   négations  du  parti   ennemi,    se 

sont  calmés  à  mesure  que  le  génie  ainsi  défendu  rencontrait   moins   de 

détracteurs   et   s'imposait    à    l'admiration    durable    de    tous    les    esprits 

réfléchis. 

Ce  fut  alors  une  autre  antienne.  Dès  que  le  génie  musical  de  Richard 

Wagner    fut    reconnu    à    peu    près  par    tout  le  monde,  apparurent  les 

wagnéristes  de  la  dernière   heure,    esprits    maladifs  et  contournés    qui, 

pour  se   distinguer   d'avec    les    premiers   prosélytes,   assagis    par   l'âge, 

imaginèrent  de  rejeter  le  musicien   en  seconde    ligne   et   d'exalter  chez 

Wagner    le    philosophe    et     le    poète,    pour    en     faire    une    sorte    de 

mystagogue   universel.    Jeux   littéraires   destinés   à   jeter    de   la    poudre 

aux  yeux  des  lecteurs   naïfs,   gageures   de  jeunes    gens    en  humeur  de 

rire,'  simple    cliquetis   de   mots    qui   ne   veulent  rien  dire   et   dont   les 

premiers    à    s'amuser    sont,    il    me    plait    de    le    croire,    ceux    qui    s  y 

exercent.    Wagner   est   dans   tout,    tout  est  dans   Wagner  :  telle  est  la 

formule  néo-panthéistique  à  laquelle  on  pourrait  ramener  ces  merveilleux 

discours,  un  peu  confus  sans  doute  au  premier  abord  —  ces   facétieux 

épigones  l'ayant  ainsi  voulu  pour  exaspérer  les  bourgeois  —  mais  dont 

on    discerne  aisément   le   fond,  peu    profond,    si  touffues  que  soient  les 

broussailles    entassées  pour  masquer  ce  piège  à  nigauds. 

40 


3,4  RICHARD    WAGNER 

Du  penseur  qu'on  s'ingénie  à  découvrir  en  Wagner,  du  philosophe 
et  du  poHticien  qu'il  croyait  être  lui-même,  autant  en  emportera  le 
vent  ;  du  poète,  il  en  restera  tout  juste  ce  qui  est  inséparable  du 
musicien,  la  réforme  qu'il  a  conçue  et  réalisée  n'ayant  pu  être  menée 
à  bien  que  par  un  grand  compositeur  doublé  d'un  littérateur  instruit  et 
perspicace.  Quant  au  musicien,  sur  lequel  des  détracteurs  arriérés  et 
des  partisans  trop  avancés  se  dépensent  en  de  puérils  écrits,  c'est  une 
autre  affaire,  et  l'on  peut  affirmer,  sans  se  targuer  du  don  de  pro- 
phétie, que  son  œuvre  entier  traversera  les  siècles,  dans  la  mesure 
permise  à  une  œuvre  musicale,  et  rendra  le  nom  de  Richard  "Wagner 
immortel.  C'est  une  destinée  commune,  en  France,  aux  compositeurs 
qui  innovent  ou  réforment  que  d'être,  à  leur  apparition,  combattus  par 
leurs  pairs  et  défendus  par  des  hommes  de  lettres  :  en  fut-il  autrement 
pour  Wagner  que  pour  Lulli,  que  pour  Gluck,  et  ne  sont-ce  pas  des 
littérateurs  purs,  médiocrement  musiciens,  mais  très  ouverts  aux  idées 
de  progrès,  qui  furent  frappés  tout  d'abord  de  l'excellence  des  réformes 
proposées,  qui  embouchèrent  la  trompette  pour  défendre  et  soutenir  le 
novateur  contre  les  musiciens  ? 

Les  femmes,  aussi,  prirent  part  à  la  lutte  avec  leur  fièvre  habituelle, 
et  de  même  qu'au  siècle  dernier  on  voyait  la  reine  et  la  comtesse  de 
Provence  faire  cabale,  ainsi  qu'on  disait  alors,  pour  Iphtgénie  en  Aiilide, 
on  vit  également  telle  princesse  étrangère,  telle  belle  dame  de  la  cour 
impériale  battre  éperdument  des  mains  à  Tannhœuser  et  briser  son 
éventail  de  dépit,  en  faisant  tête  à  toute  une  salle  déchaînée.  «  ...Un 
dernier  ennui,  mais  colossal,  écrivait  alors  cet  éternel  railleur  de  Méri- 
mée, a  été  Tannhœuser.  Les  uns  disent  que  la  représentation  à  Paris 
a  été  une  des  conventions  secrètes  du  traité  de  Villafranca  ;  d'autres 
qu'on  nous  a  envoyé  Wagner  pour  nous  forcer  à  admirer  Berlioz.  Le 
fait  est  que  c'est  prodigieux.  Il  me  semble  que  je  pourrais  écrire 
demain  quelque  chose  de  semblable  en  m'inspirant  de  mon  chat  mar- 
chant sur  le  clavier  d'un  piano.  La  représentation  était  très  curieuse. 
La  princesse  de  Metternich  se  donnait  un  mouvement  terrible  pour  faire 
semblant  de  comprendre  et  pour  faire  commencer  les  applaudissements 
qui  n'arrivaient  pas.  Tout  le  monde  bâillait;  mais,  d'abord,  tout  le  monde 
voulait  avoir  l'air  de  comprendre  cette  énigme  sans  nom...  »  Conclusion  : 
le  fiasco  est  énorme;  Auber  dit  que  c'est  «  du  Berlioz  sans  mélodie  ». 

Au  moins,  la  bataille  poussée  à  ce  degré  d'acharnement  et  menée 
des  deux  côtés  avec  une  furie  inimaginable  avait-elle  quelque  gran- 
deur ;  on  s'abordait  de  front  et  l'on  se  portait  de  terribles  coups,  sans 
faux-fuyants,  en  criant  au  génie  ou  au  monstre.  C'était  la  période 
héroïque    pour  Wagner  et   ses   tenants,    tandis   que   les   attaques   insi- 


RICHARD    WAGNER  3i3 

dieuses  des  derniers  ennemis  et  les  glorifications  façonnccs  de  ses 
modernes  zélateurs  sont  empreintes  d'une  mesquinerie  singulière  :  des 
deux  côtés  s'accuse  —  ou  s'affiche  —  la  décadence.  Heureusement  que 
le  génie  du  maître  est  assez  grand  pour  résister  aux  uns  comme  aux 
autres  et  qu'il  ne  saurait  être  jugé  à  la  taille  de  ses  adversaires  vieillis 
ou  de  ses  dévots  de  la  nouvelle  observance.  Aujourd'hui,  Wagner  est 
salué  compositeur  de  génie,  et  les  musiciens  mêmes  qui  s'acharnent 
désespérément  contre  lui  ne  se  peuvent  tenir  de  l'imiter,  l'occasion 
venue,  et  de  se  traîner  à  sa  remorque.  L'ère  héroïque  et  légendaire 
est  donc  close  ;  l'âge  classique  commence  ;  le  maître  est  entré  désormais 
dans  l'histoire  et  dans  l'immortalité. 

Ce  malheureux  échec  de  Tannhœuser  à  Paris,  auquel  il  faut  toujours 
revenir,  était  resté  comme  un  point  noir  dans  l'existence  de  Wagner, 
si  puissant  est  l'attrait  que  notre  capitale  a  toujours  exercé  sur  les 
musiciens  étrangers.  Tantôt,  il  affectait  de  s'en  désintéresser,  assurant 
qu'il  ne  tenait  nullement  rigueur  au  public  français  ;  tantôt,  il  s'en 
réjouissait  comme  d'un  bienfait  des  dieux  qui  avait  sauvegardé  son 
indépendance  d'artiste  ;  mais,  dès  qu'il  ne  parlait  plus  pour  la  galerie 
et  qu'il  n'avait  plus  affaire  à  des  amis  de  France,  il  laissait  percer  dans 
ses  écrits  un  regret  amer,  une  rancune  insurmontable.  Et  c'était  tout 
naturel.  Dans  les  derniers  temps  de  sa  vie,  il  écrivait  encore  à  l'un  de 
ses  partisans  qu'il  ne  voulait  pas  mourir  sans  avoir  mené  son  fils  à  Paris 
pour  lui  montrer  l'endroit  où  Tannhœuser  avait  été  sifflé.  Ses  amis,  pour- 
tant, avaient  fait  l'impossible  afin  de  panser  sa  blessure,  et,  dès  le 
premier  moment,  des  esprits  droits,  des  écrivains  d'élite  avaient  protesté 
contre  ce  jugement  sommaire  avec  une  généreuse  indignation. 

«  ...  Le  succès  ou  l'insuccès  de  Tannhœuser  ne  peut  absolument 
rien  prouver  ni  même  déterminer  une  quantité  quelconque  de  chances 
favorables  ou  défavorables  dans  l'avenir.  Tannhœuser,  en  supposant 
qu'il  fût  un  ouvrage  détestable,  aurait  pu  monter  aux  nues.  En  le 
supposant  parfait,  il  pouvait  révolter.  La  question,  dans  le  fait,  la 
question  de  la  réformation  de  l'opéra  n'est  pas  vidée,  et  la  bataille 
continuera;  apaisée,  elle  recommencera.  J'entendais  dire  récemment 
que  si  Wagner  obtenait  par  son  drame  un  éclatant  succès,  ce  serait 
un  accident  purement  individuel,  et  que  sa  méthode  n'aurait  aucune 
influence  ultérieure  sur  les  destinées  et  les  transformations  du  drame 
lyrique.  Je  me  crois  autorisé,  par  l'étude  du  passé,  c'est-à-dire  de 
l'éternel,  à  préjuger  l'absolu  contraire,  à  savoir  qu'un  échec  complet 
ne  détruit  en  aucune  façon  la  possibilité  de  tentatives  nouvelles  dans 
le  même  sens,  et  que  dans  un  avenir  très  rapproché  on  pourrait  bien 
voir  non  pas  seulement  des  auteurs  nouveaux,  mais  même  des  hommes 


3i6  RICHARD    WAGNER 

anciennement  accrédités,  profiter,  dans  une  mesure  quelconque,  des 
idées  émises  par  Wagner,  et  passer  heureusement  à  travers  la  brèche 
ouverte  par  lui.  Dans  quelle  histoire  a-t-on  jamais  lu  que  les  grandes 
causes  se  perdaient  en  une  seule  partie  ?  » 

Qui  parle  ce  beau  langage  et  qui  donc  a  lu  si  clairement  dans 
l'avenir  au  lendemain  de  la  déroute  ?  Un  homme  assurément  peu  versé 
dans  les  choses  de  la  musique,  mais  auquel  sa  haute  intelligence  avait 
révélé  les  lois  éternelles  de  toute  œuvre  d'art  et  dont  la  plume  acérée 
les  avait  jetées  sur  le  papier  avec  une  chaleur  éloquente.  Et  nul  non 
plus  n"a  mieux  dépeint  que  Baudelaire  l'enfièvrement  qui  s'empare  des 
esprits  à  la  première  audition  d'œuvres  de  Richard  Wagner,  et  cette 
sorte  d'envahissement  moral  qui  fait  que  tant  d'amateurs,  une  fois 
qu'ils  ont  pénétré  un  peu  avant  dans  sa  musique,  n'en  veulent  plus 
entendre   aucune  autre  et  lui  reviennent  toujours. 

«  Aucun  musicien  n'excelle,  comme  Wagner,  à  peindre  l'espace  et 
la  profondeur,  matériels  et  spirituels.  C'est  une  remarque  que  plu- 
sieurs esprits,  et  des  meilleurs,  n'ont  pu  s'empêcher  de  faire  en  plusieurs 
occasions.  Il  possède  l'art  de  traduire,  par  des  gradations  subtiles, 
tout  ce  qu'il  y  a  d'excessif,  d'immense,  d'ambitieux,  dans  l'homme 
spirituel  et  naturel.  Il  semble  parfois,  en  écoutant  cette  musique  ardente 
et  despotique,  qu'on  retrouve  peintes  sur  le  fond  des  ténèbres,  déchiré 
par  la  rêverie,  les  vertigineuses  conceptions  de  l'opium.  A  partir  de  ce 
moment,  c'est-à-dire  du  premier  concert',  je  fus  possédé  du  désir 
d'entrer  plus  avant  dans  l'intelligence  de  ces  œuvres  singulières.  J'avais 
subi  (du  moins  cela  m'apparaissait  ainsi)  une  opération  spirituelle,  une 
révélation.  Ma  volupté  avait  été  si  forte  et  si  terrible  que  je  ne  pou- 
vais m'empêcher  d'y  vouloir  retourner  sans  cesse.  Dans  ce  que  j'avais 
éprouvé,  il  entrait  sans  doute  beaucoup  de  ce  que  Weber  et  Beethoven 
m'avaient  déjà  fait  connaître,  mais  aussi  quelque  chose  de  nouveau  que 
j'étais  impuissant  à  définir,  et  cette  impuissance  me  causait  une  colère 
et  une  curiosité  mêlées  d'un  bizarre  délice.  Pendant  plusieurs  jours, 
pendant  longtemps,  je  me  dis  :  «  Où  pourrais-je  bien  entendre  ce  soir 
«  de  la  musique  de  Wagner?  »  Ceux  de  mes  amis  qui  possédaient  un 
piano  furent  plus  d'une  fois  mes  martyrs.  Bientôt,  comme  il  en  est  de 
toute  nouveauté,  des  morceaux  symphoniques  de  Wagner  retentirent  dans 
les  casinos  ouverts  tous  les  soirs  à  une  foule  amoureuse  de  voluptés 
triviales.  La  majesté  fulgurante  de  cette  musique  tombait  là  comme  le 
tonnerre   dans   un    mauvais   lieu.    Le    bruit   s'en  répandit  vite,  et  nous 

1.  Le  premier  concert  donné  par  Richard  Wagner  au  Théâtre-Italien  de  Paris  est  du  25  jan- 
vier i8ôo.  Cet  article  parut  dans  la  Revue  eiiropéeiine  du  i"''  avril  i8Ci,  soit  iininédiatement  après  la 
débâcle  de  Tannhcvuscr. 


RICHARD    WACiNF.  R 


3-7 


eûmes  souvent  le  spectacle  comique  d'hommes  o-raves  et  délicats  suliis- 
sant  le  contact  des  cohues  malsaines,  pour  jouir,  en  attendant  mieux, 
de  \a  marche  solennelle  des  Invités  au  Wartburg  ou  des  majestueuses 
noces  de  Lohengrin.   » 

«  Où  pourrais-je  entendre  de  la  musique  de  Wagner?  »  Quel  cri  du 
cœur  et  combien  l'ont  poussé,  dans  les  premiers  temps  de  la  révélation 
wagnérienne  en  France  !  Mais  quelle  fut  donc  l'origine  et  quelle  est 
la  raison  de  ce  pouvoir  souve- 
rain, de  cette  attraction  fasci- 
natrice  que  la  musique  de 
Waoner  exerce  invinciblement 
sur  tous  les  gens  qui  n'y  oppo- 
sent pas  une  résistance  achar- 
née et  de  parti  pris  ?  Elle  pro- 
vient sûrement  de  la  façon  dont 
le  maître  a  conçu  son  œuvre 
d'art  entière,  car  ce  n'est  pas 
seulement  un  charme  musical 
qui  s'en  dégage,  et  du  bonheur 
avec  lequel  il  a  fondu  tous  les 
éléments  émotionnels  dans  une 
œuvre  d'art  homogène,  en 
attribuant  à  tous  un  rôle  égal, 
sans  en  laisser  dominer  un  seul 
au  détriment  des  autres.  Cela 
doit  tenir  aussi  à  ce  que  Richard 
Wagner,  préoccupé  surtout  de 
traduire  et  d'exprimer  des  sen- 
timents,   des    mouvements    de 


A     BAYREUTH. 


Richard  Wagner  à  Kikeriki.  —Vous  le  voyez,  clier 
ami,  il  y  a  ici  des  gens  qui  applaudissent. 

A'iVv-eriA-i.  —  X'ous  faites  erreur,  grand  maître;  ils  ne 
l'âme,      de      peindre      moins     les        font  que  joindre  leurs  mains  .lU-dessus  de  leur  tète. 

événements   extérieurs,  que  les  ^vAm/,/,  de  vienne.  3  août  iss-.i 

passions  qui  les  ont  provoqués 

ou   les.  conflits   qui    en    résultent   dans    l'àme   de  ses   héros,   du    même 
coup,  pénètre  au  plus  profond  du  cœur  de  ses  auditeurs. 

En  fait,  sa  proscription  de  l'histoire  au  profit  du  mythe  équivalait 
à  dire  que  dans  toute  action  scénique,  dans  tout  drame,  au  sens  ori- 
ginel du  mot,  il  ne  cherchait  qu'un  sujet  très  simple  et  simplement 
traité,  dépourvu  surtout  des  combinaisons  et  péripéties  dramatiques  en 
faveur  dans  l'opéra  ordinaire.  Or  il  trouvait  cela  aussi  bien  dans 
l'histoire  héroïque  des  siècles  passés  que  dans  la  légende  pure,  telle- 
ment que  beaucoup   de    ses    poèmes   se    meuvent   dans   l'histoire,   dans 


3,8  RICHARD    WAGNER 

l'histoire  rudimentaire  il  est  vrai,  mais  non  plus  seulement  dans  la 
légende.  Qu'il  ait  formulé  ses  préférences  d'une  façon  trop  exclusive 
et  trop  absolue,  cela  ne  paraît  pas  douteux;  mais  il  n'est  pas  douteux, 
non  plus,  que  les  raisons  de  son  choix  étaient  judicieusement  déduites  : 
étendez  seulement  à  l'histoire  embryonnaire  ce  qu'il  dit  du  mythe, 
—  comme  il  l'a  fait  d'instinct  en  passant  de  la  théorie  à  la  mise  en 
œuvre,  —  et  vous  devrez  reconnaître  qu'il  avait  pleinement  raison.  Il 
était  dans  le  vrai,  dans  le  vrai  pour  sa  nature  artistique  et  son  tem- 
pérament musical,  lorsqu'il  résolut  d'adopter  des  sujets  appartenant  à 
la  légende  (et  à  l'histoire  en  formation,  aurait-il  dû  ajouter),  parce  que, 
disait-il,  les  éléments  émotionnels  d'une  donnée  mythique  sont  toujours 
peu  complexes  et  se  peuvent  aisément  dégager  de  tout  détail  accessoire, 
parce  que  c'est  seulement  dans  le  cœur  d'une  histoire  et  dans  son  pathé- 
tique essentiel  que  le  musicien  puisera  ses  meilleures   inspirations. 

Cette  observation  témoignait  à  la  fois  d'un  retour  clairvoyant  sur 
lui-même  et  d'une  connaissance  exacte  du  public,  plus  accessible  aux 
émotions,  aux  sentiments  simples,  qu'aux  raffinements  et  complications 
de  passion.  Mais  ce  n'était  pas  tout  que  de  l'avoir  faite,  il  fallait  en 
tirer  parti,  et  c'est  à  quoi  tendaient  les  procédés  de  Wagner  dans  la 
conception  première  et  dans  l'exécution  définitive  de  ses  ouvrages, 
quand  il  accouplait  divers  arts  ensemble  :  musique,  poétique  ou 
mimique,  en  tenant  toujours  entre  eux  la  balance  égale.  «  Je  reconnus, 
répète-t-il  avec  insistance,  que  précisément  là  où  l'un  de  ces  arts  attei- 
gnait à  des  limites  infranchissables,  commençait  aussitôt,  avec  la  plus 
rigoureuse  exactitude,  la  sphère  d'action  de  l'autre;  que,  conséquem- 
ment,  par  l'union  intime  de  ces  deux  arts,  on  exprimerait  avec  la 
clarté  la  plus  satisfaisante  ce  que  ne  pouvait  exprimer  chacun  d'eux 
isolément;  que,  par  contraire,  toute  tentative  de  rendre  avec  les  moyens 
de  l'un  d'eux  ce  qui  ne  saurait  être  rendu  que  par  les  deux  ensemble, 
devait  fatalement  conduire  à  l'obscurité,  à  la  confusion  d'abord,  et 
ensuite  à  la  dégénérescence,  à  la  corruption  de  chaque  art  en  particu- 
lier. »  Voilà  qui  est  fort  bien  dit  en  théorie  ;  mais  comment  procédait-il 
dans  la  pratique,  car  il  n'est  cerveau  si  vaste  et  si  richement  orga- 
nisé qui  puisse  enfanter  d'emblée  une  œuvre  aussi  complexe  ?  Il  était 
donc  obligé  de  suivre  un  ordre  et,  dans  la  besogne  préparatoire  au 
moins,  il  lui  fallait  diviser  ce  qui,  plus  tard,  devait  paraître  issu  d'un 
seul  effort  de  volonté. 

Lorsque  Wagner  avait  fixé  son  choix  sur  tel  ou  tel  sujet,  le  pre- 
mier travail,  et  non  le  plus  facile  à  ses  yeux,  était  de  condenser  en  un 
canevas  très  serré  les  fils  épars  du  mythe  auquel  il  s'était  arrêté  et  de 
les  tresser,  pour  ainsi  dire,  à  nouveau.  Tâche   préliminaire   formidable 


RICHARD    WAGNKR  319 

et  dont  on  peut  se  faire  une  idée  en  pensant  à  combien  de  sources 
diverses  il  devait  aller  puiser  ses  matériaux  avant  de  les  fondre  et  de 
les  souder  pour  obtenir  un  tout  hom.ogène.  Une  fois  qu'il  en  avait  fini 
avec  ces  recherches  pittoresques  ou  littéraires  et  lorsque  les  person- 
nages se  détachaient  clairement  à  ses  yeux,  il  entamait  son  ébauche  ; 
ici  commençait  le  travail  proprement  dit  de  Fauteur  dramatique.  En 
donnant  corps  aux  actes  et  aux  scènes,  il  ne  perdait  pas  un  instant  de 
vue  le  théâtre,  et  la  représentation  avait  lieu,  pour  ainsi  parler,  dans 
son  esprit. 

Avant  tout,  il  voulait  que  le  dialogue,  dans  chaque  scène,  mît  à  nu 
les  motifs  intérieurs  qui  guidaient  les  personnages  et  que,  d'une  scène 
à  l'autre,  la  marche  du  drame  apparût  comme  étant  le  résultat  direct 
de  ces  sentiments  pour  s'arrêter,  à  la  fin  de  chaque  acte,  sur  quelque 
événement  décisif,  sur  un  point  culminant  de  l'histoire.  La  pièce  une 
fois  esquissée  et  les  principaux  passages  du  dialogue  fixés,  Wagner 
s'occupait  de  mettre  son  poème  en  vers,  recherchant  surtout  l'accentua- 
tion rythmique  et  s'efforçant  de  concevoir  à  la  fois  le  vers  et  le  son 
musical,  tant  la  syllabe  prononcée,  à  ses  yeux,  devait  être  adhérente, 
adéquate  à  la  syllabe  chantée.  Et  quand  son  poème  avait  ainsi  pris 
corps,  il  entreprenait  la  musique,  ou  plutôt  il  commençait  à  l'écrire, 
car,  en  fait,  le  poète  et  le  musicien  ne  faisaient  qu'un  chez  lui  ;  la 
conception  musicale  allait  de  pair  avec  la  conception  poétique,  la  devan- 
çait peut-être  en  certains  cas. 

Dès  la  première  période  d'incubation  de  son  œuvre,  alors  qu'il  ne 
faisait  qu'entrevoir  et  caractères  et  situations,  il  se  présentait  à  son 
esprit  certaines  phrases  musicales,  certains  motifs,  —  les  Leitmotn>e 
comme  il  les  désigna  plus  tard  —  qui  déterminaient  pour  lui  les  émo- 
tions dominantes  ou  les  traits  caractéristiques  de  ses  personnages.  Ces 
motifs,  et  d'autres  de  même  origine,  deviennent  les  sujets,  à  propre- 
ment parler  les  thèmes,  que  le  symphoniste  dramatique  manie  en  se 
servant  de  toutes  les  ressources  orchestrales  de  Beethoven,  mais  en  y 
ajoutant  tout  ce  que  peut  lui  suggérer  le  cours  de  l'action  dramatique. 
Les  tableaux  et  les  événements  qui  se  déroulent  sur  la  scène  deviennent 
ainsi  comme  des  visions  expliquées  par  la  musique  symphonique  ;  1  or- 
chestre prépare  et  met  à  flot  l'action,  appuie  sur  les  détails,  rappelle 
les  événements  passés  et  devient,  en  quelque  façon,  la  conscience 
artistique  de  toute  l'œuvre'. 

I.  Ces  considérations  sur  l'cntantement  des  opcras  de  \^"agner,  rcsumccs  ici  d'aprcs  le  travail  de 
M.  Dannreuther  dans  le  Dictionnaire  de  musique  de  Grove,  sont  d'autant  plus  curieuses  à  connaiire 
qu'elles  doivent  venir  de  Wagner  lui-même.  M.  Dannreuther  paraît  aller  un  peu  loin  quand  il  affirme 
que  Wagner  ne  veut  pas  de  narrations  dans  ses  opéras  et  qu'il  prétend  que  tous  les  faits  importants 
se  déroulent  sur  la  scène,  —  il  n'est  presque  aucun  de  ses  ouvrages,  au  contraire,  uix   les  récits  ne 


3zo 


RICHARD    WAGNER 


Assurément,  il  serait  intempestif  de  demander  à  tous  les  musiciens  qui 
écrivent  pour  le  théâtre  un  tel  travail  préparatoire,  une  somme  égale 
de  connaissances  diverses,  en  un  mot,  une  méthode  identique  pour 
concevoir,  pour  exécuter,  et  Richard  Wagner  aurait  été  le  premier 
à  réprouver  de  telles  exigences.  C'est  sottise  de  répéter  que  Tauteur 
de  Tristan  a  perdu  tous  les  compositeurs  de  son  temps  qui  n'ont 
pas  réagi  contre  son  influence,  et  ceux  qui  s'en  vont  prêchant  la  croi- 
sade contre  cet  «  hérésiarque  musical  »  savent  fort  bien  qu'il  ne  dépend 
ni  d'eux,  ni  de  personne,  d'arrêter  le  mouvement  qui  pousse  un  art 
dans  les  voies  ouvertes  à  la  suite  d'un  oénie  novateur  :  comme  les 
charlatans    de    village,    ils    ne    font    du    bruit   que  pour  retenir  un  peu 


\t^ 


EXCLAMATION      D   U  N     K  A  N  A  T 1 Q  U  t     DE     RICHARD     WAGNER. 

«  Bienheureux  luaitrc,  les  bassons  sont  avec  toi  !  » 
Il  y  il  dans  cette  légende  un  ii-peu-près  assez  fade  en  allemand  et  intraduisible  en  tianv'ais.y 

'KiUcriliî,  de  Vienne.  6  aoiit  iSS^.) 

plus  longtemps  les  badauds  autour  de  leur  estrade.  11  est  dans  les  lois 
générales  de  l'univers  qu'un  génie  hors  ligne  attire  à  lui,  par  son  seul 
rayonnement,  tous  les  artistes  contemporains  ;  mais  il  n'est  pas  en  son 
pouvoir  de  diriger  en  tel  ou  tel  sens  l'influence  géniale  que  le  Ciel  lui 
a  départie,  ni  de  faire  qu'elle  soit  bienfaisante  ou  maligne  sur  ceux  qui 


tiennent  une  place  considérable;  —  mais  il  est  plus  dans  le  vrai  quand  il  résume  en  peu  de  mots  les 
diUérentcs  façons  dont  Wagner,  successivement,  a  compris  la  mélodie  chantée  et  traité  les  voix.  Il  ne 
cherchait  d'abord,  dans  Rieri^i,  que  de  simples  mélodies,  dans  lesquelles  le  chanteur  produisit 
facilement  de  l'effet;  puis,  dans  le  Vaisseau  fantôme  et  plus  consciemment  dans  7"ii)i«/uri(ïer,  le  flux  et 
le  reflux  mélodique  est  réglé  par  l'action  dramatique;  dans  Lohengrin,  les  sentiments  en  jeu  tout 
autant  que  les  particularités  de  la  mélodie  attirent  l'attention,  tandis  qu'une  harmonie  et  une  instru- 
mentation caractéristique  accentuent  l'esquisse  mélodique;  enfin,  dans  ses  derniers  ouvrages,  la 
mélodie  vocale  jaillit  directement  des  paroles;  elle  est  souvent  indépendante  de  l'orchestre  et  dans 
certains  cas,  à  vrai  dire,  elle  n'esi  qu'une  version  intensifiée  des  sons  parlés  de  la  langue  allemande. 


RlCHAkl)    WAGNER  321 

la    subissent  :    c'est    à    ceux-ci    d'en    savoir    tirer    profit,    suivant    leurs 
forces,  et  de  s'abandonner  au  courant  sans  s'y  noyer. 

Dans  l'ordre  de  la  musique  dramatique,  il  en  fut  ainsi  avec  Gluck, 
à  la  fin  du  xviu''  siècle,  avec  Rossini,  au  commencement  du  xi\%  et  si 
l'influence  exercée  par  Richard  "V\''agner  paraît  plus  frappante,  c'est 
quelle  embrasse  un  champ  plus  vaste,  comprenant  à  la  fois  la  con- 
ception du  drame,  l'élaboration  de  la  parole,  la  manipulation  de 
rorchestre,  alors  que  l'influence  de  Gluck  ne  se  fit  sentir  que  sur  la 
déclamation  proprement  dite,  et  celle  de  Rossini  sur  la  production 
mélodique  pure.  11  faut  ajouter,  pour  compléter  ce  rapprochement,  que 
Gluck  et  Rossini  ne  visaient  aucunement  à  exercer  un  ascendant  quel- 
conque sur  les  musiciens  qui  vivaient  de  leur  temps  ou  qui  viendraient 


DIFFERENCE     ENTRE     DEUX     COMPOSITEURS    CELEBRES. 

Mozart  jouait   seul   et    sans    accepter  d'hono-  Richard    Wagner   emploie     des   centaines    de 

raircs  :  il  était  applaudi  par  des  centaines  de  per-       chanteurs,    de    musiciens;    des    milliers  de  gens 
sonnes.  louent  des  places  et  il  est  seul  à  applaudir. 

yKikcriki,  de  Vienne,  6  août  1SS2.) 


après  eux;  Tinfluence  de  leur  génie  fut  toute  spontanée  et  inconsciente, 
même  en  tenant  compte  de  TÉpître  dédicatoire  à^Alcestc.  Wagner,  au 
contraire,  ambitionnant  le  rôle  de  chef  d'école  et  de  novateur,  ratiocinait 
sur  lui-même  et  réunissait  toutes  ses  idées  en  corps  de  doctrine,  afin 
d'assurer  à  son  œuvre  un  empire  et  plus  durable  et  plus  étendu. 
Doutez-vous  qu'il  y  ait  réussi  ?  La  musique  ou  l'école,  que  certains 
balourds  s'amusent  à  appeler  encore  «  école  ou  musique  de  l'avenir  », 
est  bien  déjà  celle  du  présent,  car  de  nombreux  faits  démontrent  que 
les  destinées  de  l'opéra  moderne  y  sont  étroitement  liées.  Il  n'est  plus, 
à  cette  heure,  un  seul  compositeur  vraiment  digne  de  ce  nom  qui  ne  tende 
à  se  servir  des  créations  de  Richard  Wagner,  comme  tous  les  succes- 
seurs de  Gluck,  Salicri  en  première  ligne,  se  sont  approprié  les  inno- 
vations de  ce  génie  supérieur. 

4> 


322  RICHARD    WAGNER 

Mais  c'est  affaire  à  eux  de  profiter  des  conquêtes  du  génie  dans  la 
mesure  de  leurs  moyens,  et  de  dégager,  s'il  se  peut,  leur  individualité 
propre  en  puisant  dans  la  musique  ou  les  procédés  du  maître  seule- 
ment ce  qui  doit  convenir  à  leur  nature  particulière.  C'est  là  un  travail 
encore  assez  difficile  et  qui  demande,  outre  l'inspiration  personnelle, 
beaucoup  de  judiciaire  et  de  sens  artistique  :  à  défaut  de  l'un  et  de 
l'autre,  on  verse,  ou  dans  l'imitation  servile,  inintelligente,  ou  dans  la 
négation  obstinée,  inintelligible.  Et  d'ailleurs,  s'il  fallait  prémunir  les 
compositeurs  contre  une  propension  fâcheuse  à  pasticher  servilement 
Richard  Wagner,  afin  d'arriver  plus  vite  à  la  réalisation  d'oeuvres 
similaires,  nul  plus  que  lui  ne  serait  habile  à  leur  signaler  les  dangers 
d'une  telle  entreprise  et  son  inanité,  car  nul  ne  se  connaissait  mieux, 
n'avait  plus  réfléchi  sur   lui-même   et  sur  son  art. 

ft  Toutes  les  fois  qu'un  compositeur  de  musique  instrumentale 
abandonne  la  tonalité,  disait-il,  il  est  perdu.  »  Et,  pour  compléter  sa 
pensée,  il  prenait  dans  ses  œuvres,  dans  Lohengrin,  dans  Tristan, 
certains  exemples  de  modulations  éloignées,  tourmentées,  qui  passaient, 
emportées  par  l'élan  de  la  situation  dramatique,  alors  qu'elles  auraient 
profondément  choqué  dans  une  composition  purement  instrumentale  : 
«  Que  l'occasion  se  présente,  ajoutait-il,  et  je  puis  me  risquer  à  peindre 
des  chos&s  violentes,  terribles,  parce  que  l'action  les  rend  compréhen- 
sibles ;  mais  que  la  musique,  séparée  du  drame,  affecte  de  telles  audaces, 
et  tout  aussitôt  elle  paraîtra  grotesque  et  barbare..  En  vérité,  j'ai  peur 
que  mes  partitions  ne  soient  guère  utiles  aux  compositeurs  de  musique 
instrumentale;  elles  n'admettent  pas  la  condensation,  la  dilution  moins 
encore  ;  elles  menacent  d'égarer,  et,  dès  lors,  le  plus  sage  est  de  les 
laisser  de  côté.  Je  dirais  volontiers  aux  jeunes  gens  qui  veulent  écrire 
pour  le  théâtre  :  «  Tant  que  vous  serez  jeunes,  abstenez-vous  du 
«  drame,  écrivez  des  opérettes  [Singspielé).  »  Voilà  pour  les  composi- 
teurs en  goût  d'imiter  Richard  Wagner  des  conseils  autrement  judicieux 
et  profitables  que  maintes  déclamations  mystiques  avec  anathèmes 
contre  le  démon  de  Bayreuth,  accompagnées  de  béates  génuflexions 
devant  le  dieu  Mozart. 

D  ailleurs,  les  compositeurs  du  monde  entier,  même  les  plus  avan- 
cés dans  leur  carrière  et  les  plus  glorieux,  ont  conscience  aujourd'hui 
de  la  supériorité  d'un  tel  génie  et  la  proclament,  pour  peu  qu'ils 
soient  de  bonne  foi.  11  ne  reste  plus  pour  le  méconnaître  et  le  com- 
battre que  ceux  dont  le  sens  artistique  est  primé  par  l'amour-propre 
ou  par  l'instinct  commercial  et  qui  cherchent  à  reculer  le  triomphe 
définitif  du  génie,  afin  de  prolonger  d'autant  le  débit  de  leurs  produc- 
tions frelatées  que   ces    créations  supérieures  feraient  justement  rentrer 


RICHARD    WAGNFR  323 

dans  le  néant.  l-",t  de  même  que  les  musiciens,  les  critiques,  partout 
ailleurs  qu'en  France,  ont  tous  fait  amende  honorable  au  i^n-and  com- 
positeur trop  longtemps  méconnu.  Richard  Wagner  est  mort  juste  à 
l'heure  où  le  seul  écrivain  musical  d'Allemagne  qui  lui  fît  encore  oppo- 
sition, le  plus  considérable  il  est  vrai,  M.  Edouard  Hanslick,  venait 
de  lui  rendre  hommage  en  confessant  son  génie,  en  reconnaissant 
que,  par  tout  le  monde  musical,  en  Italie,  en  France,  en  Allemagne, 
il    ne    restait  debout  que  Richard  Wagner. 

C'était  à  propos  du  Tribut  de  Zamora,  dont  l'échec  à  Vienne 
avait  été  exemplaire  :  «  A  qui  s'adresser  désormais  pour  l'opéra,  se 
demandait  l'écrivain,  car  il  n'y  a  même  plus  en  France  de  quoi 
alimenter  un  répertoire.  Avec  Bizet  a  disparu  prématurément  le  talent 
nouveau  qui  donnait  le  plus  de  promesses  ;  la  musique  de  Massenet 
manque  de  jeunesse,  et  les  deux  pontifes  bien  connus  de  l'art 
parisien,  Ambroise  Thomas  et  Gounod,  ont  beaucoup  vieilli.  Ah!  c'est 
une  triste  chose  que  la  vieillesse,  lorsque  l'orgueil  continue  à  entretenir 
la  fièvre  de  production,  sans  parvenir  à  rendre  à  la  fantaisie  créatrice 
le  feu  qui  réchauffait  autrefois  et  qui  est  désormais  éteint  !  «  11  ne 
«  faut  pas  s'exposer  à  devenir  une  vieille  danseuse,  disait  Rossini  ;  on 
«  ne  me  fera  plus  danser.  »  Rossini  s'était  fait  une  vieillesse  facile, 
paresseuse  si  l'on  veut  ;  mais  combien  il  devait  lui  être  agréable 
d'entendre  dire  autour  de  lui  :  «  Quel  dommage  qu'il  ne  veuille  plus 
«écrire!  »  Tandis  que  ses  deux  confrères  parisiens  sont  exposés  aujour- 
d'hui à  entendre  la  foule  murmurer  tout  bas  :  «  Quel  dommage  qu'ils 
«  ne  veuillent  pas  cesser  d'écrire!  »  —  Quelqu'un  avait  déjà  dit 
tout  cela,  même  en  France,  avant  M.  Hanslick,  mais  il  était  bon 
que  celui-ci  l'écrivit  à  son  tour  :  la  vérité  n'est  d'aucun  pays  et  il 
n'est  jamais  tfop  tard  pour  la  proclamer. 

Richard  Wagner  est  mort,  et  ses  détracteurs  français  n'ont  pas 
désarmé.  On  aurait  eu  grand  tort  d'espérer  le  contraire.  Il  fallait  avoir 
une  forte  dose  de  naïveté  pour  croire  que  des  gens  dont  le  siège  est 
fait  depuis  la  représentation  de  Tannhœuser  à  Paris,  et  qui  se  sont, 
durant  plus  de  vingt  ans,  enferrés  comme  à  plaisir  dans  la  négation 
complète  des  chefs-d'œuvre  de  Richard  Wagner,  n'attendaient  que  sa 
mort  pour  faire  volte-face  et  s'incliner  devant  son  génie  en  confessant 
leur  erreur  aux  yeux  du  monde  entier.  Il  faut  un  certain  courage, 
ou  tout  au  moins  une  certaine  bonne  foi,  pour  agir  de  la  sorte,  et  ce 
qui  a  paru  tout  simple  à  M.  '  Hanslick,  le  critique  éclairé  de  Vienne, 
aurait  semblé  faiblesse  insigne  aux  journalistes  français,  qui  ne  se 
rétractent  jamais,  dussent-ils  aller  à  l'absurde.   Et  ils  y  vont. 

Tant  que    Wagner    était   vivant,    ils   pouvaient  couvrir   leur   entête- 


324  RICHARD    WAGNER 

ment  d'un  semblant  de  patriotisme  ;  ils  allaient  prenant  des  airs  de 
justiciers,  affirmant  qu'ils  condamnaient  seulement  l'homme  et  réser- 
vaient leur  Jugement  sur  le  compositeur  jusqu'au  jour  où  sa  mort, 
calmant  leurs  susceptibilités,  les  laisserait  libres  de  prêter  l'oreille  à  sa 
musique.  Ils  le  disaient,  et  certaines  gens  les  croyaient;  mais  ces 
scrupules  leur  étaient  venus  un  peu  tard.  Ils  n'avaient  pas  hésité,  dès 
l'origine,  à  porter  le  jugement  le  plus  irréfléchi  non  seulement  sur 
Tannhœuser,  mais  sur  l'œuvre  entier  d'un  compositeur  qu'ils  couvraient, 
sans  le  connaître,  de  huées  et  de  risées.  C'est  après  bien  des  années, 
lorsqu'ils  virent  le  public  applaudir  et  qu'ils  se  sentirent  de  plus  en 
plus  isolés  dans  leur  opposition  obstinée,  qu'ils  imaginèrent  cette  dis- 
tinction subtile  entre  l'homme  et  le  compositeur,  qu'ils  voulurent 
arrêter  ce  mouvement  irrésistible  en  appelant  la  police  à  leur  aide,  au 
nom  du  patriotisme  outragé. 

Wagner  avait  prêté  le  flanc,  c'est  vrai,  et  ces  scrupules,  même 
exagérés,  n'auraient  rien  eu  que  de  respectable  s'ils  eussent  été  sin- 
cères; mais  quelle  apparence  qu'ils  le  fussent?  Par  ce  grand  étalage  de 
beaux  sentiments,  ces  Aristarques  fourbus  cherchaient  uniquement  à 
masquer  un  temps,  à  retarder  leur  irrémédiable  défaite  ;  eux-mêmes 
l'ont  prouvé  en  injuriant,  en  outrageant  de  plus  belle,  après  sa  mort, 
l'homme  et  l'artiste  à  qui  ils  avaient  promis  justice  et  répit  dès  qu'il 
aurait  eu  le  bon  goût  de  mourir.  Ce  n'était  qu'un  faux  semblant,  et  sa 
mort  leur  importait  peu.  La  seule  chose  qui  les  préoccupât  et  qui  les 
préoccupe  encore  était  leur  propre  influence,  qu'ils  croyaient  grande, 
et  qui  se  trouve   être  nulle  et  sans  portée. 

Est-ce  à  dire  que  le  temps  soit  déjà  venu  de  jouer  à  Paris  quelque 
opéra  complet  de  Wagner,  fût-ce  Lohcugrin?  Certes,  le  nombre  va 
croissant  des  amateurs  qui  admirent  les  œuvres  de  Wagner  ou  qui 
sont  seulement  disposés  à  les  écouter  d'une  oreille  attentive;  mais, 
outre  que  les  gens  de  sens  rassis  sont  peu  manifestants  de  leur 
nature,  il  suffit  d'un  siffleur  entêté  pour  gâter  le  plaisir  ou  troubler 
l'attention  de  deux  ou  trois  mille  auditeurs.  Et  qu'importe,  après  tout, 
qu'on  joue  ou  qu'on  ne  joue  pas  Lohengrin  à  Paris  ?  En  quoi  cette 
représentation  peut- elle  augmenter  le  renom  d'un  compositeur  dont 
les  opéras  sont  admirés,  applaudis  partout  ailleurs  qu'en  France  et 
qui,  de  l'aveu  d'un  ennemi  d'hier,  est  le  seul  maître  encore  debout 
dans  le  monde  musical  ?  L'aveu  est  précieux  à  noter  venant  d'un 
adversaire  aussi  convaincu  que  M.  Hanslick  l'était  naguère,  et  cette 
conversion  éclatante,  au  moment  où  l'on  cherchait  à  galvaniser  certains 
opéras  mort-nés  de  musiciens  français,  devrait  faire  réfléchir  tout 
écrivain    un    tant    soit   peu    prudent.    Mais    à    quoi    bon    réfléchir?    Les 


RICIIAllD    WA(JNER 


325 


journalistes  français  n'ont-ils  pas  eu  de  tout  temps  la  science  infuse 
et  le  verbe  haut,  depuis  les  contempteurs  de  Gluck  jusqu'à  ceux  de 
"Wagner,  sans  oublier  ceux  de  Mozart  et  de  Beethoven,  de  Wcbcr  et 
de  Berlioz? 


REPRÉSENTATION     d'uN     OPÉRA    EN     PRÉSENCE     DU     «    MAITRE    ». 
(OberlaMidcr,  Flicgendc  Blœtler,  de  MunL'li,  1880.) 


Le  fait  qu'on  continuerait  à  ne  pas  jouer  d'opéra  de  Wagner  à  Paris 
ne  nuirait  qu'aux  amateurs  français  très  désireux  de  les  entendre  et, 
quant  à  Wagner,  il  ne  souffrira  pas  plus,  en  définitive,  de  cet  ostra- 
cisme prolongé  ou  de  ces  critiques  injurieuses  que  n'en  ont  souflert  ses 


326  RICHARD    WAGNER 

devanciers.  Si  Ton  pouvait  me  dire  en  quoi  la  gloire  de  Weber  et  de 
Beethoven  a  été  moins  grande  alors  qu'on  les  ignorait  ou  qu'on  les 
critiquait  violemment  en  France,  j'admettrais  volontiers  que  le  juge- 
ment de  notre  pays  a  une  importance  quelconque,  opposé  à  celui  de 
toute  l'Europe  ;  mais  c'est  régulièrement  le  contraire  qu'on  observe 
dans  l'histoire  musicale,  et  il  n'est  pas  jusqu'à  ce  pauvre  Mendelssohn, 
si  poétique  et  si  délicat  pourtant,  que  nous  n'ayons  accueilli  d'abord 
avec  une  froideur  polie.  En  fut-il,  de  son  vivant,  moins  fêté  en  Alle- 
magne, en  Angleterre?  En  fut-il  moins  goûté,  même  en  France,  après 
sa  mort  ? 

Quand  bien  même  on  jouerait  avec  succès  Lohengrin  à  Paris,  les 
derniers  clabaudeurs  pourraient  toujours  se  retrancher  dans  cette 
objection  que  ce  n'est  pas  là  le  vrai  Wagner,  qu'il  faudrait  essayer  de 
Tristan  et  Iseult ,  des  Maîtres  Chanteurs,  de  Parsifal,  enfin  d'un 
ouvrage  où  l'auteur  ait  pleinement  réalisé  ses  réformes  du  drame  lyrique 
ou  de  l'opéra,  comme  on  voudra  dire,  et  que  jamais  ces  œuvres  ne 
s'acclimateraient  à  Paris.  Pour  Parsifal,  il  se  peut  faire,  moins  à  cause 
de  la  musique  que  du  poème,  absolument  contraire  aux  idées  qu'un 
public  français  se  forme  d'une  action  théâtrale.  Autre  chose  est  de  Tristan 
et  surtout  des  Maîtres  Chanteurs,  qui  pourront  forcer  l'admiration 
même  des  auditeurs  français,  mais  seulement  lorsque  ceux-ci  se  seront 
peu  à  peu  préparés,  habitués  aux  théories  essentiellement  louables  de 
Richard  Wagner.  Son  oeuvre  d'art  est  à  ce  point  diflFérente  des  pro- 
ductions musicales  qui  règlent  la  mode  à  Paris  qu'il  s'écoulera  long- 
temps avant  que  ces  théories  y  aient  acquis  force  de  loi  ;  mais  cette 
lenteur  même  à  s'imposer  au  goût  d'une  nation  est  un  gage  de  durée, 
et  les  œuvres  qui  pèsent  le  moins  dans  la  balance  de  l'histoire  sont 
presque  toujours  celles  dont  le  monde,  aveuglément,  s'est  le  plus 
engoué  à  l'origine  et  que  les  esprits  indépendants  ont  eu  le  plus  de 
peine  à  déraciner. 

De  cette  union  absolue  de  la  poésie  et  du  drame,  rêvée  et  réalisée 
par  Wagner,  de  cette  fusion  complète  entre  l'orchestre  de  Beethoven 
et  la  parole  déclamée  de  Gluck  ;  de  cette  symphonie  en  un  acte,  établie 
sur  des  motifs-types  qui  reviennent  travaillés,  accouplés  à  l'infini  pour 
expliquer  et  commenter  le  drame,  de  ce  magnifique  tissu  orchestral 
au-dessus  duquel  court  la  mélodie  vocale,  de  la  déclamation  la  plus 
juste,  sans  aucune  répétition  de  parole,  sans  nul  ensemble  convention- 
nel ;  de  tous  ces  éléments  associés  et  fondus  dans  un  cerveau  de 
génie  il  est  résulté  une  œuvre  d'art  tout  à  fait  nouvelle  et  tellement 
contraire  aux  productions  courantes  qu'il  est  presque  impossible  d'en 
donner   une    idée    à    ceux    qui    ne    la    connaissent    pas.    Certains    ont 


RICHARD    WAGNER  3^7 

essayé  de  le  faire  en  ayant  recours  à  l'amplification  poétique  et  n'ont 
obtenu  qu'un  résultat  négatif.  J'ai  sur  ce  point  l'aveu  de  nombreux 
convertis  qui,  d'abord  ignorant  tout  à  fait  Wagner,  m'auraient  volon- 
tiers reproché  de  le  défendre  et  qui,  maintenant,  ne  veulent  presque 
plus  entendre  d'autre  musique  que  la  sienne  :  ils  l'admirent  sans  jamais 
s'en  lasser  et  confessent  ne  savoir  comment  faire  partager  leur  jouis- 
sance au  commun  des  amateurs. 

Qu'est-ce  que  Berlioz  aurait  dit  des  Nibeliingen  et  de  Parsifal,  lui 
qui  dénigra  si  fort  Tannhœiiscr  et  qui  déclarait  le  prélude  de  Tristan 
une  énigme  indéchiffrable  ?  Ah  !  pauvre  Berlioz  !  ce  fut  son  tort  le  plus 
grand  comme  homme  et  sa  faute  la  plus  grave  comme  artiste  que 
d'avoir  méconnu  Wagner,  que  de  l'avoir  desservi  avec  une  animosité 
haineuse.  Aveuglé  par  le  dépit  qu'il  éprouvait  à  voir  son  rival,  son 
cadet,  un  étranger,  lui  barrer  le  chemin  de  l'Opéra,  où  Tannhœiiscr 
semblait  prendre  la  place  des  Troyens,  il  ne  comprit  pas  que,  pour 
la  foule  ignorante  et  moutonnière,  il  n'y  avait  nulle  différence  entre 
les  deux  opéras,  entre  les  deux  musiciens,  et  que  l'un  et  l'autre 
auraient  le  même  sort  à  peu  d'intervalle.  Kn  poussant  à  la  ruine  de 
Tannhœuser,  il  préparait  la  défaite  des  Troyens.  Ce  fut  de  sa  part 
un  acte  et  malhonnête  et  maladroit.  C'est  sur  lui,  sur  ses  méchants 
articles  que  s'appuient  encore  aujourd'hui  les  derniers  ennemis  de 
Richard  Wagner,  tandis  que  Wagner,  lui,  n'a  jamais  jugé  Berlioz 
avec  aigreur  dans  ses  écrits.  W^agner,  c'est  vrai,  de  dix  ans  plus 
jeune,  a  beaucoup  profité  des  innovations  introduites  par  Berlioz  dans 
la  technique  orchestrale;  mais  c'était  son  droit,  et  Berlioz,  au  lieu  de 
lui  nuire,  aurait  beaucoup  mieux  fait  d'étudier,  d'approfondir  et  de 
mettre  à  profit  les  admirables  réformes  tentées  dans  l'opéra  par  un 
rival,  qui,  s'il  s'était  fait  son  disciple  dans  l'art  de  l'instrumentation,  s'est 
montré  son  maître  au  théâtre. 

Les  plus  chauds  partisans  de  Berlioz  sont  bien  forcés  de  recon- 
naître aujourd'hui  que  ce  déni  de  justice  fut  une  maladresse  insigne, 
et  celui  de  nos  compositeurs  qui  a  le  plus  hérité  de  lui,  qui  le  veilla, 
le  soutint  jusqu'à  la  mort  et  qui  garde  à  sa  mémoire  un  culte  attendri, 
ne  l'a  pas  caché,  de  son  vivant  même,  au  maître  qu'il  aimait  :  «  Je  suis 
fâché  de  vous  le  dire,  mon  cher  Berlioz,  mais  sachez  bien  que  la 
chute  du  Tannhœuser,  à  laquelle  vous  avez  tant  soit  peu  contribué,  a 
préparé  la  chute  des  Troyens,  chute  moins  éclatante,  moins  brusque, 
mais  non  moins  réelle  que  l'autre.  Mieux  valait  pour  vous  que  les 
Troyens  entrassent  à  l'Opéra  à  la  suite  du  Tannhœuser,  et  même  de 
Lohengrin,  que  de  ne  pas  y  entrer  du  tout.  » 

C'est   le    même   écrivain    qui  formulait  ensuite  en  termes  passionnés 


328 


RICHARD    WAGNER 


une  idée  qui  m'est  chère,  ainsi  qu'à  lui,  et  sur  laquelle  je  veux 
terminer  ce  long  travail;  aussi  bien  est-ce  toujours  de  Richard  Wagner 
qu'il  s'agit  :  «  Poser  ainsi  devant  une  génération  d'artistes  qui  vit, 
qui  pense  et  qui  travaille,  ces  colonnes  d'Hercule  faites  avec  les  osse- 
ments de  ceux  qui  sont  morts,  c'est  nier  le  progrès,  c'est  vouloir 
rompre  violemment  une  chaîne  dont  les  anneaux  doivent  arriver,  en  se 
multipliant,  jusqu'aux  époques  les  plus  éloignées.  Ces  morts  illustres 
que  vous  acclamez  aujourd'hui  n'ont-ils  pas  vécu,  pour  la  plupart, 
critiqués  ou  méconnus  comme  ceux  qui  vivent  et  que  vous  repoussez 
aujourd'hui?...  O  pieux  thuriféraires  des  gloires  du  passé,  oublierez- 
vous  donc  toujours  que  les  novateurs,  que  les  romantiques  de  la  veille 
deviennent  les  classiques  du  lendemain  ?  Du  vivant  de  Beethoven  et 
de  Weber  ne  leur  opposait-on  pas  Haydn  et  Mozart,  comme  vous 
opposez  aujourd'hui  à  Wagner  et  à  Berlioz  Beethoven  et  Weber  ? 
N'avez-vous  jamais  pensé  que,  dans  un  avenir  peu  éloigné,  car  le 
temps  marche  vite ,  Wagner  et  Berlioz  seraient  les  béliers  avec 
lesquels  on  battrait  en  brèche  quelque  vivante  renommée  contempo- 
raine ?  Les  classiques  !  les  classiques  !  dites-vous  ;  tenons-nous-en  aux 
classiques  !  Mais  Wagner  et  Berlioz,  dans  quelques  années  d'ici,  seront 
des  classiques!...  Depuis  combien  de  temps  Mendelssohn  est-il  un 
classique?  Depuis  qu'il  est  mort.  » 

C'est  là  la  vérité  vraie,  celle  qu'il  n'est  pas  toujours  bon  de  dire, 
mais  qui  finit  tôt  ou  tard  par  triompher,  si  violemment  qu'on  lui 
résiste,  si  puissants  que  soient  les  intérêts  ligués  contre  elle.  Et  la 
preuve  en  est  que  la  prédiction  de  M.  Reyer  s'est  déjà  réalisée  : 
aujourd'hui  Berlioz  est  un  classique,  presque  un  ancien,  et  c'est  Wagner 
qui  rayonne,  éblouissant,  sur  tout  le  monde  musical. 


RICHARD     WAGNER     DANS     o     LANNEAU     DU     NIBELUNG    «. 

Le  inonde  entier  se  prosterne  à  ses  pieds. 
{Caricalurc  alU'tnanJc.   1S76.) 


fej^^^!^^-v:T:.^'4>4\te,  V...--.  v-.; 


APPENDICE 


LES  ŒUVRES  DE  RICHARD  WAGNER  DANS  LES  CONCERTS  DE  PARIS 


E  petit  travail  qui  va  suivre  n'est  rien  de  plus  qu'un  mcmentu  musical.  11 
est  bourré  de  titres,  de  dates  et  de  noms  propres  ;  mais,  par  cela  même 
et  parce  qu'il  est  d'une  précision  historique  indiscutable,  il  offrira  sûre- 
ment quelque  intérêt  aux  gens  qui  n'écoutent  pas  seulement  de  la 
musique  au  jour  le  jour  et  qui  aiment,  de  temps  à  autre,  à  regarder 
en  arrière,  atin  de  mieux  juger  du  chemin  parcouru.  Tel  est  l'esprit  qui  m"a  guidé  en 
l'écrivant;  je  me  flatte  d'ailleurs  que  les  plus  anciens  détracteurs  de  Richard  Wagner 
y  trouveront  matière  à  réflexion. 

Les  théâtres  n"ont  rien  fait  pour  Richard  Wagner  en  France,  et  c'est  par  les  concerts 
qu'il  est  arrivé  à  la  gloire,  au  succès  incontesté,  même  à  Paris,  lui,  compositeur  essen- 
tiellement dramatique  et  qui  regardait  la  représentation  théâtrale  comme  absolument 
nécessaire  pour  la  parfaite  compréhension  de  ses  œuvres.  D'où  vient  donc  que  pareil 
renversement  se  soit  produit  en  France?  Uniquement  en  raison  de  l'insuccès  bruyant 
de  Tannhœuser  à  l'Opéra.  Depuis  lors,  en  effet.  Jamais  directeur  de  théâtre  n'aurait  eu 
l'idée  de  jouer  une  grosse  partie  sur  une  œuvre  capitale  de  Wagner,  —  et  la  tentative 
inutile  faite  en  1869  P'^'"  ^-  Pasdeloup  avec  Rien\i,  sinon  contre  le  gré,  au  moins  sans 
l'approbation  de  l'auteur,  ne  pouvait  que  justifier  cette  prudente  abstention,  —  tandis 
qu'un  entrepreneur  de  concerts,  ne  courant  pas  grand  risque  à  essaver  de  temps  à 
autre  un  morceau,  quitte  à  le  retirer  s'il  déplait  au  public,  pouvait  faire  efficacement  de 
la  propagande  en  faveur  du  grand  musicien. 

Voyons  donc  ce  qu'ont  fait  les  concerts  et  par  quelles  lentes  étapes  ils  sont  parvenus 
à  réparer  le  honteux  échec  de  Tannhœuser.  La  nomenclature  est  aride  et  longue,  mais 
sa  longueur  et  son  aridité  témoignent  des  efforts  souvent  infructueux,  toujours  répétés, 
qu'ont  dû  faire  et  chefs  d'orchestre  et  partisans  de  la  première  heure,  afin  de  restituer  au 
maître  allemand  la  place  d'honneur  à  laquelle  il  avait  droit  en  France,  aussi  bien  que 
dans  tout  le  monde  musical.  Richard  Wagner  ne  fut  un  peu  connu  à  Paris  qu'après  les 
trois  concerts  donnés  par  lui-même  aux  Italiens  en  janvier  1860;  il  ne  fut  générale- 
ment bafoué  chez  nous  qu'après  le  désastre  de  Tannhœuser  en  mars  1861.  C'est  à  dater 
de  ce  jour  qu'il  est  intéressant  d'observer  les  progrès  de  ses  œuvres  en  France,  à  dater 
du  jour  où  tout  le  monde  à  peu  près  demeura  persuadé  qu'on  n'entendrait  plus  jamais 
parler  de  lui  ni  de  sa  musique  à  Paris.  Je  prends  donc  à  cette  époque,  après  avoir  rap- 
pelé toutefois  que,  bien  auparavant,  Seghers  avait  exécuté  pour  la  première  fois,  à 
Paris,  l'ouverture  de  Tannhœuser,  dans  les  concerts  de  la  Société  Sainte-Cécile,  qu'il 
inaugurait  au  Casino  Paganini,  rue  de  la  Chaussée-d'Antin  :  c'était  le  dimanche 
24  novembre  i85o.  Donc,  honneur  à  Seghers  '  ! 

I.  Elle  reparut  ensuite  aux  Concerts  de  Paris,  dirigés  par  Arban,  à  la  tin  de  janvier  i858.  «  Le 

42 


J 


3^j  A  P  P  E  N  b  I  C  K 


Mais  honneur  surloiu  à  M.  Pasdcloup.  Car  le  premier  défenseur  acharne  de 
Richard  Wa£;ner  en  France,  celui  qui  s'obstina  à  jouer  de  sa  musique  en  dépit  des  cris 
du  public  et  qui  résista  aux  plus  terribles  orages  avec  un  entêtement  rageur,  c'a  été 
M.  Pasdcloup.  Il  en  avait  d'abord  essayé  aux  concerts  de  la  Société  des  jeunes  artistes 
du  Cunservatuire  et,  l'année  même  où  allait  se  jouer  cette  grosse  partie  de  Tannhœuser, 
il  exécutait  la  marche  et  le  chœur  des  fiançailles  de  Lohengrin  (3  février  i8(3i^,  puis  il 
faisait  chanter  par  M.  Gourdin  une  mélodie  de  Wagner,  le  17  février;  et,  comme 
pour  protester,  aussitôt  après  le  désastre,  il  faisait  rechanter  le  chœur  des  fiançailles 
au  concert  du  14  avril. 

Les  Concerts  populaires,  installés  dés  l'origine  au  Cirque  d'Hiver,  datent  du 
2"  octobre  1861,  —  l'année  même  de  la  catastrophe  de  Tannha'user,  —  et  c'est  le 
10  mai  1862  que  M.  Pasdeloup  inscrivit  pour  la  première  fois  le  nom  de  Richard 
Wagner  sur  son  afhche  ;  il  jouait  la  marche  de  Tannhœiiser .  Ensuite  un  silence  de 
trois  ans.  Le  5  mars  i865,  première  audition  de  l'ouverture  de  Tannhœuser  : 'grande 
.tempête.  Il  la  répète  cependant  deux  fois  avant  de  risquer  le  prélude  de  Lohengrin 
(il  février  1866).  Cette  fois  les  partisans  l'emportent  et  le  prélude  est  bissé.  Le  7  mars 
1866,  la  marche  et  le  chœur  des  fiançailles  de  Lohengrin  passent  presque  sans 
encombre.  Ajoutez  l'ouverture  du  Vaisseau  fantôme  (i3  janvier  1867!,  un  air  de 
Lohengrin  murmuré  par  M.  Capoul  ^24  mars  1867),  l'ouverture  de  Rien^i  (3  novembre 
1867),  la  marche  religieuse  de  Lohengrin  (9  février  1868),  des  fragments  du  troisième 
acte  de  Tannhœuscr,  chantés  par  M.  Faure  et  Mi><=  Nilsson  le  vendredi  saint  10  avril 
1868,  de  courts  morceaux  pour  orchestre  tirés  des  Maîtres  Chanteurs  (t  8  octobre  1868), 
l'ouverture  des  Maîtres  Chanteurs,  huée  d'un  bout  à  l'autre  au  point  qu'on  n'entendit 
rien  (12  et  19  décembre  1869),  l'ouverture  de  Faust  (6  mars  1870)  ;  et  vous  aurez  toutes 
les  pages  de  Richard  Wagner  que  M.  Pasdeloup,  à  force  de  les  répéter,  imposa  presque 
à  son  public  jusqu'en  1870,  au  milieu  de  cris,  clameurs  et  sifflets  que  rien  ne  pouvait 
arrêter.  Tout  cela  parce  qu'on  avait  joyeusement  sifHé  Tannhœuser  à  l'Opéra,  le 
i3   mars   186 1  1 

M.  Pasdeloup  recommence  à  j(juer  plusieurs  de  ces  morceaux  dans  la  saison 
1873-1874.  Le  i5  novembre  1874,  il  s'attaque  au  prélude  de  Tristan  et  Iseult ;  puis, 
après  une  nouvelle  année  de  silence,  il  exécutait,  le  29  octobre  1876,  la  marche  funèbre 
du  Crépuscule  des  Dieux,  qui  soulevait  dès  la  veille  un  terrible  émoi.  Devant  le 
déchaînement  presque  général  de  la  presse,  il  dut  rester  trois  ans  sans  rien  risquer 
de  Richard  Wagner;  puis,  après  avoir  tàté  le  terrain  avec  l'ouverture  du  Vaisseau 
fantôme  et  le  prélude  de  Tristan  (3o  mars  et  6  avril  1879),  il  donna  immédiatement 
ces  trois  auditions  intégrales  du  premier  acte  de  Lohengrin  qui  eurent  un  si  grand 
succès  (20  avril,  8  et  i5  mai  1879I;  les  rôles  étaient  tenus  par  MM.  Prunet,  Bacquié, 
Seguin,  Piccaluga,  M""  Juliette  Rey  et  Caroline  Brun. 

De  ce  jour  date  le  grand  mouvement,  qui  entraîne  les  amateurs  français  impartiaux 
vers  Richard  Wagner  et  va  bientôt  gagner  la  foule;  mais,  de  ce  jour  aussi,  de  court;-, 
morceaux  ne  suffirent  plus  et  il  fallut  offrir  au  public  de  longs  fragments  chantés,  de 
véritables  sélections  des  œuvres  de  Wagner.  M.  Pasdeloup  donna  d'abord  divers  mor- 
ceaux du  Vaisseau  fantôme  chantés  par  M.  Lauwers,  M'""  Brunet-Lafleur  et  Rose 
(>aron  [6  février  188I;.  Le  lo  avril    1881,  il  fait  entendre  des  fragments  du  troisième 

loul  se  unninc,  disuil  alors  la  Galette  musicale,  par  une  espèce  de  tumulte  harmonique,  tenant  lieu 
de  péroraison,  et  en  cet  endroit  l'auteur  a  cru  pouvoir  mettre  \emoi_fin.  Pourquoi  là  plutôt  qu'ailleurs.' 
Rien  ne  l'indique.  Le  public  a  écouté  dans  un  silence  religieux  cette  œuvre  étrange;  il  a  même 
applaudi,  ce  qui  est  très  poli  de  sa  part.  » 


APPENDICK  33, 

acte  des  Maîtres  Chanteurs,  chantes  par  M"'=^  Panchioni  et  Caron,  MM.  Holly, 
Lauwers  et  Lecor,  puis  le  28  mai,  les  adieux  de  Wotan  à  Brunehild  et  l'incantation 
du  feu,  de  la  Valkyric,  dits  par  M.  Faure.  Le  i  1  décembre  188  i  reviennent  des  frai,'- 
ments  du  troisième  acte  de  Tannliceuser,  par  M.  Faure  et  M"";  Rose  Caron.  Le 
i5  janvier  1882,  la  mélodie  :  Raves,  transcrite  par  Wagner  lui-même,  et  le  morceau 
de  concours  des  Maîtres  Chanteurs,  transcrit  par  M.  Wilhelmy,  sont  exécutés  sur  le 
violon  par  M.  Waldemar  Meyer.  Le  5  février,  M"i=  Panchioni  chante  la  scène  finale 
de  Tristan,  et,  le  vendredi  saint  7  avril,  on  entend  pour  la  première  fois  le  chœur  final 
de  l'Agape  des  Apôtres. 

Le  22  octobre  1882,  première  audition  du  prélude  de  Parsifal,  en  même  temps  que 
le  jouaient  M.M.  Colonne  et  Lamoureux;  les  28  janvier  et  4  février  i883,  nouvelles 
auditions  du  premier  acte  de  Lohengrin,  et  les  11  et  18  février,  exécution  de  l'épisode 
du  Vendredi  Saint,  de  Parsifal,  pour  orchestre  seul.  Ici  finit  le  répertoire  des  ceuvrcs 
wagnériennes  essayées  au  Cirque  d'hiver  par  M.  Pasdeloup  ;  ici  finissent  les  Concerts 
populaires  eux-mêmes,  puisque  M.  Pasdeloup,  atteint  par  l'âge  et  lassé  par  la  concur- 
rence, abandonnait  alors,  après  vingt-trois  années,  ces  excellents  concerts  qui  ont 
renouvelé  le  goût  musical  en  France  et  dont  la  popularité  même  assure  un  renom 
durable  à  leur  fondateur. 

Tandis  que  les  Concerts  populaires  étaient  tellement  agités  par  les  furieux  combats 
qui  se  livraient  autour  des  œuvres  de  Richard  Wagner,  les  Concerts  dits  aujourd'iiui  du 
Chàtelet,  fondés  en  mars  1873  à  FOdéon  et  transportés  seulement  pour  la  saison 
suivante  au  Chàtelet,  restaient  jusqu'au  i"  février  1880  sany  donner  une  seule  note  de 
Wagner.  M.  Colonne  exécuta  ce  jour-là  l'ouverture  de  Tannhœuser.  Durant  la 
saison  suivante,  au  premier  concert,  ouverture  du  Vaisseau  fantôme  [\j  octobre  1881  ; 
Siegfried's  Idyll,  le  14  novembre;  la  Chevauchée  des  Valkyries  pour  orchestre  seul, 
qui  allait  devenir  un  des  plus  grands  succès  de  ces  concerts,  les  23  janvier,  6  et 
i3  février  1881  ;  puis  le  prélude  et  le  finale  de  Tristan,  toujours  pour  orchestre  seul,  le 
vendredi  saint  i5  avril.  Les  23  et  3o  octobre  1881,  la  scène  du  Venusberg,  de  Tann- 
hœuser; les  20  et  27  novembre  et  4  décembre,  longs  fragments  pour  orchestre  et  chant 
de  Tannhœuser,  avec  MM.  Bosquin  et  du  Wast  dans  Tannhœuser  et  Auguez  dans 
Wolfram;  les  5  et  12  février  1882,  sélection  de  Rien^i,  chantée  par  M.  Stéphanne, 
Mlles  Marie  Battu,  C.  Brun  et  Dihau;  le  26  mars  enfin,  fragments  de  Tannhœuser,  avec 
M.  Faure  pour  Wolfram. 

Le  22  octobre  1882,  le  prélude  de  Parsifal  se  joue  au  Chàtelet  en  même  temps  que 
chez  MM.  Pasdeloup  et  Lamoureux;  le  5  novembre,  Huldigung's-Mar'sch  ,-les  25  février 
et  4  mars  i883,  sorte  de  Festival-Wagner,  composé  presque  entièrement  de  ses  œuvres, 
avec  M.  Lauwers  et  M'"»  Rose  Caron  comme  solistes;  puis,  le  i  i  mars,  ouverture  des 
Maîtres  Chanteurs.  Durant  la  saison  de  1883-1884,  réapparition  des  précédents 
morceaux  ;  le  20  janvier,  fragment  de  Lohengrin,  chante  par  M"'=  Schrœder  lElsa)  ; 
puis  le  grand  finale  du  premier  acte  de  Parsifal  exécuté  le  10  février  et  le  2  mars  1884, 
suivi  la  seconde  fois  de  V Enchantement  du  vendredi  saint,  avec  M.  Faure  (Gurne- 
manz)  et  M.  Mazalbert  [Parsifal).  M.  Faure  rechante  ses  fragments  préférés  de 
Tannhœuser  le  9  mars,  et  M.  Colonne  termine  la  saison  (6  avril;  avec  la  Chevauchée 
des  Valkyries,  qu'il  a  bien  dû  jouer  quinze  ou  vingt  fois  et  qui  demeurera  le  grand 
succès  wagnérien  des  Concerts  du  Chàtelet. 

A  la  réouverture  d'automne,  en  1884,  M.  Colonne  s'appropriait  Touveriure  de 
Faust  (2  novembre)  ;  puis,  les  25  janvier,  i"et8  février  (885,  il  donnait  divers  fragments 
de  la  Valkyrie  :  les  adieux  de  Wotan  à  Brunehild.  chantés  par  M.  Soum,  le  sr-lut  de 


332  APPENDICE 

Siegmund  ;iu  printemps  soupiré  par  M.  Bosquin,  et  l'inévitable  Chevauchée,  avec 
parties  vocales.  Au  début  de  la  saison  suivante,  M.  Lauwers  redit  les  adieux  de  Wotan 
(6  et  i3  décembre!;  puis  M.  Maurcl  et  M"'-'  Tanesi  chantent  le  duo  du  deuxième  acte 
du  Vaisseau  fantôme  aux  concerts  des  7  et  14  février  1886. 

Les  Concerts  du  Chàteau-d'Eau,  fondJs  il  y  a  seulement  cinq  ans,  le  2'}  octobre 
1881,  se  sont,  dès  le  début,  consacrés  au  triomphe  de  Richard  Wagner  sous  l'énergique 
impulsion  de  M.  Lamoureux.  Pendant  la  première  année,  ouvertures  de  Rien\i  (6  et 
i3  novembre)  et  du  Vaisseau  fantôme  (20  et  27  novembre)  ;  cavatine  du  Vaisseau 
fantôme  chantée  par  M.  Guiot  (11  décembre);  ouverture  et  tragments  des  Maîtres 
Chanteurs  pour  orchestre  (18  et  25  décembre);  ouverture  de  Tannhœuser  8  et  i5  jan- 
vier 1882);  chœur  des  tileuses  du  Vaisseau  fantôme,  etmarcheet  chœur  des  fiançailles 
de  Lohengrin,  exécutés  trois  fois  de  suite  (22,  29  janvier  et  5  février)  ;puis  quatre  auditions 
triomphales  du  premier  acte  de  Lohengrin  chanté  par  MM.  Lhcrie,  Plançon,  Heus- 
chling,  Auguez,  M"""  Franck-Duvernoy  et  Gayet  [12,  19  et  26  février,  5  mars  1882]; 
enfin  le  grand  duo  de  Lohengrin,  par  M'"=  Franck-Duvernoy  et  M.  Bosquin  (19  mars  et 
7  avril),  et  sélection  de  Tannhœuser  avec  M.  Heuschling  dans  Wolfram  (26  marsV  C'était 
assez  bien  travailler  pour  une  première  année. 

Au  début  de  la  deuxième,  les  22  et  29  octobre  1882,  exécution  du  prélude  de  Pars/y^/, 
en  même  temps  que  chez  MM.  Colonne  et  Pasdeloup;  les  5  et  i  2  novembre,  audition 
du  prélude  de  Tristan;\c  14  janvier  i883,  introduction  instrumentale  et  prière  de 7?!C'h^/, 
chantée  par  M.  Bosquin;  pour  finir  la  saison,  Festival-Wagner  (4  et  1 1  mars)  où  l'on 
réentendait  tous  les  morceaux  déjà  classés,  en  parti 'ulicr  le  premier  acte  de  Lohengrin 
chanté  par  M"»-'  Brunet-Lafleur,  MM.  Bosquin,  Couturier,  etc.  Dans  le  troisième 
hiver,  d'abord  la  marche  funèbre  du  Crépuscule  des  Dieux  (janvier  1884),  admirable- 
ment rendue  et  que  M.  Lamoureux  dut  rejouer  quatre  dimanches  de  suite  ;  enfin  les  quatre 
auditions  foudroyantes  du  premier  acte  de  Tristan  et  Iseult,  chanté  par  M'"«s  Montalba 
et  Boidin-Puisais,  MM.  Van  Dyck,  Blauwaert  et  Mauguière  (2-,  9,  16  et  23  mars). 
Cette  exécution,  qui  retentit  comme  un  coup  de  tonnerre,  acheva  la  reconnaissance  et 
la  consécration  du  génie  de  Richard  Wagner  par  le  public  français  enthousiasmé. 

M.  Lamoureux  ne  devait  pas  s'en  tenir  là.  Dès  la  réouverture,  il  exécutait  la  Grande 
Marche  de  fête,  composée  pour  le  centenaire  de  l'indépendance  des  Etats-Unis 
(26  octobre  1884),  et  la  répétait  aux  deux  concerts  suivants  I9  et  16  novembre),  en  y 
joignant  les  deux  fois  l'ouverture  de  Faust.  Il  faisait  chanter  trois  fois  par  M"'^  Brunet- 
Lafleur  et  M.  Van  Dyck  le  grand  duo  de  Lohengrin  (7,  14  et  21  décembrel  ;  puis, 
après  avoir  répété  une  fois  le  premier  acte  de  Tristan  et  Iseult,  il  exécutait  deux  fois 
le  deuxième  acte  ^jusqu'à  l'arrivée  du  roi  Marke)  avec  M.  Van  Dyck,  M'''^'^  Montalba 
et  Boidin-Puisais  comme  solistes  (l'-'f  et  8  mars  i885).  Enfin,  le  vendredi  saint  3  avril, 
il  attirait  la  foule  en  donnant  un  grand  concert  exclusivement  composé  d'œuvres 
orchestrales  de  Richard  Wagner,  précédemment  entendues  :  dix  numéros  au  programme, 
autant  d'éclatants  succès. 

Au  commencement  de  la  saison  suivante,  l'orchestre  exécutait  Siegfried's  Idyll  les 
29  novembre  et  6  décembre,  et  M.  Van  Dyck  chantait  les  adieux  de  Lohengrin  (22  et 
29  novembre)  qu'il  répétait  encore  deux  fois  (3i  janvier  et  7  février  1886)  après  le  grand 
duo  de  Z.o/!e«^r/«  avec  M™  Brunet-Lafleur.  Le  14  février,  ces  deux  mêmes  artistes 
chantaient  le  premier  acte  presque  entier  de  la  Valkyrie,  moins  la  scène  deuxième  avec 
Hunding,  et  celte  exécution  avait  un  tel  succès  que  M.  Lamoureux  la  devait  répéter  les 
21  février,  14  et  21  mars;  à  cette  quatrième  audition.  M™"  Brunet-Lafleur,  indisposée, 
était  remplacée  par  M'"'=  Boidin-Puisais.  Dans  le  même  concert,  M.  Lamoureux  exécu- 


APPENDICE  333 

tait  pour  la  prcmicrc  fois  la  Chevauchce  des  ]'ii!kj-rics  pour  orciicstre,  qu'il  redonnait 
les  deux  dimanches  suivants  ;  cnlin  le  vendredi  saint  2'}  avril,  comme  l'année  précé- 
dente, il  consacrait  tout  son  concert  aux  œuvres  de  Richard  Wagner.  Outre  quantité  de 
morceaux  connus,  outre  le  premier  acte  de  la  Valkyrie,  exécuté  pour  la  cinquième  fois, 
il  faisait  entendre,  en  première  audition,  le  prélude  du  troisième  acte  de  Tristan  et 
Iseiilt,  l'Enchantement  du  vendredi  saint,  de  Parsifal,  et  les  Murmures  de  la  forêt,  de 
Siegfried.  Quelle  afHuence  et  quelles  ovations  ! 

Et  pendant  ces  vingt-cinq  années,  de  1861  à  1886,  que  faisait  la  Société  des  concerts 
du  Conservatoire?  Le  8  avril  1866,  elle  risquait  la  marche  de  7  annhœuser  ;  le 
16  février  1868,  elle  jouait  le  chœur  des  pèlerins,  et,  le  24  janvier  1869,  elle  allait  jusqu'à 
la  marche  religieuse  de  Lohengrin.  Puis,  silence  absolu  pendant  quinze  ans.  Le  20  jan- 
vier 1884,  elle  rejouait  la  marche  religieuse  de /.o/!é'/z^/-//z,  et,  au  concert  spirituel  du 
vendredi  saint  11  avril,  elle  exécutait,  pour  la  première  fois,  l'ouverture  de  Taiiii- 
liœuser.  L'ouverture  de  Tannhœuser  pour  la  première  fois  en  1884!  Trente-neut  ans 
après  l'apparition  de  ce  chet-d'ceuvre  à  Dresde  !  O  sacro-saint  Conservatoire!  Enfin,  le 
3i  janvier  1886,  suprême  audace,  la  Société  faisait  chanter  le  ch(eur  des  fileuses  du 
Vaisseau  fantôme,  après  avoir  essayé,  toutes  portes  closes,  la  scène  des  Filles-fleurs  de 
Parsifal.  M.  Garcin  n'aurait  pas  mieux  demandé  que  d'aller  un  peu  de  l'avant  pour 
marquer  son  avènement  au  poste  de  premier  chef  d'orchestre  ;  mais  rentêtcment  routi- 
nier a  prévalu  contre  ses  timides  efforts. 

Et  quel  est,  aujourd'hui,  le  résultat  manifeste,  inespéré  après  la  chute  de  Tann- 
hœuser, de  tant  d'elïorts  patiemment  répétés?  C'est  que  les  théâtres  parisiens,  présente- 
ment, ne  rêvent  plus  que  de  jouer  des  ouvrages  de  Richard  Wagner.  L'Opéra-Comique 
est  aux  regrets  de  n'avoir  pu  représenter  ce  Lohengrin  connu,  admiré  du  mande  entier, 
et  s'il  le  regrette  à  ce  point,  croyez-le  bien,  c'est  qu'il  était  assuré,  la  vogue  aidant,  d'y 
trouver  grosses  recettes  et  grands  profits;  avec  les  directeurs  de  théâtre,  il  n'est  pas 
d'autre  objectif.  A  la  fin  de  sa  précaire  existence,  et  comme  il  était  au  plus  bas,  l'Opéra 
italien  de  la  place  du  Châtelet  voulait  tenter  un  dernier  coup  de  fortune  en  montant 
tant  bien  que  mal,  en  huit  jou.'s,  le  Fi3metn/yrt/z?o;nf;  heureusement  que  les  gens  ayant 
pleins  pouvoirs  pour  autoriser  cette  folle  entreprise  ont  répondu  sans  hésiter  :  non. 
L'échec  du  Vaisseau  fantôme,  tombant  sous  une  mise  en  scène  ridicule  et  une  exécu- 
tion à  la  diable,  aurait  fait  perdre  en  un  soir  tous  les  résultats  gagnés  par  vingt  ans  de 
luttes  patientes  et  de  lents  combats. 

Ce  n'est  rien,  diront  les  gens  trop  pressés,  qu'un  acte  de  Tristan  et  Iseult  ou  de  la 
Valkyrie,  entendu  dans  le  plus  grand  silence  et  couvert  d'applaudissements  à  la  fin, 
pendant  quatre  auditions  consécutives.  C'est  un  fait  capital  dans  l'histoire  musicale  de 
la  France  et  la  date  en  restera,  car  elle  marque  la  reconnaissance  absolue  du  génie  de 
Richard  Wagner  par  tous  les  amateurs  français,  exception  faite  des  critiques  qui  s'étaient 
trop  engagés  naguère  en  sens  inverse  et  qui  en  sont  réduits  à  s'entêter  tout  seuls  dans 
leur  négation  :  c'est  comique  et  triste  à  la  fois  de  voir  les  malheureux  lutter  aussi  déses- 
pérément, en  poussant  de  grands  cris,  contre  le  courantqui  les  entraîne  et  les  submerge. 
Aujourd'hui,  la  représentation  de  Lohengrin  à  Paris  n'est  plus  qu'une  affaire  de  jours  : 
peu  importe  que  ce  soit  dès  l'hiver  prochain  ou  plus  tard.  On  peut  le  prédire  à  coup  sûr: 
ce  chef-d'œuvre  obtiendra  le  plus  grand  succès,  et  ce  succès  est  précisément  ce  que  redou- 
tent et  veulent  retarder  les  compositeurs  installés  en  maîtres  dans  nos  théâtres  lyriques. 

Quoi  qu'ils  disent,  fassent  ou  écrivent,  ils  sont  dès  à  présent  sûrs  de  leur  fait.  En 
face  d'un  génie  hors  ligne,  il  n'v  a  qu'à  s'incliner  et,  plus  on  tarde  à  le  taire,  plus  on 
apprête  à  rire  à  la  postérité. 


II 

CATALOGUE  COMPLET  DES  ŒUVRES  MUSICALES  DE  RICHARD  WAGNER' 

I.  —  Œuvres    dramatiques. 

Les  Noces,  fragment  d'un  opéra  :  introduction,  chœur  et  septuor.  Inc'dit;  copie 
autographe  de  la  partition,  36  pages,  datée  du  i'"'  mars  i833.  Fut  présenté  par  Wagner 
à  la  Société  de  musique  de  Wiirzbourg. 

Les  Fées,  opéra  romantique  en  3  actes;  i833.  Ne  fut  jamais  représenté;  l'ouverture 
seulement  fut  exécutée  à  Magdebourg  en  1834.  Inédit;  la  partition  originale  appartient 
au  roi  de  BaTière. 

La  Défense  d'aimer,  musique  composée  en  i835  et  i836.  Représentée  une  seule 
fois,  à  Magdebourg,  le  29  mars  i836.  Partition  originale  en  la  possession  du  roi  de 
Bavière.  Un  air  de  cet  opéra  :  Chant  de  carnaval,  a  été  imprimé  dans  YEiiro  a,  de 
Lewald  (année  1837,  p.  240),  et  publié  par  contrefaçon  à  Brunswick  et  à  Hanovre. 

Rien\i,  le  dernier  des  tribuns,  grand  opéra  tragique  en  5  actes.  Musique  commencée 
à  Riga  en  i838.  Actes  I  et  II  terminés  en  1839  à  Riga  et  à  Mitau;  actes  III  et  IV  ter- 
minés à  Paris  en  1840.  Première  représentation  à  Dresde,  le  20  octobre  1842.  Traduc- 
tion française  de  MM.  Gh.  Nuitter  et  J.  Guilliaume. 

Le  Hollandais  volant,  opéra  romantique  en  3  actes.  Musique  écrite  à  Meudon,  près 
Paris,  en  1841.  Première  représentation  à  Dresde,  le  2  janvier  1843.  Traduction  fran- 
çaise de  M.  Ch.  Nuitter. 

Tannhœuser  ou  le  Tournoi  des  chanteurs  à  Wartbourg,  opéra  romantique  en  3  actes. 
Poème  écrit  à  Dresde  en  1843  ;  partition  terminée  en  1844-184^.  Première  représenta- 
tion à  Dresde,  le  19  octobre  1845.  Traduction  française  de  M.  Ch.  Nuitter. 

Lohengrin,  opéra  romantique  en  3  actes.  Poème  écrit  à  Dresde  en  1845  ;  musique 
commencée  le  9  septembre  1846.  Introduction  écrite  le  28  août  1847;  instrumentation 
de  tout  l'ouvrage  terminée  pendant  l'hiver  et  le  printemps  suivants.  Première  représen- 
tation à  Weimar,  le  28  août  i85o.  Traduction  française  de  M.  Ch.  Nuitter. 

L'Or  du  Rhin,  1^=  partie  de  l'Anneau  du  Nibelung.  Poème  de  l'Anneau  commencé  à 
Dresde  en  1848,  exécute  dans  l'ordre  inverse  [la  Mort  de  Siegfried,  Siegfried,  la 
Valkyrie  et  l'Or  du  Rhin]  ;  terminé  à  Zurich  en  i85  i-i852.  Musique  de  l'Or  du  Rhin 
commencée  dans  l'automne  de  i853,  à  la  Spezzia  ;  partition  terminée  en  mai  1854. 
Première  représentati(Mi  à  Munich,  le  22  septembre  1869. 

La  Valkj'rie,  2'=  partie  de  l'Anneau  du  Nibelung,  en  3  actes.  Partition  terminée  i\ 
Zurich  en  i856.  Première  représentation  à  Munich,  le  26  juin  1870.  Traduction  fran- 
çaise de  M.  Victor  Wilder. 

Tristan  et  Iseult,  en  3  actes.  Poème  écrit  à  Zurich  en  1857;  musique  commencée 
en  1857.  Partition  du  i"  acte  terminée  à  Zurich  pendant  l'automne  de  1857;  du 
2=  acte,  à  Venise,  en  mars  1859  ;  du  3=  acte,  à  Lucerne,  en  août  1859.  Première  repré- 
sentation à  Munich,  le  10  juin  i865.  Traduction  française  de  M.  Victor  Wilder. 

Siegfried,  3°  partie  de  l'Anneau  du  Nibelung,  en  3  actes.   Musique  commencée  à 

I.  Cette  liste  très  claire  et  qui  permet  de  suivre  distinctement  la  série  d'ceuvres  empiétant  souvent 
l'une  sur  l'autre  a  été'  dressée  avec  beaucoup  de  soin  par  M.  Dannreuthcr,  auquel  il  con\  ient  d'en 
laisser  tout  le  mérite,  en  y  ajoutant  quelques  renseignements  nouveaux. 


Al'I'KNDICE  335 

Zurich,  uvain    Tristan.  Acte   \^'  icrmiiié  en  avril  1857;  partie  de  l'acte    II,  jusqu'aux' 
Murmures  de  la  forêt,  écrite  en    1857;  acte   II  termine  à  Munich  le  21  juin  i865; 
acte  III  terminé  au  commencement   de    iSôg.    Première  représentation  à  Bayreuth,  le 
1 1)  août  1876. 

Les  Maîtres  Chanteurs  de  Nuremberg,  en  3  actes.  Ébauche  en  1845  ;  poème  com- 
mencé à  Paris  durant  l'hiver  1861-1862,  publié  en  manuscrit  en  i8()2  ;  musique  com- 
mencée en  i8(i2;  partition  terminée  le  21  octobre  i8()7.  Première  représentation  a 
Munich,  le  21  juin  1868.  Traduction  française  de  M.  Victor  Wiidcr. 

Le  Crépuscule  des  Dieux,  4''  partie  de  l'Anneau  du  Nibelung  (le  preinier  projet 
pour  la  Mort  de  Siegfried  date  de  juin  1848).  Musique  commencée  à  Lucerne  en  1870. 
Ébauche  de  l'introduction  et  acte  !'='■  terminés  le  20  janvier  1871.  Ébauche  de  la  partition 
complète  terminée  à  Bayreuth  le  22  juin  1872.  Orchestration  terminée  en  novembre  1874. 
Première  représentation  à  Bayreuth,  le  17  août  [876. 

Parsifal,  pièce  de  festival  solennel  en  3  actes  (les  premières  esquisses  du  Charme  du 
vendredi  saint  datent  de  l'année  1857,  à  Zurich^.  Poème  écrit  à  Bayreuth  en  1S76-1S77. 
Esquisse  de  la  musique  commencée  à  Bayreuth  en  1877,  terminée  le  25  avril  1879. 
Orchestration  terminée  à  Palerme  le  i3  janvier  1882.  Première  représentation  à 
Bayreuth,  le  26  juillet  1882. 

2.  —  Compositions   pour   okchkstre,    irr   chœurs. 

Ouverture  en  si  bémol  (6/8).  Inédite.  Exécutée  à  Leipzig  en  i83o.  Partition  vraisem- 
blablement perdue. 

Ouverture  en  ré  mineur  (4/4).  Inédite.  Exécutée  à  Leipzig  le  25  décembre  i83i. 
Partition  à  Bayreuth. 

Ouverture  en  ut.  (Ouverture  de  concert  en  forme  de  fugue.)  Inédite.  Composée  en 
i83i  ;  exécutée  à  Leipzig  le  3o  avril  i833,  et  à  Bayreuth  le  22  mai  1873. 

Ouverture  :  Polonia,  en  ut  majeur  ^4/4).  Inédite.  Composée  à  Leipzig  en  i832.  Par- 
tition à  Bayreuth  '. 

Symphonie  en  ut.  Inédite.  Composée  à  Leipzig  en  i832,  exécutée  à  Prague  pcntlant 
l'été  de  i832,  et  puis  à  Leipzig,  d'abord  à  la  Société  iTM/er^c  en  décembre  i832,  ensuite 
au  Gewandhaus,  le  10  janvier  i833  ;  enfin  à  Venise  le  24  décembre  1882. 

Cantate  pour  le  nouvel  an.  (Introduction  et  deux  pièces  chorales.)  Inédite.  Exécutée 
à  Magdebourg  la  veille  du  jour  de  l'an  i834-i835,  et  à  Bayreuth  le  22  mai  1873. 

Ouverture  de'Christophe  Colomb.  Inédite.  Composée,  et  exécutée  deux  fois,  à  Mag- 
debourg en  i835  ;  rejouée  à  Riga  en  i838  et  à  Paris  le  4  février  1841.  1  Après  cette 
dernière  exécution,  la  partition  et  les  parties  détachées  disparurent,  et  depuis  on  n'en  a 
plus  entendu  parler  -. 

Musique  et  morceaux  de  chant  pour  une   farce  féerique  de  Gleich  :  l'Esprit  de  la 

1.  Il  a  été  raconté  ^p.  2<))  comment,  après  avoir  été  perdue,  après  avoir  passé  de  main  en  main 
pendant  quarante  années  successives,  cette  partiiion  fut  enfin  rc.due  à  Ricliard  Wagner  grâce  aux 
patientes  recherches  de  ses  amis  de  Paris. 

2.  On  faillit  la  retrouver  un  jour  (voy.  p.  '.^2);  mais  tout  indice  est  aujourd'hui  perdu.  Ce  récit  piour- 
rait  s'appliquer  aussi  à  l'ouverture  :  Rulc  Britannia.  que  Wagner  envoya  de  Paris,  en  1S40,  à  la 
Société  Philharmonique  de  Londres,  et  qui  est  pareillement  égarée.  Cependant  Jullien  ne  dirigea  jamais 
les  concerts  de  la  Société  Philharmonique.  En  rapportant  tout  à  la  tin  de  sa  vie,  ce  pitoyable  épisode 
de  sa  jeunesse,  peut-être  Wagner  a-t-il  fait  confusion  sur  le  titre  de  l'ouverture  expédiée  ou  sur  le 
nom  du  destinataire.  Peut-être  aussi  avait-il  envoyé  une  ouverture  à  la  Société  Philharmonique,  une 
autre  à  Jullien.  Quoi  qu'il  en  soit,  ces  deux  ouvertures  de  Cliristoplie  Colomb  et  de  Rule  Britannia 
paraissent  être  détinitivcment  perdues. 


336  APPENDICE 

nviiitat^nc  ou  les  trois  souhaits.   Mcigdcbourg,  iS'-iiJ.   InJdits  ;  manuscrit  probablcmcnl 
perdu. 

(JuvLMture  :  Rule  Britannia.  Incditc.  Ecrite  à  Kœnigsbcrg  en  i836.  La  partition 
fut  envoyée  à  la  Société  Piiilharmonique  de  Londres  en   1840.  Probablement  perdue. 

Ouverture  pour  Faust.  Ecrite  à  Paris  en  1839-1840.  Première  exécution  à  Dresde,  le 
22  juillet  1844.  Recomposée  en  i855. 

Marche  d'hommage  [Huldigungs  marsch.']  Composée  en  1864.  Publiée  en  1869. 
La  partition  originale,  pour  musique  militaire,  demeura  manuscrite.  La  version,  publiée 
pour  grand  orchestre  ordinaire,  fut  commencée  par  Wagner  et  terminée  par  Raff. 

Idj'lle  de  Siegfried  (Siegfricd's  Idjrll).  Composée  en  1870,  publiée  en  1877. 

Marche  impériale  (Kaisermarsch),  1 87 1 . 

Grande  Marche  de  fête,  pour  l'Exposition  du  Centenaire,  à  Philadelphie,  1870. 

La  Cène  des  Apôtres  (Das  Liebesmahl  der  Apostel),  scène  biblique  pour  chœur 
d'hommes  et  grand  orchestre,  1841. 

Cantate  de  circonstance,  pour  l'inauguration  de  la  statue  en  bronze  du  roi  Frédéric - 
Auguste,  à  Dresde,  le  7  juin  184?.  Inédite. 

Salut   au  roi  (Gruss    seiner  Treuen  an   Friedrich  Angust).    Exécuté  à   Dresde  le 
9  août  1844,  et  publié  la  même  année  dans  cette  ville  :  i"  pour  quatre  voix  d'hommes 
2"  comme  mélodie  avec  accompagnement  de  piano. 

Au  Tmubeau  de  W'eber  :  1°  Marche  funèbre  pour  instruments  à  vent,  sur  des  motifs 
S Furj-aiithe :  2"  double  quatuor  pour  voix,  1844.  Partition  du  n"  2  publiée  en  1872. 

3.  —  Pièces    i'Ol;r  piano. 

Sonate  en  si  bémol.  Composée  en  i83i,  publiée  en  i832. 

Polonaise  en  re,  à  quatre  mains.  Coinposée  en  i83i,  publiée  en  i832. 

Fantaisie  en  fa  dic:^e  mineur.  Inédite.  Ecrite  en  i83i. 

Sonate  d'album,  en  la  bémol,  pour  M""-'  Mathilde  Wcsendonck.  Composéeen  i853, 
publiée  en  1877. 

Feuillet  d'album,  en  ut,  pour  la  princesse  de  Mettcrnich.  Composé  en  1861,  publie 
en  1871. 

Feuillet  d'album,  en  mi  bémol,  pour  M'"-  Betty  Schott.  Composé  le  i'-'' janvier  1875, 
publié  en  1876. 

4.    M  liLODl  KS. 

Chant  de  carnaval,  tiré  de  la  Défense  d'aimer,  i835-i836.  Reimprimé  à  Brunswick 
en  i835. 

Dors,  mon  enfant;  Mignonne,  Attente,  mélodies  composées  à  Paris  en  1839-1840. 
Publiées  comme  primes  musicales  dans  ÏFuropa,  de  Lewald,  en  1841  et  1842.  Repu- 
bliées avec  traduction  allemande  en  1871. 

Les  Deux  Grenadiers,  de  Henri  Heine,  à  lui  dédiés,  Paris,  iSSg.  Musique  composée 
sur  la  traduction  française. 

Le  Sapin  (Der  Tannenbaimi),  1840.  Publié  en  1871. 

Petite  Chanson  de  Kraft  (Hôtel  de  Prusse,  22  avril  1871).  Petit  remerciement 
humoristique  à  son  hôte,  M.  Louis  Kraft,  de  Leipzig.  Imprimé  dans  le  Jmirnal  illustré 
de  Vienne  [i\  octobre  1877],  puis  dans  le  Recueil  général  de  chansons  d'étudiants,  de 
Millier  von  der  Verra. 


Al'I'ENDICE 


337 


Cinq  Pdcijics  :  i.  L'Aiige.  2.  Demeure  tranquille.  3.  Dans  la  serre,  ciudc  pour 
Tristan  et  Iseult.  4.  Douleurs.  5.  Rêves,  ciuJe  pour  Tristan  et  Iseult  (1862).  Tradui.- 
lioii  anglaise  de  Francis  Huerter. 


5  .    — ■    A  U  1!  A  N  G  li  M  1:  N  T  s  ,     E  V  C  . 

Gluck.  Ipliigenie  en  Aulide,  d'après  rarrani^ement  de  Rii.Iiai-d  Wagner:  paiiiiiim 
pour  piano  réduite  par  Hans  de  Bûlow,  publiée  en  iS5').  Paililion  de  la  CnJa  de  l'ou- 
verlure  publiée  en  iSSg. 

Mozart.  Dan  Juan,  avec  dialogue  et  l'écitatifs  remaniés,  exécuté  à  Zurich  en  i85o. 
Inédit. 

Palestrina.  Stabat  mater,  avec  indications  pour  Texécution.  Partition  publiée 
en  1877. 

Allegro  pour  l'air  d'Aubrey,  dans  le  Vampire,  de  Marschner,  en  fa  mineur.  Parti- 
lion  de  142  mesures  de  texte  et  de  musique  ajoutées,  au  lieu  des  38  mesures  de  l'ori- 
ginal ;  datée  de  Wiirzbourg,  23  septembre  iS33,  en  la  possession  de  M.  \V.  Tappert,  à 
Berlin. 

Beethoven.  Neuvième  Symphonie,  réduction  pour  piano,  iS3i.  Inédite. 

Donizctti.  La  Favorite.,  réduction  pour  piano,  Paris. 
—        HElisir  d'amore,  réduction  pour  piano. 

Halévy.  La  Reine  de  Chypre,  réduction  pour  piano,  Paris,  1841. 
—       Le  Guittarero,  réduction  pour  piano,  Paris,  1841. 

Arrangement  à  quatre  mains  d'une  grande  fantaisie  de  Henri  Herz^  pour  piano  a 
deux  mains,  sur  la  Romanesca. 


>, 


BAYREUTHIANA. 

Comment  celui  qui  n'csi  pas  initie  se  représente  la  Chevauchée  îles  Valkyrics. 

Devise  :  Que  sert-il  de  re.yarcicr,  si  l'on  n'y  peut  loucher  : 

{l'iuli.  Je  I.cip.cif;,  3  septembre  1S76.) 


4J 


ADDITIONS     ET    CORRECTIONS 


Page  ^3,  ligne  21,  et  page  24,  ligne  i5.  —  Lire  Kœnigsberg  au  lieu  de  Kœnisberg. 

Page  23,  ligne  3i.  —  Pour  attirer  plus  de  monde  à  la  représentation  de  Norma,  donnée  à 
son  bénéfice  au  théâtre  de  Riga,  Wagner  avait  fait  imprimer  sur  l'affiche  cette  déclaration  : 

Noriuj.  —  Le  soussigné  croit  ne  pouvoir  mieux  prouver  son  estime  pour  le  public  de 
cette  cité  qu'en  choisissant  cet  opéra.  La  Nonna,  parmi  toutes  les  créations  de  Bellini, 
est  celle  qui,  à  la  plus  abondante  veine  mélodique,  unit  avec  la  plus  profonde  réalité  la 
passion  intime.  Tous  les  adversaires  de  la  musique  italienne  rendent  justice  à  cette 
grande  partition,  disant  qu'elle  parle  au  cœur,  que  c'est  une  œuvre  de  génie.  C'est 
pourquoi  j'invite  le  public  à  accourir  nombreux. 

Richard   Wagner. 

Jusqu'à  la  fin  de  sa  vie,  il  conserva  la  même  admiration  pour  Bellini,  et  durant  son 
dernier  voyage  en  Italie,  comme  il  était  à  Sorrente  et  que  les  musiciens  de  Naples 
venaient  souvent  lui  faire  visite,  il  leur  dit  à  peu  près  en  termes  précis  : 

«  On  me  croit  un  ogre  pour  tout  ce  qui  se  rapporte  à  l'école  italienne  et  l'on  me  pose 
en  antithèse  particulièrement  avec  Bellini  ;  mais  non,  non,  mille  fois  non  :  Bellini,  au 
contraire,  est  une  de  mes  prédilections,  parce  que  sa  musique  est  tout  cœur,  sentie 
et  liée  intimement,  strictement  aux  paroles.  La  musique  que  je  déteste,  c'est  la  musique 
vague,  sans  conclusion,  qui  se  rit  du  sujet  et  des  situations...  » 

D'ailleurs,  cette  admiration  persistante  ne  se  fait-elle  pas  sentir  dans  l'œuvre  du 
maître  et  ne  retrouverait-on  pas  l'infîuence  manifeste  de  l'école  it.alienn«,  au  moins  pour 
le  dessin  général,  dans  certains  morceaux  très  applaudis  de  ses  premiers  ouvrages?  Le 
septuor  de  Tannhœitser,  par  exemple,  n'a-t-il  pas  un  air  de  famille  avec  le  sextuor  de 
Lucie,  et  Wagner,  par  endroits,  ne  semble-t-il  pas  procéder  de  Donizetti  et  de  Bellini, 
plutôt  que  de  Weber,  dont  il  se  réclamait  volontiers  à  ses  débuts  ? 

Page  24,  note.  —  Le  i"''  août  18S6,  l'Opéra  de  Prague  a  justement  fait  sa  réouverture  en 
reprenant  encore  une  fois  les  Français  à  Nice,  poème  de  Wagner,  musique  de  Kittl. 

Page  17,  ligne  21.  —  D'après  M.  Dannreuther,  qui  s'appuie  sur  l'autorité  de  Théodore 
Hagen,  flenri  Heine,  en  voyant  arriver  Wagner  à  Paris,  aurait  dit  ces  simples  mots  : 
«  Ce  qui  me  rend  ce  jeune  homme  suspect,  c'est  qu'il  est  recommandé  par  Meyerbeer.  » 
II  est  inexact  de  dire  que  jamais  plus  il  ne  reparla  de  son  compatriote  ;  au  moins 
prononça-t-il  son  nom  plus  tard  en  parlant  des  nombreux  compositeurs  allemands  qui 
avaient  échoué  sur  le  sol  parisien  et  seulement  réussi  à  se  faire  mystifier  par  les  roués 
raffinés  du  monde  des  planches.  0  Quelles  tristes  expériences  n'eut  pas  à  faire  M.  Richard 
Wagner,  qui,  à  la  fin,  écoutant  la  voix  de  la  raison  et  de  l'estomac,  abandonna  prudem- 
ment le  dangereux  projet  de  prendre  pied  sur  la  scène  française,  et  s'en  retourna  dans 
le  pays  des  pommes  de  terre  d'Outre-Rhin  !  »  C'est  peu,  mais  favorable  au  demeurant. 

Page  38,  note.  —  Lire  Dietsch  au  lieu  de  Dicslch. 

Page  44,  note.  —  Le  portrait  donné  à  la  page  45  n'est  pas  le  premier  de  Richard  Wagner, 
puisque  celui  de  Kietz,  qui  est  indiscutablement  îe  premier,  est  parvenu  à  ma  con- 
naissance assez  tôt  pour  trouver  sa  place  dans  VAvant-propos.  Mais  ce  portrait  repré- 
sente bien  Wagner  âgé  de  trente  ans,  ou  peu  s'en  faut,  car  il  est  très  peu  postérieur,  de 


ADDITIONS    ET   CORRECTIONS  33<( 

toute  (ividence,  à  celui  de  Kietz,  qui  fut  fait  pendant  le  séjour  de  Wagner  à  Paris,  soit 
en  1840  ou  1841.  Quant  à  l'autographe  de  Wagner  placé  sous  ce  portrait  lors  de  sa 
réédition  à  Zurich,  c'est  la  conclusion  presque  textuelle  d'Opém  et  Drame,  à  laquelle  il 
attachait  une  importance  telle  qu'il  l'imprima  —  dans  son  livre  —  en  caractères  parti- 
culiers, avec  le  mot  final  :  Kiinstler  ^^Artiste|,  bien  détaché. 

Page  07,  ligne  2.  —  Lire  Schnorr  de  Carolsfeld  au  lieu  de  Karolsfeld. 

Page  69,  légende  de  la  gravure.  —  Lire  Fricka  au  lieu  de  Frick. 

Page  100,  légende  de  la  gravure.  —  Lire  Gust.  Gaul  au  lieu  de  Paul. 

Page  106,  ligne  14.  ^  Le  librettiste  français  avec  lequel  Wagner  espérait  pouvoir  achever 
pour  Paris  son  opéra  de  U'/t'/.iiuY /e/orgeroJ!  était  Gustave  Vaez,  belge  d'origine,  de  son 
vrai  nom  Gustave  Van  Nieuwenhuyzen,  inféodé  à  l'école  italienne,  auteur,  avec  Alphonse 
Roycr,  du  livret  de  la  Favorite,  et  traducteur,  avec  le  même,  de  divers  opéras  de 
Rossini,  de  Donizetti,  de  Verdi.  «  Pour  commencer,  —  écrivait  Wagner  dans  une 
lettre  de  1S49,  traduite  par  M.  Camille  Benoît,  —  j'attaque  la  forme  de  l'opéra  en 
cinq  actes,  puis  je  donne  l'assaut  à  la  règle  d'après  laquelle  il  doit  y  avoir  un  ballet 
spécial  dans  tout  opéra.  Si  je  réussis  à  enflammer  Gustave  Vaez,  à  lui  communiquer 
l'intelligence  de  mon  dessein,  h  lui  inspirer  la  volonté  de  le  mettre  avec  moi  à  exécution, 

ce  sera  parfait sinon  je  chercherai   aussi  longtemps  qu'il  faudra,    jusqu'à  ce  que  j'aie 

trouvé  le  vrai  poète,  u  Avec  de  telles  idées  en  tête,  autant  valait   chercher  tout  de  suite. 

Page  144,  ligne  i.  —  Si  réservé  que  je  prétende  être  en  fait  de  citations  d'anciens  articles 
hostiles  à  Richard  Wagner,  il  me  semble  impossible  de  laisser  perdre  des  perles  telles 
que  celles-ci,  tombées  de  la  plume  d'un  écrivain  qui  faisait  la  pluie  et  le  beau  temps 
en  1S61.  Celui-là,  sûr  de  son  fait,  parlait  ex  cathedra  et  ne  prenait  pas  de  gants  pour 
donner  son  sentiment  sur  Tannliwuser. 

«  Cette    mystification,  —  dans   laquelle   les   Parisiens   ont  joué  le   beau  rôle   en 

définitive,  —  aura  coûté  à  l'Opéra  près  de  cent  mille  écus.  Grâce  au  succès  qui  attend 
le  Tannhxuser,  c'est  cent  mille  francs  par  soirée.  Ne  les  regrettons  pas  1  Ils  nous  pré- 
servent d'un  véritable  déluge  germanique;  car  nous  étions  menacés  d'une  pluie  de 
Vaisseaux  fantômes,  de  Lohengrin,  de  Tristan  de  Léonais,  et  le  Rhin  allemand  allait 
couler  dans  la  Seine.  Mais  il  aura  suffi,  pour  remettre  toutes  choses  en  leur  place,  pour 
faire  taire  les  apothéoses,  crouler  les  hauts  patronages  et  crever  des  ballons  pleins  de 
vent,  DE  l'attitude  pleine  de  t.\ct  et  de  mesure  du  public  p.\risien,  le  critique  par 
excellencç,  le  juge  en  dernier  ressort  des  productions  de  l'imagination  et  de  l'esprit....  » 

Puis,   le   trait  final  obligé  :   «  Celte    malencontreuse   partition,   c'était  la    tapisserie 

de  Pénélope,  une  tapisserie  qui  se  défaisait  toute  seule  chaque  soir  et  qu'il  fallait 
recommencer  le  lendemain.  On  y  travaillait  mécaniquement,  comme  travaillent  les 
ouvriers  des  Gobelins,  à  l'envers,  sans  avoir  conscience  de  l'œuvre,  sans  se  rendre 
compte  de  l'effet  que  le  musicien  voulait  produire,  en  aveugles,  ou,  pour  mieux  dire,  en 
sourds.  Heureux  ceux  qui  ont  pu  le  devenir!  » 

Avouez  qu'il  eût  été  dommage  de  ne  pas  tirer  de  l'oubli  cet  arrêt  sans  pareil,  qui 
résume  tout  ce  qu'on  a  pu  dire  à  propos  de  l'échec  de  Tannhœuser  à  Paris.  M.  Jouvin, 
s'il  se  relit  jamais,  doit-il  être  assez  fier  de  cet  article!  En  vérité,  cela  lui  a  bien 
réussi  de  faire  le  prophète,  et,  comme  il  l'annonçait  en  si  beau  style,  on  n'a  plus  jamais 
entendu  parler  de  Richard  Wagner, —  à  Paris  ni  ailleurs. 

Page  283,  premier  paragraphe.  —  Le  prince-héritier  d'Allemagne  avait  certainement  vu  et 
goûté  dans  Parsifal  autre  chose  que  le  pas  martelé  des  chevaliers,  car,  durant  les  fêtes 
de  iSSi"),  il  est  revenu  à  Bayreuth  tout  exprès  pour  P.iri-i/j/ qu'il  n'avait  pas  réentendu 
depuis  l'origine.  Bien  plus,  depuis  la  mort  du  roi  de  Bavière,  on  semble  prendre  à 
Berlin  un  intérêt  particulier  aux  manifestations  de  l'art  national  allemand,  et  l'on  y  agite, 
à  ce  qu'il  paraît,  la  question  de  donner  une  aide  décisive  à  l'œuvre  de  Bayreuth. 


J40 


ADDITIONS    ET    CORRECTIONS 


Page  2S6,  note  2.  —  La  principale  des  deux  salles  du  théâtre  où  sont  conservées  les  cou- 
ronnes funéraires,  celle  qui  fut  le  cabinet  de  repos  du  maître,  est  visitée  par  de  nombreux 
fidèles,  en  temps  de  représentations  à  Bayreuth  :  on  l'appelle  A'rjnï^ioniier  (Chambre  des 
couronnes).  Dès  le  seuil,  on  est  pris  d'une  émotion  sincère  et  profonde  en  entrant  dans 
cette  sorte  de  chapelle  commémorative.  La  demi-obscurité  qui  y  règne  et  cette  décoration 
saisissante,  avec  le  buste  de  Wagner  au  milieu,  donnent  à  cette  pièce  un  aspect  quasi 
sépulcral.  Les  murs  disparaissent  complètement  sous  l'amas  des  couronnes  qui  y  sont 
accrochées;  le  sol  en  est  jonché;  l'air  est  tout  imprégné  de  l'odeur  des  fleurs  et  des 
feuilles  desséchées.  Parmi  les  reliques  qui  s'y  trouvent,  on  remarque  un  petit  tableau 
noir  enfermé  sous  verre  et  sur  lequel  sont  inscrits  ces  mots  à  la  craie  :  Morgen  General- 
probe,  Wagner  (Demain,  répétition  générale,  Wagner).  Ce  sont  les  derniers,  paraît-il, 
qui  aient  été  écrits  par  le  maître  dans  son  théâtre.  Une  immense  couronne,  dont  le 
ruban  porte  cette  inscription  :  Au  meilleur  et  au  plus  noble  des  maîtres,  son  élève 
reconnaissant,  Emile  Scaria,  —  et  qu'on  a  dû  mettre  en  évidence  depuis  la  mort  de  cet 
artiste,  —  impressionne  également  les  pèlerins  du  Kran^pmnier. 

M'""  Wagner,  à  ce  qu'on  dit,  cédant  aux  instances  de  son  entourage,  s'est  abstenue 
jusqu'à  présent  de  pénétrer  dans  ce  lugubre  sanctuaire. 

—  Page  3i2.  —  Le  peintre  Joukowski  ne  paraît  pas  avoir  profité  de  l'offre  que  lui  faisait 
Wagner  d'exécuter  son  portrait  en  même  temps  que  Renoir  ;  mais  il  a  composé,  en  i8Si,une 
toile  très  curieuse  qu'on  peut  voir  actuellement  dans  le  salon-bibliothèque  de  Wahnfried. 
C'est  une  Sainte  Famille  où  toutes  les  tètes  sont  des  portraits.  Ni  le  maître,  ni  sa  femme 
ne  figurent  dans  cette  assemblée;  mais  on  y  voit  tous  leurs  enfants.  Saint  Joseph,  c'est  le 
peintre  en  personne  ;  la  Vierge  Marie,  c'est  M""^  Daniela  de  Bulow;  l'Enfant  Jésus,  c'est 
le  petit  Siegfried  Wagner.  Enfin,  les  trois  ligures  d'anges  jouant  des  instruments  de 
musique  sont  celles  de  M''"  Claudine,  Isolde  et  Éva  de  Blilow.  L'effet  de  cette  grande 
toile,  avec  les  accessoires  obligés  :  un  établi,  une  colonne,  etc.  (sur  le  chapiteau  de  cette 
colonne  se  trouve  une  tête  qui  pourrait  bien  être  celle  de  feu  M.  de  Gobineau,  grand 
ami  de  Wagner),  est  très  saisissant;  la  teinte  générale  en  est  bleuâtre  et  donne  à  toute 
la  composition  l'apparence  d'un  rêve  peint,  d'une  hallucination. 


RlCU.^RD     WAG.NEti,     l'AR     GUST.     GAUL. 
l'ortrait-cliarge  fait  à  la  rùpétition  de  la  SocictcS  do  musique,  à  Vienne,  le  27  février  1875. 


TABLE    DES    GRAVURES 


I 

ILLUSTRATIONS    HORS    TEXTE 

LITHOGRAPHIES      ORIGINALES      DE      M  .       F  A  N  T  I  N  -  L  A  T  O  II  R 

Tirées  par  Lemercifr  et  C'". 

Pages . 

1.  Immortalité Titre. 

2.  La  Muse xvi 

3.  RiENzi  (acte  V).  Prière  de  Rienxi 5o 

4.  Le  Vaisseau  fantôme  (acte  lll).  Ravissement  de  Senta  et  du  Hollandais 64 

5.  Tannhjeuser  (acte  III).  L'Etoile  du  soir 80 

6.  LoHENGRiN  (acte  III).  Scène  d'amour g4 

7.  Tristan  et  Iseult  (acte  II).  Signal  dans  la  nuit i58 

8.  Les  Maîtres  Chanteurs  de  Nuremberg  (acte  1°').  Rencontre  de  Walther  et  d'Eva 178 

9.  L'Or  du  Rhin  (scène  I").  Les  Filles  du  Rhin 194 

10.  La  Valkyrie  (acte  I").  Sieglinde  et  Siegmund - 202 

I  I.  Siegfried  (acte  III).  Évocation  d'Erda 222 

12.  Le  Crépuscule  des  Dieux  (acte  III).  Siegfried  et  les  Filles  du  Rhin 242 

l'i.  Parsifal  (acte  II).  Evocation  de  Kundry 28O 

14.  Réveil SaS 

EAUX- FORTE  S      ET      H  F:  Ll  O  GR  A  VU  RE 

Richard  Wagner,  eau-forte  de  Unger,  d'après  le  portrait  de  Lcnbach 38 

Richard  Wagner,  eau-forte  de  M.  Abot ■  '  - 

Devant  la  demkure  des  Giuichungen,   eau-forte  de  H.  L.   Fischer,  d'après  le  tableau  de  Joseph 

HotTmann 2''2 

Richard  Wagner,  héliot^ravure -9- 


II 

ILLUSTRATIONS    DANS    LE    TEXTE 

Richard  Wagner  vers  1840,  par  E.  Kiet/ ^"' 

Wagner  saluant,  caricature  allemande-. ''\'' 

Portrait-charge  de  Wagner,  par  Gill 9 

Maison  natale  de  Richard  Wagner,  à  Leipzig '^ 

Le  Sommeil  de  Brunehild,  caricature  allemande -^ 

Herr  Richard  Wagner  et  John  Bull,  caricature  anglaise 4" 


342  TABLE    DES    GRAVURES 

Pages. 

Richard  Wagner  vers  1843 45 

Représentation  de  Rioip  à  Dresde,  en  1842 49 

Scène  finale  du  Hollandais  volant,  k  Dresde,  en  1843 53 

Scène  finale  du  Vaisseau  fantôme,  à  Londres,  en  1S7G 55 

Richard  Wagner  dans  le  ciel,  caricature  allemande 5y 

Wotan  et  ses  corbeaux  messagers,  caricature  allemande 69 

Représentation  de  Tannhœuser  à  Dresde  (Reprise  de  1847) 77 

Maison  de  Richard  Wagner  à  Bayreuth 83 

Représentation  de  Lohengrin  à  Weimar,  en  i85o 89 

Richard  Wagner  en  i853,  par  Clémentine  Strocker-Escher 93 

Représentation  de  Lohengrin  à  Munich,  en  1867 97 

Richard  Wagner  chef  d'orchestre,  portrait-charge  par  Gust.  Gaul 100 

Richard  Wagner  vers  i855 io5 

Richard  Wagner  vers  1857 109 

Le  Judaïsme  dans  la  musique,  comme  il  plait  à  Richard  Wagner;  caricature  allemande iiG 

M    Wagner  ouvrant  son  œuf  de  Pâques,  caricature  française ■ 118 

M.  Wagner  prenant  le  parti  de  faire  exécuter  sa  musique  de  l'avenir  par  des  musiciens  également 

de  l'avenir,  caricature  française 119 

A  une  répétition  de  Tannhœuser,  caricature  française 120 

Autographe  musical  de  Richard  Wagner 121 

Le  Tannhœuser  demandant  à  voir  son  petit  frère,  caricature  française 123 

0  C'est  faux,  ce  que  tu  joues  là,  mon  enfant...  »  caricature  française 124 

Représentation  de  Tannhœuser  (i"  acte)  à  Paris,  en  1861 I25 

Minute  d'une  lettre  autographe  de  Richard  Wagner 128-129 

0  Papa,  je  voudrais  apprendre  la  musique!...  »  caricature  française i3o 

Craignant  pour  ses  provinces   du   Rhin,  l'Allemagne  envoie  le   Tannhœuser  pour  endormir  la 

France,  caricature  française i3i 

Représentation  de   Tannhœuser  [2"  acte)  à  Paris,  en  1861 i33 

A  une  répétition  générale  de  Tannhœuser,  caricature  française '. i  36 

Richard  Wagner  en  186 1 i37 

La  Clef  de  la  musique  de  Tannhœuser,  caricature  française i39 

Lettre  autographe  de  Richard  Wagner  au  directeur  de  l'Opéra 141 

(1  J'ai  vendu  ma  partition...  »  caricature  française 143 

Tannhœuser  produisant  son  effet,  même  sur  les  artistes  qui  le  répètent,  caricature  française.    .    .  143 

Une  Scène  de  patinage,  caricature  allemande 149 

Représentation  de  Tristan  et  Iseult  à  Munich,  en  i865 i33 

Richard  Wagner  vers  i865 157 

M.  et  M'""  Vogl  dans  Tristan  et  Iseult,  à  Munich,  en  iSôg iG3 

Au  comble  du  bonheur,  caricature  allemande i65 

Le  Roi  Lohengrin,  caricature  allemande 1G8 

Un  Nouvel  Orphée,  caricature  allemande iGg 

Un  B  pauvre  voyageur?  »  Oh!  que  non  pas!  caricature  allemande 169 

Une  Simple  Visite  en  passant,  caricature  allemande 172 

Représentation  des  Maîtres  chanteurs  de  Nuremberg  (2"  acte)  à  Munich,  en  18G8 173 

Richard  Wagner  vers  1868 177 

Eva  dans  l'atelier  de  Hans  Sachs  (acte  III  des  Maîtres  Chanteurs) iSi 

Richard  Wagner,  par  Klic,  caricature  allemande 184 

Richard  Wagner,  par  Gill,  caricature  française 188 

Représentation  de  Rien^i  au  Théâtre-Lyrique,  ;i  Paris,  en  18G9 189 

Costume  de  Brunehild  dans  la  Valkyrie 192 

Sieglinde  aide  Siegmund  à  arracher  l'épée  du  frêne,  caricature  allemande 193 


TABLE    DES    GRAVURES  343 

Pag*». 

Loge,  le  dieu  du  feu,  emporté  par  son  dnormc  manteau  rouge,  caricature  allemande ifj3 

Richard  Wagner  vers  1874,  par  E.  de  Liphart ir,^ 

Le  Messie  des  Juifs,  dernière  manière;  caricature  allemande  sur  Liszt,  Richard  Wagner  et  Hans 

de  Bùlow 200 

Les  Modernes  Chevaliers  du  Oraal,  caricature  allcniaiide  sur  les  trois  mêmes 201 

M.  ILins  Richter  dirigeant  l'orchestre  il  Bayrcuth 204 

La  Colline  de  Bayrcuth  et  le  Théâtre  des  festivals 3o5 

L'Orchestre  en  contre-bas  de  la  scène  avec  sa  demi-voûte  en  bois 2o5 

Siegfried  et  le  dragon  attendant  l'heure  du  combat,  caricature  allemande 208 

Un  Coin  du  théâtre  de  Bayrcuth 212 

Vue  extérieure  du  théâtre  de  Bayrcuth,  en  i.Sjô 2i3 

Plan  du  théâtre  de  Bayrcuth 214 

Vue  intérieure  du  théâtre  de  Bayrcuth 2i5 

Alberich  et  les  Filles  du  Rhin,  scène  première  de  l'Or  du  Rhin ' 217 

Appareil  natatoire  des  Filles  du  Rhin 2icS 

La  Manœuvre  des  Filles  du  Rhin,  vue  du  fond  de  la  scène 2i<j 

Wagner  trinquant  avec  ses  amis 210 

Alberich  et  les  Filles  du  Rhin,  par  E.  de  Liphart 221 

Wagner  faisant  répéter  à  Betz  le  rôle  de  Wolan 224 

La  Demeure  de  Hunding  f  i"  acte  de  ta  \\-ilkyi-ie) 223 

Un  Rêve  de  Richard  Wagner,  caricature  allemande 228 

Richard  Wagner,  par  Mars,  caricature  française 229 

Liszt  et  Richard  Wagner  au  banquet,  par  Cham,  caricature  française 229 

Costume  de  Wotan  en  voyageur,  dans  Siegfried 23i 

Mort  de  Siegmund  (2°  acte  de  la  Valkyrie) 233 

Affiche  collée  sous  le  promenoir  extérieur  du  théâtre  de  Bayrcuth,  en  iSjô 235 

Le  Rocher  des  Valkyries  (3"  acte  de  la  Valkyrie) 237 

Le  Réveil  de  Brunehild  (3°  acte  de  Siegfried) 239 

Richard  Wagner  en  1877,  par  Herkomer 241 

Un  des  restaurants  du  théâtre,  à  Bayreuth 243 

Cortège   funèbre  de  Siegfried  (3°  acte  du  Crépuscule  des  Dieux) 24D 

Composition  du  peintre  Krausse  pour  la  façade  de  la  maison  de  ^\'agncr,  à  Bayreuth 247 

Wahnfricd,  habitation  de  Richard  ^^'agner  à  Bayreuth 248 

Une  Soirée  chez  Richard  ^^'agner,  par  L.  Bechstein 249 

Pierre  commémorative  des  représentations  de  la  tétralogie  à  Bayreuth,  en  1876 25 1 

Médaille  commémorative  des  fêtes  de  Bayrcuth 252 

Le  Motif  de  la  forge  animé,  caricature  allemande 253 

Le  Théâtre  de  Bayreuth  dans  son  état  actuel 255 

Wagner,  dit  le  Musicien  de  l'avenir,  caricature  française 236 

Arrivée  de  Parsifal  sur  le  domaine  du  Oraal  (i"  tableau  de  Parsifal) 257 

Gurnemanz  conduit  Parsifal  au  château  du  Graal  (2°  tableau  de  Parsifal) 259 

Richard  Wagner,  caricature  anglaise 260 

Richard  Wagner  en  1877 261 

Richard  Wagner,  caricature  anglaise 264 

Évocation  de  Kundry  par  Klingsor  (2*  acte  de  Parsifal) ^55 

M"'°  Materna  dans  Kundry,  au  deuxième  acte  de  Parsifal 2*^7 

M.  Pasdeloup  ne  se  inétiant  pas  assez  d^s  marches  de  M.  Wagner,  caricature  française 268 


Le  Tétralogue  Wagner,  caricature  fran 


268 

Parsifal  (M.  Jœger)  et  les  Filles-Fleurs,  au  deuxième  acte  de  Parsifal 269 

Parsifal  baptise  Kundry  [3'  acte  de  Parsifal) 271 

La  Musique  de  l'avenir,  caricature  anglaise 272 


344  TABLE    DES    GRAVURES 

Richard  Wagner  à  liayreuth,  par  G.  Papperitz 273 

Kundry  se  traîne  aux  pieds  de  ParsifaI  (3"  acte  de  Parsifal) 273 

Le  Porteur  du  Saint-Graal,  dans  ParsifaI 27b 

ParsifaI  découvre  le  Graai  (scène  dernière  de  ParsifaI] 277 

Menus   souvenirs  de   Bayreuth  :  serviette  du   restaurant  du    théâtre,   deux  carte;   postales,  une 

carte  de  membre  de  l'Association  wagnérienne  universelle 279 

Carte  postale  publiée  à  Bayreuth  lors  des  représentations  de  ParsifaI.    . 28 1 

Parole  historique  du  maître,  recueillie  le  25  juillet  1882;  caricature  allemande '-'  283 

Frou-frou  Wagner,  caricature  allemande 2S5 

Le  Grand  Canal,  à  Venise,  et  le  Palais  Vendramim-Galcrgi,  par  Robert  Mois 289 

Le  vieux  maître  Richard  Wagner  arrive  sans  être   annoncé  dans  la  salle  de   musique  du  ciel, 

caricature  suisse 292 

Le  Palais  Vendraminî,  à  Venise,  oij  est  rnort  Richard  Wagner 293 

Les  Funérailles  de  Richard  Wagner,  à  Bayreuth 296 

Le  Tombeau  de  Richard  Wagner,  à  Bayreuth.    . 297 

L'Empereur  d'Alleinagne  et  Richard  Wagner,  caricature  allemande 3oo 

Le  Roi  de  Bavière  et  Richard  W'agner,  caricature  allemande 3oi 

Richard  Wagner  en  1882,  par  Renoir 3o5 

Wagner  apprenant  aux  Champs  Élysées  la  mort  du  roi  Louis  II,  caricature  française 3o8 

Destinée  de  Richard  Wagner  ici-bas,  caricature  allemande 309 

A  la  porte  du  ciel,  caricature  allemande 3i2 

A  Bayreuth  :  Richard  Wagner  et  Kikeriki  ;  caricature  allemande 317 

Exclamation  d'un   fanatique  de  Richard  Wagner  ;  caricature  allemande 32o 

Différence  entre  deux  compositeurs  célèbres,  caricature  allemande 32 1 

Représentation  d'un  opéra  en  préseiice  du  maître,  caricature  allemande 325 

Richard  Wagner  dans  l'Aitiicau  du  yibelung,  caricature  allemande 328 

Bayreuthiana  :  Comment  celui   qui   n'est  pas   initié  se  représente  la  Chevauchée  des  \'all<yries; 

caricature  allemande 337 

Richard  Wagner  pendant  une  répétition  à  Vienne,  portrait-charge  par  Gust.  Gaul 340 

W'agner  dans  le  feu  de  la  composition,  caricature  allemande 344 

Wagner  composant,  caricature  anglaise 34G 


WAGNER     DANS     LE     l-' E  U     DE     LA     COMPOSITION. 
[Kikeriki,  de  Vieiuic,  i3  novembre  1876.) 


TABLE    DES    MATIÈRES 


Avant-Propos vu 

CHAPITRE   PREMIER 
Mozart  et  Richard  Wagner  en  face  des  Français , i 

CHAPITRE   II 

La  jeunesse  et  les  premiers  essais  de  Richard  Wagner.  —  Les  Fées  et  la  Novice  de  Palerme.  — 

Séjours  k  Magdehourg,  à  Kœnigsberg,  à  Riga '. lo 

CHAPITRE    III 
Trois  années  à  Paris 2(i 

CHAPITRE   I\' 
Ricii^i  et  le  Hollandais  volant  à  Dresde 41 

CHAPITRE  V 

Richard  Wagner  niaitre  de  chapelle  à  Dresde.  —  La  Vestale  et  Spontini.  —  Retour  des  cendres 
de  Weber.  —  La  Symphonie  avec  chœurs.  —  Iphigénie  en  Aulide 38 

CHAPITRE  VI 
TannluTiiser  à  Dresde 70 

CHAPITRE  VII 
Lohengrin  à  Weimar 84 

CHAPITRE   \II1 
Richard  Wagner  en  e.\il.  —  Écrits  théoriques.  —  Composition  des  Sibelungcn 101 

CHAPITRE   IX 
Deux  années  à  Paris.  —  Concerts  aux  Italiens.  —  Tanniuvuser  à  l'Opéra 117 

CHAPITRE  X 
Tristan  et  Iseult  à  Munich ^. i4<> 

CHAPITRE   XI 

Départ  de  Bavière.  —  Séjour  à  Tricbschen.  —  Les  Maîtres  Chanteurs  de  Nuremberir  à  Munich.    .     166 

44 


34(",  TABLE    DES    MATIERES 

CHAPITRE  XII 

Pages, 
Suite  du  séjour  à  Triebschen.  —  Rien^i  à   Paris.  —  Le  Rhciiipold  et  la  Valkyrie  à  Munich.  — 
Installation  à  Bayreuth  et  construction  du  théâtre i85 

CHAPITRE   XIII 
L'Aivicaii  du  Nibeliiiig  à  Bayreuth 20'j 

CHAPITRE   XIV 
Concerts  à  Londres.  —  La  tétralogie  à  Berlin.  —  Parsifal  à  Bayreuth 264 

CHAPITRE  XV 

Mort  et  funérailles  de  Richard  Wagner.  —  Continuation  de  son  œuvre.  —  Ses  revirements 
intéressés.  —  Son  attitude  envers  .\uber,  Rossini,  Meyerheer,  Schumann,  etc.  —  L'homme 
dans  l'intimité,  l'artiste  en  public 284 

CHAPITRE   XVI 
Le  génie  en  face  de  ses  partisans  et  de  ses  détracteurs 3i3 

APPENDICE 

Les  œuvres  de  Richard  Wagner  dans  les  concerts  de  Paris.   —  Catalogue  complet  des  œuvres 

musicales  de  Richard  Wagner 329 

Additions  et  Corrections 338 

Table  des  Gr.avl'res 341 


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H'AGNER     COMPOS.\NT. 

(ï/ii-'  illuslraicd  iporting  and  dr.ini.iîic  ncivs,  de  Londres,  y  juin  1877.) 


AUTRES    OUVRAGES    DE    L'AUTEUR 


La  Comédie  a  la  (2our;  les  Théâtres  de  Société  royale  pendant  le  siècle  dernier.  La  Duchesse 
du  Maine  et  les  Grandes  Nuits  de  Sceaux,  M""  de  Pompadour  et  le  Théâtre  des  Petits- 
Cabinets,  le  Théâtre  de  Marie-Antoinette  à  Trianon.  Ouvrage  orné  d'un  frontispice  en 
chromolithographie,  de  8  gravures  en  taille-douce  ou  eaux-fortes,  de  i8  gravures  sur  bois 
d'après  des  portraits  et  tableaux  originaux  de  l'époque,  et  de  20  cartouches,  en-tètes  et 
culs-de-lampe  expressément  composés  pour  l'ouvrage  sur  des  motifs  du  xviii"  siècle,  (ln-4" 
carré,  Firmin-Didot,  éditeur.). 

Paris  Dilettante  au  commencement  du  siècle.  Ouvrage  orné  de  36  gravures  sur  bois  et 
fac-similé  de  dessins  originaux  conservés  aux  Archives  de  l'Opéra.  (In-S"  écu,  Firmin-Didot, 
éditeur.) 

Histoire  DU  Costume  au  Théâtre,  depuis  les  origines  du  Théâtre  en  France  jusqu'à  nos  jours. 
Ouvrage  orné  de  27  gravures  et  dessins  originaux,  extraits  des  Archives  de  l'Opéra  et 
reproduits  en  fac-similé.  (Grand  in-S",  Charpentier,  éditeur.) 

I^'Opéra  secret  au  XVI  II"  siècle  (  1770- 1790),  Aventures  et  Intrigues  secrètes,  racontées  d'après 
les  papiers  inédits  conservés  aux  Archives  de  l'État  et  de  l'Opéra,  avec  frontispice,  en-tête 
et  cul-de-lampe  à  l'eau-forte,  par  de  Malval.  (In-S"  écu,  Rouveyre,  éditeur.) 

La  Comédie  et  la  Galanterie  au  XVIIIe  siècle  :  l'Église  et  l'Opéra  en  iy.3S,  les  Spectateurs 
sur  le  théâtre,  le  Théâtre  des  Demoiselles  Verrières,  A  la  Bastille;  avec  frontispice,  en-tète 
et  cul-de-lampe  à  l'eau-forte,  par  de  Malval.  (In-8"  écu,  Rouveyre,  éditeur.) 

La  Ville  et  la  Cour  au  XVII I°  siècle   :   Mo:;art  à   Paris,   Marie-Antoinette   musicienne,    la 

Musique  et  les  Philosophes  ;  avec  frontispice,  en-tète  et  cul-de-lampe  à  l'eau-forte,  par  de 

Malval.  (In-8"  écu,  Rouveyre,  éditeur.) 
La  Cour  et  l'Opéra  sous  Louis  XVI  :  Marie -Antoinette  et  Sacchini,  Salieri,  Favart  et  Gluck  : 

d'après  des  documents  inédits  conservés  aux  Archives  de  l'État  et  de  l'Opéra.  (In- 18,  Didier, 

éditeur.) 
Airs  variés  :  Critique,  Histoire,  Biographies  musicales  et   dramatiques.    (In- 18,  Charpentier, 

éditeur.) 

Gœthe  et  la  Musique  ;  Ses  Jugements,   son  Influence,   les  Œuvres  qu'il  a  inspirées.  (In- 18, 

Fischbacher,  éditeur.) 
Hector  Berlioz  :  la  Vie  et  le  Combat,  les  Œuvres  :  avec   un  portrait  de  miss  Smithson,  un 

autographe  et  un  portrait  de  Berlioz.  (In- 18  carré,  Charavay  frères,  éditeurs.) 


Paris.  —  Imprimerie  E.  Mlnard  et  J.  Aucitv,  41,  rue  de  la  Victoire. 


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¥\.  Jiillien,   Adolphe 

4.10  Richard  Wagner,    sa  vie 

W1J89  et  ses  oeuvres 


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